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Risques et sociétés

Les bassins du risque industriel : l'exemple de la vallée du Rhône

Publié le 13/05/2005
Auteur(s) : Jacques Donze - université de Lyon

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Bibliographie | citer cet article

Le risque, contrairement aux nuisances (bruits, odeurs, déchets, dégradation du paysage) qui se ressentent, et aux pollutions qui se mesurent, reste difficile à appréhender concrètement. On peut même dire qu'il n'existe pas en soi. Il n'a d'existence que par la conjonction temporelle et le voisinage d'un danger qui se réalise au travers d'un incident, accident, catastrophe selon l'ampleur de l'événement, et un "objet" vulnérable (société territorialisée) représentant des enjeux. Entre le "risque mineur" dont les effets ne dépassent pas les limites de l'établissement industriel (mais qui peut être ressenti ou observé de l'extérieur, et donc inquiéter les riverains, comme l'incendie dans la raffinerie de Feyzin le 26 juin 2004), et le risque majeur dont la probabilité d'occurrence est extrêmement faible, il y a une hiérarchie qu'il importe d'apprécier. À ce sujet, si certaines activités industrielles sont dangereuses (chimie, nucléaire), elles ne le sont pas toutes, et elles le sont moins que les activités du BTP par exemple. C'est pourquoi, il est préférable de parler de risques "dits industriels", pour reprendre l'expression que P. Pigeon et R. d'Ercole ((D'Ercole R., Gaillard J.C., Pigeon P. - La géographie des risques "dits naturels", entre géographie fondamentale et géographie appliquée - Cahiers Savoisiens de géographie, CISM, 29-52 - 2000)) ont proposé pour les risques "dits naturels". Sinon, ce serait jeter l'opprobe sur toute une activité qui ne le mérite pas.

Les géographes se sont, depuis longtemps, intéressés aux dangers et aux mécanismes de fonctionnement de la nature. Leur intérêt pour l'industrie est moins répandu, plus récent. De fait, les sciences du danger (cindyniques) ont été initiées par des ingénieurs, des experts exerçant un véritable magistère technique. De nos jours, la complexité des techniques, des réseaux et des organisations, la gestion de l'incertitude, ont changé la donne par rapport aux grands accidents industriels ou miniers du passé (la catastrophe minière de Courrières en 1906 par exemple). Patrick Lagadec ((Lagadec P. - Le risque technologique majeur - Pergamon Press, coll. futuribles - 1981 et - La civilisation du risque - Seuil - 1981)) propose ainsi la notion de "Risque technologique majeur" (RTM), acronyme qui a eu peu de succès chez les géographes qui connaissaient déjà la Restauration des Terrains de Montagne.

Si les enjeux peuvent être énumérés et localisés assez précisément, la connaissance d'un territoire donné (ses composants ; son fonctionnement ; les représentations s'y rapportant ; la sensibilité au risque, pour reprendre la notion de sensibilité environnementale), demandent une approche fine et synthétique, à un niveau d'échelle approprié. Les cartes des études de danger élaborées par les industriels sont des outils de communication et elles permettent la construction des représentations collectives et individuelles. Leur enjeu est considérable, mais il faut comprendre selon quels scénarios et par quels acteurs elles sont élaborées. Le problème est général. Cependant, la "vallée de la chimie" au sud de Lyon, constitue, parmi d'autres (Basse-Seine par exemple) un terrain d'étude privilégié.

 

1. Un couloir du risque ? Plutôt un bassin de risques

1.1. Un couloir industriel

La vallée du Rhône au sud de Lyon forme un large couloir d'environ 2 km de large, bordée à l'est par des "balmes", costières de molasses friables d'une soixantaine de mètres de dénivelé, et à l'ouest par des collines. Les vents dominants sont méridiens. Mais l'effet couloir tient plus ici à la circulation des masses d'air entre le nord de la France et le golfe de Gênes, canalisées par les Alpes et le Massif Central, qu'à un encaissement marqué, et les inversions de températures sont fréquentes. Sur une quinzaine de kilomètres, l'espace est presque entièrement occupé par les deux bras du fleuve (le bras mort et le canal de fuite du barrage de Pierre-Bénite inauguré en 1964), les axes de communication, les usines ou autres zones industrielles, les stations d'épuration et la gare de triage ferroviaire, renforçant ainsi le phénomène de couloir urbain et industriel. Plus que le Rhône lui-même, c'est bien l'autoroute qui en constitue l'axe majeur depuis 1972. Seul espace habité, le quartier des Razes, appartenant à la commune de Feyzin, dénote, par sa trame ancienne, en éventail situé au débouché d'une petite gorge. Nous y reviendrons.

Nous sommes ici en présence d'un exemple remarquable de "complexe industriel" des années 1960 et 1970, prolongement d'activités apparues dès le XIXe siècle : concentration spatiale d'établissements reliés entre eux par des liens techniques et capitalistiques. Sans reprendre l'histoire complexe de la chimie lyonnaise, en particulier les liens très anciens avec le textile et la montée en puissance des groupes familiaux dans les années 1960, les restructurations successives ont renforcé la concentration capitaliste. Seules subsistent aujourd'hui trois entreprises : Rhodia qui exploite deux sites sur la commune de St Fons ; Total, avec la raffinerie de Feyzin à Pierre-Bénite et St Fons auxquels il convient d'ajouter les unités d'Air Liquide et de Rhône Gaz. Cela fait au total neuf établissements classés Seveso seuil haut. Mais ces établissements ont éclaté à la suite du mouvement général d'externalisation des activités qui ne constituent pas le cœur du métier de l'entreprise. Sur un même site cohabitent désormais plusieurs entreprises. Ainsi, la plate-forme de Rhône - Poulenc Belle Etoile a-t-elle éclaté en cinq établissements étroitement imbriqués : Rhodia intermédiaire (nylon), Rhodia Enginering Plastic (transformation des sels de nylon), le siège et les services communs de Rhodia, une société de commercialisation et Air Liquide qui exploite la centrale thermique et les réseaux de fluides. Même si le service "Sécurité / Environnement / Inspection" reste centralisé, cet éclatement peut poser problème pour la gestion des risques.

 
Encadré 1. Les directives Seveso et la réglementation du risque

Seveso est une commune de la banlieue nord de Milan où eut lieu, le 10 juillet 1976, une fuite de dioxine dans une usine de la société Icmesa, filiale du groupe suisse Hoffmann-Laroche. Si cet accident n'eut pas autant d'effets sur la santé qu'on l'avait redouté, il entraîna la première véritable prise de conscience des autorités des pays industrialisés sur le risque majeur et la situation de crise.

La directive européenne 82/501/CE dite Seveso du 24 juin 1982 a constitué une première étape du processus d'harmonisation de la législation sur la maîtrise de ces risques. Elle reprenait sur certains points la loi française du 19 juillet 1976 sur les Installations Classées pour la Protection de l' Environnement (ICPE), en particulier, l'obligation pour l'industriel de réaliser une étude de danger (de même que les études d'impact pour les grands travaux). Par ailleurs, elle établissait le principe du contrôle de l'administration sur les activités dangereuses, l'élaboration de Plans d'Opération Interne (POI) et l'organisation des secours à l'extérieur par les représentants de l'État (Plan Particulier d'Intervention : PPI), ainsi que le "droit de savoir" pour la population. La nomenclature annexée fixait des seuils de quantité par produit et par atelier (installations selon la loi de 1976). Il pouvait donc y avoir plusieurs installations classées Seveso dans une usine.

La législation française a été mise en conformité par la loi du 22 juillet 1987 sur l'organisation de la sécurité civile et la prévention des risques majeurs. Elle préconisait la réduction du risque à la source et instaurait les PPI (avec un zonage), le droit à l'information et la maîtrise de l'urbanisation (prise en compte des risques dans les documents d'urbanisme et l'instauration de Servitudes d'Utilité Publique (SUP) pour les établissements Astreints à servitudes (AS) selon la loi de 1976 (servitudes indemnisables pour les nouveaux établissements). Sur ces deux derniers points, la loi française allait plus loin que la directive européenne. Son application a provoqué parfois de très vives résistances. Par contre, la loi ne prévoyait que le "gel de l'existant" pour les anciens établissements, les plus nombreux. C'était une faiblesse.

La directive 96/82/CE dite Seveso 2 du 9 décembre 1996 vise les établissements (et non plus des produits). Il s'agit donc d'une surface où règne une famille de produits dangereux et d'infrastructures susceptibles de concentrer les risques Transport matières dangereuses (TMD : embranchements ferroviaires, appontements, etc.). L'abaissement de certains seuils et le cumul des substances provoquent l'augmentation du nombre d'établissements concernés et induit un classement. Elle impose la mise en place d'un système de gestion de la sécurité, la prise en compte d'éventuels "effets domino" et une coopération entre des établissements voisins. Elle reprend surtout le principe français de "maîtrise de l'urbanisation". Par contre, elle ne s'étend pas au transport de matières dangereuses, ni à la production d'énergie nucléaire, qui a sa propre réglementation, plus ancienne.

La transposition de la directive est assurée par l'arrêté du 10 mai 2000. Il distingue des établissements "seuils hauts", Astreints à servitude, et des "seuils bas". Les premiers, les plus dangereux, doivent faire des études de danger plus élaborées, révisables tous les 5 ans. Les seconds doivent mettre en place un système de gestion de la sécurité. Les critères de Seveso 2 ont provoqué le doublement du nombre d'établissements : 1 250 au lieu de 596 (670 seuls hauts et 580 seuls bas). De nombreuses communes se trouvent ainsi confrontées au problème, même si les effets d'un accident dans les établissements seuils bas ne dépasseraient guère l'enceinte de l'usine.

La loi française du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages est la conséquence de la catastrophe de Toulouse, le 21 septembre 2001. Elle comprend trois lignes directrices : la prise en compte de la vulnérabilité du territoire dans les "études de danger" qui deviennent ainsi de véritables études de risque. L'article 4 prévoit : la prise en compte de la probabilité d'occurrence, de la cinétique et de la gravité des accidents selon une méthodologie explicite ; le renforcement de l'information du public avec la création de Comités Locaux d'Information et de Concertation (CLIC), dont le décret d'application a été signé le 1 février 2005. Elle prévoit enfin la création d'un outil réglementaire et opérationnel : le Plan de Prévention des Risques Technologiques (PPRT), sur le modèle des PPRN (naturels) dont les décrets d'application ont été signés en septembre 2005. La loi permet d'instaurer les droits de préemption, délaissement et d'expropriation dans les périmètres d'exposition aux risques. Ils devraient être financé de façon tripartite (Etat, exploitant et collectivités territoriales).Il s'agit d'une véritable gestion de l'existant, permettant de suppléer aux insuffisances de la loi de 1987. Mais les questions du zonage et de l'indemnisation sont au cœur du débat. Et ces PPRT tardent à être prescrits, et encore plus approuvés. En octobre 2010, sur les 420 PPRT prévus, 337 étaient prescrits et 56 approuvés. Une seule convention tripartite de financement avait été signée (celle de Mazingarbe, dans le bassin houiller du Nord Pas de Calais).

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Les liens techniques se traduisent par les multiples embranchements ferroviaires, conduites aériennes et souterraines qui relient les établissements, et par la station d'épuration des eaux commune. Mais, en région Rhône-Alpes, le moteur du complexe est constitué par la raffinerie. Mise en service en 1964 par le groupe Elf, elle approvisionne une grande région Rhône-Alpes en carburants de haute qualité. C'est surtout le vapocraqueur, situé au nord de l'usine, qui représente l'enjeu majeur. Démarrée en 1971 et exploitée actuellement par Total à 57% et le groupe belge Solvay à 43%, cette unité fournit les matières premières pétrochimiques (éthylène, propylène, butadiène et aromatiques) à toutes les usines chimiques de la région, de Grenoble à l'est à Tavaux près de Dôle au nord (Solvay). Les arrêts de maintenance réglementaire en 2002 et 2003, et en 2009 pour le vapocracqueur, ont permis à l'entreprise de moderniser l'outil. Plus de 70 millions d'€ ont été consacrés à en améliorer les performances et surtout la sécurité et la préservation de l'environnement. Elle y était certes contrainte par l'évolution de la réglementation, et la raffinerie reste un gros pollueur de la région (voir, sur Géoconfluences, "Entreprises et développement durable ... drôles d'atmosphère ! L'exemple du Rhône et de l'agglomération lyonnaisedu développement durable" ).

1.2. Du couloir au bassin, les enjeux de l'aménagement et de l'image

La vallée de la chimie constitue la porte d'entrée d'une agglomération plus que millionnaire qui se veut métropole d'envergure européenne. Comment concilier cette ambition avec les logiques industrielles ? La présence de l'industrie chimique et des stocks d'hydorcarbures a déjà été remise en cause à plusieurs reprises. Après la catastrophe de Feyzin en janvier 1966 (18 morts et 80 blessés à la suite d'une fuite lors des opérations de purge de vannes de stock GPL), l'incendie des dépôts de carburants de la Shell dans le port E. Herriot en juin 1987, les premiers "portés à connaissance" (ou PAC, documents de synthèse et d'information réalisés par les services de l'État et à destination des communes, accompagné d'un zonage) de 1989, et les conflits qui en avaient résulté, avaient provoqué un premier épisode de rejet. L'hypothèse de la délocalisation de cette industrie avait été brièvement avancée au moment de la révision du SDAU en 1990. Après la catastrophe AZF de Toulouse en 2001, la presse régionale s'est de nouveau fait écho de ces interrogations et l'acceptabilité de cette industrie reste toujours à conforter.

Il s'agit donc de réduire les risques, d'améliorer la qualité de vie des riverains, de valoriser le patrimoine et le paysage et, in fine, de mettre en valeur le potentiel et le dynamisme de l'industrie lyonnaise. La requalification de la vallée lancée dès 1997 par une charte de l'environnement a revêtu trois dimensions : les initiatives prises par les entreprises dans le cadre des "engagements de progrès", volet français du "Responsible Care" initié dès 1985 au Canada. Les chimistes rhône-alpins ont été les premiers à souscrire, dès 1992, aux principes directeurs visant à améliorer les performances en matière d'hygiène, de sécurité et d'environnement, et à informer les parties prenantes des progrès accomplis. L'intégration de ces objectifs dans les stratégies des entreprises peut s'appuyer, en interne, sur la mise en place de systèmes de management environnemental et sur l'obtention de la certification ISO 14001 que tous les établissements ont obtenu dès 2009. Mais les 45 millions d'€ investis de 1995 à 2001 pour répondre à ces engagements ont surtout permis de réduire les pollutions, ce qui correspondait de toute manière aux exigences de la réglementation, contrôlées par les DRIRE ou les Agences de bassin (pour la qualité de l'eau) et débattues au sein du Secrétariat Permanent pour la Prévention des Pollutions Industrielle et des Risques dans l'Agglomération Lyonnaise (SPIRAL), avec ses commissions air, eau, risques et transport. Conjointement, le Grand Lyon (Communauté urbaine de Lyon réunissant 55 communes) a entrepris dès 1992 une requalification des espaces publics et des zones industrielles.

La multiplicité des acteurs (7 communes, le Conseil général et le Grand Lyon) et des initiatives posent des problèmes de cohérence et de visibilité. Ils pourraient être résolus par la mise en place d'un Agenda 21 local par la Direction Prospective et Stratégie du Grand Lyon. La vallée de la chimie en est un des territoires expérimentaux. Il s'agit d'une démarche globalisante, systémique, qui a pour objectif de fédérer les collectivités autour d'un projet commun. Ainsi, cette approche territoriale se satisfait mieux de la notion de bassin que de l'image du couloir, d'autant qu'ici, on est en présence d'une véritable mosaïque de risques : glissements de terrains, inondation, rupture de barrage, risques technologiques, sismiques, transport de matières dangereuses, etc.. Par ailleurs, mais selon une autre logique, l'État (par l'intermédiaire de la DATAR) et la Région s'efforcent de promouvoir, chacun à son échelle et sans que les périmètres se recoupent toujours, un Pôle de compétitivité "chimie et environnement" pour l'un (Axelera) et un " cluster environnement" pour l'autre.

 
Encadré 2. Qu'est-ce qu'un "cluster" ?

Dans la doctrine économique récente, le concept de "cluster", qui peut être traduit par "grappe technologique", désigne un regroupement d'entreprises de tailles et de provenances sectorielles diverses, unies par des intérêts communs, des complémentarités ou des interdépendances et développant volontairement des relations de coopération dans un ou plusieurs domaines. Les institutions publiques sont également associées pour favoriser ces alliances. Une entreprise peut appartenir à une ou plusieurs grappes.

J. D.


 

Mais les menaces s'accumulent. Derrière les projets et les apparences, le territoire est en crise. Crise industrielle d'abord, à la suite des restructurations et des orientations stratégiques des grands groupes. En février 2002, Total, durement touché par les catastrophes de Toulouse et de l'Erika, annonce la fermeture de certains des ateliers les plus dangereux (l'acroléine à Pierre-Bénite ((Donze J. (2004) - Les risques technologiques, dans Wackermann G., La géographie des risques - Ellipses, pp. 443-466.)), et l'ammoniac à St Fons). Puis la filialisation de la branche chimie, sous la bannière Arkema, inquiète par ses effets contradictoires (fermeture d'ateliers d'un côté, voire d'usine comme à St Auban dans les Hautes Alpes, investissements de l'autre). Il faut dire que la quasi faillite du groupe Rhodia , qui en est amené à vendre parmi ses plus beaux fleurons (St Fons Silicones) à une entreprise d'état chinoise (Bluestar silicones), a de quoi faire peur. En 2009 enfin, le fond d'investissement américain Huntsmann décide de fermer l'usine de colorant historique de Ciba, acquis en 2006 auprès du suisse Novartis. Crise territoriale enfin, à la suite des "portés à connaissance" des dernières études de risque réalisées par les entreprises à la suite de Seveso 2 et après les événements de Toulouse.

 

2. Les enjeux de la cartographie

La carte est un moyen efficace pour faciliter une représentation du risque. Le zonage a été rendu obligatoire dans les études de danger par la loi sur les Installations Classées pour la Protection de l'Environnement (ICPE) de juillet 1976 et confortée par la directive européenne Seveso 1 de 1982 qui reprenait les dispositions françaises sur ce point. La loi du 22 juillet 1987 sur la sécurité civile et la prévention des risques majeurs, en promulguant le droit à l'information, obligeait les détenteurs de cette information, en l'occurrence les services de l'État, les DRIRE, à informer les collectivités locales. Elles le font par la procédure dite des "portés à connaissance", documents établis selon des scénarios d'accident dont il importe de dire quelques mots. L'État, en France, a toujours préconisé une approche "déterministe" : si un accident majeur peut se produire, il se produira nécessairement dans tous ses effets, quelle que soit la géographie des lieux, la météorologie et la densité de population. On ne peut pas calculer une probabilité d'occurrence ni tenir compte de la vulnérabilité du territoire, qui relèvent de la contingence. Il faut donc prévoir des scénarios "enveloppe", très pénalisants en terme de surface. Le "porté à connaissance" est toujours une source de problèmes. Il provoque souvent l'incompréhension des acteurs du territoire.

 
Encadré 3. Le Porté à connaissance (PAC)

La loi de décentralisation (circulaire n°83-51 du 27 juillet 1983 concernant la mise en œuvre de l'article 74 de la loi du 7 janvier 1983 relative à la répartition des compétences - loi de décentralisation), fait obligation au préfet, représentant de l'État, de "porter à connaissance" des collectivités locales des éléments d'appréciation sur les risques technologiques dont il est informé. Ainsi, les collectivités pourront prendre ces éléments en compte dans les documents d'urbanisme (POS/PLU), pour établir les servitudes imposées par ces risques, mais aussi dans d'autres décisions qui relèvent de leur responsabilité (permis de construire, ZAC...).

Si les éléments connus ne sont pas suffisants pour caractériser l'aléa avec assez de précision, le préfet peut demander des études (quel qu'en soit le maître d'ouvrage) dont il doit faire état dans le Porté à connaissance. Dès que les résultats de ces études sont disponibles, le préfet procède à une information complémentaire à destination des élus.

J. D.


 

Deux cartes publiées par les services d'urbanisme du Grand Lyon permettent de bien situer les enjeux.

Les zones de protection sur le POS du Grand Lyon - 1999 et 2001

Zones de protection :

  • rapprochée, zones 1 ou Z1, dites d'"effets mortels"
  • éloignée, zones 2 ou Z2 dites de "blessures irrémédiables"

La carte, ci-contre à gauche, date de juin 2003. Elle représente les zones de protection rapprochée (Zones 1 ou Z1, dites d'effets mortels) et de protection éloignée (Zones 2 ou Z2 dites de blessures irrémédiables), faisant l'objet d'une "maîtrise de l'urbanisation" telles qu'inscrites dans le POS du Grand Lyon de 1999 et de 2001. Cette carte a déjà une longue histoire. Son origine remonte à 1989, date du premier "porté à connaissance" suite à la loi de 1987. Le zonage initial des études de danger n'est pas représenté ici, mais il a fait l'objet de plusieurs analyses ((Martinais E. - Gestion du risque industriel et conflits territoriaux. Le cas de St Fons ; Donze J. - L'impact des risques technologiques sur l'urbanisation. Les communes de Pont de Claix et St Fons, 45-53. - Revue de Géographie de Lyon (Géocarrefour), vol.71, n°1, 31-44 - 1996)). La surface couverte était impressionnante et englobait presque la totalité des communes du "couloir de la chimie", débordant sur Vénissieux où il confinait le quartier d'habitat collectif, très dense à l'époque, des Minguettes. La communication de ce zonage avait créé un choc et les maires de l'époque, en particulier celui de St Fons, ont refusé d'intégrer le risque dans leur POS. Le préfet a dû l'imposer par un Projet d'Intérêt Général (PIG), non sans avoir tranché en faveur d'une réduction pour le rendre acceptable. Mais la mémoire de ce zonage initial a été conservée dans la délimitation du Plan Particulier d'Intervention (PPI) qui sert à l'organisation des secours et à l'information et dont les contraintes sont beaucoup moins fortes pour la commune et la population. Il faut dire que, de leur côté, les industriels avaient déjà fait de gros investissements pour réduire le "risque à la source".

L'Agence d'urbanisme de l'agglomération lyonnaise a tenté d'évaluer l'impact potentiel du Risque technologique majeur sur le Grand Lyon en 2001 ((Agence d'urbanisme, octobre 2001 - Le risque sur le territoire du Grand Lyon, 14 p., non publié.)). Dans les zones faisant l'objet d'une maîtrise de l'urbanisation, telles que représentées sur la carte, plus la zone de Neuville sur Saône au nord de Lyon, la population résidente était estimée à 11 700 personnes, soit 1% de la population ; 18 400 emplois (3,5%) et 2 000 enfants scolarisés étaient concernés.

C'est ce qu'on peut appeler la population exposée, voire menacée. Ces chiffres ne tiennent pas compte des usagers de l'autoroute qui seraient en première ligne (trafic moyen journalier de 120 000 véhicules). La zone PPI comprenait 55 200 résidents (4.7% de la population), près de 44 000 emplois (7.4%) et 12 000 écoliers. C'est ce qu'on peut appeler la population concernée.

La carte, ci-dessous à droite, publiée en janvier 2004 (datée avril 2004) est celle qui avait servi à la campagne d'information du SPIRAL au printemps 2003.

Elle prend en compte les dispositions de Seveso 2 de 1996 (intégrées dans la réglementation française en mai 2000) en les appliquant avec la rigueur de l'après Toulouse. Elle reprend en fait le zonage de 1989, à quelques différences près. Une telle carte, communiquée sans explication précise et surtout sans le rappel de cette histoire, ne peut que provoquer l'incompréhension. Comment comprendre en effet qu'en dépit des investissements effectués, en particulier à la raffinerie, de la fermeture des ateliers les plus dangereux, les surfaces concernées s'élargissent considérablement pour atteindre 440 m. de rayon autour de Arkema St Fons, 1 800 m. autour de l'usine de Pierre-Bénite et autour de la raffinerie ? Alors qu'elle n'était concernée qu'à 10%, la commune de Solaize, située en limite méridionale du Grand Lyon, se voyait touchée subitement à 50%, ne lui laissant plus guère de marge de manœuvre. Le conflit est venu du fait que ces périmètres ont été pris comme une directive ayant valeur de nouveau PIG, alors qu'il s'agissait de périmètres d'information correspondant à une approche purement déterministe. La maîtrise de l'urbanisation représente des enjeux beaucoup plus importants que l'information, voire même que l'organisation des secours, d'autant plus que la loi du 30 juillet 2003, faisant suite à la catastrophe de Toulouse, prévoit l'établissement de Plans de Prévention des Risques Technologiques (PPRT) opposables aux PLU, avec droits de préemption, de délaissement et d'expropriation. La loi de 1987 en effet, était sans doute efficace pour les nouveaux établissements, mais insuffisante pour l'existant : à Toulouse, l'ensemble de l'espace était urbanisé dès cette époque.

Carte d'information publiée par le SPIRAL en janvier 2004

Cependant, s'en tenir à une approche aussi déterministe en matière de gestion de la vulnérabilité mènerait à un mur. Les nouvelles études de danger, prévues par Seveso 2, préparent d'ailleurs le terrain. Elles doivent comporter une analyse de risques. Or le passage sémantique du danger au risque est intéressant car il dénote une prise en considération de l'état du territoire dès l'amont du processus. Elles introduisent une dose de probabilité en prenant en compte la cinétique, l'intensité et la gravité d'un évènement et en intégrant les notions de barrières de sécurité et de défense en profondeur déjà en vigueur dans le nucléaire. Elles distinguent surtout de plus en plus souvent trois niveaux de risque : les scénarios les plus majorants, établis selon les exigences de la DRIRE, devant servir à l'organisation des secours ; les scénarios probables, pouvant servir à la maîtrise de l'urbanisation ; les scénarios estimés industriellement possibles, résiduels, après avoir pris en compte toutes les barrières prévues. Les décrets d'application des Comités Locaux d'Information et de Concertation (CLIC) ont été signés en février 2005. Et le décret d'application des PPRT, ainsi que celui sur les nouvelles études de danger, ont été signés en septembre 2005. Mais les procédures sont longues. En octobre 2010, aucun des PPRT de la vallée de la chimie n'avait encore été approuvé.

3. La gestion d'un territoire : le cas de Feyzin

La commune de Feyzin n'a pas attendu la loi pour prendre ses intérêts en main. Elle est même une commune pilote pour la gestion des risques et elle a lancé son propre Agenda 21 local. Pour le PPRT, c'est en fait la raffinerie qui est site expérimental et non la commune, l'initiative revenant au ministère de l'environnement.

Organisation spatiale et flux de transport

La commune (8 600 hab.) est formée de bandes de territoire juxtaposées et séparées par les grands axes de communication nord-sud. La rupture majeure est constituée par le versant abrupt de la costière au pied de laquelle la voie ferrée a été installée. Dans la vallée, le quartier des Razes, ancien bourg rural de 1 500 hab., très enclavé désormais, est un territoire particulièrement exposé (5 types de risques, 3 établissements Seveso seuil haut, pollutions et nuisances sonores dues aux axes de circulation et à la raffinerie). L'enjeu est donc d'éviter la marginalisation et le dépérissement de ce quartier et d'améliorer la sécurité et la qualité de vie de la population qui y reste très attachée. Partant du postulat, réaffirmé avec conviction après la catastrophe de Toulouse, que les usines sont des installations durables et que la retranscription de la directive Seveso au niveau local commence par une très bonne connaissance du terrain, la mairie a donc confié une mission d'accompagnement à la gestion des nuisances et des risques à un bureau d'étude privé. L'objectif est de mieux connaître la vulnérabilité à l'échelle parcellaire, d'élaborer un outil de décision et des plans d'action hiérarchisés par zones de risque. Mais il y a aussi l'idée de renforcer l'acceptabilité de l'industrie et de développer une culture du risque dans la perspective d'une coexistence durable entre la ville et l'industrie. Il s'agit enfin de disposer d'arguments convaincants dans les négociations avec les services de l'État et de la communauté urbaine.

Zones à risques

 

Effets de surpression :

S1 = effets mortels et effets sur la structure des bâtiments
S2 = blessures irrémédiables et de 50 à 100% de bris de vitres
S3 et S4 = pas de blessures irrémédiables et bris de vitres jusqu'à 50%

Zones de protection

  • rapprochée : Zones 1 ou Z1, dites d'"effets mortels"
  • éloignée : Zones 2 ou Z2 dites de "blessures irrémédiables"

L'élaboration d'une base de données localisées adaptée et son exploitation par un Système d'information géographique (SIG) a permis d'établir une typologie des zones à risques fondée sur le couple accident/vulnérabilité et d'obtenir des cartes de synthèse à l'échelle de l'îlot. Établi en fonction des effets sur les personnes et les biens, c'est un zonage plus précis que les périmètres réglementaires qui le sont, eux, par rapport à la source de danger. Cela permet de prévoir des mesures de prévention et de protection hiérarchisées en profondeur, selon la distance.

Ainsi, prenons l'exemple des effets d'une explosion. Il y aurait quatre zones de surpression : une zone S 1, par endroit plus vaste que la zone 1. Il n'y aurait pas de mesures de protection possibles autre que le déplacement des hommes et des activités. Ce pourrait être la zone d'expropriation du PPRT, dont la loi prévoit un financement tripartite (État, collectivités et entreprise) ; une zone S 2, plus large que la zone 2 ; des zones S 3 et 4, hors périmètre réglementaire.

Ces zones empiètent sur le plateau où se trouvent les principaux lieux de centralité de la commune. Il faut alors prévoir, dans ces 3 dernières zones, le renforcement des vitrages et des cadres de fenêtres que la loi permettra de subventionner de différentes manières, y compris fiscales. Ces cartes servent bien entendu à l'élaboration des documents réglementaires (plan communal de sauvegarde, document d'information). Mais l'ambition est aussi d'appliquer la démarche de management de la sécurité de l'industrie à un territoire, et en particulier le système d'amélioration continue dite "boucle de Deming" (ingénieur américain, initiateur de la démarche qualité pendant la Seconde guerre mondiale) ou P.D.C.A. (Plan, Do, Check, Act, c'est à dire planifier, faire, vérifier, agir). Il s'agit d'une démarche peu commune et il est intéressant de constater cette convergence conceptuelle entre industrie et collectivité (il faut souligner que le maire n'est pas un industriel).

Ce projet ne peut réussir sans une participation des citoyens, considérés comme partie prenante du problème. Ce qui suppose de développer l'information et la concertation avec les habitants de la commune, et d'améliorer la communication avec les industriels. Les deux ne vont pas de soi. Trop d'informations ne risque-t-il pas d'inquiéter ?

La commune a fait le choix de la transparence responsable en organisant le débat public au cours de deux "rendez-vous citoyens" en 2002 au moment du lancement de la mission (quelques mois après l'explosion AZF à Toulouse) et en 2004 au moment du premier bilan. Par ailleurs, Feyzin (ainsi que Pierre-Bénite) ont eu un Comité local d'information dès 2002. La communication avec les industriels est rarement aussi développée qu'ici : journées portes ouvertes, lignes d'appel directes, participation du maire aux exercices de plans d'urgence et du directeur de la raffinerie aux manifestations de la commune. Sans doute, cette dernière contribue-t-elle, à hauteur de 60%, au financement de la taxe professionnelle (qui elle-même représente 60% des ressources de la commune), mais cela représente un changement d'état d'esprit de l'industriel comme en témoigne cette intervention aux journées citoyennes du 22 octobre 2004 : "on doit mériter notre autorisation d'exploiter (de part arrêté préfectoral). Ce n'est pas un dû. On a découvert qu'on avait un voisinage".

 
Encadré 4. L'Agenda 21

Les Agendas 21 sont un des instruments du développement durable. Ils font partie de la mise en place des préconisations de la conférence de Rio en 1992. Un programme Agenda 21 présente des objectifs, des types d'action et des moyens de mise en œuvre à destination des acteurs du développement. Un réseau de "villes durables" s'est constitué à la suite de la charte d'Aalborg en 1994 et du plan d'action de Lisbonne en 1996. Le programme Action 21, défini à Hanovre en février 2000, souligne le rôle central des collectivités locales. Décliné à cette échelle, l'agenda est un document stratégique, partagé et évolutif, visant à mettre en application le développement durable. Son élaboration implique une réflexion transversale entre les différents services et les différentes politiques, ainsi que la mise en place d'un réseau d'acteurs, d'expertise et de savoir.

Le Grand Lyon a mis en place, au sein de la Direction prospective et stratégie d'agglomération, une mission Agenda 21. En décembre 2004, afin d'expérimenter des démarches territorialisées, il a lancé trois agendas locaux : le val de Saône, "l'anneau bleu" (l'axe du Rhône de Miribel au nord à Gerland au sud) et la vallée de la chimie. Dans ce dernier cas, il s'agit d'intégrer et de mettre en lien l'ensemble des composantes d'un même projet de territoire. Le problème principal étant l'intégration des critères du développement durable dans la gestion des risques et des pollutions de ce segment de vallée. La finalité étant de préparer les modalités d'un "vivre ensemble" sur un territoire partagé. Dans cet ordre d'idée, si le développement durable n'a pas de dimension géographique en soi, peut être pouvons nous proposer la notion de coexistence durable entre industrie, nature et population.


 

Ces initiatives mettent parfois la commune en porte-à-faux avec la Communauté urbaine. Si cette dernière n'a pas de compétence directe sur la gestion des risques, laissant ainsi chaque commune dans un face-à-face avec l'État, elle dispose de celle de l'urbanisme et, dans ce domaine, les logiques d'agglomération ne correspondent pas toujours aux logiques locales. Ainsi, pour l'élaboration du PLU en juillet 2005, le service d'urbanisme du Grand Lyon a retenu comme zone de protection pour la maîtrise de l'urbanisation le zonage du "Porté à connaissance" de la préfecture, dont on a vu qu'il s'appuyait sur des scénarios extrêmement majorants, privilégiant la logique de protection sur celle de la prévention. Décision politique, mais peu opérationnelle, voire irréaliste, ne pouvant que déboucher sur un conflit territorial qui devrait se résoudre avec l'approbation du PPRT (dont on peut prévoir que les zones de protection seront plus restreintes que celles des Porter à connaissance, vu les enjeux financiers).

Conclusion

La vallée du Rhône au sud de Lyon est d'un grand intérêt géographique : concentration d'activités dans un couloir désormais trop étroit, bassin de risques aux effets domino redoutés entre des activités et des espaces dont les logiques sont différentes et qui fonctionnent à des niveaux d'échelle différents (filiales de multinationales de plus en plus déconnectées du territoire, axe de circulation d'envergure européenne, logiques polarisantes de l'agglomération et autonomie communale).

C'est un terrain d'étude intéressant, au même titre d'ailleurs que les agglomérations du Havre et de Dunkerque, par la façon dont les acteurs gèrent le risque. Si les initiatives de la commune de Feyzin sont reconnues à l'échelle nationale, elles gagneraient à l'être au niveau local, où la commune se trouve parfois en décalage. Ce qui est remarquable ici est cette convergence entre management industriel du danger et management territorial de la vulnérabilité, visant à l'établissement d'une culture commune du risque. Si les rapports entre entreprises et territoires ont été pendant longtemps mesurés en terme d'impact sur un territoire considéré comme un environnement pourvoyeur d'externalités, on peut faire l'hypothèse qu'à cette occasion la qualité de l'organisation et le cadre de vie d'un territoire peut avoir des effets sur le dynamisme d'une entreprise.

Sur le plan scientifique, les enjeux sont désormais dans l'approfondissement de la connaissance des vulnérabilités et dans la généralisation des SIG pour la gestion des territoires, ce qui relève de la recherche appliquée. Sur le plan social, l'enjeu est clairement la présence de l'industrie, et particulièrement d'une industrie dangereuse, dans la ville. Mais, entre acceptabilité et coexistence durable (figure géographique du développement durable), se pose actuellement la question de la survie même de cette industrie dans le couloir de la chimie.


Pour prolonger, une sélection de ressources en ligne

 

 

Jacques DONZE
Université de Lyon III - UMR 5600 Environnement Ville Société

 

 

Mise en web : Sylviane Tabarly

Pour citer cet article :

Jacques Donze, « Les bassins du risque industriel : l'exemple de la vallée du Rhône », Géoconfluences, mai 2005, mise à jour en mars 2011.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/transv/Risque/RisqueScient3.htm

Pour citer cet article :  

Jacques Donze, « Les bassins du risque industriel : l'exemple de la vallée du Rhône », Géoconfluences, mai 2005.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/transv/Risque/RisqueScient3.htm