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Le prisme des représentations paysagères arctiques des Inuits et des Qallunaat : l’exemple du Nunavik (Canada)

Publié le 23/01/2020
Auteur(s) : Fabienne Joliet, Professeure - Agrocampus Ouest, Angers
Laine Chanteloup, Professeure assistante en géographie des ressources de montagne - Université de Lausanne

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L'arcticisme, la représentation de l'Arctique par les Qallunaat, c'est-à-dire les Euro-Canadiens, est une forme d'exotisme, une image projetée sur l'autre. Reposant sur les mythes paysagers du « grand blanc » et de la nature indomptable, il est encore actif aujourd'hui lorsqu'on ignore le point de vue inuit sur les paysages arctiques. Or celui-ci donne à voir une appropriation des perceptions paysagères par un ensemble de pratiques, de rapports à l'espace, et de croyances qui sont politiquement revendiqués par les Inuits.

Bibliographie | citer cet article

Dans The future history of the Arctic, Emmerson souligne que l’arctique est « avant tout une idée » (2010, p. 4), « un cadre mental » fondé sur les idées préconçues suivantes : « Cold, isolated, empty, white, pristine » (p. 400 : froid, isolé, vide, blanc, vierge). Toutefois, cet auteur ajoute qu’en grande partie ces préconceptions sont fausses et trompeuses et que l’Arctique recouvre des significations multiples selon les corps de métiers mais surtout en fonction de l’habitant inuit ou de l’étranger (appelé « Qallunaat » par les Inuits) qui s’y est rendu ou qui le fantasme.

Cette diversité de représentations arctiques s’articule autour de deux pivots, que sont les cosmovisions autochtones traditionnelles et européennes colonisatrices. Celles-ci sont entrées en contact à partir du XVIe siècle sur la Terre de Rupert, territoires de la Baie d’Hudson appropriés par la Compagnie de la Baie d’Hudson pour le développement de la traite des fourrures et vendus au Canada en 1870. Depuis, un jeu d’influences et de transferts culturels relativement univoque est à l’œuvre, offrant une réalité complexe d’échanges entre Euro-Canadiens et autochtones.

Le Nunavik, la partie septentrionale du Québec située entre le 55e et le 62e parallèle, combine les influences de la colonisation subie (sédentarisation, scolarisation, salariat, christianisation des Inuits), de la résistance autochtone manifeste (Convention de la Baie James et du Nord Canadien, gouvernance autonome, langue et croyances traditionnelles revitalisées, toponymie) et de la mondialisation en grande partie désirée (média, culture, technologies). Il n’en demeure pas moins qu’au Nunavik on ne peut parler d’acculturation mais d’altérité dont le degré et les formes revêtent divers aspects selon la période historique et selon la classe d’âge de la population autochtone, passée au XXe siècle « de la banquise au congélateur », pour reprendre un titre de Thibault Martin (2003).

Outre son isolement physique et son climat hostile, commun à la plupart des territoires arctiques, le Nunavik a été au cœur d’une rivalité entre colons, et d’une intervention étatique tardive. En effet, les rivalités colonisatrices entre anglophones et francophones au Québec d’une part, et l’intérêt récent du gouvernement québécois vers « son grand Nord », tourné jusqu’aux années 1960 sur l’aménagement du « Québec utile » au sud n’ont pas permis l’assimilation autochtone. Il n’en demeure pas moins que la conjonction de ces facteurs a engendré de profonds bouleversements et une altérité dévastatrice, dont témoigne notamment un taux de suicide le plus élevé du Québec((10 % de la mortalité inuite entre 2005 et 2009, 19 suicides au Nunavik pour le premier semestre 2019. Sur ce point voir cette émission de Radio Canada et l’entrée « Suicide » de The Canadian Encyclopedia (en français).)).

Le prisme de représentations de l’Arctique s’articule toujours aujourd’hui autour de ces deux polarités culturelles, comme en témoignent les notions contemporaines « d’arcticisme » (Huggan, 2015) porté par le Paradigme Occidental Moderne Classique (POMC, Berque 1990) et d’« inuititude » (Freeman, 1978 ; Duvicq, 2014, Joliet et Chanteloup, sous presse) à la proue des revendications autochtones. Ces deux notions s’inscrivent l’une et l’autre dans une dynamique postcoloniale, suscitant la vue « du dehors » et la vue « du dedans ». La notion d’arcticisme, en écho à l’orientalisme de Said (1980), renvoie à la manière dont l’Arctique a été construit par l’Occident, tandis que l’inuititude renvoie à une résilience qui repose sur l’essence d’être Inuit aujourd’hui. Enfin, au sein de ces représentations de l’arctique, il y a celles du paysage. Toutes les relations au milieu ne relèvent pas du paysage (Berque 1990). La relation paysagère est une motivation esthétique nourrie par des pratiques qui entretiennent des portraits de nature, lesquels confortent le bien-être harmonieux d’une société et son sentiment d’appartenance, pratiques dont les schèmes répondent à une cosmologie et donc à la manière d’être au monde.

Dans cet article, sans volonté d’opposer ni de généraliser ces représentations paysagères qui sont de fait complexes, évolutives et toujours en reconstruction, nous tentons d’identifier et de caractériser la rémanence des attentes paysagères occidentales construites par l’arcticisme occidental, et la résilience paysagère de la terre-mère mise en exergue par l’inuititude.

Douze années de recherche au Nunavik et dans le nord canadien ont démontré la persistance et la recomposition de ces attentes et pratiques paysagères qui coexistent, qui entrent parfois en concurrence comme lors de la création de mines, de parcs nationaux ou bien de stations de recherches. Nos résultats mis en perspective ici sont le fruit d’un travail « avec » les images paysagères des Nunavimmiuts (2008-2019), les habitants autochtones du Nunavik, d’un travail « sur » les images du Nunavik produites par les Euro-Canadiens et celles du Wilderness par l’Occident (2006-2008), auxquelles s’ajoute l’étude du territoire d’Arviat au Nunavut (2009-2013).

Après avoir présenté les éléments de contexte qui président à des représentations et pratiques paysagères arctiques plurielles, nous verrons comment et en quoi les « Qallunaat » et les Inuits en font une réalité paysagère différente, sans pour autant exclure les inspirations et transferts inhérents aux contacts culturels.

 
Encadré 1. Les Qallunaat, les « Blancs » vus par les Inuits

Mini Oadla Freeman (1978), auteure inuite, soulignait dans son ouvrage Ma vie parmi les Qaallunaat à quel point ce terme était difficile à définir du point de vue étymologique. Elle interrogeait notamment la traduction littérale « prendre soins de ses sourcils » dans un contexte où les premiers explorateurs de l’Arctique ne semblaient pas être très soucieux de leur apparence physique. Elle réfute également l’idée que les Inuits aient effectué une différence sur la couleur de peau, le mot qallunaat étant largement traduit aujourd’hui pour désigner les « Blancs ». Selon elle, le mot Qaallunaat vient à l’origine du mot « qallunaaraaluit » traduit par « respectable, avaricieux, matérialiste, des humains qui peuvent faire n’importe quoi avec du matériel ».

D’autres auteurs, tels Zebedee Nungak, participent à la diffusion de ce mot de manière plus satirique, cet auteur ayant inventé la « qallunaalogie ». La Qallunaalogie serait l’étude des « Blancs », réponse critique à la manière dont ces derniers ont développé un nombre exponentiel d’études sur le peuple inuit. Un film satirique réalisé en 2006 par Mark Sandiford en coopération avec Zebedee Nungak met en scène cette qallunaalogie, il s’intitule : Qallunaat ! Pourquoi les blancs sont drôles.


 

 

1. Représentations paysagères contrastées de l’Arctique canadien : éléments de contexte

Les représentations paysagères arctiques portent sur un territoire aux composantes spécifiques qui supposent d’être caractérisées, afin d’appréhender comment celles-ci sont perçues et configurées selon les différents filtres culturels en présence.

1.1. Le milieu polaire canadien

Tout comme il est difficile de déterminer précisément la localisation des régions polaires arctiques faisant souvent références aux terres septentrionales situées au Nord du cercle polaire (60°N) et autour du Pôle Nord, il est nécessaire d’adopter une approche à la fois géographique et sociale de l’Arctique canadien (Chanteloup, sous presse). C’est dans ce souci de définition que Louis Edmond Hamelin (1975) a défini un indice de nordicité basé sur 10 VAleurs POlaires (VAPO). Celles-ci prennent en compte des éléments naturels et le type d’occupation humaine, permettant de mesurer la nordicité de différents lieux au nord du 50e parallèle, pouvant varier dans le temps et n’étant pas indexée sur la seule latitude. L’Arctique canadien comprend donc les territoires situés au Nord du Canada marqués par des conditions climatiques extrêmes liées à son climat froid. Cependant, ce climat ne se traduit pas automatiquement par des paysages couverts de neige tout au long de l’année. En effet, si la géomorphologie des sols est marquée par la présence de pergélisol (document 1) et les écosystèmes sont caractérisés par leurs lentes régénérations, le sud de l’arctique canadien dispose d’une ligne isothermique des 10°C de température moyenne en juillet qui se confond avec la limite septentrionale des arbres.

>>> Voir aussi : Yvette Vaguet, « Où commence le nord ? Mise à l’épreuve d'un concept par le cas d’une ville "post-arctique" : Noïabrsk en Russie », Géoconfluences, octobre 2019.
Document 1. Limite des arbres et fonte du pergélisol

Fabienne Joliet, juillet 2008 — Limite des arbres et fonte du pergélisol

La fonte du pergélisol ouvre certaines lignes d’eau et marécages en période estivale, Kuujjuarapik, Nunavik. Cliché : Fabienne Joliet, juillet 2008.

Document 2. Approche du village d’Arviat, Nunavut

Laine Chanteloup — Limite des arbres et fonte du pergélisol

Cliché : Laine Chanteloup, 2011.

L’isolement géographique est très prégnant. La construction de routes y est impossible et le réseau aérien est le plus rapide pour couvrir les longues distances qui séparent les communautés entre elles (documents 2, 3, 4). Cet isolement et accessibilité restreinte impactent l’imaginaire projeté sur ces espaces arctiques tout comme le mode de développement de ces territoires situés à la périphérie des centres de décision.

Documents 3 et 4. Les réseaux aériens des compagnies First Air et Air Inuit au Nunavik

Joliet et Chanteloup — First Air

Le réseau de voies aériennes est parfois l’unique forme de mobilité entre les communautés arctiques canadiennes. Les villages constituent un archipel aérien, il n’y a pas de routes. Source : capture d’écran du site des compagnies.

Joliet et Chanteloup — Air Inuit

Ces territoires de l’Arctique canadien sont majoritairement habités par des peuples autochtones, principalement le peuple inuit sur le littoral, et dans une moindre mesure sur la frange méridionale, des peuples amérindiens des premières nations Cries, Naskapies, Gwich’in… Depuis les années 1970, la reconnaissance croissante de ces peuples et notamment des Inuits qui se sont organisés au niveau international au sein de l’Arctic Council et au niveau pan-canadien au sein de l’Inuit Tapiriit Kanatami a permis l’émergence d’une définition politique autochtone de cet Arctique canadien appelé l’Inuit Nunangat (voir document 5). L’Inuit Nunangat couvre près de 35 % des terres émergées du Canada, 50 % de son littoral et accueille 53 communautés principalement établies sur les côtes. Il est à noter que s’il est habituel de parler des Inuits de manière englobante, les variations locales sont importantes et fortement ancrées dans les territoires, leurs ressources et histoires. L’Inuit Belt canadienne s’étend en effet sur 4 fuseaux horaires différents, et la distance entre la communauté inuite la plus au sud (Kuujjuarapik) et la communauté la plus au nord (Grise Fjord) est de 2 360 km. 

Document 5. L’Inuit Nunangat, une définition politique autochtone de l’Arctique canadien

Joliet et Chanteloup — Inuit Nunangat

Source : Stratégie nationale inuite sur la recherche

 

1.2. D’un front pionnier à la reconnaissance de territoires autochtones : comprendre les enjeux des représentations paysagères arctiques

C’est à partir du XVIe siècle que les premiers contacts entre Européens et Inuits s’établissent lors de voyages de pêche à la morue sur les côtes du Labrador. Puis ce sont les explorateurs lancés à la recherche du passage du Nord-Ouest, de Martin Frobisher en 1576 à Franz Boas en 1883, qui amènent en Europe les premières descriptions détaillées sur la culture inuite. Ces voyages en mer seront bientôt suivis par les expéditions terrestres mises en œuvre pour développer la traite des fourrures. Ainsi la Compagnie de la Baie d’Hudson fondée en 1670 en Angleterre ouvre son premier poste de traite en direction du Nord à Churchill en 1717, suivie au XIXe siècle par la compagnie française Révillon Frères. Commence alors un commerce régulier entre Inuits et Qallunaat. Ces contacts vont profondément transformer le mode de vie Inuit avec l’introduction de nouvelles technologies telles que les armes à feu, mais aussi de différents produits alimentaires, d’alcool, de maladies, rendant ce peuple nomade de plus en plus dépendant des différents postes de traite puis des missions chrétiennes qui s’établissent peu à peu partout dans le Nord. C’est au cours du XXe siècle que le Canada tente de sédentariser les Inuits pour lutter contre le développement des famines et des maladies. La scolarisation est également rendue obligatoire. L’établissement de villages et la relocalisation de certaines populations permet aux autorités canadiennes de mieux contrôler les territoires arctiques notamment lors de l’établissement de la « Dew-Line » (document 6), ligne de défense radar installée par le gouvernement canadien en partenariat avec les États-Unis pendant la guerre froide (Canobbio, 2009). C’est à cette période que la gendarmerie royale du Canada, face à une présence accrue de chiens de traineau au sein des villages liée à la sédentarisation et en vue de limiter le dérangement, les attaques sur humains et la propagation de maladie, va abattre une grande partie de ces chiens. Cette action représente encore actuellement un traumatisme important pour le peuple inuit, qui a vu son mode de vie basculer avec une profonde remise en question des pratiques de chasse dans la mesure où les meutes de chiens représentaient leur principal mode de transport, auquel se sont substituées la motoneige et le quatre roues. 

Document 6. La Dew Line pendant la guerre froide

Poniatowski — guerre froide

Après les postes de traite et les missions évangéliques, les radars de la Guerre Froide constituent un ligne de fixation arctique du Canada.

 
 
Encadré 2. Vers une reconnaissance mémorielle de l’abattage des chiens de traineaux

La société Makivik représentante des Inuits du Nunavik et l’association des Inuits Qiqitani (Est du Nunavut) se sont engagées dans les années 2000 dans un combat avec le gouvernement fédéral canadien et le gouvernement provincial québécois pour une reconnaissance officielle de l’abattage des chiens des années 1950-60 et de l’impact destructeur que cette action a eu sur le mode de vie inuit. Deux films documentaires engagés sur le sujet ont été réalisés afin de sensibiliser à ces événements. Le gouvernement québécois a reconnu officiellement l’abattage des chiens et ses effets en 2011, le gouvernement fédéral canadien a, quant à lui, présenté ses excuses aux Inuits du Qiqitani en août 2019.


 

La trajectoire de l’Arctique canadien connait une inflexion à partir des années 1970. Avec la signature du traité de la Baie James et du Nord Québécois (Nunavik), les Inuits et les Premières Nations commencent à être reconnus et à faire valoir leurs droits sur les terres. Ce premier traité a abouti en 1986 à la création du Nunavik (région au Nord du Québec disposant d’une administration régionale autochtone) (Canobbio, 2009), suivie par plusieurs accords avec la création des quatre territoires inuits constitutifs de l’Inuit Nunangat, dont la création du Nunavut en 1999 (document 7). Ce territoire fédéral inuit, créé le 1er avril 1999, accorde une autonomie politique aux populations inuites de ce territoire en alliant une gouvernance ethnique et un gouvernement public (Dubreuil, 2014).

Document 7. Drapeau du Nunavut

Drapeau du Nunavut

L’étoile représente l’étoile polaire, Niqirsuituq. Il s’agit du repère traditionnel, stable et omniprésent pour les navigateurs, à l’image des aînés dans la collectivité. L’inukshut, au centre du drapeau, représente les monuments de pierres guidant les humains afin qu’ils trouvent leurs chemins sur le territoire et qui marquent également les sites sacrés et remarquables. La couleur rouge représente le Canada, et les couleurs bleu et jaune symbolisent la richesse de la terre, de la mer et du ciel. Source : Assemblée législative du Nunavut

 

Le peuple inuit canadien continue sa lutte en faveur d’une meilleure reconnaissance de ses droits et de la gestion de son environnement, dont les ressources naturelles sont de plus en plus convoitées au niveau international. Le territoire arctique est par conséquent scruté, étudié et investi de manière croissante par divers intérêts socio-économiques et scientifiques occidentaux. Entre 1996 et 2011, en témoigne le nombre de publications scientifiques relatives à l’Inuit Nunangat, qui a augmenté de près de 200 % : soit en moyenne une publication pour 3 habitants inuits en 2011 (ITK, 2018). Malgré cet intérêt croissant extérieur, les inégalités sociales et économiques de l’Inuit Nunangat par rapport à l’ensemble du Canada, restent très marquées que ce soit en termes de logements, d’accès aux soins ou à l’éducation (document 8).

Document 8. Inégalités sociales et économiques dans l’Inuit Nunangat

Stratégie nationale sur la inuite sur la recherche - inégalités sociales et économiques dans l'Inuit Nunangat

Source : Stratégie nationale inuite sur la recherche

 

Enfin, les séquelles de la colonisation et des rapports de pouvoirs sont encore grandes pour cette population jeune dont l’âge médian est de 23 ans contre 38,8 ans pour le reste de la population canadienne (Statistique Canada). Différentes visions du monde doivent aujourd’hui s’accorder sur un même territoire selon une double polarité : une cosmovision euro-canadienne dualiste instaurant une rupture entre l’Humanité et la Nature et une cosmovision holiste animiste du monde développant une conception élargie du vivant où le spirituel et le monde matériel physique sont imbriqués (Chanteloup et al., 2018 ; Joliet, 2014).

 

2. Rémanence des paysages de l’arcticisme : du mythe glacé au laboratoire à ciel ouvert

Les pays européens vouent un attachement profond aux pôles, comme en témoignent, en France, les sagas des explorateurs Paul-Émile Victor et Jean Malaurie, une Ambassade des Pôles, un Institut Polaire Français (IPEV), une Arctic Week depuis 2018.

Les représentations de paysages arctiques sont majoritairement réalisées par et pour les occidentaux. Nous verrons comment le mythe du Grand Nord ou du Grand Blanc (la neige et la banquise seraient une qualité immanente de l’Arctique) a marqué les représentations du paysage arctique construites par l’Occident, et quels paysages sont emblématiques aujourd’hui. Ce mythe glacé qui préside aux représentions occidentales de l’Arctique et active des pratiques spécifiques a connu une inflexion. Depuis les tableaux réalisés au retour des premiers explorateurs jusqu’aux descriptions scientifiques détaillées des villages et de leur environnement à partir du XXe siècle, le portrait paysager du Grand Blanc s’est dévoilé progressivement, tout en nourrissant de nouvelles aspirations et pratiques au sein d’un environnement arctique soumis aujourd’hui plus que jamais aux influences de la mondialisation.

2.1. Du mythe du Grand Blanc…

Il suffit de porter un regard attentif à la carte de l’Arctique circumpolaire pour s’apercevoir que les mers et les îles portent le nom des Européens qui les ont découvertes ou en l’honneur de qui elles ont été découvertes, ignorant une quelconque toponymie autochtone préexistante possible : les mers d’Hudson, les îles Bylot, îles de la reine Elisabeth, de Baffin, etc. Ce territoire arctique canadien ainsi nommé (étymologie grecque arktos, Antomarchi et Joliet, sous presse), est en effet approprié par les Euro-Canadiens au titre de terra nullius. Sans n’y avoir jamais été, Mercator est le premier à tenter de dresser une cartographie du Pôle Nord au XVIe siècle (document 10).

 Document 9. La première carte de l’Arctique, en projection polaire, par Mercator (XVIe siècle)

Mercator — carte de l'Arctique en projection polaire

 Source : L’apparition du Nord, Bibliothèque de l’université Laval

 

Le portrait emblématique du Grand Blanc euro-canadien est caractérisé par la vaste scène de la banquise, des icebergs, des aurores boréales, animée par les motifs de l’Esquimau (avec le kayak, l’igloo, l’inukshut, le traîneau à chiens), de l’ours, de la baleine, et du phoque. Ces scènes répétées à l’envi dans les récits de voyage, les romans de Jules Verne (document 11), les peintures de Landseer, les gravures du magazine hebdomadaire L’Illustration, le film Nanook of the North (document 12) font advenir le mythe (Joliet, 2014). Jusqu’au milieu du XXe siècle ces sublimes « horreurs » exercent une fascination romanesque, légitimée par le prosélytisme de l’église chrétienne et l’appât du gain de la fourrure.

Document 10. Couverture de l'édition originale des Aventures du capitaine Hattéras de Jules Verne (1867)

Jules Verne — Aventure du capitaine Hatteras

Le sous-titre mentionnant « les anglais au pôle Nord » fait référence à la compétition entre la France et l’Angleterre pour conquérir les terres aux confins du monde pendant la traite des fourrures. Sur fond de paysage blanc aux éléments déchaînés, on voit le navire de l’expédition et les explorateurs.

Document 11. Affiche récente de Nanouk l’Esquimau (1922)

Flaherty — Nanouk l'Esquimau

Le film de l’arpenteur Flaherty au Nunavik est la première référence ethnographique concernant « les Esquimaux ». Ce film sorti en 1922 est encore aujourd’hui, un support de spectacle sonore très répandu et un témoignage encore utilisé pour connaitre la culture inuite.

Toujours sur fond blanc, ce sont cette fois les Esquimaux qui occupent la scène avec leurs traineaux à chiens en arrière-plan, et leurs vêtements traditionnels en fourrure animale. Voir le film sur YouTube.

2.2. … au Wilderness scientifique, récréatif et toujours pionnier

Un nouveau type de fréquentation contribue à fixer de manière figurative et réaliste les paysages arctiques jusqu’alors fantasmés par les Euro-Canadiens. La fréquentation occidentale du Wilderness arctique se fait plus nombreuse et étalée sur les saisons en devenant accessible grâce au trafic aérien régulier. En cela elle laisse découvrir un visage estival de l’Arctique jusque-là ignoré : le vert de sa toundra et le bleu de ses mers libres de glace. Le Wilderness est une icône de nature qualifiée de sauvage, originelle, immense, inhabitée, inventée en Amérique du Nord au XIXe siècle. C’est ce concept de paysage qui a donné naissance aux parcs nationaux, et ensuite aux réserves faunistiques et floristiques. Ces deux versants du Wilderness arctique contemporain contribuent donc à des formes de pratiques en plein essor, les sciences environnementales et le tourisme de nature « sauvage », donnant lieux aux représentations paysagères inondant aujourd’hui les réseaux sociaux (Joliet, sous presse) et animant la cause de nombreuses ONG (voir document 26). En effet, la conjonction de l’avancée des moyens technologiques – notamment la représentation cartographique détaillée, les réseaux aériens assurant une accessibilité régulière à l’Arctique, les réseaux internet –, avec l’accélération du réchauffement climatique accrue au pôle Nord a conduit à une fréquentation des chercheurs sans précédent, visant à mesurer l’évolution d’une nature soumise à l’anthropisation perçue de plus en plus comme destructrice. Le public de visiteurs qallunaat de l’Arctique est donc aujourd’hui représenté en partie par les scientifiques (document 12) toujours plus nombreux avec l’implantation croissante de stations de recherche (document 13).

Document 12. Contemplation du spectacle paysager du « Grand Blanc »

Fabienne Joliet — grand blanc

Une chercheuse qui contemple le paysage de la Baie d’Hudson. Cliché : Fabienne Joliet, mars 2011.

Document 13. Station de recherche au Nunavik

Fabienne Joliet — station scientifique

Station de recherche du Centre d’Études Nordiques et du Centre de Recherches Makivik rénovée et équipée d’énergie solaire, Lac à l’Eau Claire, latitude 56°N, été, (Nunavik), Cliché : Fabienne Joliet, août 2012.

C’est bien le mythe glacé en voie de disparition que le tourisme de paysage « vierge », « rebelle » aspire à contempler (Antomarchi, 2005, 2017). La multiplication des parcs nationaux et des réserves naturelles depuis une trentaine d’années (documents 14 et 15) constitue aujourd’hui le principal écrin du développement touristique arctique, sécurisé par des guides et accessible par des sentiers répertoriés. La constitution de ces parcs a également une dimension politique majeure dans la mesure où ils permettent notamment au Québec d’atteindre le ratio fédéral minimum exigé de 8 % d’aires protégées (documents 16, 17, 18).

Document 14. Zones côtières et marines protégées

Aires marines protégées canada

Source : Gouvernement du Canada

 
Document 15. Les Parcs nationaux du Nord canadien
parcs nationaux canada
 
Document 16. Aires protégées au Nunavik

aires protégées Nunavik

 
Documents 17 et 18. Documents promotionnels pour le tourisme canadien

Tourisme au Nunavik

« L’immensité du Grand Nord, sa culture millénaire, ses paysages spectaculaires, ses aventures exaltantes. Accompagnés de nos guides inuits, réalisez le périple de votre vie. Un majestueux sommet et une ascension vertigineuse, de grandioses aurores boréales et la toundra à son meilleur, un cratère éternel aux eaux cristallines et des torrents rebelles vous attendent ».

Si « nos » guides inuit sont évoqués, ils ne figurent pas dans le paysage : on ne voit que la grande nature sauvage, incarné par les motifs paysagers de la toundra à perte de vue et des caribous. Seul l’hélicoptère marque une présence anthropique passagère, mais extraordinaire. 

Source : Quebec original [page disparue depuis sa consultation]

Tourisme au Nunavik

La banquise, le fjord et ses icebergs sont les motifs paysagers. Le paquebot et le Zodiac comme unique présence anthropique passagère. Source : Vincent Groizeleau, « Le tourisme en plein essor en Antarctique », Mer et Marine, photographie de Vincent Groizeleau.

 

Le paradigme de la finitude écologique, à savoir en Arctique la fonte de la calotte glaciaire du Pôle nord, l’extinction d’espèces et le tarissement des ressources fossiles, a également conduit à une fréquentation touristique aspirant à contempler l’un des derniers confins de nature au monde (document 18). À l’image du succès de la Terre de feu en Antarctique, le tourisme de nature extrême, « sauvage », vierge, se tourne vers l’Arctique. Le coût des destinations arctiques restreint néanmoins la quête aux plus fortunés. Les croisières qui inaugurent le passage du Nord-Ouest depuis deux ans participent de ce tourisme lucratif. Les navires font office de vigie consternante lors de la période estivale avec une banquise qui se disloque et qui fond : une des offres à la carte du tourisme « de la dernière chance » ou Doomsday tourism (« tourisme de l'apocalypse »). Il reste que la fréquentation touristique, en dehors des croisiéristes, est peu nombreuse en raison de ses tarifs prohibitifs, touristes qui n’établissent que peu de contacts avec les habitants locaux (Chanteloup, 2012).

Enfin et surtout, les pratiques d’un front pionnier, inhérent au portrait du Wilderness, ne cessent de s’accroître avec les divers travailleurs temporaires qui investissent les villages de quelques jours à quelques mois mais rarement pour plusieurs années : mentionnons les « gars de la construction », géomètres, qui œuvrent à la rénovation et l’extension des villages, les conducteurs de travaux et ouvriers des mines, les services gouvernementaux du Québec qui assurent la santé, les médecins, dentistes et vétérinaires « volants », les « travailleurs sociaux », les infirmiers, les enseignants, les pilotes et leurs équipes aériennes en transit.

 

3. Résilience et paysages de l’inuititude : la Terre-Mère spirituelle et nourricière

L’inuititude est une réaction à la colonisation et la mondialisation. Elle est l’expression de l’essence de la culture inuite telle qu’elle est produite par les Inuits eux-mêmes aujourd’hui. Elle apparaît également comme une forme de résilience avec des alternatives au modèle occidental.

La vision inuite holiste du monde n’a jamais été dissociée comme en Occident à partir de la Renaissance. Dès lors une grande partie des Inuits, habitants de l’Arctique canadien, ne considèrent pas leur environnement comme un objet mais comme un tout cohérent, enfanté et organisé durablement par la Terre-Mère. L’animisme – une forme de holisme – n’est pas une religion mais une spiritualité, qui régit un mode de vie communautaire des êtres vivants, unis par leurs esprits. Cela se traduit dans l’économie contemporaine notamment par les modèles entrepreneuriaux inuits, basés sur le modèle des coopératives et de l’organisation communautaire (Martin, 2003) : l’épicerie, l’hôtel, le congélateur, l’aéroport sont uniques par communauté et labellisés « Coop » ; il en est de même pour les compagnies aériennes inuites. Le concept de Terre-Mère induit également que la propriété privée n’existe pas et même si des programmes fédéraux et provinciaux visent à développer celle-ci parmi les habitants, cette dernière reste rare et peu mise en œuvre.

Par conséquent, bien que la colonisation eurocanadienne ait entraîné une certaine confrontation avec l’altérité, il n’en demeure pas moins que la représentation inuite de l’Arctique reste le cœur de leur identité (Collignon, 1995) et s’exprime dans les actions et négociations que portent leurs instances de gouvernance (au Nunavik par exemple la société Makivik et le Kativik). D’où, par exemple, une compréhension inuite des variations d’ours polaires différentes de celle des chercheurs occidentaux, ou encore une perception différente des parcs nationaux vus avant tout comme « lieux où se reposer » et non comme espace de protection d’une nature en danger, et dont ils s’interrogent sur la propriété du périmètre.

Les formes inuites de résilience passent par des alternatives telle que la multiplication des cabines sur le territoire en réaction à la sédentarisation, le maintien du repas à même le sol des maisons sur un carton pour les repas constitués de country food (document 23) ; l’enseignement de l’inuktitut à l’école en maternelle et à mi-temps pour la primaire, et le maintien prépondérant de la langue dans les conversations du quotidien ; des appropriations comme celui de l’alphabet syllabique créé par les missionnaires pour l’écrit de l’inuktitut, et qui a permis l’écriture d’un premier dictionnaire inuktitut par Taamusi Qumaq ; le développement du numérique et des réseaux sociaux et les nombreuses pages Facebook communautaires qui viennent compléter la radio communautaire comme moyen d’échange et de communication au sein des villages…

3.1. La Terre-Mère arctique et la spiritualité ambiante

La représentation du monde arctique animiste est portée par le mythe de la Terre-Mère, qui organise les âmes qu’elle a enfantées sous des enveloppes physiques différentes dont l’Inuk (« être humain » en inuktitut, et mot dont inuit est le pluriel), mais également les animaux et certains esprits qu’on peut rencontrer notamment en territoires (voir la bande-annonce du jeu vidéo ci-dessous). L’histoire orale inuite est notamment l’expression de la continuité des intériorités entre humains et animaux (Saladin d’Anglure, 1990). Par exemple, l’histoire de Sedna, figure tutélaire de la mer, raconte que les mammifères marins sont issus des doigts de cette femme que son père a tranchés, alors qu’elle s’accrochait à son embarcation après que celui-ci l’ait jetée par-dessus bord. Par ce système de croyances la nature est socialisée, et par conséquent, elle n’est pas un objet distanciable, extérieur en tant que tel. Ainsi en va-t-il d’un apparentement physique entre les parties du corps inuites et les formes de l’environnement arctique : un même terme inuktitut pouvant par exemple désigner à la fois le bord de l’œil et une baie (Therrien, 2005).

Document 19. Bande annonce du jeu vidéo Never Alone

Le jeu vidéo Never Alone met en scène une jeune Inupiat (Inuite d’Alaska) en constante interaction à travers l’entraide ou des confrontations avec les animaux mais aussi les esprits.

Le monde inuit est donc organisé et façonné autour de différentes figures tutélaires dotées d’une âme, et incarnées à la fois par l’humain et l’animal : Nuna représente la Terre-Mère, Sila se réfère à l’espace de la voûte céleste entre terre et mer, et Tariuq à l’espace marin mais qui apparait comme un prolongement de la terre lors de la formation de la banquise en hiver. Le regard inuit porté sur ces différentes entités est donc largement empreint de cette interconnectivité entre les êtres vivants, que ce soit par la symbolique de l’inukshut ou des aurores boréales (documents 19 et 20). De même, l’attachement inuit à la grandeur des panoramas et aux formes géomorphologiques monumentales tient à l’analogie que les Inuits établissent entre la résistance millénaire géologique et la résilience ancestrale du peuple inuit. Ainsi, l’embouchure d’une rivière, le pied d’une colline, ou une plage, s’animent sous le regard habitant (Joliet et Chanteloup, sous presse, Chanteloup et al., 2017).

Document 20. Inukshut et aurores boréales, Nunavut

Inukshut — Gilles Chanteloup, 2005, Nunavut.

Le terme inukshut, littéralement « homme de pierre », désigne un cairn construit par un Inuit pour indiquer une direction. Il incarne l’âme de son auteur. Cliché : Gilles Chanteloup, 2005, Nunavut.

aurores boréales — Gilles Chanteloup, 2002, Nunavut.

Une légende inuite est à l’origine du nom désignant les aurores en inuktitut. « Un couple jusque-là infertile a un enfant après que le père a aperçu des faisceaux lumineux dans le ciel. Sa femme et lui ont ensuite le bonheur de voir naître un fils, baptisé Arsaniq. Des années plus tard, Arsaniq, devenu adolescent, perd son père au milieu d’une tempête. Inconsolable, la mère d’Arsaniq meurt de chagrin peu après. Un jour, l’orphelin voit à son tour les formes lumineuses dont son défunt père lui a parlé. Se sentant irrésistiblement attiré par elles, il devient lui-même un rayon de lumière. Depuis, les Inuits appellent les aurores arsaniq. »

Source : Objectif Nord, Télé-Québec. Cliché : Gilles Chanteloup, 2002.

3.2. Nourrir le corps et apaiser l’âme inuite

Peuple de chasseurs-cueilleurs, le peuple inuit est ontologiquement lié à la Terre (mère) qui le nourrit. Si la sédentarisation a profondément fait évoluer les modes de consommation et que la nourriture transformée représente le quotidien des individus, l’attachement à la country food reste un pilier de l’identité inuite. Le succès de la junk food importée avec la colonisation puis la mondialisation, et les problèmes de santé qu’elle engendre (obésité, diabètes), n’ont pas entravé le goût pour le gibier chassé ou pêché et n’arrive pas à remplacer dans les préférences alimentaires un morceau de caribou ou le maqtaa (graisse de baleine). La nature arctique reste donc pourvoyeuse du peuple inuit, qui sur des sorties désormais plus courtes, estime toujours autant la pratique de la chasse, pêche et cueillette que la nourriture qu’elle leur procure (documents 21, 22, 23).

Documents 21, 22, 23. Découpe d'un phoque, évolution des pratiques de chasse, repas traditionnel de country food.
Découpe d’un phoque — Gilles Chanteloup, 2002, Nunavut. Évolution des pratiques de chasse — Fabienne Joliet 2011 country food — Laine Chanteloup, 2015, Nunavik
À gauche : découpe d'un phoque, Qikiqtarjuaq, Nunavut. Cliché : Gilles Chanteloup, 2002. Au centre : évolution des pratiques de chasse, Umiujaq, Nunavik. La chasse se pratique aujourd’hui sur des temps plus courts et avec armes à feu et motoneige, le temps d’un weekend. Cliché : Fabienne Joliet, mars 2011. À droite : repas traditionnel avec de la country food, Umiujaq, Nunavik. Caribou et lagopède sont mangés crus, découpés avec le couteau traditionnel inuit, le ulu. Les Inuits découpent et mangent la nourriture traditionnelle à même le sol de la cuisine, comme dans la tente ou l’igloo. Cliché : Laine Chanteloup, 2015.

Aujourd’hui, cette nourriture devient toutefois dangereuse à la consommation en raison des pollutions accumulées dans les graisses des animaux marins, comme le mercure dans le poisson ou bien des nouveaux parasites qui se développent dans la viande animale. De plus, les pratiques de chasse et pêche deviennent de plus en plus coûteuses, ou encore difficiles à mettre en œuvre en raison du développement de l’économie de marché et des horaires imposés par l’emploi salarié. Elles ont également fortement évolué avec les nouvelles technologies et la présence de motoneiges, de bateaux à moteur, d’armes à feu ; le progrès technique permet aujourd’hui l’apparition d’une agriculture arctique avec le développement de serres au sein de différentes communautés (Martin, 2003). Ces serres, produits d’une altérité euro-canadienne, participent à la production de petits fruits et de plantes locales et visent à réinscrire les communautés dans une autonomie alimentaire qui reste toutefois encore fortement dépendante des saisons (document 24, Lamalice et al., 2016).

Document 24. Projet de recherche développé autour de la serriculture arctique

Annie Lamalice

Source : Annie Lamalice, https://www.polarharvest.com/paysages-comestibles-et-agriculture-nordique-pour-la-souverainete-alimentaire/

 

À l’envers du mythe du Grand Blanc, les saisons inuites sont d’ailleurs très diverses (document 25). Elles sont définies notamment par l’itinérance du gibier et les pratiques de prélèvement associées, le cycle de vie animal et végétal, la durée de l’ensoleillement, le degré de couvert neigeux ou glacé, l’état de la neige.

Document 25. Roue des saisons inuites d’après Collignon, 1996

Béatrice Collignon 1996 — roue des saisons inuites

Figures reproduites avec l'aimable autorisation de l'autrice.

Béatrice Collignon 1996 — roue des saisons inuites

La vision inuite du monde fait dialoguer humains, esprits, animaux, et éléments paysagers ; le paysage arctique fait partie intégrante du corps inuit et sous-tend ainsi son bien-être. Ainsi, le territoire est source et ressource pas seulement pour le corps mais également pour la santé mentale des individus qui y voient aujourd’hui un lieu de sérénité et d’apaisement face aux mal-être et problèmes sociaux associés aux villages. Cet échange avec le territoire mais aussi avec les différentes composantes de la vision holiste inuite, que ce soit les animaux ou les esprits, s’exprime par le biais de rituels mis en œuvre lors de la mise à mort des animaux ou lors de cérémonies, par des chants de gorge et des partages d’histoires orales entre ainés et jeunes.

Conclusion

L’Arctique canadien est donc pluriel, multi-facettes, creuset de différentes influences, regards, envies, tiraillés et recomposés entre arcticisme et inuititude. Sources de fascination pour les Euro-Canadiens, ce territoire est aujourd’hui un cœur géopolitique et diplomatique international majeur des enjeux soulevés par les débats autour de l’anthropocène : différents récits et valeurs associés s’entremêlent, se confondent et parfois s’effacent devant les progrès techniques et les désirs de conquête pour toujours mieux maitriser cet environnement aux limites de l’écoumène, et dans lesquels est enchâssée la lutte contre le changement climatique. Dernière frontière pour les uns, ce territoire reste aussi le prolongement du corps et de l’identité inuite pour les autres. D’où ces mêmes enjeux vécus différemment et qui appellent à la prise en compte et meilleure reconnaissance des Inuits sur la scène nationale et internationale. Plus qu’une reconnaissance politique, c’est aussi une prise en compte de leurs cosmovisions qui est aujourd’hui fondamentale. Car toute intrusion sur les terres arctiques, toute décision politique et économique ou écologique (document 26), qu’elles visent l’exploitation ou la protection des ressources naturelles, sont vécues comme un processus d’amputation du corps inuit. C’est pourquoi, face aux enjeux contemporains des changements climatiques, l’activiste politique nunavimmiut (inuite du Nunavik) Sheila Watt Cloutier se réfère aux droits humains et en appelle au « Droit d’avoir froid », car le problème de l’augmentation des températures n’est pas qu’une question de disparition de la banquise ou des ours polaires qui en dépendent, ni d’événements climatiques exceptionnels. C’est aussi et avant tout une question de survie et de prise en compte culturelle, des savoirs autochtones notamment, particulièrement recherchés par les Occidentaux après les avoir méprisés.

Document 26. Affiche d’une campagne de l’ONG Greenpeace : l’Arctique sans humains

Greenpeace : Arctique l'innocence en danger

L’affiche montre un monde blanc, fragile et « innocent », menacé par la convoitise et l’extraction de ses ressources. Il n’y a aucune allusion aux peuples autochtones qui vivent en Arctique. Le sauvetage dans cette affiche est donc supposé venir d’un Occident alerté ?

 

Bibliographie

Références citées
Pour aller plus loin
  • Alethea Arnaquq-Baril, 2016, Angry Inuk, 85 min, Unikkaat Studio Inc
  • Chanteloup L., 2013, “Wildlife as a touristic resource in Nunavut”, Polar record, vol. 49 (3), 240-248
  • Chanteloup L., Joliet F. & Herrmann T.H. (2019), “Learning and insights from a participatory photography project with Cree and Inuit about the land (Nunavik, Canada)”, Polar Geography
  • Chartier D., 2005, « Au-delà, il n’y a plus rien, plus rien que l’immensité désolée. Problématique de l’histoire de la représentation des Inuits, des récits des premiers explorateurs aux oeuvres cinématographiques », Revue Internationale d’Études canadiennes/International Journal of Canadian Studies, vol. 31, p. 177-196.
  • Joliet, F., Chanteloup, L., & Nadeau, V. (2017). « Les paysages du parc national Tursujuq dans le regard de ses habitants Inuits et Cris », Bulletin de Conservation des Parcs du Québec, p. 45-48.,
  • Therrien M., Les Inuit, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 57.
Sitographie

Remerciements

Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du Labex DRIIHM, programme « Investissements d’avenir » portant la référence ANR-11-LABX-0010.

The present research project N° 1043 NUNA was supported by the French Polar Institute (IPEV).

 

 

Fabienne JOLIET
Professeure, Agrocampus Ouest, Angers, UMR 6590 ESO

Laine CHANTELOUP
Professeure assistante en géographie des ressources de montagne, Université de Lausanne, membre associée au CIRM (Suisse) et à l’UMR CNRS 6042 GEOLAB – page professionnelle

 

 

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Fabienne Joliet et Laine Chanteloup, « Le prisme des représentations paysagères arctiques des Inuits et des Qallunaat : l’exemple du Nunavik (Canada) », Géoconfluences, janvier 2020.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/arctique/articles-scientifiques/representations-paysageres-inuites-et-qallunaat