Wuhan, d’un centre industriel secondaire à une "Chicago de l’Est"

Publié le 12/11/2020
Auteur(s) : Georgina André, docteure en géographie, doctorante en design urbain - université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, université de Wuhan

Mode zen

Ville de 11 millions d'habitants, Wuhan est longtemps restée à l'écart des grandes politiques nationales tournées vers les provinces littorales puis celles de l'Ouest. Encouragées par les politiques nationales de développement des villes proches du corridor du fleuve Yangzi, les autorités municipales ont récemment enclenché un processus volontariste de métropolisation. Bien que cette « métropolisation en projets » stimule le développement local, elle fragmente néanmoins le territoire wuhanais et renforce les inégalités socio-spatiales.

Bibliographie | glossaireciter cet article

Wuhan, municipalité de 11 millions d'habitants située sur le cours moyen du fleuve Yangzi, est la capitale de la province du Hubei. Avant d'être aujourd'hui mondialement connue comme le foyer d'origine de la pandémie du Covid-19, Wuhan, pôle de l'économie industrielle socialiste, se plaisait à se nommer le « Chicago de l'Est » et visait alors une place de « ville mondiale de troisième rang » sur la scène internationale (Feng et al., 2017, p. 17).

En effet, la politique de métropolisation de Wuhan initiée depuis le début des années 2000 ne vise pas tant au rattrapage du niveau de développement des métropoles du littoral qu'à stimuler le développement économique régional par la valorisation des avantages stratégiques de la municipalité wuhanaise. Cette politique est confortée par le pouvoir central qui considère les grandes villes de l'intérieur telle Wuhan comme des pôles de rééquilibrage et de relais des politiques étatiques dans l'ensemble du territoire chinois (Sanjuan, 2012, p. 255-257).

Le processus de métropolisation de Wuhan se caractérise par un fort volontarisme dans la mise en œuvre de projets emblématiques d'une métropole moderne. Plutôt que de mesurer l'effet de ces politiques dans l'intégration de Wuhan aux circuits économiques mondiaux, ce projet métropolitain est ici analysé au crible des recompositions socio-spatiales qu'il engage. En effet, malgré l'ambition municipale de structurer son territoire par un système métropolitain polycentrique, les espaces urbains ne sont pas tous soumis à la même intensité de développement (document 1). L'hétérogénéisation des modes de vie et des trajectoires sociales des résidants permises par ces recompositions spatiales est porteuse de nouvelles stratifications sociales.

Document 1. La construction de la ligne de métro n° 6 dans la rue Sanyang (ville historique de Hankou)

Georgina André - Construction ligne métro

Les grands travaux de construction du réseau de métro, symbole du projet d'intégration municipale, et la coexistence de différentes strates de développement visibles par la diversité des morphologies urbaines le long de la rue Sanyang fragmentent le tissu urbain.

 

1. Wuhan : de la conurbation à la « ville centrale de rang national »

La municipalité de Wuhan est née d'une décision administrative des années 1930 de fusionner trois bourgs de part et d'autre du Yangzi, et de son affluent de rive gauche, la Han. La présence du fleuve Yangzi et des nombreux lacs et espaces en eaux freine malgré tout l'intégration des espaces urbanisés de cette municipalité morcelée. En réponse à cette urbanisation dispersée, la politique de construction de grandes infrastructures ((Cinq ponts ont été construits sur le fleuve Yangzi depuis 1995, la gare historique de Hankou a déménagé en périphérie de la zone urbaine centrale en 1991, le nouvel aéroport de Tianhe a été ouvert en 1995 (André, 2015).)) initiée au milieu des années 1990 et accélérée depuis le milieu des années 2000, confirme la position de la municipalité wuhanaise comme un hub de transport majeur du territoire chinois et favorise l'émergence du projet métropolitain.

1.1. Wuhan, une conurbation au bord du Yangzi

La ville de Wuhan résulte d'une conurbation de trois noyaux urbains historiques distincts, Hankou, Hanyang et Wuchang. Wuhan, « ville aux cents lacs » (Shu, 2011), se situe en aval des montagnes de la province du Sichuan et commande la vaste plaine alluviale du Yangzi et de la Han. Elle a été jusqu'à la fin du XIXe siècle un important port fluvial, puis l'un des bastions des politiques nationales de modernisation industrielle du tournant du XXe siècle et des premières décennies de la République populaire de Chine.

La ville a néanmoins basculé dans l'angle mort du développement chinois à partir de la période des réformes des années 1990 : concernée ni par les grandes politiques nationales d'ouverture de la façade littorale des années 1990, ni par celles du développement de l'Ouest en 2000, Wuhan vit largement à l'ombre de la métropole shanghaienne. Encombrée par un patrimoine industriel vieillissant et ne disposant pas de moyens financiers suffisants pour mailler un territoire municipal vaste et morcelé par le réseau des rivières et des lacs, la Municipalité échoue à structurer l'étalement urbain des années 1990 et 2000.

Wuhan a néanmoins des atouts pour promouvoir un agenda métropolitain : sa valeur de hub de transport fluvial, routier et ferré national la dote dès le début du XXe siècle d'une bonne accessibilité depuis les grandes villes chinoises. De plus, la ville a su construire ses propres réseaux internationaux permettant la relance de son économie industrielle, à l'exemple du partenariat économique avec la France autour du secteur automobile, initié dès le milieu des années 1990. L'attractivité de ses nombreuses universités, dont certaines sont reconnues à l'échelle nationale comme l'université de Wuhan (Wuhan daxue) ou l'université Hust (Huazhong keji daxue), fait aussi de Wuhan un partenaire privilégié pour les échanges universitaires internationaux entre réseaux de villes de deuxième ou troisième rang.

1.2. L'émergence de l'agenda métropolitain de Wuhan

Conforté par de nouvelles orientations politiques nationales en matière de développement économique et urbain régional, l'agenda métropolitain de Wuhan se met en place au milieu des années 2000 : les discours s'ajustent concernant le positionnement de la ville dans le territoire national. Wuhan rejoint alors le groupe des métropoles secondaires de l'intérieur de la Chine. Ces discours s'appuient rapidement sur des actions politiques et les premiers chantiers métropolitains tels que la construction du métro, les centres d'affaires, le développement des zones économiques s'amorcent au milieu des années 2000.

Document 2. Les échelles du projet métropolitain de Wuhan au début de la décennie 2010

Georgina André - carte échelles du projet

Sources : « Wuhan chengshi zongti guihua (2006-2020) » [Schéma directeur de Wuhan (2006-2020)] ; « Wuhan chengshi zongti guihua (2010-2020) » [Schéma directeur de Wuhan (2010-2020)] ; Open street map, 2018.

 

La stratégie « Wuhan 2049 » vise à intégrer les municipalités voisines de Wuhan dans le projet du Grand Wuhan. Les premières initiatives lancées dans le cadre de cette coordination inter-municipale concernent la construction de liaisons routières et ferrées rapides.

Du point de vue du développement économique régional, elle bénéficie de la politique stratégique du « corridor économique du Yangzi » (Changjiang jingji dai). Cette stratégie fait partie des trois grandes politiques nationales de la fin des années 2000, au côté de « la route de la soie terrestre et maritime » (yidai yilu) et du « développement coordonné de Beijing-Tianjin-Hebei » (Jingjinji hetong fazhan). Elle vise à relier par l'ensemble des réseaux de transports les trois grandes régions urbaines de Chengdu-Chongqing, du cours-moyen du Yangzi, auquel Wuhan se rattache, et du delta du Yangzi (document 3). Le rôle de Wuhan comme un hub de transport national où doivent s'intégrer les transports fluvial, ferré, routier et aérien est renforcé par cette politique. 

Document 3. L'insertion de Wuhan dans le corridor économique du Yangzi

Corridor économique du fleuve Yangzi (Yang Tse Kiang) régions urbaines (grappes urbaines)

 

Par ailleurs, Wuhan domine le réseau urbain de la province du Hubei : concentrant 20 % de la population et plus d'un tiers du PIB de la province, elle est au cœur d'une aire d'influence englobant la ville et les municipalités limitrophes appelée « le cercle urbain de Wuhan » (Wuhan chengshi qun). Cette trajectoire de développement, comparable à d'autres grandes capitales provinciales chinoises comme Chengdu dans la province du Sichuan, a été reconnue par le gouvernement central par l'obtention du label de « ville centrale de rang national » (guojia zhongxin chengshi).

Ce label vise trois objectifs : la compétitivité des villes sélectionnées à l'échelle internationale ; le développement ordonné des pôles urbains provinciaux ; un contrepoids à l'attractivité des grandes villes de la façade littorale comme Shenzhen. Le choix des villes a donc été établi selon des critères économiques, tels que leur produit régional brut (PRB), mais aussi selon des raisons politiques en désignant certaines villes comme pôles d'entraînement du développement régional. Ce faisceau de politiques nationales et provinciales et la reconnaissance officielle de la place stratégique de Wuhan dans l'armature urbaine nationale ouvre alors une ère de développement intense de la municipalité wuhanaise.

1.3. La métropolisation : l'accélérateur d'une transition multiple

La convergence de ces grandes politiques nationales ouvre une période de développement accéléré pour la municipalité de Wuhan. La construction du réseau de métro, symbole de l'entrée de la ville dans son âge métropolitain, en est l'un des symptômes les plus évidents : si la Municipalité de Shanghai a construit un réseau de 11 lignes de métro entre 1995 et 2012, soit un peu plus d'une ligne par an (Henriot, 2013, p. 166), la construction du réseau de métro de Wuhan a longtemps stagné pour poursuivre depuis 2012 un rythme très soutenu d'ouverture de deux lignes ou nouvelles sections de ligne de métro par an. En 2019, le réseau compte neuf lignes.

Or, le déploiement de l'ambition métropolitaine opère au côté d'autres dynamiques : la municipalité wuhanaise n'engage pas seulement une transition métropolitaine, mais plusieurs transitions successives et parfois concomitantes du fait de la rapidité de la croissance urbaine. La transition urbaine, autrement dit l'urbanisation des espaces et des populations agricoles, ainsi que la régularisation des modes de propriété et d'utilisation du sol nécessaires à la sortie de l'ancien régime socialiste industriel ne sont pas achevées au moment des premiers projets métropolitains. De nombreux anciens villages, totalement urbanisés ou encerclés par l'urbanisation, sont encore administrés sous un régime de propriété collective ; des terrains industriels désaffectés et leurs anciennes résidences ouvrières existent toujours dans la zone urbaine centrale (document 4).

Document 4. Un ancien village encerclé par l'urbanisation dans l'arrondissement de Qingshan

étalement urbain - doigt de gant - périurbanisation - village urbain -

Dans un « doigt de gant » de l'urbanisation wuhanaise, ce village disparaît progressivement face à la construction du réseau viaire et ferré, d'entrepôts et de nouvelles résidences.
Coordonnées GPS : 30°35'29.7"N 114°26'02.3"E

 

Les projets métropolitains permettent l'accélération de ces transitions urbaines et économiques. La création d'un quartier d'affaires dans l'ancien secteur industriel de Xujiapeng en est l'un des nombreux exemples (carte 2 et photographie 3). Ciblés sur certains secteurs, ces projets métropolitains ne transforment pas de manière uniforme l'espace urbain wuhanais. Fragmentation et polycentrisme caractérisent alors cette nouvelle organisation spatiale.

 

2. Les marqueurs spatiaux de la métropolisation de Wuhan

Deux échelles se forment dans cette municipalité wuhanaise en transition : un espace métropolitain polycentrique et les secteurs résidentiels, nouveau référentiel urbain de la vie urbaine quotidienne.

2.1. Une organisation spatiale hybride

L'ancien régime socialiste préférait l'agglomération de plusieurs cités ouvrières ou universitaires administrées par l'organisme public dont elles dépendaient (le modèle de « l'unité de travail », danwei) à une organisation hiérarchisée des espaces urbains (document 5). Cette conception est aujourd'hui totalement abandonnée et l'éloignement des espaces par rapport à la zone urbaine centrale détermine aujourd'hui leur fonction.

Document 5. Le campus de l'université des Postes et Télécommunications de Xi'an construit dans les années 1950, un exemple d'aménagement selon le modèle de l'unité de travail

 plan d'université

Le plan du campus comprend : les bâtiments administratifs, la bibliothèque, un centre médical, des dortoirs pour les étudiants, des cantines, des salles d'eaux collectives, des appartements pour les fonctionnaires, des équipements de la vie quotidienne, une usine servant d'espace d'entraînement professionnel, une bibliothèque, les bureaux des syndicats.

Source : Bray, David, 2005, Social Space and governance in Urban China, Stanford, Stanford University Press, p. 150.

 

Ainsi, les projets métropolitains situés dans les trois noyaux urbains historiques ont-ils une vocation patrimoniale et culturelle, ceux des secteurs péri-centraux servent de centres d'affaires (document 6), et ces projets forment des centres économiques et résidentiels secondaires en périphérie urbaine proche (à proximité du troisième périphérique).

Document 6. Le quartier d'affaires de Wuchang en construction vu depuis la rive gauche du fleuve Yangzi (2016)

Georgina André - quartier d'affaires CBD Wuchang

 

Au-delà du troisième périphérique, des villes nouvelles, relais des bourgs-centres des arrondissements éloignés, sont planifiées et certaines en cours de construction. L'éco-cité sino-française de Caidian, située à mi-chemin entre l'ancien bourg-centre de l'arrondissement rural de Caidian et l'extrémité ouest de l'arrondissement central de Hanyang, illustre ces villes nouvelles conçues pour faciliter le redéploiement de la population urbaine dans les périphéries de la municipalité (document 7).

Document 7. Le site de l'éco-cité sino-française de Caidian

écocité de Caidian Hubei

Le projet d'éco-cité, initié en 2014 dans le cadre d'une coopération bilatérale entre les gouvernements chinois et français, est en cours d'aménagement comme on le devine par la construction de nouveaux ensembles résidentiels contemporains. L'expropriation des populations rurales et la prise en compte du contexte environnemental posent un défi à l'aménagement de ces éco-cités.

Source : Arte Charpentier Architectes, 2018.

 

Enfin, un réseau de métro dense connectera à terme ces projets stratégiques et permettra une traversée plus fluide de l'espace urbain wuhanais (document 8).

Document 8. La planification et le maillage des projets métropolitains de Wuhan

Georgina André - plan carte de Wuhan métropolisation

Sources : Sheng, Hongtao (dir.), 2014, Wuhan zhongdian gongneng qu guihua tansuo [Exploration de la planification des zones principales fonctionnelles de Wuhan], Pékin, Zhongguo jianzhu gongye chubanshe, p. 121 ; «Wuhan shi guidao jiatong xianwang guihua xiubian (2014-2049) » [Révision du plan du réseau de métro de Wuhan (2014-2049)], sous la direction conjointe du Bureau d'urbanisme de la Municipalité de Wuhan, de l'Institut de recherche de la stratégie de développement des transports de la Municipalité de Wuhan et de l'Entreprise de métro de la Municipalité de Wuhan (Wuhan shi ditie jituan youxian gongsi), 2014, p. 25-26.

 

La nécessité de ce « redéploiement polycentrique hiérarchisé », dont Shanghai est le premier modèle, est partagée par les milieux universitaires, politiques et professionnels.

«

« De nombreuses villes moyennes vont devenir (...) très grandes : un centre unique pour un agrandissement de l'échelle urbaine ne semble pas raisonnable (...) quand une ville atteint une population de 5 millions, elle peut amorcer sa transition vers le polycentrisme. (...) La construction de zones économiques et de villes nouvelles a agrandi l'échelle des villes (...) [avec] les centralités indépendantes et secondaires, ceci forme une structure de ville polycentrique. »

Xiong, Guoping, 2006.

»
«

« Pour devenir une ville de rang national, il faut faire venir des fonctions urbaines en centre-ville plus représentatives des métropoles (...). Puis quand on ajoute la politique des transports, on comprend bien l'ambition de constituer des villes nouvelles au pourtour de la ville, bien connectées aux zones centrales pour aller travailler (...) [Ce changement semble] nécessaire pour éviter une extension spontanée de la ville comme on a vu à Pékin. »

Entretien avec le vice-directeur de la branche Wuchang du Centre de recherche en planification foncière et urbaine, le 13 octobre 2016.

»

Ce consensus est néanmoins encore au stade de projet et Wuhan ne présente pas aujourd'hui d'organisation spatiale aisément reconnaissable : hormis les deux grandes zones économiques dynamiques de la WEDZ et de la WEHDZ (document 8), les périphéries des centres secondaires et des villes nouvelles n'exercent pas d'attractivité significative et la population urbaine des arrondissements centraux continue de croître. Par ailleurs, la zone urbaine centrale ne forme pas une centralité attractive homogène mais comporte plusieurs centralités d'attractivité et de mixité fonctionnelle variables.

Entre un espace métropolitain en constitution et la formation de centralités diverses, le cadre de la vie urbaine locale se recompose autour de secteurs résidentiels qui se substituent progressivement aux anciennes cités ouvrières.

2.2. La recomposition des secteurs résidentiels, les quartiers de la vie urbaine locale chinoise

La fin du système industriel des unités de travail permet à la vie quotidienne d'être organisée non plus à partir du lieu d'emploi mais du lieu de vie : elle redonne l'initiative aux résidants et non plus aux organismes publics d'organiser cette vie quotidienne. Le secteur résidentiel (juzhu qu) constitue le cadre contemporain de cette vie locale. Administré par le bureau de quartier (jiedao banshichu), le secteur résidentiel reflète une conception urbanistique normative de la vie résidentielle : il définit la répartition des différentes fonctions urbaines ainsi que l'échelle de la vie locale résidentielle face au nouveau contexte métropolitain.

Après le lancement des réformes des années 1990, l'échelle de cette vie locale s'agrandit. Le voisinage de la cité ouvrière disparaît au profit d'une organisation davantage hiérarchisée de la vie résidentielle : l'échelle du bureau de quartier fournit des équipements spécialisés comme les hôpitaux ou les collèges pour une population d'environ 40 000 personnes. En-deçà du bureau de quartier, le groupe d'unités résidentielles, administré par un comité de résidants communautaire, compte environ 10 000 résidants et comprend des équipements de base tels que les maternelles, des petits commerces ou des centres de soin. Si les unités résidentielles représentent l'avènement d'un marché privé immobilier et d'une classe de propriétaires davantage soucieux de la qualité et du prix de leur bien que de relations de voisinage (document 9), le secteur résidentiel couvert par les bureaux de quartier conserve une valeur spatiale importante qui oriente les préférences résidentielles des habitants. Il permet notamment de garder active la mémoire des anciennes relations communautaires malgré les transformations rapides.

Document 9. La maquette de l'ensemble résidentiel haut de gamme « Poly Metropolis » (arrondissement de Hongshan) en 2017

maquette promoteur immobilier

Cette maquette est présentée dans le centre d'exposition du projet résidentiel. Le projet comporte huit tours résidentielles, des podiums commerciaux et des équipements sportifs et de loisirs au rez-de-chaussée de certaines tours ainsi qu'une maternelle privée.

 
«

« J'habite dans ce secteur depuis que je suis né. Mes parents habitent ici. Le secteur a connu beaucoup de vagues d'évolution depuis les années 1990 : les usines les plus importantes (...) ont déménagé, beaucoup de gens ont perdu leur travail (...). Les résidences ouvrières ont été détruites (...). Le quartier change beaucoup, mais les résidants souhaitent rester dans le secteur de Gutian. »

Résidant GT-0517-13, secteur de Gutian.

»

Les choix résidentiels et les pratiques de proximité renforcent une vie de quartier à cheval entre les relations de voisinage et l'anonymat du mode de vie urbain moderne. Dans le cas du secteur de Gutian, ancienne périphérie industrielle de la ville historique de Hankou sur la rive nord de la rivière Han, le renouvellement urbain a commencé au milieu des années 2000 et la nouvelle vie résidentielle se stabilise. Les résidants apprécient la qualité des nouveaux aménagements (« je me promène comme avant au bord de la Han, sauf qu'avant c'était vraiment sale et pas entretenu, maintenant c'est mieux ! » ((Résidante GT-0517-13, Secteur de Gutian.)) et le développement d'activités de loisirs dans le secteur, « pour sortir avec des amis, je vais dans des karaokés ici » ((Résidant GT-0517-11, secteur de Gutian.)). La possibilité pour les résidants de rester dans le secteur pour effectuer la plupart de leurs activités contraste avec l'image de Gutian dans les années 1990 :

«

«  Il n'y avait à l'époque que des usines et leurs dortoirs ici, il y avait pas vraiment d'endroits pour sortir, du coup, pour sortir, on allait à Hankou [le noyau urbain historique un peu plus à l'Est] ».

Résidant GT-0517-03, secteur de Gutian.

»

Le dispositif métropolitain renouvelle la place du secteur résidentiel dans l'organisation de la vie quotidienne : le secteur s'intègre à l'organisation spatiale municipale par la desserte viaire et ferrée tout en formant un petit centre urbain dans le système métropolitain polycentrique. 

Ces changements de la vie résidentielle ne sont toutefois pas homogènes et les espaces du secteur résidentiel s'intègrent de manière disparate à la transformation métropolitaine. Ainsi, en fonction de l'avancée ou de la vitesse du renouvellement urbain, des poches de modernité urbaine ou, au contraire, de vétusté se forment dans les secteurs (document 10).

Document 10. Le contraste entre le tissu urbain vétuste et les nouveaux aménagements (rue Yao n° 2)

Georgina André - contrastes dans le tissu urbain

 

La connexion aux réseaux de transport, la période et les modes d'urbanisation ainsi que la présence de centralités commerciales ou économiques influencent alors les profils sociaux et les pratiques de mobilité des populations des secteurs, tandis que les actions de renouvellement urbain accélèrent les processus de stratification sociale et la dissolution des anciennes communautés résidentielles ouvrières.

 

3. Les marqueurs sociaux de la métropolisation de Wuhan

Le processus métropolitain favorise une nouvelle gestion du temps quotidien : la fin de l'encadrement de la vie quotidienne par l'unité de travail donne l'occasion aux résidants de redéfinir leurs périmètres de vie, la formation d'un système métropolitain polycentrique renouvelle les possibilités d'accessibilité aux pôles d'emploi ou de loisirs. Au-delà de cet enrichissement des stratégies de mobilité résidentielle et quotidienne des Wuhanais, de nouveaux facteurs de stratification sociale émergent.

3.1. Les nouvelles temporalités d'organisation de la vie urbaine

Concernant les mobilités résidentielles, bien que le lieu de la résidence principale reste un ancrage important du foyer, certains résidants prennent parti d'un espace urbain élargi pour utiliser un logement temporaire prêté par leur entreprise proche de leur emploi ou bien la résidence familiale d'un de leurs parents pour se rapprocher de l'école de leurs enfants (document 11). D'autre résidants commencent à utiliser le nouveau réseau de métro pour des trajets de plus de 10 km.

Document 11. La possession ou l'utilisation de plusieurs logements par les résidants
doughnut

En dehors de votre logement principal, utilisez-vous ou possédez-vous un autre logement ?

52 ;23 ;10 ;9 ;4 ;2

Non, aucune autre résidence ;Oui, dans le lieu d'origine familiale (laojia) ;Oui, achat d'un autre appartement ;Oui,utilisation occasionnelle d'un logement parental ;Oui, prêt d'un appartement par l'entreprise ;Oui, autre

#E61570;#65B32E;#47B9B5;#008D39;#5CA5DB;#005879

 

Ces stratégies d'organisation de la vie quotidienne montrent les différentes façons dont les résidants optimisent l'accessibilité aux différentes activités urbaines et le temps passé dans les déplacements.

La gestion du temps quotidien est aussi transformée par les nouveaux usages de l'économie numérique. La possibilité de commande et livraison en ligne stimule une économie de la proximité (document 12), tandis que l'anticipation des embouteillages par le calcul des durées de parcours en temps réel, les taxis ou les vélos partagés sont autant de manières d'optimiser son « programme quotidien d'activités » (Kaufmann, 2003 : 32).

Document 12. L'application géolocalisée « Meituan »

application locale

Une des possibilités de naviguer sur l'application Meituan concerne l'ensemble des activités à proximité de soi. La liste montre les restaurants à proximité de la localisation géographique. Une fonctionnalité de l'application (vente à emporter, waimai) permet de commander en ligne auprès des restaurants dans un rayon de 5 km. 

 

Le dégagement de temps libre se traduit par une plus forte fréquentation des centres commerciaux qui deviennent des lieux de pratique collective de la modernité urbaine. Ces nouvelles mobilités coexistent avec le maintien de pratiques de voisinage telles que les courses au marché, la danse, l'engagement dans les activités associatives locales ou encore les échecs.

Cette diversité d'activités et de modes de vie est aussi source de tensions dans l'utilisation des espaces urbains : la vie résidentielle est souvent perturbée par l'afflux d'une population de passage dans les lieux commerciaux ou touristiques à proximité (document 13). 

Document 13. La place Guanggu le dimanche 13 mars 2016 autour de 15 h 

Georgina André - foule à wuhan, place fréquentée

Cliché : G. André, 2016. 

« Le développement de ce secteur de Guanggu gêne beaucoup notre quotidien (...). Il y a aussi beaucoup d'étudiants sur la place de Guanggu, on ne peut ni prendre le bus, ni prendre le métro. » Résidant GS-0316-01, secteur de Guanshan.

 

Certaines populations se sentent aussi exclues des modes de consommation caractéristiques de la vie urbaine.

«

« Je vais parfois me promener (guangjie) dans des endroits comme la rue piétonne Jianghan, mais je n'achète rien là-bas : (...) les vêtements là-bas coûtent 100 à 600 yuans, avec mon revenu de 3 000 yuans, comment je pourrais les acheter ? »

Résidant LHY-0517-05, secteur de la ville historique de Hanyang.

»

L'inégalité de participation à ces nouvelles mobilités montre les nouvelles lignes de stratification de la société urbaine wuhanaise.

3.2. Un accès inégal aux ressources urbaines

Les populations résidentielles participent de manière inégale au développement métropolitain : les catégories sociales les plus précaires n'ont souvent que la marche ou le bus comme modes de déplacement et sortent peu en dehors de leur activité professionnelle. Cette incapacité de certains résidants à accéder aux équipements urbains ou à construire des réseaux sociaux par leurs activités quotidiennes entraîne leur exclusion sociale.

Dans le contexte transitionnel de Wuhan, la possibilité de bénéficier à la fois de la dissolution des unités de travail et d'un mode de vie urbain moderne devient alors un facteur important de distinction sociale.

«

« J'habite aujourd'hui au sud du secteur de Xujiapeng dans un nouvel ensemble résidentiel. Je travaillais avant au Bureau des transports (...). Je bénéficie encore de beaucoup d'avantages de mon ancien poste, un logement de fonction [en plus d'un appartement dont il est propriétaire], une bonne sécurité sociale et une bonne retraite. Nous voyageons partout dans le monde avec ma femme, mais, quand nous sommes à Wuhan, nous restons principalement dans le secteur. On peut dire qu'on bénéficie du développement actuel. »

Résidant XJP-0517-10, secteur de Xujiapeng.

»

À l'inverse, les résidants non originaires de Wuhan ou anciennement paysans n'étant pas propriétaires d'un bien ou ayant peu de famille à Wuhan sont souvent dans l'incapacité de négocier les effets du renouvellement urbain. Ils sont alors repoussés toujours plus loin de la zone urbaine centrale.

«

« Nous étions avant agricultrices et toutes nos activités étaient concentrées autour du village. Avec la construction de la gare TGV, les résidants de notre ancien village ont été relogés ici. Aujourd'hui, nous n'avons plus d'emploi stable. Le développement de Wuhan nous est plutôt défavorable : les écoles à proximité sont plutôt mauvaises, il n'y a aucune chance que nos enfants puissent aller à l'université. Plus tard, nos enfants feront probablement des petits boulots comme nous. »

Résidante HP-0517-08, secteur de la gare TGV de Wuhan.

»

À cette exclusion spatiale répond aussi une exclusion économique qui s'étend à l'ensemble du foyer. Si certains résidants de Wuhan peuvent utiliser leur réseau ou une résidence secondaire pour prendre parti de la carte scolaire et fréquenter les bons établissements, à l'inverse, le maintien du livret de résidence (hukou) ((Équivalent d'un passeport intérieur (Chan et Zhang, 1999), le livret de résidence (hukou) attache l'individu à son lieu d'origine, et freine les mobilités entre villes mais aussi entre la ville et la campagne. Ayant connu des ajustements successifs depuis les années 1980, ce système se poursuit encore par l'absence de provision de services sociaux ou éducatifs aux populations migrantes les plus précaires.)) empêche les résidants non wuhanais d'accéder à des services de qualité dans le domaine de la santé ou de l'éducation et ainsi de s'implanter durablement à Wuhan (document 14).

Document 14. Chez un couple de paysans migrant à Wuhan (Bidonville de Xujiapeng en renouvellement urbain, arrondissement de Wuchang)

Georgina André - intérieur paysans migrants

« Chaque année nous faisons avec mon mari l'aller-retour de la province de l'Anhui à Wuhan. Nous restons dans l'Anhui pour la saison des récoltes, puis revenons ici pour travailler. Nos deux enfants de 6 et 4 ans sont dans l'Anhui [gardés par leur grands parents]. Nous ne sortons presque jamais d'ici. Nous gagnons avec nos galettes 2 000 yuans par mois et nous payons un loyer de 1 200 yuans (dont 600 yuans pour le local commercial). » (résidant XJP-0517-03).

 

Conclusion : un développement municipal à plusieurs vitesses

Au sein de l'ambition métropolitaine municipale de Wuhan, les acteurs locaux dégagent des marges de manœuvre concernant le type, l'échelle, la localisation et la temporalité des projets qui seront décidés dans le cadre de cette ambition : l'objectif d'un projet bénéficiant à la fois à la municipalité mais aussi contentant les intérêts des acteurs locaux prime dans les décisions d'aménagement. Cette transformation urbaine rapide et sélective fragmente l'espace urbain, entraînant davantage de mélange de populations résidentielles et de diversité de modes de vie et de mobilités que lors de l'ancien régime socialiste industriel des années 1960 et 1980. Toutefois, face au rythme de progression rapide d'un renouvellement urbain guidé d'abord par un enjeu de rentabilité, la diversification de la société urbaine wuhanaise produit de nouvelles lignes d'exclusion sociale : l'enrichissement rapide de certains par les effets du renouvellement urbain et, à l'inverse, l'incapacité des populations à faible revenu non originaires de Wuhan ou anciennement paysannes à mettre au point des stratégies d'accessibilité aux services et équipements urbains sont des symptômes de l'émergence d'un développement socio-économique à plusieurs vitesses.

 


Bibliographie

  • Bray, David, 2005, Social Space and governance in Urban China, Stanford, Stanford University Press, 296 p.
  • Chan, Kam Wing et Zhang, Li, 1999, "The hukou system and rural-urban migration in China: process and changes", the China Quarterly, vol. 160, p. 818-55.
  • Feng, Tianyu et Chen, Yong, (dir.), 2017, Guoji shiyexia de da Wuhan yingxiang (1838-1938) [L'image du grand Wuhan vue de l'international (1838-1938)], Pékin, Renmin chubanshe, 292 p.
  • Henriot, Carine, 2013, Villes nouvelles et redéploiement métropolitain à Shanghai: les nouvelles périphéries urbaines chinoises, thèse de doctorat en géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 441 p.
  • Sanjuan, Thierry, 2012, « Métropolisation et villes de second rang dans les pays-continents : l'exemple de la Chine », in Franck, Manuelle, Goldblum, Charles et Taillard, Christian (dir.), 2012, Territoires de l'urbain en Asie du Sud-Est, Métropolisations en mode mineur, Paris, CNRS éditions, p. 253-264.
  • Sheng, Hongtao (dir.), 2014, Wuhan zhongdian gongneng qu guihua tansuo [Exploration de la planification des zones principales fonctionnelles de Wuhan], Pékin, Zhongguo jianzhu gongye chubanshe, 202 p.
  • Shu, Yang, 2011, Wuhan : aux interfaces ville / eau, les formes urbaines en mutation, thèse de doctorat en architecture, École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville, 718 p.
  • « What aisle China's big cities, and what can be done to cure them ? », Supchina, 26 mars 2018.
  • «Wuhan shi guidao jiatong xianwang guihua xiubian (2014-2049) » [Révision du plan du réseau de métro de Wuhan (2014-2049)], sous la direction conjointe du Bureau d'urbanisme de la Municipalité de Wuhan, de l'Institut de recherche de la stratégie de développement des transports de la Municipalité de Wuhan et de l'Entreprise de métro de la Municipalité de Wuhan (Wuhan shi ditie jituan youxian gongsi), 2014.
  • Xiong, Guoping, 2006, « 90 niandai yilai woguo chengshi xingtai yanbian de tezheng » [Les tendances des dispositions spatiales des villes chinoises depuis les années 1990], Xin jianzhu, n°3, p. 18-21.

Glossaire

Cet article contextualise les entrées de glossaire suivantes : bureau de quartier | conurbation | fragmentation urbaine | métropolisation | polycentrisme | recomposition | transition | ville nouvelle | Yangzi.

 

 

 

Georgina ANDRÉ
Docteure en géographie (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et doctorante en design urbain (université de Wuhan).

 

 

La première version de cet article a été transmise à Géoconfluences le 6 janvier 2020.
Mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :

Georgina André, « Wuhan, d'un centre industriel secondaire à une "Chicago de l'Est" », Géoconfluences, novembre 2020.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-chine/articles-scientifiques/wuhan

Pour citer cet article :  

Georgina André, « Wuhan, d’un centre industriel secondaire à une "Chicago de l’Est" », Géoconfluences, novembre 2020.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-chine/articles-scientifiques/wuhan