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Lille en fêtes : les recompositions de l’espace frontalier par les pratiques festives

Publié le 11/03/2008
Auteur(s) : Dominique Crozat - universités Montpellier 3 Perpignan

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Franchir une frontière est toujours un événement important qui remet en cause une norme territoriale : le vocabulaire courant parle facilement de transgression, réservé à des situations exceptionnelles, a-normales dans d'autres domaines (la psychanalyse, le droit). Dans Lille, la frontière franco-belge est reconstruite en permanence par la mise en scène de cette transgression au moyen de la fête, principale cause de transit transfrontalier en fin de semaine. Envisagées comme événements festifs identitaires, ces sorties transfrontalières construisent un district spécialisé de loisirs européen majeur (Gwiazdzinski, 2005). Dans une telle construction, tout changement de pratiques festives induit un changement de type de frontière. Ce processus ne tient plus compte de la réalité des lieux ; son instrumentalisation au service d'une marchandisation multiforme et multiscalaire construit les frontières mouvantes et fugaces d'un espace lillois hyper-réel, plus réel que le réel qui lui donnait origine (Crozat, 2007). Les pratiques socio-spatiales se révèlent ainsi capables de subvertir la réalité politique qui produit la norme frontalière (Price, 2000). Ces nouvelles approches par la géographie culturelle montrent ainsi leur intérêt pour envisager une lecture fine des processus de production des espaces.

 

La reconstruction de la frontière franco-belge par la fête

Un discours commun récurrent déclare quasi abolies les frontières internes de l'Union Européenne. Cela semble évident dans un ensemble urbain transfrontalier entre deux pays fondateurs de cette entité (figure ci-dessous). Or, il apparaît préférable de se montrer prudent : sous bien des aspects les frontières restent très présentes (Ginet, 1998) et se reconstruisent en permanence.

Frontières spatiales, frontières sociales dans l'expérience de la sortie

La frontière ou la fête deviennent intéressants pour ce qu'ils révèlent en tant que systèmes de signes et leur syntaxe (Baudrillard, 1968). À ce titre, la pratique de la frontière devient affirmation identitaire. Mais Baudrillard montre aussi que deux éléments s'introduisent dans cette médiation : la réflexivité et le temps.

La pratique de la frontière devient allusive : "je vais à Ménin" signifie que je suis différent de mon voisin qui va sur la N 50 ou à Peruwelz mais aussi que je vais me construire différemment de ce que je suis à Lille ou à Wasquehal dans ma vie courante : la fête est construction d'un désir d'ailleurs aussi légitime que des activités plus "sérieuses" puisqu'elle vise à exprimer les affects profonds du sujet en position de choix, ce qui n'est pas toujours facile dans la vie quotidienne. C'est ce qu'il va révéler à travers toutes sortes de parures telles qu'habillement, maquillage ou à travers des attitudes. Le comptable en veston-cravate d'une entreprise de Vente par Correspondance (VPC) de Croix est un être incomplet si on néglige sa transformation en ange techno sur la N 50 pendant ses temps de loisirs.

Cette transformation des individus induit celle des lieux avec l'installation d'équipements spécialisés mais aussi avec l'assimilation de ceux-ci à une ambiance, à un style de vie qui leur donne personnalité : la frontière-discours est performative (Crozat, 2007).

La région urbaine de Lille

Le second enrichissement de cette médiation par l'objet c'est le temps, devenu une temporalité contextualisée. On retient souvent le retour de l'espace et de la géographie après la longue hégémonie du temps et donc de l'histoire. De fait, la question du temps reste centrale mais abordée sous l'angle fécond des temporalités multiples. Ainsi, jadis objet statique et monolithique, la culture est considérée comme événement parce qu'en (re-) construction permanente: rupture du quotidien, ces fêtes sont incapables de mettre en œuvre un appareil symbolique aussi riche que celui de fêtes plus solennisées (fêtes annuelles d'institution du territoire local, corso, procession de géants...). Cela induit la volatilité des lieux à la mode, des noms : depuis 1999, certains bars de la rue Masséna ont changé trois fois de nom... À une autre échelle, cette fête s'étire sur une douzaine d'heures dans des lieux variés : différents bars du quartier des Halles, une ou des "boites" belges ensuite. Commercialement, l'événement fait venir et retient un moment une clientèle volatile. Mais cette dernière n'est pas homogène : l'identité de chacun devient trajectoire, construite de l'ensemble des virtualités de lieux fréquentés à un moment précis.

Dans une agglomération où la frontière n'est souvent discernable que par une mention sur un panneau à un carrefour, la frontière ne vaut que par son passage, la conscience de valoriser cet instant : il n'est plus nécessaire d'avoir une contiguïté spatiale pour créer une frontière. Cette pensée spatialisée sensible au contexte doit donc imaginer qu'une compréhension géographique ne prend sens qu'à travers des interrelations complexes ou des réseaux passés, présents et potentiels opérant à travers un espace donné à un moment donné. Dans le court terme, elle dépend ainsi de l'affluence qui amène le portier à vous refouler ce soir-là. Le plus souvent, cette décision est liée à d'autres facteurs : plus ou moins grande densité de femmes, couleur de peau, alcoolémie apparente des clients... chaque lieu devient donc le siège d'une expérience unique car dépendante d'un contexte précis impossible à retrouver à une autre occasion.

À travers les évolutions historiquement et donc idéologiquement datées des pratiques de la frontière, on voit en effet le besoin permanent d'introduire une rupture, une discontinuité instrumentée au service de la construction des identités des individus et des groupes. De cette multiplicité des frontières, il nous faut cependant essayer de dégager quelques lignes de force, structurations majeures autour desquelles s'ordonnent les comportements.

 

Trois types de frontière : exotique, contractuelle ou identitaire

Depuis trente ans, l'ouverture progressive de la frontière franco-belge se traduit paradoxalement par une diminution des échanges transfrontaliers classiques, de travail en particulier (Vandermotten, 1998). Les sorties populaires de fin de semaine sont devenues la principale modalité de transgression de cette frontière et ainsi de son entretien. Ce faisant, on évolue d'une frontière linéaire à une région frontalière puis à une abstraction de la frontière : seule compte l'idée qu'elle existe. Trois époques et trois modalités principales de construction de la frontière peuvent être retenues, diversifiées selon des critères socio-économiques et d'âge des individus qui la pratiquent :

  • La frontière exotique : on va voir comment est l'Autre. La réelle fluidité des passages n'est pas complètement assimilée ; une éducation profondément intériorisée de frontière-barrière sépare deux nations aux cultures caractérisées.
  • La frontière contractuelle : elle permet d'exploiter des différences de taxation ou de législation entre chacun des deux espaces, elle correspond à l'espace de compétition économique de l'Europe des années 1980. C'est une frontière d'usage plus qu'identitaire ; on refuse les différenciations nationales et on recherche un dénominateur commun à l'ensemble de ses participants au moyen d'un modèle international.
  • La frontière identitaire : imaginée, patrimoniale, donc en construction permanente, c'est la frontière assumée comme élément constitutif de soi afin de se définir vis-à-vis de l'extérieur tout autant que de l'intérieur : localement, les groupes territorialisés reprennent un discours sur l'individuation auparavant réservé aux minorités. La frontière redessine des partages de l'espace à une échelle régionale.

Cette Europe nouvelle des territoires se met en place sans s'embarrasser de délimitations anciennes atténuées. On construit des différences circonscrites dans la sphère du culturel, de l'intangible, des représentations. La matérialité de cette frontière hyper-réelle devient secondaire ; elle est conséquence, produit, mais pas causalité. On peut reprendre chacun de ces types.

La frontière exotique : visiter l'Autre

Passer la frontière, c'est d'abord un exotisme, la recherche de clichés sur l'Autre, le voisin, l'étranger proche (Karnoouh, 1972), assez proche pour ne pas effrayer, assez différent pour permettre de comprendre sa propre spécificité et lui donner un contenu symbolique, une représentation. C'est l'origine de l'installation partout dans le monde d'un espace touristique particulier dans les premières centaines de mètres après la frontière. On le retrouve ici en Belgique, particulièrement à Ménin (carte ci-dessous) mais aussi sur une dizaine d'autres points tels que Risquons-Tout (carte ci-dessous), sans compter la vingtaine de passages mineurs, souvent dans des interstices non-construits et équipés d'établissements commerciaux (Baisieux par exemple).

Spécialisations frontalières et images de l'Autre

La frontière exotique : Risquons-tout (ci-dessous) et Ménin (ci-contre)

Les types de commerce pratiqués à la frontière exotique

Cette spécialisation frontalière donne un paysage spécifique avec un contraste marqué entre la France et la Belgique qui matérialise mieux la frontière que les panneaux officiels : en quelque mètres, on passe d'une rareté, souvent une absence de boutiques en France à une forte densité en Belgique. Exotique, son offre est centrée sur des clichés traditionnellement attachés à la Belgique (tableau ci-dessus). Cette activité commerciale à vocation touristique attire une clientèle importante mais socialement ciblée (plutôt populaire et familiale, assez âgée), géographique (assez peu mobile) et temporelle (dans la journée, en fin de semaine). Son organisation spatiale concentrée permet les déplacements à pied : c'est la seule zone de loisirs transfrontalière accessible en transports en communs le week-end.

Les dépenses des visiteurs restent limitées ; cette structuration consumériste explique une imbrication variable des activités locales : faible lorsque le poids du tourisme est important (surtout au Nord-Ouest, dans les Flandres), plus marquée au Nord-Est (Mouscron), et lorsqu'on s'éloigne de la frontière (dès 200 à 300 mètres). À l'Est, ce type de structuration frontalière est marginal et en recul. Seule exception d'importance, les restaurants dispersés dans la campagne wallone (carte ci-dessous) fonctionnent de même depuis longtemps : ils attirent une population âgée mais plus aisée, plus mobile et plus masculineet ils sont en lien avec les établissements à caractère sexuel. Partout, le caractère local et sa plasticité expliquent la persistance de cette frontière exotique : on y recherche une sensation, un souvenir pieusement entretenu et facile à rencontrer. La relative modestie des investissements, l'éventuelle imbrication avec le commerce local, la référence à des cadres psychocognitifs précis : microcosme socio-spatial (Crozat, 2004-b) ou espace potentiel (Belin, 2002) lui assure une survie étonnante.

La frontière contractuelle : l'exploitation du différentiel de législation entre France et Belgique

Cette réactivité commune à chacun des types de frontière envisagés ici, peut se révéler si rapide qu'elle devient un handicap pour la cohérence de certains ensembles. C'est le cas de la frontière contractuelle.

Malgré son extension récente (Nord-Ouest puis Sud-Est de l'agglomération lilloise), on trouve surtout cette structuration à l'Est, le long de la nationale 50, voie rapide qui relie Tournai à Courtrai (carte ci-contre) et longe la frontière. Cette "autoroute de la nuit" suscite une exceptionnelle concentration de discothèques construites pour la plupart selon un modèle unique : un cube de béton et de tôle entouré d'un vaste parking au milieu des champs. À l'intérieur, plusieurs salles et bars offrent des activités variées : dans ses publicités, une discothèque d'Esquelmes annonce ainsi cinq salles et huit bars sur 3000 m² susceptibles d'accueillir 5 000 personnes [2] dans une nuit qui se termine à midi ! Cette industrialisation de la fête est aussi l'ouverture vers l'espace-monde à travers la standarisation de la musique, de la décoration et de l'animation (gogo dancers, drag queens).

Ces discothèques sont installées en Belgique car les conditions fiscales et légales (autorisation d'ouverture) n'y distinguent par les établissements où l'on danse et les bars, alors qu'en France les premiers sont plus taxés et encadrés. Mais n'exagérerons pas cette apparente structuration à finalité économique : les établissements français se sont adaptés et leur nombre reste stable depuis vingt ans.

L'autoroute de la nuit : la Nationale 50

À l'origine, 85% des établissements étaient belges ; aujourd'hui la plupart des tenanciers sont français avec des capitaux français, d'origine parfois douteuse. Surtout, on s'adresse aux jeunes Français : lors de l'enquête, un comptage sur le parking d'un café rock de Templeuve permit de dénombrer 78 immatriculations françaises contre une belge ! Même proportion dans le cas d'une discothèque à Pecq.

L'autoroute de la nuit à Esquelme, de jour et de nuit

Dans l'ensemble, le public reste populaire et, du fait des distances, nécessairement motorisé. La plupart des discothèques n'ouvrent qu'en fin de semaine. L'affluence est maximale de 2 à 5 heures du matin. Certaines se sont spécialisées en tant qu'after hours (ouverture vers 7-8 heures du matin). Le paysage traduit cette logique chronologique contrastée : de jour et en semaine, c'est une simple campagne du Nord, alors que pendant les nuits du week-end il est jalonné de néons (photos ci-contre). La fête est conçue dans un circuit qui joue des compléments de temporalité de part et d'autre de la frontière : elle commence en ville, à Lille, dans les bars que nous évoquerons ensuite. Elle se poursuit ici dans une première discothèque après la fermeture des bars français (2 heures). Le dimanche, on termine dans un after, toujours en Belgique. Ce long parcours (12 à 36 heures) physiquement éprouvant s'accompagne souvent d'une consommation de psychotropes.

Une observation fine révèle trois secteurs spécialisés. De Tournai jusqu'à Dottignies et les routes N 510 et N 512, le Sud, en Wallonie, concentre les usines à danser techno qui visent une clientèle française, jeune et populaire. Plus au Nord, en Flandres, de Dottignies à Courtrai, elles sont remplacées par des clubs, petites discothèques classiques destinées à un public adulte et argenté. Ces établissements proposent les services de prostituées ou l'échangisme. Ce segment spécifique du marché du sexe est développé dans une large frange frontalière (une trentaine d'établissements sur une trentaine de kilomètres de profondeur) et s'adresse à la clientèle française par une abondante publicité dans les journaux gratuits de l'agglomération lilloise et du bassin minier. À une dizaine de kilomètres de Courtrai, des bars à bière et des établissements de restauration rapide remplacent les discothèques. Ils proposent de la musique rock à une clientèle de jeunes flamands venus de l'université catholique, toute proche. Bien que la France soit proche (sept kilomètres), il s'agit d'une périphérie de Courtrai et non pas d'une zone de sorties transfrontalières. Les français pratiquent ces établissements à Lille. Les discothèques spécialisées dans la clientèle homosexuelle sont concentrés à Lille ou vers Peruwelz, au Sud-Est de Tournai.

Après une phase de développement maximal à la fin des années 1990, la N 50 marque le pas depuis. La permanence de ces établissements comme des espaces qu'ils construisent n'est jamais assurée : fortement contextualisée, l'inscription d'une réalité dans l'espace n'est que provisoire car elle dépend d'une conjonction d'éléments facilement déplaçables, toujours liés à des discours de valorisation (réputation, mode, flux financiers volatils car assurés d'un retour rapide sur investissement). La N 50 affronte une double concurrence : en France, les bars de Lille proposent maintenant de la danse tandis que des établissements de grande taille aux normes et style internationaux se sont installés jusque sur les parkings d'hypermarché (à Englos, une succursale d'une chaîne spécialisée dans les installations frontalières). Par ailleurs, les établissements techno se localisent plutôt en Flandres, vers Ypres ou autour de Gand (Lokeren), en direction de Bruxelles (Bernissard, Gaurain-Ramecroix), Bruxelles même, voire Anvers (Lier), couplant parfois des salles de danse et à vocation de détente sexuelle (Menen). La diffusion de ce district de la fête concerne aujourd'hui surtout le Sud-Est de Tournai (Rumes, Péruwelz, Bernissart) : on s'éloigne de plus en plus de Lille. L'une des discothèques (Sémeries) annonce 1h20 de trajet. Toute la Belgique devient frontière.

En même temps, l'image de la N 50 s'est dégradée, elle est affaiblie pour affronter cette concurrence croissante toujours plus lointaine. À la suite d'un incendie et de quelques autres incidents sérieux (tentative de hold-up, bruits récurrents de racket), les accusations de noyautage de ses établissements par la pègre française ont redoublé. Malgré leur nombre ils ne disposent d'aucune structure de coordination susceptible d'initier une réponse collective. Pour expliquer l'origine de ce type de structuration, on a affaire à une multitude de stratégies individuelles qui exploitent des opportunités réelles ou supposées avec la bienveillance, ou du moins le laisser-faire, des autorités locales. C'est cette dépendance de centres de décisions à des niveaux d'échelle plus larges, couplée à une mauvaise imbrication avec le local qui peut expliquer la fragilité du secteur : les investissements se reportent facilement ailleurs. L'ancienneté de la tradition de passage de la frontière pour trouver des loisirs (des restaurants dansants dès l'Entre-deux guerres ; les premières discothèques dans les années 1950), n'a pas suscité un ancrage aussi fort que la frontière exotique, tant auprès des populations qui accueillent que de la clientèle française.

Enfin, le brouillage entre catégories est croissant : le long de la N 50, les dernières installations d'établissements à clientèle jeune se sont faites en Flandres ou dans le prolongement méridional de cet axe festif (Rumes, Péruwelz, Bernissart). Par ailleurs, beaucoup d'établissements techno proposent des salles de plaisirs, même si l'affichage échangiste ou la prostitution semblent absents : on est dans une logique de satisfaction totale des corps. Cette structuration de la frontière autour d'images et de jeu avec les échelles tout autant que d'une réalité économique se retrouve dans le quartier des Halles à Lille. La frontière s'y structure par rapport à deux espaces de dimensions différentes : la zone réellement frontalière et en même temps une aire qui comprend la moitié du territoire français et l'Europe du Nord-Ouest.

 

La frontière identitaire: l'invention d'un nouveau quartier festif, les Halles à Lille

Le quartier des Halles - Masséna prolongé, plus diffus, jusqu'à Wazemmes, est dense (carte ci-dessous) : la nuit, sur environ 400 mètres, on y dénombre 36 bars, la plupart importants.

À la fin des années 1980, seuls existaient quelques bars rue Solférino et la rue Masséna n'en comprenait qu'un seul ouvert après 20 heures contre 17 aujourd'hui. Les élus lillois décidèrent alors de développer un espace festif nouveau  pour revitaliser ce quartier où le petit commerce régressait devant les grandes surfaces et pour limiter les passages des jeunes lillois en Belgique. Relativement proche du centre le quartier situé à proximité de l'Université catholique ne souffrait pas des handicaps fonctionnels propres au Vieux Lille.

Comme dans la plupart des régions frontalières, les autorités préfectorales ont assoupli l'interdiction de danser dans les bars, toujours respectée dans le reste du pays : ici on danse dans un quart des bars. Par dérision, l'affiche du texte de la loi de 1885 (obligatoire dans le département du Nord) est parfois placée à l'entrée de la salle de danse ! De même, la précarité voire l'absence de déclaration des employés suscite peu de réactions et laisse planer un doute sur la qualité du développement économique induit par le tourisme et les loisirs...

Le quartier a connu un développement rapide : jusqu'à une douzaine d‘ouvertures de bars et d'établissements de restauration rapide par an. Les pas-de-porte vacants sont presque tous transformés en établissements de nuit (photos ci-dessous à gauche). Cela génère des problèmes résidentiels (bruit, stationnement) et la grogne des propriétaires dont les appartements sont plus difficiles à vendre ou à louer.

Un quartier festif : Masséna - Les Halles

Outre l'attraction de la population étudiante résidente, ces bars structurent une offre festive commerciale complète : une douzaine d'établissements de restauration rapide, autant de restaurants, la plupart des magasins lillois de location de matériel de sonorisation (pourtant ouverts seulement le jour!), un salon de coiffure ouvert en nocturne. L'unique magasin de vêtement de la rue Masséna s'est même reconverti dans les dessous coquins ! L'extension vers le Sud s'accompagne d'une spécialisation dans les restaurants, surtout chinois. Le paysage nocturne illuminé d'enseignes aux couleurs vives donne aux rues Solférino et Gambetta une allure exotique (photos ci-dessous à droite).

Bars de nuit et discothèques rues Masséna et Sébastopol

Un sous-district de restaurants chinois (Sébastopol)

La réussite est totale : la Schouwburg Plein à Courtrai fut pendant longtemps la rue de la Soif ; elle est en recul aujourd'hui car, jusqu'au bassin minier et à Arras, ce qualificatif est appliqué à la rue Masséna. Or, la Municipalité de Lille a pour objectif la mise en spectacle de ces représentations.

Lille, “ville festive” pour créer une frontière identitaire virtuelle

La politique touristique de Lille vise à faire de la ville "une belle destination de Tourisme Urbain" [3] en jouant sur sa différence afin de vendre un nouvel exotisme à une clientèle européenne. Pour penser l'urbain globalement et autrement qu'en termes économiques, cette politique de recréation hyper réelle [4] de la frontière pour changer radicalement [5] une image peu flatteuse s'appuie sur les équipements, les politiques d'organisation, la promotion, etc. Cette dernière doit renforcer un rayonnement réduit à "l'image à vendre" [6] de la ville et de sa région. Ce concept marketing de "ville festive"  (Burgel, 1993) développé dans beaucoup de métropoles contemporaines veut renforcer l'identité et induire un développement du tourisme urbain, en particulier avec les sorties. Ici, on utilise la bière comme image de marque : "les touristes attendent qu'on leur parle de bière comme atout touristique. Tout comme les régions viticoles parlent de leurs vins. Finie la mauvaise image liée à une consommation excessive."

Complément à un tourisme plus classique (d'affaire, culturel...), cette offre de fêtes et de sorties est motivée par le désir d'attirer une nouvelle clientèle, européenne, jeune et plus populaire, en jouant sur le différentiel de prix, connu dans les pays voisins. Les marchés prioritaires sont clairement définis : 1) le marché anglais (Londres, Kent) - 2) le marché belge (Bruxelles, Anvers) - 3) le marché français (Ile-de-France, et la moitié Nord-est du pays jusqu'au bassin lyonnais) - 4) le marché allemand (Cologne et la Ruhr).

Jouant sur une différence d'image, Lille se positionne au centre d'un espace accessible en moins de trois heures de TGV (soit 300 à 700 kilomètres). Devenue “Ailleurs Outrefrontalier”, la frontière n'est plus nécessairement périphérique, elle s'affiche comme centrale. Elle n'est plus politique mais identitaire. Sa promotion comme idéologie territoriale ne nécessite pas un bornage précis le long d'une ligne qui la figurerait : le hiatus spatial introduit par le trajet direct en tient lieu.

Que devient la frontière avec la Belgique proche ? Pour renforcer le rôle de Lille comme métropole régionale, quelques collaborations avec Tournai sont envisagées, mais en général on ignore la Belgique.

En favorisant "la diversification des lieux de vie nocturne : lieux chics, péniches, bars jazz, bars "jeunes"...", les édiles visent à réduire les relations transfrontalières. En effet, "intégrer la spécificité de la vie nocturne lilloise dans l'offre touristique" suppose l'existence de pratiques locales assez importantes, sous peine d'apparaître artificielle :
"L'exploitation de cette filière [la vie nocturne] n'existerait pas sans une évolution de la Ville elle même. La vie nocturne est une nouvelle réalité lilloise, pas forcément facile à maîtriser. Elle peut être un produit fabuleux pour les touristes, avides de flâneries nocturnes, d'ambiances originales et de convivialité (estaminets, Folies de Paris, caves, bars à thèmes,...). Elle existe dans le Vieux Lille, à Wazemmes, dans le quartier des Halles." [ibid., 3]

Les politiques de promotion de la ville jouent un rôle essentiel dans l'essor du quartier des Halles. En retour, leur succès dépend de leur adoption et de leur mise en pratique par les populations locales, jamais acquise d'avance.

Bien que réputée en voie de disparition, cette frontière se perpétue en dépassant sa définition juridique et géométrique : plus que jamais, elle reste le fond de commerce des agents économiques qui en vivent. Mais la frontière est d'abord expression d'une différence, en général héritée et imposée, ici assumée et cultivée. Cette frontière nécessaire fournit un cadre identitaire en singularisant des activités qu'on retrouve pourtant identiques chez soi. Le terme univoque de frontière recouvre des définitions variées qui tiennent plus à l'image qu'à des réalités légales objectives.

On passe ici de la ligne-frontière à la zone-frontière puis à un espace structuré autour d'un discours de la frontière. Le terme de sortie justifie donc doublement son étymologie : on échappe aux lieux du quotidien, on quitte le territoire qui les renferme. Mais la sortie n'est pas l'aventure ; on reste dans un étranger proche peu perturbant pour l'achat de quelques pralines, pour fréquenter une discothèque conçue selon un standard international qui passe des musiques internationales dans une langue internationale (Bouillin-Dartevelle et al., 1991), on boit les mêmes bières belges, françaises et souvent irlandaises dans un type de bar que l'Europe de l'Ouest exporte dans le monde entier. La frontière se maintient aussi comme atout de développement après avoir été un cul-de-sac.

Paradoxalement, la France du Nord se présente à ses riches voisins comme un Sud, plus gai et en même temps plus pauvre et bon marché. Aux XIXe et au début du XXe siècles, le Nord français était prospère et les Flandres misérables ; la crise économique et identitaire de ces trente dernières années, amène à assumer un renversement complet de la représentation historique de la frontière.


Notes

[1] Dominique Crozat, UMR 5045 Mutations des Territoires en Europe, CNRS/Universités de Monpellier3 et Perpignan, MCF, Département de géographie, Université Montpellier III
d.crozat@ades.cnrs.fr ; dominique.crozat@univ-montp3.fr

[2] Plus probablement 3 000 au vu des installations, ce qui est déjà considérable.

[3] Sauf mention contraire, toutes les citations qui suivent sont tirées du Plan Local d'Action Tourisme de 1999.

[4] Développée à partir de Baudrillard (l'objectification du monde et la notion d'hyper réel), de Derrida (la performativité), l'hyper réalisation recouvre l'ensemble des processus de création des espaces à partir de représentations qui coupent le lien direct qu'entretiennent l'espace réel et sa représentation. Devenus très courants, qu'il s'agisse des espaces de la disneyfication (Eco, 1985) ou dysneylandisation (Brunel, 2006) du cinéma, des parcs à thèmes ou des re-constructions patrimoniales, du cyberspace (Kitchin, 1998), de la réalité virtuelle (McLellan, 1996), ces processus dessinent les contours d'un monde dont la mise en image est plus importante que sa réalité. À travers le passage du clochard au SDF, du terrain à la réalité reconstituée des SIG, de la campagne au rural, etc., l'hyper réel propose une réalité plus réelle, plus satisfaisante que le réel qui lui donnait origine. Pour une première définition voir Crozat, 2007 ; une synthèse sur la question est en cours d'achèvement (La production des espaces hyper réels. L'utopie d'un monde parfait, parution 2008).

[5] "Aussi beau qu'un conte de fées : Lille, la métamorphose"

[6] Lille est la première ville française à s'être adjointe les services d'un town manager sur le modèle de ce qui se fait déjà en Grande-Bretagne. Voir à ce sujet l'analyse, très critique, de Deakin et Edwards (1993).

Références bliographiques

  • Baudrillard, J. - Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968
  • Baudrillard, J. - Simulacres et simulation, Paris, Galilée, coll. Débats, 233p., 1981, réed. 1995
  • Bouillin-Dartevelle, R., Thoveron, G., Noël, F. - Temps libre et pratiques culturelles, Liège, Mardaga, coll. Création et communication, 1991
  • Burgel, G. - La ville aujourd'hui, Hachette, coll. Pluriel, 1993
  • Brunel, S. - La planète disneylandisée. Chroniques d'un tour du monde, Paris, ed. Sciences Humaines, 276p., 2006
  • Crozat, D. - Bars, boites et pralines. La permanente reconstruction d'une frontière entre Lille, la Belgique et le Nord de l'Europe à travers les sorties. Hommes et Terres du Nord, pp. 230-242., n°4-2001
  • Crozat, D. - Les contextes socio-territoriaux de la vie culturelle et de ses événements, Bulletin de l'Association de géographes français – Géographies, pp.242-255, n°2-2004
  • Crozat, D. - Au commencement était la frontière... Contextes frontaliers et microcosmes. In Bouquet, C. et Vélasco, H - Tropisme des frontières. Approche pluridisciplinaire, Tome 1, Actes du colloque Frontière, frontières..., Bordeaux, 25-26 février 2004, Paris, L'Harmattan, coll. Géographie et Cultures, pp. 43-52, 2005
  • Crozat, D. - Thirdspace, espaces potentiels et hyper réel : nouvelles modalités de la fuite dans l'imaginaire. In Viala, L., Villepontoux, S. (dir.), Imaginaire, territoires, sociétés. Contributions à un déploiement transdisciplinaire de la géographie sociale, Montpellier, Publications de l'Université Paul Valéry Montpellier 3, p. 97-112, 2007
  • Deakin, N. et Edwards, J. - The Enterprise Culture and the Inner City. Londres, Routledge, 1993
  • Eco, U. - La Guerre du faux.  Paris, Grasset, Le Livre de Poche-biblio, coll. Essais, 382 p., 1985
  • Fleury, A. - De la rue-faubourg à la rue "branchée" : Oberkampf ou l'émergence d'une centralité de loisirs à Paris, L'Espace géographique, n°2003-4, pp. 235-252, 2003
  • Ginet, P. (coord.) - L'eurorégion, Hommes et terres du Nord, n° 3-1998, pp. 121-184, 1998
  • Gwiazdzinski, L. - La nuit, dernière frontière de la ville, Paris, Ed. de l'Aube, 2005
  • Karnoouh, C. - L'étranger ou le faux inconnu. Ethnologie française, n°1, 1972
  • Kitchin, R. - Cyberspace. The World in the wires, Chichester (UK), J. Wiley & Sons, 214 p., 1998
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  • Price, P. - Inscribing the border. Social and Cultural Geography, vol. 1, n°1, pp.101-116, 2000
  • Vandermotten, C. - La Wallonie, aménagement du territoire, réalités socio-économiques et contextes régionaux, Hommes et Terres du Nord, 1998-3, pp.143-154, 1998
  • Ville de Lille - Lille : le grand virage touristique. un vrai regard sur le tourisme... un autre regard sur la ville. Plan Local d'Action Tourisme (PLA Tourisme). Mairie de Lille, 194 p. + annexes, 1999

 

Dominique Crozat,

UMR 5045 Mutations des Territoires en Europe, CNRS,

Universités de Monpellier 3 et Perpignan

pour Géoconfluences le 11 mars 2008

Pour citer cet article :  

Dominique Crozat, « Lille en fêtes : les recompositions de l’espace frontalier par les pratiques festives », Géoconfluences, mars 2008.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/typespace/frontier/FrontScient4.htm