Oyapock, un pont trop loin ? Un pont pour quoi ?

Publié le 26/04/2012
Auteur(s) : Sylvie Letniowska-Swiat - université Lille Nord de France, Artois,

Mode zen PDF

Émergeant de la forêt amazonienne son profil altier surprend : un pont relie désormais la France et le Brésil, mais la présence d’un tel ouvrage d’art à cet endroit questionne. À l'instar du peuplement, les échanges économiques entre les deux rives de l'Oyapock sont modestes et bien inférieurs à ceux développés de part et d'autre du Maroni. Ce pont iconique joue de l’emboîtement des échelles sans jamais trouver sa place réelle : surdimensionné à l'échelle locale, sous-intégré à l'échelle régionale, hypothétiquement indispensable à l'échelle internationale.

Citer cet article

Émergeant de la forêt amazonienne son profil altier surprend : un pont relie désormais la France et le Brésil, mais la présence d'un tel ouvrage d'art [2] à cet endroit questionne.

Une frontière de 730 kilomètres, essentiellement fluvio-forestière, met en contact la Guyane française et l'Amapá brésilienne, deux régions de confins aux densités de population très faibles, respectivement 1,88 et 4,9 hab/km². Le long de l'Oyapock, le peuplement clairsemé s'étire en petites communautés égrainées de part et d'autre du fleuve. Saint-Georges-de-l'Oyapock (France) et Oiapoque (Brésil) sont les deux plus importantes communes du bas Oyapock avec respectivement 4 218 et 19 941 habitants (carte ci-dessous).

Le pont sur l'Oyapock : environnements local et transfrontalier

Conceptions : Sylvie Letniowska-Swiat. Réalisations : J. Domont

Vila Vitoria, quartier-village frontalier de Saint-Georges sur la rive droite de l'Oyapock, constitue à plus d'un titre une singularité urbaine sur le territoire de la municipalité d'Oiapoque (carte ci-dessus). Vila Vitoria est ce que l'on appelle un bairro invasào, un quartier informel établi sans autorisation, inexistant aux yeux des autorités. Vila Vitoria fait face à Saint-Georges, en est une extension en quelque sorte. En 2005, l'expulsion de clandestins brésiliens résidant dans les environs de Saint-Georges donne naissance à ce petit bourg d'environ 2 000 habitants aujourd'hui (400 à 500 familles y vivent). Petit à petit l'autre rive attire. Aujourd'hui, face à la pression démographique à laquelle est soumise Saint-Georges et à la faiblesse des offres de logements, des Guyanais ont rejoint les Brésiliens. Depuis 2010, le bairro invasào est raccordé à l'électricité, gagnant ainsi sa reconnaissance. Cette utilisation des deux rives du fleuve montre bien son degré d'intégration locale, aujourd'hui compliquée par la construction du pont et par le renforcement des contrôles de la Police de l'air et des frontières (PAF).

Vila Vitoria, quartier-village frontalier

Cliché : Valérie Morel, 25 oct. 2011

Le bairro de Vila Vitoria s'est constitué spontanément face à Saint-Georges-de-l'Oyapock. Il continue à se développer gagnant aujourd'hui l'arrière des berges. La piste principale le relie à Oiapoque à quelques kilomètres.

Cliché : Sylvie Letniowska-Swiat, 25 oct. 2011

Vila Vitoria, née d'un déplacement de populations de Saint-Georges vers cette rive brésilienne qui lui fait face, est résolument tournée vers le fleuve et vers sa "ville mère" comme en atteste le grand nombre de débarcadères à pirogues.

La genèse du pont sur l'Oyapock

Mais est-ce bien au local que l'on doit chercher l'utilité de ce pont qui a coûté plus de 30 millions d'euros ? À l'instar du peuplement, les échanges économiques entre les deux rives de l'Oyapock sont modestes et bien inférieurs à ceux développés de part et d'autre du Maroni (voir l'article de Valérie Morel et Sylvie Letniowska-Swiat). Aussi la justification d'un tel ouvrage est-elle ailleurs, au-delà de l'aire du bassin fluvial, au-delà même des régions connectées. Ce pont relève de positionnements politiques d'État à État, d'une volonté de collaboration internationale franco-brésilienne. L'idée d'un pont transfrontalier sur l'Oyapock est scellée en 1997 lors d'une rencontre entre les chefs d'État Fernando Henrique Cardoso et Jacques Chirac (tableau ci-dessus). Cet ouvrage d'art est envisagé comme un élément d'interconnexion régional à l'échelle d'une jonction "Panaméricaine Atlantique" [3] traversant le plateau des Guyanes. À l'époque, les infrastructures routières de liaison en arrière du futur pont sont plus que sommaires, se résumant à deux pistes chaotiques et boueuses en saison des pluies. Du côté français, la RN 2 qui relie Cayenne à Saint-Georges ne sera définitivement asphaltée qu'en 2003. Sur la BR 156 qui irrigue l'Amapá, il reste encore aujourd'hui, malgré une reprise des travaux routiers, de nombreuses sections de pistes entre Oiapoque et Calçoene et plusieurs dizaines de petits ouvrages d'art de franchissements fluviaux à réaliser [4, 5]. Du côté français, le pont s'ancre à Pointe Morne, à 5 km au sud de Saint-Georges-de-l'Oyapock, lieu de rapprochement des deux rives du fleuve et site le plus propice à l'insertion des piles d'accroche ; du côté brésilien, le pont est implanté au nord d'Oiapoque (carte supra).

Le pont sur l'Oyapock : un pont pour quoi ?

Au fil du fleuve Oyapock, entre les bourgades de Saint-Georges-de-l'Oyapock (rive française) et Oiapoque (rive brésilienne), surgit de manière quasi improbable l'allure altière d'un pont à hauban de dernière génération (cliché ci-contre). Outre la majesté de l'ouvrage et le plaisir des yeux, son utilité pause question. Pour qui, pour quoi ?

Le pont doit mettre en relation, la Guyane et l'État de l'Amapá au Brésil. Les attentes économiques ou du moins les prospectives envisagées sont fortes. Du côté français, des travaux d'envergure ont modifié l'entrée du paisible petit bourg de Saint-Georges. Zone d'activité et voirie neuve n'attendent que le fret (clichés 2 et 3 ci-contre).

Côté brésilien les derniers kilomètres des infrastructures de connections à la BR 156 restent à concrétiser (cliché 4 ci-contre). Le tablier a été jeté. Le pont désormais électrifié illumine la nuit amazonienne, mais pour l'instant nul ne peut le traverser. De part et d'autre, les voies sont barrées et gardées jour et nuit, attendant une inauguration qui tarde à venir.

La communication autour du pont est active (cliché ci-dessus). Elle s'efforce de vendre un outil de transit d'envergure à ces deux bouts du monde que sont Saint-Georges et Oiapoque. Les affiches relaient le discours persuasif d'un outil de développement essentiel. Le trafic de poids lourds y est mis en scène, ballet dynamique d'un essor économique martelé par les acteurs locaux et institutionnels.

Au-delà de la justification politique, la nécessité d'un tel ouvrage à cet endroit questionne. Reliant deux bourgs de confins, c'est essentiellement un trait d'union symbolique entre l'Europe et le Brésil. Cependant, de part et d'autre du fleuve, les populations demeurent dubitatives, se questionnant réellement sur l'intérêt de l'ouvrage et plus récemment sur son impact positif et négatif dans leur quotidien.

Voir aussi l'encadré "Le pont sur l'Oyapock, un lien entre Guyane et Brésil" (juin 2010)

Clichés : S. Letniowska-Swiat, octobre 2011

1 - Le pont vu depuis l'amont du fleuve

2 et 3 - Infrastructures conséquentes en attente du côté français

4 - Infrastructures en attente du côté brésilien

 

De part et d'autre du fleuve, les activités locales sont largement tournées vers une économie endogène reposant sur une agriculture vivrière et un commerce de proximité qui utilise largement le différentiel frontalier [6]. Malgré la volonté affichée de promouvoir le pont, son utilité demeure un questionnement pour les populations du fleuve et développe même certaines inquiétudes. En janvier 2012, les échanges entre ces deux communes fluviales ont été bloqués par une grève des piroguiers craignant pour la survie de leur activité et revendiquant des compensations de revenu en prévision de l'ouverture du pont. Si la municipalité de Saint-Georges tente d'y voir l'opportunité d'un développement local dont elle maitrise mal les retombées, la commune pourrait surtout hériter des désagréments du trafic routier. Quelques entrepreneurs guyanais voient dans le pont un élément de désenclavement et une alternative au transit marchand par le port de Cayenne, l'un des plus chers au monde, déportant les flux commerciaux entre le Brésil et la France vers la route. Mais les problèmes administratifs et réglementaires à dénouer pour arriver à une telle fluidité sont encore nombreux. Les camions brésiliens ont un standard différent des camions français et et ne sont donc pas autorisés à circuler sur les routes françaises sans une mise aux normes et un alignement de leurs équipements. D’autre part, aucune assurance guyanaise ne prend à cette heure en charge un véhicule circulant au Brésil. Enfin, les réglementations sur les importations brésiliennes entrant sur le territoire européen sont complexes. À titre d’exemple, fruits et légumes frais produits au Brésil ne peuvent passer le barrage de police de Bélizon qui contrôle les flux de personnes et de marchandises le long de la RN2.

Ainsi, pour reprendre les propos de Françoise Grenand, le pont est un "paradoxe" [7]. En effet, cet ouvrage d'art qui suspend la discontinuité terrestre, renforce la discontinuité frontalière. L'Oyapock jouait jusqu'à aujourd'hui le rôle de lien entre les communautés établies de part et d'autre de son cours, chacune tirant partie du fleuve et de ce qu'offraient ses deux rives, complémentarités dans les échanges agricoles puis marchands. La frontière nationale entre ce bi-pôle du bout du monde, isolé des centres régionaux respectifs par des communications difficiles, n'a jamais été vécue comme clivante mais utilisée dans une logique transversale. La construction du pont a focalisé les regards sur cette marge de contact entre l'Europe et une puissance émergente, renforçant de fait les contrôles et les réglementations de circulation. Ainsi avec la construction du pont, les relations franco-brésiliennes se sont tendues entre Saint-Georges et Oiapoque. La multiplication des contrôles de la PAF, l'obligation d'un visa pour un Brésilien souhaitant entrer sur le territoire guyanais, remet en cause le fonctionnement du bassin de proximité. La grève des piroguiers de l'Oyapock soulevait aussi ce problème ; comment continuer à fonctionner au local dans un espace qui a vu son organisation projetée à l'échelle internationale ? Un statut de transfrontalier pour les populations du fleuve est à l'étude, mais les écueils réglementaires sont nombreux.

Ce pont iconique joue de l'emboitement des échelles sans jamais trouver sa place réelle : surdimensionné à l'échelle locale, sous-intégré à l'échelle régionale, hypothétiquement indispensable à l'échelle internationale. Ainsi la logique d'édification de ce pont qui tarde à être inauguré [8] est bien à rechercher dans une dimension de collaboration internationale plus que régionale ou locale. Le volontarisme politique qui a entouré sa mise en chantier souligne bien l'initiative de la France sur l'échiquier international et la primauté qu'elle entend développer avec le Brésil dans une logique d'échanges Mercosur/Union Européenne.

À l'échelle de la Guyane cette dimension géopolitique impacte les logiques régionales d'aménagement du territoire, privilégiant le développement d'un franchissement fluvial de l'Oyapock à l'est, plutôt qu'à l'ouest sur le Maroni où pourtant l'intensité des échanges au sein du bassin de vie est sans commune mesure.

 

Notes

[1] Sylvie Letniowska-Swiat, maître de conférences en Géographie, université Lille Nord, Artois, EA 2468 DYRT, F 62 000. Arras, France - sylvie.letniowskaswiat@univ-artois.fr
[2] Ce pont à haubans mesure 378 m de long. Ses deux piles principales de soutien culminent à 83 m et son tirant d'air est de 15 m. Voir l'encadré "Le pont sur l'Oyapock, un lien entre Guyane et Brésil" (juin 2010)
[3] Théry H., France-Brésil : un pont géopolitique, juin 2011, www.diploweb.com/spip.php?article799
[4] Boudoux d'Hautefeuille M., "La frontière et ses échelles : les enjeux d'un pont transfrontalier entre la Guyane française et le Brésil", Cybergéo : European Journal of Geography (en ligne), Espace, Société, Territoire, document 514, mis en ligne le 15 décembre 2010, http://cybergeo.revues.org/23405
[5] En janvier 2012, on comptait 12h00 de trajet pour relier Oiapoque à Macapa.
[6] Les salaires sont 4 fois plus importants en Guyane et les prix des produits alimentaires et manufacturés quasiment divisés par 2 au Brésil.
[7] Théry H., France-Brésil : un pont géopolitique, juin 2011, www.diploweb.com/spip.php?article799
[8] L'inauguration initiale, prévue pour septembre 2011 avait été repoussée au 21 janvier 2012 coïncidant avec la visite du président français Nicolas Sarkozy en Guyane mais n'a pu avoir lieu, les autorités brésiliennes souhaitant une inauguration officielle à l'issue des travaux routiers de connexions. Pour l'heure aucune date précise n'est fixée, la préfecture de Guyane envisage la fin d'année 2012.

Webographie

>>> Pour découvrir la frontière occidentale de la Guyane sur le Maroni, voir aussi : Patrick Blancodini, « La frontière Suriname – Guyane française : géopolitique d’un tracé qui reste à fixer », Géoconfluences, septembre 2019.

 

Sylvie Letniowska-Swiat

pour Géoconfluences, le 26 avril 2012

 

Pour citer cet article :

Sylvie Letniowska-Swiat, « Oyapock, un pont trop loin ? Un pont pour quoi ? », Géoconfluences, avril 2012.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/typespace/frontier/FrontDoc6.htm

 

Pour citer cet article :  

Sylvie Letniowska-Swiat, « Oyapock, un pont trop loin ? Un pont pour quoi ? », Géoconfluences, avril 2012.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/typespace/frontier/FrontDoc6.htm