Les cités-jardins au Japon : entre urbanisme occidental et hybridation locale
Traduit de l'anglais par :
Raphaël Languillon-Aussel, chercheur, agrégé de géographie - Université de Genève
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Depuis le début du XXème siècle, le concept de cité-jardin (den’en toshi en japonais) a inspiré les urbanistes et les chercheurs, et a attiré les habitants vers le périurbain japonais (Oshima, 1996). Cette attractivité est consécutive à la restauration de l’ère Meiji, au cours de laquelle les gouvernements locaux et nationaux ont encouragé la population à adopter les modèles de planification, les systèmes sociaux urbains et les technologies venus de l’Occident. En retour, cette inspiration de l’Occident a permis une modernisation des villes. Toutefois, le concept de cité-jardin, bien qu’issu de ce mouvement, a été réinterprété par les Japonais et constitue ainsi une déclinaison unique spécifique au contexte nippon.
Watanabe (1977) note que les principales cités-jardins japonaises, comme Senzoku, Ohokayama, ou Tamagawa-dai n’ont pas satisfait aux critères fondamentaux théorisés par Howard, à savoir : (1) une « morphologie indépendante », qui réfère à la ceinture verte qui doit les entourer ; (2) « un fonctionnement autonome et efficace selon l’idéal d’autogestion locale », qui nécessite une mixité ou, à défaut, une forte proximité entre zones résidentielles et zones d’emplois, ainsi que des services urbains ; (3) « un foncier public », c’est-à-dire détenu par la puissance publique. Comme un certain nombre de chercheurs japonais l’ont fait remarquer (Fukushima, 1993 ; Ono, 2009), les cités-jardins japonaises doivent plutôt être prises comme des « banlieues-jardins », en raison du fait qu’elles sont surtout investies par la classe moyenne, que le foncier y est largement privatisé, que les fonctions résidentielles priment sur les services ou les espaces productifs, et que les compagnies ferroviaires privées y ont occupé un rôle primordial, en particulier en aménageant leurs centres commerciaux et les pôles d’emplois tertiaires, privatisant la fabrique de ce type de villes.
Ce corpus documentaire examine comment les cités-jardins sont apparues au Japon, comment elles y ont été transformées depuis leur modèle occidental initial, et comment elles ont contribué à étendre et structurer l'espace périurbain. Pour ce faire, il convient de présenter quelques éléments caractéristiques des « Den’en toshi » japonaises, puis d’analyser les relations entre les politiques publiques urbaines et le modèle des cités-jardins, avant de discuter la spécificité japonaise à travers une étude de cas : la cité-jardin de Den’en Chofu, dans le département de Tokyo, devenue le symbole des périphéries urbaines luxueuses en dépit du fait qu’au départ, le modèle devait répondre à une demande en biens abordables et de bonne qualité pour la population ouvrière et la classe moyenne, organisée et administrée en communautés autonomes de résidents.
1. Aménager les cités-jardins japonaises dans le périurbain résidentiel japonais
1.1 Les deux vagues de cités-jardins et les politiques urbaines japonaises
Depuis la fin des années 1990, les urbanistes et les aménageurs japonais ont connu un regain d’intérêt pour les cités-jardins développées au début du XXème siècle. On peut distinguer deux périodes d’aménagement de ce type d’espaces urbains : celle, actuelle, des années 1990 et 2000, et celle, originelle, des années 1920 et 1930, lorsque le modèle s’est mis en place.
La première vague de cités-jardins – l’entre-deux-guerres
En 1907, des fonctionnaires de la division régionale du ministère du logement japonais ont publié un ouvrage intitulé « Den’en toshi », littéralement « Cité-Jardin »(( D’après Watanabe (1933), l’ouvrage était fondé sur le travail de A. R. Sennett, Garden Cities in Theory and Practices. Il comprenait deux volumes.)) (voir tableau 1). Comme l’appauvrissement du foncier rural devenait un sérieux problème à l’échelle nationale, le gouvernement japonais a mis au point une campagne ambitieuse. Afin d’améliorer les conditions difficiles d’un rural en déprise, en particulier au niveau agricole, immobilier et foncier, les cités-jardins, qui proposent de coupler les avantages des aménités de l’urbain et du rural, ont été considérées comme des solutions pertinentes et attractives. Ce souci propre au Japon a conduit à minimiser l’attention portée aux idéaux originels des cités-jardins, à savoir l’autogestion, l’autosuffisance, la mixité des fonctions, ou la proximité entre espaces résidentiels et espaces de travail. Le principal intérêt portait ainsi sur la qualité de l’environnement résidentiel et les enjeux liés au foncier (Suzuki, 2000). >>> Voir aussi le complément 1.
Complément 1 : Géo-histoire des cites-jardins au Japon
A. Les “Den’en Toshi” définies par la division de l’aménagement régional du Ministère de l’Intérieur japnais
D’après Murakami (1999), la conceptualisation des cités-jardins en 1907 est fortement marquée par la prise de conscience de l’étalement urbain et du déclin du peuplement rural, et a ainsi été encouragée par le vaste mouvement politique et économique de réorganisation de l’économie rurale et du système social après la guerre russo-japonaise de 1904. En Angleterre, ce sont plutôt les problèmes liés à l’ampleur de l’exode rural après la révolution industrielle qui ont encouragé les idées d'Ebenezer Howard et le mouvement des cités-jardins. Même si les enjeux ayant mené à l’aménagement des cités-jardins diffèrent en Angleterre et au Japon, le contexte est le même : la prise de conscience aiguë des problèmes rencontrés par les populations urbaines et rurales. C’est la raison pour laquelle l’idée et le nom des cités-jardins intéressèrent beaucoup les responsables gouvernementaux japonais de l’époque (Murakami, 1999).
Toutefois, le but principal des cités-jardins dans leur version de 1907 était de remédier à la déliquescence des communautés rurales, en favorisant l’autogestion et l’autosuffisance par un renforcement des dynamiques de développement local, la construction d’infrastructures à caractère urbain et la promotion de la coopération locale. En fonction de ces objectifs, on s’intéresse peu aux nouvelles populations urbaines, pour lesquelles les cités-jardins ne sont pas pensées. Le but est plutôt d’apporter la prospérité aux communautés rurales en implantant de bonnes installations urbaines entourées de zones rurales plus riches. Ainsi, la Den’en Toshi de 1907 vise plutôt à la création de cités-jardins sous forme de communautés rurales plutôt qu’à l’introduction des idées d’E. Howard dans la planification urbaine japonaise (Murakami, 1999). De nombreux urbanistes japonais ont cependant rendu visite à Howard pour en savoir plus sur son concept de cité-jardin.
L’essor des cités-jardins japonaises a commencé dans la région du Kansai (Osaka-Kyoto-Kobe). De riches marchands et hommes d’affaires déménageaient en effet dans les banlieues d’Osaka pour fuir la détérioration des conditions de vie dans les villes-centres à la suite de la multiplication des usines à la fin des années 1880. Les compagnies ferroviaires privées commencèrent également à construire des lotissements pavillonnaires en banlieue pour les classes moyennes. Comme le remarque Suzuki (2000), la plupart des lotissements pavillonnaires construits depuis le début du XXème siècle au Japon employaient le terme de cité-jardin même si, en réalité, ils auraient plutôt dû être qualifiés de « banlieues-jardins » (garden suburbs), de banlieues résidentielles éco-responsables (eco-friendly suburban developments) ou tout simplement de cités-dortoirs (bedroom communities).
B. Les cités-jardins de la région d’Osaka
Le plan Ikeda-Muromachi
Le premier projet de cité-jardin au Japon fut le plan d’Ikeda-Muromachi, dans les banlieues d’Osaka (Kikuchi 2004). Sa construction a été dirigée par une compagnie ferroviaire, la Mino-Arima Electric Railway, aujourd’hui Hankyu Railway, à Muromachi, sur la commune d’Ikeda, en périphérie d’Osaka, afin de développer les zones contiguës à la ligne de chemin de fer. Ichizo Kobayashi (1873–1957), entrepreneur privé et fondateur de la compagnie, tenait particulièrement à y construire un quartier à forte dimension communautaire, qui devait fournir un cadre périurbain idéal aux travailleurs des classes moyennes faisant la navette vers Osaka. Ces quartiers comprenaient de vastes jardins et des logements fonctionnels, lumineux et bien ventilés. Ils prévoyaient aussi des infrastructures : écoles, hôpitaux, routes bordées d’arbres, éclairage public, adduction d’eau, gestion des eaux usées, magasins gérés par le promoteur, aires de loisirs, parcs, vergers, salons de beauté et laveries automatiques à l’usage des résidents. De plus, l’adoption d’un système de prêts par hypothèque pour l’acquisition des logements permit une forme précoce d’accès à la propriété.
Kobayashi et son entreprise tentèrent de fabriquer un nouveau mode de vie périurbain idéal le long de leurs voies ferrées, en empruntant la notion de cité-jardin pour en faire un quartier périurbain autosuffisant et verdoyant. Les entrepreneurs les plus en vue de l’époque visitaient les pays occidentaux comme l’Angleterre et la France pour y découvrir les nouvelles technologies, idées, systèmes sociaux, et concepts qui étaient populaires chez ceux qui, d’une manière générale, aimaient tout ce qui était nouveau et occidental. Après la restauration de Meiji en particulier, les changements à l’œuvre en Occident furent largement acceptés comment hautement désirables par les intellectuels et plus généralement par les classes supérieures et intermédiaires.
Le plan d’aménagement résidentiel de Senri-yama
Le Plan d’aménagement résidentiel de Senri-Yama est un autre exemple de projet précocement inspiré des idées de Howard (Terauchi, 2000). En 1921, la Kita Osaka Railway projeta un nouveau lotissement le long de ses lignes au niveau Senri-yama, au nord d’Osaka.
Dans le projet initial, des routes radiales étaient disposées autour d’un rond-point central, suivant l’exemple originel des cités-jardins décrites par E. Howard (Kikuchi, 2004). Les plans et l’aménagement paysager reflétaient aussi ses idéaux, de même que le système de gestion du quartier : par exemple, la plupart des maisons étaient louées, et les dividendes reçus par les actionnaires ne devaient pas dépasser 6 % par an des bénéfices sur les loyers. Si le projet avait été réalisé, cela aurait été la première cité-jardin authentique du Japon. Cependant, il fut interrompu en 1928 par le rachat de la compagnie par la Shin-Keihan Railway Inc.
L’espace fut cependant aménagé dans les années 1960, par la Japan Housing Corporation (aujourd’hui Urban Renaissance Agency), fondée en 1955 pour développer massivement les lotissements dans les banlieues et les logements collectifs dans les villes-centres. L’agence y construisit la ville nouvelle de Senri et les premiers résidents s’y installèrent en 1962.
C. La diffusion des cités-jardins à Tokyo
Le projet de Tamagawa Den’en Toshi
La Tokyo Shintaku Kaisha, une entreprise japonaise fondée par le conglomérat de Mitsui financial en 1903, est à l’origine de l’aménagement de la cité-jardin de Tamagawa, à Sakura-shinmachi, dans l’arrondissement tokyoïte de Setagaya (Kituchi, 2004). Au total, 147 lots d’habitations ont été vendus au cours de deux opérations menées en 1913 (Yamaguchi, 1987).
C’est l’époque où la « garden life » attire les intellectuels. Cette « vie au jardin » est définie par l’architecte Isaku Nishimura en 1921 en cinq points principaux : une faible densité des maisons, un pavillon par famille, un éclairage et une ventilation suffisante, des maisons entourées d’arbres et de jardins, et des résidents qui peuvent facilement échanger avec leurs voisins. Il faut y ajouter une ruralité proche de la nature et la présence d’infrastructures et de services urbains.
Dans ce contexte est fondée en 1921 la Jonan Garden Housing Corporation sur la commune de Nerima à Tokyo. Ses membres fixent de manière détaillée les critères de construction des logements, notamment leur taille et leur densité, et établissent les responsabilités de chacun en matière d’environnement résidentiel et de gestion de la communauté (Uchida, 1987). Les maisons étant construites sur des terrains loués par des propriétaires multiples, l’entreprise devait relever le défi consistant à maintenir un environnement résidentiel de qualité. L’urbanisation rapide de la région de Tokyo, alimentée par l’arrivée de travailleurs venus de zones non-métropolitaines et très demandeurs de cette « garden life », eut pour résultat le développement de cités-jardins différentes de celles conceptualisées par Howard.
Autres projets d’envergure dans le périurbain tokyoïte
D’autres projets importants ont vu le jour à Tokyo, comme celui d’Ofuna en 1921. Il s’agissait de construire des logements de qualité à destination de la classe moyenne dans un nœud de transport reliant le Tokaïdo (ou Tokaido, l’axe majeur du commerce japonais) aux villes portuaires de Yokohama et Yokosuka (Kikuchi, 2004). Bien que ses promoteurs aient visité Letchworth et aient étudié les cités-jardins au Royaume-Uni et aux États-Unis, la réalisation reflétait plus, encore une fois, la notion de banlieue-jardin. Le séisme de Kanto de 1923 et la crise financière de 1927 mirent fin au projet.
On peut également citer le projet Jiyu-Gakuen Minami-Osawa Cho réalisé à partir de 1925 (Kikuchi, 2004). Jiyu-Gakuen, institut privé de formation supérieure, obtint 33 hectares de terrain pour bâtir une école et une vaste exploitation agricole attenante. Elle vendit ensuite une partie de la surface à des fins résidentielles dont les bénéfices devaient financer le projet.
Nous avons vu les prémisses du mouvement des cités-jardins dans le Japon d’avant-guerre. Initié à Osaka, il se diffusa à Tokyo avec quelques années de décalage. Sa popularité s’explique par l’engouement d’une classe moyenne hautement éduquée en plein essor. Pourtant, les concepts, la méthode, et la gestion de ces cités-jardins à la japonaise en firent quelque-chose de bien différent de ce qu’avait conceptualisé Howard. La plupart des Japonais ont préféré adopter la notion d’une garden-life, d’une « vie au jardin », intégrant le paysage radial et concentrique et les maisons à l’occidental, mais pas leur version originale avec tout ce qu’elle aurait impliqué.
Tableau 1 : Liste des aménagements résidentiels périurbains étant qualifiées de cités-jardins par leurs promoteurs au Japon entre 1908 et 1942.
Source : Kikuchi (2004), Yamaguchi (2005), et Otsuki (2007). |
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Historiquement, l’introduction des cités-jardins au Japon s’est d’abord faite à Osaka. Les principaux aménageurs étaient des compagnies ferroviaires privées, qui y voyaient un moyen de densifier le potentiel résidentiel le long de leurs lignes afin d’en accroître la fréquentation. Ainsi, en 1931, la Kansai Tochi Inc. a élaboré un plan pour construire dans la ville de banlieue de Sakai la cité-jardin de Ohmino Den’en Toshi. Une large zone de 165 000 mètres carrés à proximité de la gare de Kita-Noda, sur la ligne Koya exploitée par la compagnie ferroviaire Nankai Electric a été construite. On peut y observer le paysage et la structure typiques de la cité-jardin, avec ses routes rayonnantes à partir d’un point central (figure 1). Bien que les acteurs en charge de l’aménagement aient visité Letchworth et Welwyn Garden Cities en Angleterre, ils ont surtout été intéressés par les aspects paysagers, afin d’offrir un environnement résidentiel de grande qualité. Ces éléments ont été largement privilégiés et ont éclipsé d’autres caractéristiques pourtant centrales dans le modèle de cité-jardin, comme les systèmes de maintenance et de gestion, ou l’objectif social d’offrir à la classe ouvrière des logements à la location abordables (Kikuchi, 2004). |
Source : Ministry of Land, Infrastructure, Transport and Tourism (MLIT), Geospatial Information Authority of Japan (GSI), Aerial photograph CKK20071-C61-19. Date : 2007 |
Figure 1 : Photographie aérienne de la cité-jardin Ohmino Den’en Toshi |
La dynamique s’est par la suite diffusée à Tokyo, où l’un des projets les plus importants des années d’entre-deux-guerres était le plan d’aménagement de Senzoku Tamagawa, connu de nos jours sous le nom prestigieux de Den’en Chofu, luxueux district résidentiel devenu le symbole des cités-jardins japonaises. Le projet devait être réalisé dans les quartiers de Senzoku, Ohokayama et Tamagawa, dans la banlieue ouest de Tokyo, par la Den’en Toshi Company Ltd., un ancêtre direct de l’actuelle compagnie de chemin de fer Tokyu((Tokyu est l’une des principales compagnies ferroviaires opérant dans la périphérie de Tokyo, entre Shibuya et Yokohama. C’est elle qui desserre Den’en Chofu et les espaces résidentiels attenants. Pour de plus amples informations sur le rôle des compagnies ferroviaires privées au Japon, voir l’article de Natacha Aveline, « Tôkyô, métropole japonaise en mouvement perpétuel », Géoconfluences, 2006.)). Le plan d’urbanisme a été dessiné par Hideo Shibusawa, fils du célèbre Eiichi Shibusawa((D’après la Fondation pour la Mémoire d’Eiichi Shibusawa, ce dernier contribua à développer l’économie japonaise de la fin du XIXème siècle au début du XXème. Il a établit la première banque nationale et à participer à la création de nombreuses entreprises. Il est aussi célèbre pour ses activités sociales et liées au secteur de l’éducation. Il était ainsi par exemple directeur d’une institution caritative, la Tokyo Yoiku-in, dédiée aux orphelins, aux personnes âgées et aux handicapés physiques. (http://www.shibusawa.or.jp/english/index.html).)) un puissant entrepreneur de la fin du XIXème siècle. La Den’en Toshi Company a obtenu 125 puis 148 ha de terrain pour construire son utopie.
La zone de Senzoku a été bâtie en 1922, suivie par celle de Tamagawa-dai et d’Ohokayama en 1923. En particulier à Tamagawa-dai (actuellement appelée Den’en Chofu), le paysage a été très fortement influencé par le modèle d'Ebenezer Howard, avec une structure concentrique et des routes radiales partant d’une gare centrale (figure 2). Nous détaillons le cas de Den’en Chofu dans la seconde partie du corpus documentaire.
Figure 2 : Photographies aériennes de Den’en Chofu, en 1941 et en 2009 |
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Source : MLIT, Geospatial Information Authority of Japan (GSI), Aerial photograph C50-C2-29 (1941, à gauche), et CKT20092-C66-34 (2009, à droite). |
La seconde vague des cités-jardins – le tournant de la fin des années 1970
À la suite du troisième plan d’aménagement national de 1977 (voir le complément 2 pour une synthèse historique des plans nationaux d’aménagement et leurs impacts urbains), les promoteurs privés ainsi que les pouvoirs locaux se sont mis à employer le terme de « cité-jardin » pour les nouveaux aménagements résidentiels et les lotissements périurbains (Kikuchi, 2004). Les cités-jardins renvoient dès lors à des espaces pavillonnaires dédiés à l’accession à la propriété, avec jardins, parcs, trottoirs bordés d’arbres et espaces végétalisés pour satisfaire les exigences élevées des résidents. Cette nouvelle vague diffère encore une fois de la conceptualisation originelle de Howard, et renvoie surtout à un espace résidentiel végétalisé de qualité avec quelques citations caricaturales qui évoquent aux potentiels acquéreurs l’idée vague qu’ils se font d’une cité-jardin occidentale. Ce nouveau produit périurbain attire essentiellement de jeunes couples avec enfants en bas âge issues de la classe moyenne effectuant des mobilités pendulaires quotidiennes avec les centres urbains des grandes métropoles.
La photographie 1 montre ainsi le paysage de la ville nouvelle de Narita, au nord-est de Tokyo, aménagée dans les années 1970. On y observe des routes végétalisées, des trottoirs piétonniers bordés d’arbres, des parcs au milieu de centres commerciaux, des écoles et autres services, ainsi que des pavillons avec jardins (photographie 1-a). Par ailleurs, on observe également différents types de logements, mêlant du logement social (photographie 1-d), du logement accessible (photographie 1-b et 1-c), ou encore des pavillons de luxe (photographie 1-e), renvoyant ici à l’idéal de mixité sociale des quartiers résidentiels. Afin d’attirer des résidents d’origine sociales très variées et ainsi permettre le maintien d’une certaine mixité, les lotissements périurbains devaient ainsi promouvoir des éléments facilement identifiables de leur cadre « naturel ».
Les idéaux sociaux en termes de logements et de style de vie ont radicalement changé au cours du temps entre les années 1960 et les années 2010, affectant les politiques urbaines tant au niveau national que local. La notion de cité-jardin a constitué un horizon attractif à la fois pour les aménageurs et les résidents.
Photographie 1 : Aperçus de la ville nouvelle de Narita, dans le département de Chiba.
Chemins piétonniers ou « routes vertes ». |
Maisons individuelles aux tarifs abordables. |
Logements destinés aux employés d'une compagnie aérienne |
Résidence construite par JHC. |
Quartier résidentiel de luxe avec maisons individuelles. |
Clichés : Tomoko Kubo, 2009. |
Complément 2 : Les politiques d’aménagement urbain au Japon, de l'après-guerre à aujourd'hui
La période d’après-guerre peut se diviser en deux temps majeurs : un encouragement à la périurbanisation des années 1960 aux années 1980 ; un retour au centre des populations et le déclin des espaces périurbains dans les années 1990 et 2000.
La planification spatiale japonaise est très largement encadrée par la Loi d’Aménagement du territoire national (Comprehensive National Land Development Act) de 1950 (tableau 2) qui fonde une hiérarchie administrative des plans d’aménagement entre les échelons national, régional et départemental. Le premier plan d’aménagement national (Comprehensive National Developement Plan), formulé en 1962, avait pour objectif de stimuler l’industrialisation en particulier en promouvant les nouvelles technologies. Afin de maintenir un équilibre industriel au sein du pays, le plan encourageait la diffusion d’industries nouvelles en dehors des trois grandes aires métropolitaines (à savoir Tokyo, Nagoya et Osaka).
Au cours des années 1960, alors que la croissance économique était particulièrement vigoureuse, les grandes aires métropolitaines ont connu divers problèmes liés à l’étalement urbain. Pour cette raison, le Loi de Planification Urbaine (City Planning Act) de 1968 a divisé les espaces urbains en deux types : les zones d’encouragement à l’urbanisation et les zones de contrôle de l’urbanisation. Les nouveaux aménagements urbains ont été limités aux premières. Le deuxième Plan d’Aménagement National de 1969 avait pour objectif, quant à lui, de construire un réseau de transport à grande vitesse. En plus des principales aires métropolitaines de Tokyo, Osaka et Nagoya, le plan a sélectionné Sapporo, Sendai, Hiroshima et Fukuoka comme villes prioritaires où les projets devaient être mis en place. Dans ce plan, la croissance des grandes villes était corrélée à l’amélioration des fonctions d’encadrement. En 1977, le plan suivant a porté l’accent sur l’amélioration de la sphère de la vie quotidienne.
Tableau 2. Plans d’aménagement régional et urbain du Japon émis à l’échelle nationale.
Source : The Ministry of Land, Infrastructure, Transport and Tourism (MLIT) et Kikuchi (2004). |
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De la déconcentration du peuplement à la renaissance des centres urbains : les nouveaux horizons résidentiels et leurs impacts sur la structure de l’urbain japonais
Le quatrième plan, publié en 1987 encourage la déconcentration et la formation de structures urbaines polycentriques à travers le pays. Par exemple, au sein de l’aire métropolitaine de Tokyo, de vice-centres comme Yokohama, Chiba, Saitama et Tachikawa ont été sélectionnés comme Centres d’Affaires secondaires, et les fonctions de gestion et d’administration concentrées dans le centre d’affaires historique de Tokyo ont été péri-urbanisées. Le cinquième plan de 1998, au contraire, ainsi que la Loi de Renaissance Urbaine (Urban Renaissance Special Measure Law) de 2002 ont dérégulé les règles de l’urbanisme et de la planification urbaine afin de stimuler les projets de rénovation. En effet, à la suite du dégonflement de la bulle spéculative en 1991, l’économie nationale a stagné et les prix fonciers ont chuté quasiment partout. Les projets de rénovation dans les centres urbains ont alors été vus à la fois comme des conditions et des signes positifs pour le retour à la croissance économique. Ces projets ont été particulièrement nombreux dans les grandes métropoles, en particulier Tokyo, dont les centres ont regagné des habitants au détriment des espaces périurbains qui ont eu tendance à en perdre (Hirayama, 2005 ; Kubo, 2015). |
Le quartier Minatomirai 21 à YokohamaCliché : Tomoko Kubo, janvier 2017 |
2. Den’en Chofu : cité-jardin emblématique de l’ouest de Tokyo
Den’en Chofu a été aménagée dans la couronne périurbaine ouest du grand Tokyo, dans la municipalité d’Ota, en 1923. Au tournant des années 1920, l’industrialisation rapide consécutive à la restauration Meiji a stimulé l’urbanisation et les aménagements résidentiels périurbains dans les municipalités proches de la capitale. Nombre des sous-centres actuels de Tokyo comme Shibuya ou Shinjuku étaient des périphéries encore ensauvagées sous la période Edo((La période Edo (1603-1867) est considérée comme faisant partie de la période féodale japonaise, bien que cette classification fasse débat. Elle est marquée par le pouvoir de la famille Tokugawa, alors shogun du Japon, installée à Edo, la capitale militaire et politique du pays, rebaptisée Tokyo (« capitale de l’est ») lors de la restauration du pouvoir de l’empereur en 1868, au début de l’ère Meiji.)). La municipalité d’Ota, encore plus périphérique à l’époque, se trouvait alors à la lisière du front d’urbanisation : la zone de Den’en Chofu était complètement rurale et était constituée essentiellement de champs le long de la rivière Tama. C’est grâce à cette situation qu’une vaste zone a pu être aménagée d’un seul tenant en district résidentiel par la famille SHIBUSAWA dans les années 1920.
De nos jours, Den’en Chofu est considérée comme l’un des espaces résidentiels les plus luxueux de Tokyo. D’après le recensement de la population du Japon de 2010, les cinq districts (chôme) de Den’en Chofu comptent 17 925 habitants, répartis dans 8 187 logements. Il est curieux qu’une cité-jardin soit devenue un espace si luxueux, ce qu’elle n’était pas à ses débuts. La trajectoire de Den’en Chofu est en cela originale.
2.1. Les caractéristiques contemporaines de Den’en Chofu
Des prix résidentiels élevés et une population socialement très favorisée
Bien que Den’en Chofu se situe très loin du centre des affaires historique de Tokyo ou des autres symboles de la centralité tokyoïte (Kasumigaseki, le quartier des ministères, Otemachi le quartier de la finance, Nihombashi le quartier commerçant) ainsi que des centres secondaires que sont Shinjuku et Shibuya, dont elle est distante de 20 à 30 minutes en train express, les prix fonciers sont particulièrement élevés. Comparativement aux prix fonciers et immobiliers moyens du département de Tokyo, les prix enregistrés dans les cinq districts de Den’en Chofu sont très largement au-dessus, en particulier dans le district le plus cher, le troisième. La figure 3 fait état des déclarations fiscales de la valeur du foncier dans quatre espaces : le district 1 et le district 3 de Den’en Chofu, le troisième district d’Okusawa, espace résidentiel proche de la cité-jardin qui se trouve à deux gares périurbaines de distance, et un quartier résidentiel de l’hyper-centre de Tokyo, à savoir Akasaka 4. Bien que les prix d’Akasaka 4 soient un petit peu moins élevés que les prix maximaux observés dans le centre de Tokyo (à Ginza), ils restent particulièrement élevés au regard de la moyenne dans les 23 arrondissements de la capitale. On observe très clairement qu’à part en 2007, année qui correspond au pic des valeurs dans l’hyper-centre de Tokyo, la courbe des prix d’Akasaka 4 et de Den’en Chofu 3 sont quasi-identiques, ce qui est très surprenant au regard de la distance de la cité-jardin du centre de Tokyo. |
Figure 3 : La valeur foncière déclarée au fisc japonais dans quatre espaces résidentiels du département de Tokyo (2003-2015).Source : MILT, Land General Information System, 5 janvier 2017. Prix correspondant au 1er janvier de chaque année. |
La réponse à ce paradoxe s’explique par la composition sociologique du district. La figure 4 permet justement de préciser le profil démographique et sociologique des habitants, et permet de voir une corrélation entre le vieillissement du quartier de Den’en Chofu 3 et le niveau élevé des prix fonciers (figure 4-a). D’une manière générale, les logements, essentiellement constitués de pavillons, sont de plus grande taille dans le district 3, tout comme les parcelles sur lesquelles ils ont été construits. Cet effet taille s’explique par le rôle actif de l’association de résidents et de la planification régionale qui tentent de limiter la fragmentation des biens et des lots lors des transactions immobilières ou des héritages (figure 4-b). A titre de comparaison, les habitations de Den’en Chofu 2 sont en moyenne 25 % plus petites que dans Den’en Chofu 3. Le nombre de logements en immeubles collectifs ainsi que la part des activités commerciales sont aussi plus élevés. Sociologiquement, 50 % des habitants de Den’en Chofu 3 appartiennent aux catégories socio-professionnelles aisées, avec une surreprésentation des cadres supérieurs et des fonctions libérales (figure 4-c).
Figure 4 : Quelques éléments démographiques et sociologiques des habitants des cinq districts de Den’en Chofu.Source : Bureau des statistiques du Japon, 2010. |
Une législation sévère pour préserver un cadre de vie de qualité
Les habitants des districts 2 et 3 de Den’en Chofu ont fondé une association-coopérative pour préserver les paysages, le cadre de vie, la sécurité et la vie communautaire de la cité-jardin. Ainsi, les nouvelles constructions sont rigoureusement encadrées par des régulations locales afin de préserver l’environnement. Il en va de même pour les lieux publics. Le tableau 3 synthétise une dizaine de règles paysagères à respecter dans la cité-jardin.
Grâce à ces règles strictes, le paysage de Den’en Chofu, en particulier du district 3, a été protégé. Les habitants se sont activement mobilisés durant des décennies en ce sens. Il convient à présent de présenter les caractéristiques originelles de la cité-jardin au moment de sa construction, puis de comprendre comment elle est devenue un espace résidentiel de luxe.
Tableau 3 : Synthèse des règles locales portant sur la gestion de l’environnement et du paysage édictées par l’association de quartier de Den’en Chofu.
Source : Site Internet officiel de Den’en Chofu Kai consulté en mai 2017 et plan d’aménagement de Den’en Chofu de la municipalité d’Ota consulté en mai 2017. Voir le site de Den’en Chofu-Kai pour de plus amples informations. |
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2.2. Les principes d’aménagement de Den’en Chofu édictés par Eiichi Shibusawa
Lors de la promotion commerciale de la cité-jardin dans les années 1920 par la Den’en Toshi Ltd., les prospectus publicitaires distribués aux potentiels clients insistaient sur deux points principaux : le bénéfice d’une vie couplant harmonieusement les avantages de l’urbain et du rural d’une part ; la qualité de l’environnement d’autre part, pas seulement pour les classes ouvrières mais aussi pour les professions intellectuelles.
Les qualités environnementales vantées dans la campagne marketing de la cité-jardin sont nombreuses : terre sèche (comprendre : en dehors des risques d’inondation), air clair, conditions géologiques optimales avec une grande richesse arboricole, un vaste projet d’un seul tenant d’une superficie de 330 000 m², un système de transport efficace qui permet de rejoindre le centre de Tokyo en moins d’une heure, des infrastructures de communication modernes, avec des lignes de téléphones et de télégraphes, l’électricité, le gaz, l’eau courante et le tout-à-l’égout, des équipements publics de qualité avec des hôpitaux, des écoles, et enfin des aménités sociales comme des associations coopératives de résidents (photographie 2).
Photographie 2 : aperçus paysagers de Den’en Chofu |
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(a) à gauche : gare centrale de Den’en Chofu. Le toit rouge du bâtiment est devenu le symbole de la cité-jardin. Clichés : Tomoko Kubo, janvier 2017 |
En comparaison des cités-jardins capitalistiques de la région d’Osaka qui étaient, rappelons-le, aménagées dans le seul but de densifier les trafics de voyageurs et d’accroître la valeur du foncier le long de voies ferroviaires, le plan de Den’en Chofu était plus idéaliste, avec son mode de gouvernance locale. Ce n’est que par la suite, lors de la phase post-vente des biens et lors de la maintenance des infrastructures, que les enjeux d’efficacité économique ont pris le pas sur l’utopie socio-environnementale initiale du fondateur visionnaire : Eiichi Shibusawa (Fujimori, 1987).
Comme dit précédemment, les paysages et la morphologie de Den’en Chofu étaient considérés comme uniques, à la fois modernes et occidentalisés : la forme concentrique des routes et des parcelles, les radiales qui partaient dans toutes les directions depuis le jardin central dans lequel la gare centrale et les commerces ont par la suite été aménagés, la grande taille des propriétés entourées des haies, la gestion en commun des espaces et l’attention particulière portée à la végétalisation. En outre, l’association de résidents a joué un rôle crucial dans l’amélioration des infrastructures, comme le gaz, l’eau et les égouts. Un code de bonne conduite, intitulé « Gentlemen’s agreement », permettait de garantir le respect des règles de la bienséance, le respect au paysage et à l’environnement, et des relations de voisinage paisibles.
La figure centrale de cette vision idéale de la cité-jardin a été Eiichi Shibusawa, directeur de la Den’en Toshi Ltd., entreprise qu’il a fondé après son départ à la retraite. C’est en son sein qu’il développa, avec des proches, sa vision utopique des aménagements résidentiels en cité-jardin (Fujimori, 1987). Shibusawa n’en était pas à son premier fait d’arme : il avait largement participé à la modernisation de Tokyo, par exemple via le projet d’aménagement de Ginza Renga-gai (le projet « ville-brique » de Ginza, le quartier du commerce de luxe de Tokyo), le plan d’aménagement du centre d’affaires de Kabuto-cho, ou encore le plan de rénovation urbaine de Tokyo. Bien qu’il fut l’un des premiers citoyens à participer à l’aménagement urbain, un grand nombre de ses projets n’ont pas satisfait ses attentes et ses idéaux en raison du primat de l’efficacité économique auquel la rationalité de l’entrepreneur devait sans cesse le ramener. C’est donc une fois retraité qu’il décida de réaliser des projets moins attentifs à des considérations d’efficacité et de rentabilité économiques. Pour lui, l’aménagement de cités-jardins à Tokyo relevait plutôt de projets sociaux à vocation publique pour satisfaire le bien commun.
Pour ce faire, il a envoyé son fils, urbaniste et concepteur de Den’en Chofu, à Letchworth pour étudier le concept de cité-jardin britannique en 1919, encore en construction au moment de sa visite. Sur la route retour, le fils s’arrêta à St Francis Wood, à San Francisco, duquel il tira l’essentiel de son inspiration. Le plan concentrique avec les routes radiales ressemblent en effet plus au plan de San Francisco, ou encore au rond point de l’Arc de Triomphe à Paris, qu’aux cités-jardins britanniques.
Shibusawa a d’abord cherché à promouvoir son concept de nouvel aménagement résidentiel auprès de ses amis, de ses anciens collègues, ou d’intellectuels en mesure d’approuver un urbanisme d’inspiration occidentale. C’est pourquoi, les primo-résidents ont surtout été issus d’une classe moyenne japonaise très éduquée, constituée de salariés, d’universitaires, ou de libéraux officiant à Tokyo. Toutefois, Shibusawa préférait que la population habitant Den’en Chofu n’y travaille pas, mais fassent des navettes quotidiennes avec le centre de Tokyo, y compris les commerçants (Fujimori, 1987). Bien que Shibusawa et Howard partageaient le même rêve de construire une utopie où urbanité et ruralité puissent coexister, l’échelle du projet, le rôle des communautés rurales entourant la cité-jardin, l’absence de mixité des fonctions ainsi que la classe sociale des résidents différaient dans les deux visions.
2.3. Les changements dans le profil sociologique des habitants
Avec ses qualités paysagères évidentes, ses activités et sa vie communautaire dynamique, son urbanisme occidentalisé comme le zonage des fonctions urbaines, Den’en Chofu est rapidement devenu l’un des espaces résidentiels les plus prisés de Tokyo. A partir des années 1950, l’industrialisation rapide et l’accroissement démographique vigoureux entraînent une vive péri-urbanisation de la capitale japonaise. Le renchérissement progressif des prix fonciers conséquents aux dynamiques d’urbanisation a alors contribué à changer le profil sociologique des habitants de Den’en Chofu.
Entre 1984 et 1988, les prix fonciers déclarés au gouvernement dans le district de Den’en Chofu 2 excédaient 2 500 000 yens les mètres carrés (soit environ 20 000 euros le mètre carré au taux de change de 2017) (Den’en Chofu-kai, 2000). Le renchérissement de la valeur du foncier a eu trois conséquences majeures : (1) une fragmentation de la propriété foncière, en particulier lors des héritages, en raison de taxes de succession trop importantes que devaient payer les familles ; (2) un vieillissement de la population résidente, en raison d’un renouvellement limité des habitants en raison de prix immobiliers trop élevés ; (3) une transformation du paysage en raison de tendances à l’entre-soi et au repli communautaire qui ont remplacé les haies par des murs et ont multiplié les caméras de sécurité dans les espaces publics.
Dans ce contexte, l’association de résidents de Den’en Chofu (Den’en Chofu-kai en japonais) a réagi afin de protéger le paysage et le cadre de vie en mettant en place diverses régulations et en essayant de renforcer les liens entre les habitants. De nos jours, la Charte de Den’en Chofu, mise en place en 1982, encadre l’arrivée de nouveaux habitants mais aussi de visiteurs et de touristes dans la cité-jardin (photographie 3). La charte comprend sept points clés : (1) Nous nous devons d’aimer et de prendre soin de Den’en Chofu, cité-jardin historique ; (2) Il convient de découvrir l’esprit avec lequel Eiichi a construit la ville, et a créé la tradition d’autogestion et de coopération ; (3) Il nous faut planter des arbres et embellir notre ville quand on construit ou reconstruit des bâtiments, car ce sont nos maisons, nos haies et nos murs qui structurent la cité-jardin ; (4) Il nous faut garder propres et prendre soin de nos espaces publics, comme les parcs, les trottoirs, les routes ; (5) Nous travaillons ensemble pour maintenir une communauté paisible et stable et pour préserver un environnement résidentiel de qualité ; (6) Nous nous entraiderons les uns les autres en cas de catastrophe naturelle ; (7) nous améliorerons les activités culturelles idoines aux cités-jardins en favorisant la communication entre résidents. C’est ainsi sur la croyance en la perpétuation du rêve et de l’utopie d’Eiichi Shibusawa que la valeur résidentielle de Den’en Chofu s’est accrue au fil des décennies. |
Photographie 3 : La charte de Den’en ChofuÉdifiée à la sortie de la gare centrale de la cité-jardin, elle est visible de tous, visiteurs compris. |
Discussion et conclusion
De nos jours, Den’en Chofu a progressivement retrouvé l’ancienne qualité paysagère que la cité-jardin avait perdu au cours de la Haute croissance (1950-1970) puis de la période de la Bulle (1985-1991), grâce à la mobilisation active de l’association de résidents qui a essayé de reconstituer l’esprit d’Eiichi Shibusawa.
Il est important de se demander pourquoi les cités-jardins japonaises sont devenues des archétypes d’espaces résidentiels de luxe, à rebours de leurs objectifs utopiques initiaux. A l’origine, le plan idéal d’Eiichi Shibusawa était d’aménager un espace résidentiel de qualité inspiré des cités-jardins occidentales, proposant une harmonie entre les environnements physiques et sociaux. C’est cette harmonie, sur laquelle a beaucoup insisté les campagnes promotionnelles de Den’en Chofu, qui a attiré des habitants issus de catégories socio-professionnelles supérieures et qui a conduit en partie au renchérissement des prix des biens immobiliers.
Le vieillissement de la population, cependant, constitue un nouvel enjeu pour Den’en Chofu. Comme la plupart des routes de la cité-jardin sont en pente en raison du caractère collinéen du site, les résidents âgés ressentent des difficultés à s’y déplacer à pieds. Ce phénomène, qui s’observe dans la plupart des espaces périurbains du Japon, n’épargne pas Den’en Chofu (Kubo et al., 2015). Plus les pavillons se trouvent en hauteur, plus ils sont chers et donc, mécaniquement, plus leurs occupants sont âgés. Or, avec la séparation des fonctions résidentielles et commerciales, ce sont aussi les pavillons les plus éloignés des commerces et des services nécessaires au quotidien, rendant donc obligatoire le recours aux déplacements motorisés individuels ce qui constitue, dans l’objectif d’une ville piétonne, durable, ou vivable, une limite majeure.
Toutefois, en termes de soutenabilité, l’association de résidents joue un rôle important de lutte contre l’isolement en renforçant les relations de proximité et de voisinage dans un contexte de vieillissement et donc d’accroissement de la vulnérabilité à l’isolement et à la solitude des personnes âgées (Kubo et al., 2010). Le rôle de l’association ne se limite pas au volet social, mais est aussi important dans l’entretien de l’environnement physique, comme les écosystèmes.
Pourtant, à l’opposé du vieillissement des espaces résidentiels périurbains, la multiplication de tours de standing dans le centre de Tokyo a su capter la population de jeunes cadres supérieurs (Kubo, 2015). Les den’en toshi, les cités-jardins, ne constituent plus de nos jours un horizon social pour les jeunes populations aisées qui préfèrent les immeubles résidentiels construits dans les espaces centraux. La transformation de l’offre de logements et des choix résidentiels des nouvelles générations ont transformé le sens et la symbolique attachés à Den’en Chofu et, au-delà, à l’ensemble des cités-jardins japonaises.
Bibliographie indicative
(J) : références en japonais
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Remerciements
Ce corpus documentaire est le fruit de recherches financées par deux programmes de la Japanese Society for the Promotion of Sciences : la JSPS Grant-in-Aid pour jeunes chercheurs (A) (#26770282) et la JSPS Grant-in-Aid for Basic Studies (B) (#15H03276).
Dr. Tomoko KUBO
maître de conférences, Université de Gifu, Japon
Traduit de l’anglais par Raphaël Languillon-Aussel
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Tomoko KUBO, « Les cités-jardins au Japon : entre urbanisme occidental et hybridation locale », Géoconfluences, octobre 2017. |
Pour citer cet article :
Tomoko Kubo, Traduit de l'anglais par : et Raphaël Languillon-Aussel, « Les cités-jardins au Japon : entre urbanisme occidental et hybridation locale », Géoconfluences, juin 2017.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/japon/corpus-documentaires/cites-jardins