Les cités-jardins au Japon : entre urbanisme occidental et hybridation locale
Traduit de l'anglais par :
Raphaël Languillon-Aussel, chercheur, agrégé de géographie - Université de Genève
- Sommaire
Bibliographie | citer cet article
Depuis le début du XXème siècle, le concept de cité-jardin (den’en toshi en japonais) a inspiré les urbanistes et les chercheurs, et a attiré les habitants vers le périurbain japonais (Oshima, 1996). Cette attractivité est consécutive à la restauration de l’ère Meiji, au cours de laquelle les gouvernements locaux et nationaux ont encouragé la population à adopter les modèles de planification, les systèmes sociaux urbains et les technologies venus de l’Occident. En retour, cette inspiration de l’Occident a permis une modernisation des villes. Toutefois, le concept de cité-jardin, bien qu’issu de ce mouvement, a été réinterprété par les Japonais et constitue ainsi une déclinaison unique spécifique au contexte nippon.
Watanabe (1977) note que les principales cités-jardins japonaises, comme Senzoku, Ohokayama, ou Tamagawa-dai n’ont pas satisfait aux critères fondamentaux théorisés par Howard, à savoir : (1) une « morphologie indépendante », qui réfère à la ceinture verte qui doit les entourer ; (2) « un fonctionnement autonome et efficace selon l’idéal d’autogestion locale », qui nécessite une mixité ou, à défaut, une forte proximité entre zones résidentielles et zones d’emplois, ainsi que des services urbains ; (3) « un foncier public », c’est-à-dire détenu par la puissance publique. Comme un certain nombre de chercheurs japonais l’ont fait remarquer (Fukushima, 1993 ; Ono, 2009), les cités-jardins japonaises doivent plutôt être prises comme des « banlieues-jardins », en raison du fait qu’elles sont surtout investies par la classe moyenne, que le foncier y est largement privatisé, que les fonctions résidentielles priment sur les services ou les espaces productifs, et que les compagnies ferroviaires privées y ont occupé un rôle primordial, en particulier en aménageant leurs centres commerciaux et les pôles d’emplois tertiaires, privatisant la fabrique de ce type de villes.
Ce corpus documentaire examine comment les cités-jardins sont apparues au Japon, comment elles y ont été transformées depuis leur modèle occidental initial, et comment elles ont contribué à étendre et structurer l'espace périurbain. Pour ce faire, il convient de présenter quelques éléments caractéristiques des « Den’en toshi » japonaises, puis d’analyser les relations entre les politiques publiques urbaines et le modèle des cités-jardins, avant de discuter la spécificité japonaise à travers une étude de cas : la cité-jardin de Den’en Chofu, dans le département de Tokyo, devenue le symbole des périphéries urbaines luxueuses en dépit du fait qu’au départ, le modèle devait répondre à une demande en biens abordables et de bonne qualité pour la population ouvrière et la classe moyenne, organisée et administrée en communautés autonomes de résidents.
1. Aménager les cités-jardins japonaises dans le périurbain résidentiel japonais
1.1 Les deux vagues de cités-jardins et les politiques urbaines japonaises
Depuis la fin des années 1990, les urbanistes et les aménageurs japonais ont connu un regain d’intérêt pour les cités-jardins développées au début du XXème siècle. On peut distinguer deux périodes d’aménagement de ce type d’espaces urbains : celle, actuelle, des années 1990 et 2000, et celle, originelle, des années 1920 et 1930, lorsque le modèle s’est mis en place.
La première vague de cités-jardins – l’entre-deux-guerres
En 1907, des fonctionnaires de la division régionale du ministère du logement japonais ont publié un ouvrage intitulé « Den’en toshi », littéralement « Cité-Jardin »[1] (voir tableau 1). Comme l’appauvrissement du foncier rural devenait un sérieux problème à l’échelle nationale, le gouvernement japonais a mis au point une campagne ambitieuse. Afin d’améliorer les conditions difficiles d’un rural en déprise, en particulier au niveau agricole, immobilier et foncier, les cités-jardins, qui proposent de coupler les avantages des aménités de l’urbain et du rural, ont été considérées comme des solutions pertinentes et attractives. Ce souci propre au Japon a conduit à minimiser l’attention portée aux idéaux originels des cités-jardins, à savoir l’autogestion, l’autosuffisance, la mixité des fonctions, ou la proximité entre espaces résidentiels et espaces de travail. Le principal intérêt portait ainsi sur la qualité de l’environnement résidentiel et les enjeux liés au foncier (Suzuki, 2000). >>> Voir aussi le complément 1.
Complément 1 : Géo-histoire des cites-jardins au Japon
![Déplier pour plus de détails icone_plus.gif](icone_plus.gif)
Tableau 1 : Liste des aménagements résidentiels périurbains étant qualifiées de cités-jardins par leurs promoteurs au Japon entre 1908 et 1942.
Source : Kikuchi (2004), Yamaguchi (2005), et Otsuki (2007). |
|
Historiquement, l’introduction des cités-jardins au Japon s’est d’abord faite à Osaka. Les principaux aménageurs étaient des compagnies ferroviaires privées, qui y voyaient un moyen de densifier le potentiel résidentiel le long de leurs lignes afin d’en accroître la fréquentation. Ainsi, en 1931, la Kansai Tochi Inc. a élaboré un plan pour construire dans la ville de banlieue de Sakai la cité-jardin de Ohmino Den’en Toshi. Une large zone de 165 000 mètres carrés à proximité de la gare de Kita-Noda, sur la ligne Koya exploitée par la compagnie ferroviaire Nankai Electric a été construite. On peut y observer le paysage et la structure typiques de la cité-jardin, avec ses routes rayonnantes à partir d’un point central (figure 1). Bien que les acteurs en charge de l’aménagement aient visité Letchworth et Welwyn Garden Cities en Angleterre, ils ont surtout été intéressés par les aspects paysagers, afin d’offrir un environnement résidentiel de grande qualité. Ces éléments ont été largement privilégiés et ont éclipsé d’autres caractéristiques pourtant centrales dans le modèle de cité-jardin, comme les systèmes de maintenance et de gestion, ou l’objectif social d’offrir à la classe ouvrière des logements à la location abordables (Kikuchi, 2004). |
Source : Ministry of Land, Infrastructure, Transport and Tourism (MLIT), Geospatial Information Authority of Japan (GSI), Aerial photograph CKK20071-C61-19. Date : 2007 |
Figure 1 : Photographie aérienne de la cité-jardin Ohmino Den’en Toshi
|
La dynamique s’est par la suite diffusée à Tokyo, où l’un des projets les plus importants des années d’entre-deux-guerres était le plan d’aménagement de Senzoku Tamagawa, connu de nos jours sous le nom prestigieux de Den’en Chofu, luxueux district résidentiel devenu le symbole des cités-jardins japonaises. Le projet devait être réalisé dans les quartiers de Senzoku, Ohokayama et Tamagawa, dans la banlieue ouest de Tokyo, par la Den’en Toshi Company Ltd., un ancêtre direct de l’actuelle compagnie de chemin de fer Tokyu[2]. Le plan d’urbanisme a été dessiné par Hideo Shibusawa, fils du célèbre Eiichi Shibusawa[3] un puissant entrepreneur de la fin du XIXème siècle. La Den’en Toshi Company a obtenu 125 puis 148 ha de terrain pour construire son utopie.
La zone de Senzoku a été bâtie en 1922, suivie par celle de Tamagawa-dai et d’Ohokayama en 1923. En particulier à Tamagawa-dai (actuellement appelée Den’en Chofu), le paysage a été très fortement influencé par le modèle d'Ebenezer Howard, avec une structure concentrique et des routes radiales partant d’une gare centrale (figure 2). Nous détaillons le cas de Den’en Chofu dans la seconde partie du corpus documentaire.
Figure 2 : Photographies aériennes de Den’en Chofu, en 1941 et en 2009 |
|||
![]() |
![]() |
||
Source : MLIT, Geospatial Information Authority of Japan (GSI), Aerial photograph C50-C2-29 (1941, à gauche), et CKT20092-C66-34 (2009, à droite). |
La seconde vague des cités-jardins – le tournant de la fin des années 1970
À la suite du troisième plan d’aménagement national de 1977 (voir le complément 2 pour une synthèse historique des plans nationaux d’aménagement et leurs impacts urbains), les promoteurs privés ainsi que les pouvoirs locaux se sont mis à employer le terme de « cité-jardin » pour les nouveaux aménagements résidentiels et les lotissements périurbains (Kikuchi, 2004). Les cités-jardins renvoient dès lors à des espaces pavillonnaires dédiés à l’accession à la propriété, avec jardins, parcs, trottoirs bordés d’arbres et espaces végétalisés pour satisfaire les exigences élevées des résidents. Cette nouvelle vague diffère encore une fois de la conceptualisation originelle de Howard, et renvoie surtout à un espace résidentiel végétalisé de qualité avec quelques citations caricaturales qui évoquent aux potentiels acquéreurs l’idée vague qu’ils se font d’une cité-jardin occidentale. Ce nouveau produit périurbain attire essentiellement de jeunes couples avec enfants en bas âge issues de la classe moyenne effectuant des mobilités pendulaires quotidiennes avec les centres urbains des grandes métropoles.
La photographie 1 montre ainsi le paysage de la ville nouvelle de Narita, au nord-est de Tokyo, aménagée dans les années 1970. On y observe des routes végétalisées, des trottoirs piétonniers bordés d’arbres, des parcs au milieu de centres commerciaux, des écoles et autres services, ainsi que des pavillons avec jardins (photographie 1-a). Par ailleurs, on observe également différents types de logements, mêlant du logement social (photographie 1-d), du logement accessible (photographie 1-b et 1-c), ou encore des pavillons de luxe (photographie 1-e), renvoyant ici à l’idéal de mixité sociale des quartiers résidentiels. Afin d’attirer des résidents d’origine sociales très variées et ainsi permettre le maintien d’une certaine mixité, les lotissements périurbains devaient ainsi promouvoir des éléments facilement identifiables de leur cadre « naturel ».
Les idéaux sociaux en termes de logements et de style de vie ont radicalement changé au cours du temps entre les années 1960 et les années 2010, affectant les politiques urbaines tant au niveau national que local. La notion de cité-jardin a constitué un horizon attractif à la fois pour les aménageurs et les résidents.
Photographie 1 : Aperçus de la ville nouvelle de Narita, dans le département de Chiba.
Chemins piétonniers ou « routes vertes ». |
Maisons individuelles aux tarifs abordables. |
Logements destinés aux employés d'une compagnie aérienne |
Résidence construite par JHC. |
Quartier résidentiel de luxe avec maisons individuelles. |
Clichés : Tomoko Kubo, 2009. |
Complément 2 : Les politiques d’aménagement urbain au Japon, de l'après-guerre à aujourd'hui
![Déplier pour plus de détails icone_plus.gif](icone_plus.gif)
2. Den’en Chofu : cité-jardin emblématique de l’ouest de Tokyo
Den’en Chofu a été aménagée dans la couronne périurbaine ouest du grand Tokyo, dans la municipalité d’Ota, en 1923. Au tournant des années 1920, l’industrialisation rapide consécutive à la restauration Meiji a stimulé l’urbanisation et les aménagements résidentiels périurbains dans les municipalités proches de la capitale. Nombre des sous-centres actuels de Tokyo comme Shibuya ou Shinjuku étaient des périphéries encore ensauvagées sous la période Edo[4]. La municipalité d’Ota, encore plus périphérique à l’époque, se trouvait alors à la lisière du front d’urbanisation : la zone de Den’en Chofu était complètement rurale et était constituée essentiellement de champs le long de la rivière Tama. C’est grâce à cette situation qu’une vaste zone a pu être aménagée d’un seul tenant en district résidentiel par la famille SHIBUSAWA dans les années 1920.
De nos jours, Den’en Chofu est considérée comme l’un des espaces résidentiels les plus luxueux de Tokyo. D’après le recensement de la population du Japon de 2010, les cinq districts (chôme) de Den’en Chofu comptent 17 925 habitants, répartis dans 8 187 logements. Il est curieux qu’une cité-jardin soit devenue un espace si luxueux, ce qu’elle n’était pas à ses débuts. La trajectoire de Den’en Chofu est en cela originale.
2.1. Les caractéristiques contemporaines de Den’en Chofu
Des prix résidentiels élevés et une population socialement très favorisée
Bien que Den’en Chofu se situe très loin du centre des affaires historique de Tokyo ou des autres symboles de la centralité tokyoïte (Kasumigaseki, le quartier des ministères, Otemachi le quartier de la finance, Nihombashi le quartier commerçant) ainsi que des centres secondaires que sont Shinjuku et Shibuya, dont elle est distante de 20 à 30 minutes en train express, les prix fonciers sont particulièrement élevés. Comparativement aux prix fonciers et immobiliers moyens du département de Tokyo, les prix enregistrés dans les cinq districts de Den’en Chofu sont très largement au-dessus, en particulier dans le district le plus cher, le troisième. La figure 3 fait état des déclarations fiscales de la valeur du foncier dans quatre espaces : le district 1 et le district 3 de Den’en Chofu, le troisième district d’Okusawa, espace résidentiel proche de la cité-jardin qui se trouve à deux gares périurbaines de distance, et un quartier résidentiel de l’hyper-centre de Tokyo, à savoir Akasaka 4. Bien que les prix d’Akasaka 4 soient un petit peu moins élevés que les prix maximaux observés dans le centre de Tokyo (à Ginza), ils restent particulièrement élevés au regard de la moyenne dans les 23 arrondissements de la capitale. On observe très clairement qu’à part en 2007, année qui correspond au pic des valeurs dans l’hyper-centre de Tokyo, la courbe des prix d’Akasaka 4 et de Den’en Chofu 3 sont quasi-identiques, ce qui est très surprenant au regard de la distance de la cité-jardin du centre de Tokyo. |
Figure 3 : La valeur foncière déclarée au fisc japonais dans quatre espaces résidentiels du département de Tokyo (2003-2015).Source : MILT, Land General Information System, 5 janvier 2017. Prix correspondant au 1er janvier de chaque année. |
La réponse à ce paradoxe s’explique par la composition sociologique du district. La figure 4 permet justement de préciser le profil démographique et sociologique des habitants, et permet de voir une corrélation entre le vieillissement du quartier de Den’en Chofu 3 et le niveau élevé des prix fonciers (figure 4-a). D’une manière générale, les logements, essentiellement constitués de pavillons, sont de plus grande taille dans le district 3, tout comme les parcelles sur lesquelles ils ont été construits. Cet effet taille s’explique par le rôle actif de l’association de résidents et de la planification régionale qui tentent de limiter la fragmentation des biens et des lots lors des transactions immobilières ou des héritages (figure 4-b). A titre de comparaison, les habitations de Den’en Chofu 2 sont en moyenne 25 % plus petites que dans Den’en Chofu 3. Le nombre de logements en immeubles collectifs ainsi que la part des activités commerciales sont aussi plus élevés. Sociologiquement, 50 % des habitants de Den’en Chofu 3 appartiennent aux catégories socio-professionnelles aisées, avec une surreprésentation des cadres supérieurs et des fonctions libérales (figure 4-c).
Figure 4 : Quelques éléments démographiques et sociologiques des habitants des cinq districts de Den’en Chofu.Source : Bureau des statistiques du Japon, 2010. |
Une législation sévère pour préserver un cadre de vie de qualité
Les habitants des districts 2 et 3 de Den’en Chofu ont fondé une association-coopérative pour préserver les paysages, le cadre de vie, la sécurité et la vie communautaire de la cité-jardin. Ainsi, les nouvelles constructions sont rigoureusement encadrées par des régulations locales afin de préserver l’environnement. Il en va de même pour les lieux publics. Le tableau 3 synthétise une dizaine de règles paysagères à respecter dans la cité-jardin.
Grâce à ces règles strictes, le paysage de Den’en Chofu, en particulier du district 3, a été protégé. Les habitants se sont activement mobilisés durant des décennies en ce sens. Il convient à présent de présenter les caractéristiques originelles de la cité-jardin au moment de sa construction, puis de comprendre comment elle est devenue un espace résidentiel de luxe.
Tableau 3 : Synthèse des règles locales portant sur la gestion de l’environnement et du paysage édictées par l’association de quartier de Den’en Chofu.
Source : Site Internet officiel de Den’en Chofu Kai consulté en mai 2017 et plan d’aménagement de Den’en Chofu de la municipalité d’Ota consulté en mai 2017. Voir le site de Den’en Chofu-Kai pour de plus amples informations. |
|
2.2. Les principes d’aménagement de Den’en Chofu édictés par Eiichi Shibusawa
Lors de la promotion commerciale de la cité-jardin dans les années 1920 par la Den’en Toshi Ltd., les prospectus publicitaires distribués aux potentiels clients insistaient sur deux points principaux : le bénéfice d’une vie couplant harmonieusement les avantages de l’urbain et du rural d’une part ; la qualité de l’environnement d’autre part, pas seulement pour les classes ouvrières mais aussi pour les professions intellectuelles.
Les qualités environnementales vantées dans la campagne marketing de la cité-jardin sont nombreuses : terre sèche (comprendre : en dehors des risques d’inondation), air clair, conditions géologiques optimales avec une grande richesse arboricole, un vaste projet d’un seul tenant d’une superficie de 330 000 m², un système de transport efficace qui permet de rejoindre le centre de Tokyo en moins d’une heure, des infrastructures de communication modernes, avec des lignes de téléphones et de télégraphes, l’électricité, le gaz, l’eau courante et le tout-à-l’égout, des équipements publics de qualité avec des hôpitaux, des écoles, et enfin des aménités sociales comme des associations coopératives de résidents (photographie 2).
Photographie 2 : aperçus paysagers de Den’en Chofu |
|||
![]() |
![]() |
||
(a) à gauche : gare centrale de Den’en Chofu. Le toit rouge du bâtiment est devenu le symbole de la cité-jardin. Clichés : Tomoko Kubo, janvier 2017 |
En comparaison des cités-jardins capitalistiques de la région d’Osaka qui étaient, rappelons-le, aménagées dans le seul but de densifier les trafics de voyageurs et d’accroître la valeur du foncier le long de voies ferroviaires, le plan de Den’en Chofu était plus idéaliste, avec son mode de gouvernance locale. Ce n’est que par la suite, lors de la phase post-vente des biens et lors de la maintenance des infrastructures, que les enjeux d’efficacité économique ont pris le pas sur l’utopie socio-environnementale initiale du fondateur visionnaire : Eiichi Shibusawa (Fujimori, 1987).
Comme dit précédemment, les paysages et la morphologie de Den’en Chofu étaient considérés comme uniques, à la fois modernes et occidentalisés : la forme concentrique des routes et des parcelles, les radiales qui partaient dans toutes les directions depuis le jardin central dans lequel la gare centrale et les commerces ont par la suite été aménagés, la grande taille des propriétés entourées des haies, la gestion en commun des espaces et l’attention particulière portée à la végétalisation. En outre, l’association de résidents a joué un rôle crucial dans l’amélioration des infrastructures, comme le gaz, l’eau et les égouts. Un code de bonne conduite, intitulé « Gentlemen’s agreement », permettait de garantir le respect des règles de la bienséance, le respect au paysage et à l’environnement, et des relations de voisinage paisibles.
La figure centrale de cette vision idéale de la cité-jardin a été Eiichi Shibusawa, directeur de la Den’en Toshi Ltd., entreprise qu’il a fondé après son départ à la retraite. C’est en son sein qu’il développa, avec des proches, sa vision utopique des aménagements résidentiels en cité-jardin (Fujimori, 1987). Shibusawa n’en était pas à son premier fait d’arme : il avait largement participé à la modernisation de Tokyo, par exemple via le projet d’aménagement de Ginza Renga-gai (le projet « ville-brique » de Ginza, le quartier du commerce de luxe de Tokyo), le plan d’aménagement du centre d’affaires de Kabuto-cho, ou encore le plan de rénovation urbaine de Tokyo. Bien qu’il fut l’un des premiers citoyens à participer à l’aménagement urbain, un grand nombre de ses projets n’ont pas satisfait ses attentes et ses idéaux en raison du primat de l’efficacité économique auquel la rationalité de l’entrepreneur devait sans cesse le ramener. C’est donc une fois retraité qu’il décida de réaliser des projets moins attentifs à des considérations d’efficacité et de rentabilité économiques. Pour lui, l’aménagement de cités-jardins à Tokyo relevait plutôt de projets sociaux à vocation publique pour satisfaire le bien commun.
Pour ce faire, il a envoyé son fils, urbaniste et concepteur de Den’en Chofu, à Letchworth pour étudier le concept de cité-jardin britannique en 1919, encore en construction au moment de sa visite. Sur la route retour, le fils s’arrêta à St Francis Wood, à San Francisco, duquel il tira l’essentiel de son inspiration. Le plan concentrique avec les routes radiales ressemblent en effet plus au plan de San Francisco, ou encore au rond point de l’Arc de Triomphe à Paris, qu’aux cités-jardins britanniques.
Shibusawa a d’abord cherché à promouvoir son concept de nouvel aménagement résidentiel auprès de ses amis, de ses anciens collègues, ou d’intellectuels en mesure d’approuver un urbanisme d’inspiration occidentale. C’est pourquoi, les primo-résidents ont surtout été issus d’une classe moyenne japonaise très éduquée, constituée de salariés, d’universitaires, ou de libéraux officiant à Tokyo. Toutefois, Shibusawa préférait que la population habitant Den’en Chofu n’y travaille pas, mais fassent des navettes quotidiennes avec le centre de Tokyo, y compris les commerçants (Fujimori, 1987). Bien que Shibusawa et Howard partageaient le même rêve de construire une utopie où urbanité et ruralité puissent coexister, l’échelle du projet, le rôle des communautés rurales entourant la cité-jardin, l’absence de mixité des fonctions ainsi que la classe sociale des résidents différaient dans les deux visions.
2.3. Les changements dans le profil sociologique des habitants
Avec ses qualités paysagères évidentes, ses activités et sa vie communautaire dynamique, son urbanisme occidentalisé comme le zonage des fonctions urbaines, Den’en Chofu est rapidement devenu l’un des espaces résidentiels les plus prisés de Tokyo. A partir des années 1950, l’industrialisation rapide et l’accroissement démographique vigoureux entraînent une vive péri-urbanisation de la capitale japonaise. Le renchérissement progressif des prix fonciers conséquents aux dynamiques d’urbanisation a alors contribué à changer le profil sociologique des habitants de Den’en Chofu.
Entre 1984 et 1988, les prix fonciers déclarés au gouvernement dans le district de Den’en Chofu 2 excédaient 2 500 000 yens les mètres carrés (soit environ 20 000 euros le mètre carré au taux de change de 2017) (Den’en Chofu-kai, 2000). Le renchérissement de la valeur du foncier a eu trois conséquences majeures : (1) une fragmentation de la propriété foncière, en particulier lors des héritages, en raison de taxes de succession trop importantes que devaient payer les familles ; (2) un vieillissement de la population résidente, en raison d’un renouvellement limité des habitants en raison de prix immobiliers trop élevés ; (3) une transformation du paysage en raison de tendances à l’entre-soi et au repli communautaire qui ont remplacé les haies par des murs et ont multiplié les caméras de sécurité dans les espaces publics.
Dans ce contexte, l’association de résidents de Den’en Chofu (Den’en Chofu-kai en japonais) a réagi afin de protéger le paysage et le cadre de vie en mettant en place diverses régulations et en essayant de renforcer les liens entre les habitants. De nos jours, la Charte de Den’en Chofu, mise en place en 1982, encadre l’arrivée de nouveaux habitants mais aussi de visiteurs et de touristes dans la cité-jardin (photographie 3). La charte comprend sept points clés : (1) Nous nous devons d’aimer et de prendre soin de Den’en Chofu, cité-jardin historique ; (2) Il convient de découvrir l’esprit avec lequel Eiichi a construit la ville, et a créé la tradition d’autogestion et de coopération ; (3) Il nous faut planter des arbres et embellir notre ville quand on construit ou reconstruit des bâtiments, car ce sont nos maisons, nos haies et nos murs qui structurent la cité-jardin ; (4) Il nous faut garder propres et prendre soin de nos espaces publics, comme les parcs, les trottoirs, les routes ; (5) Nous travaillons ensemble pour maintenir une communauté paisible et stable et pour préserver un environnement résidentiel de qualité ; (6) Nous nous entraiderons les uns les autres en cas de catastrophe naturelle ; (7) nous améliorerons les activités culturelles idoines aux cités-jardins en favorisant la communication entre résidents. C’est ainsi sur la croyance en la perpétuation du rêve et de l’utopie d’Eiichi Shibusawa que la valeur résidentielle de Den’en Chofu s’est accrue au fil des décennies. |
Photographie 3 : La charte de Den’en ChofuÉdifiée à la sortie de la gare centrale de la cité-jardin, elle est visible de tous, visiteurs compris. |
Discussion et conclusion
De nos jours, Den’en Chofu a progressivement retrouvé l’ancienne qualité paysagère que la cité-jardin avait perdu au cours de la Haute croissance (1950-1970) puis de la période de la Bulle (1985-1991), grâce à la mobilisation active de l’association de résidents qui a essayé de reconstituer l’esprit d’Eiichi Shibusawa.
Il est important de se demander pourquoi les cités-jardins japonaises sont devenues des archétypes d’espaces résidentiels de luxe, à rebours de leurs objectifs utopiques initiaux. A l’origine, le plan idéal d’Eiichi Shibusawa était d’aménager un espace résidentiel de qualité inspiré des cités-jardins occidentales, proposant une harmonie entre les environnements physiques et sociaux. C’est cette harmonie, sur laquelle a beaucoup insisté les campagnes promotionnelles de Den’en Chofu, qui a attiré des habitants issus de catégories socio-professionnelles supérieures et qui a conduit en partie au renchérissement des prix des biens immobiliers.
Le vieillissement de la population, cependant, constitue un nouvel enjeu pour Den’en Chofu. Comme la plupart des routes de la cité-jardin sont en pente en raison du caractère collinéen du site, les résidents âgés ressentent des difficultés à s’y déplacer à pieds. Ce phénomène, qui s’observe dans la plupart des espaces périurbains du Japon, n’épargne pas Den’en Chofu (Kubo et al., 2015). Plus les pavillons se trouvent en hauteur, plus ils sont chers et donc, mécaniquement, plus leurs occupants sont âgés. Or, avec la séparation des fonctions résidentielles et commerciales, ce sont aussi les pavillons les plus éloignés des commerces et des services nécessaires au quotidien, rendant donc obligatoire le recours aux déplacements motorisés individuels ce qui constitue, dans l’objectif d’une ville piétonne, durable, ou vivable, une limite majeure.
Toutefois, en termes de soutenabilité, l’association de résidents joue un rôle important de lutte contre l’isolement en renforçant les relations de proximité et de voisinage dans un contexte de vieillissement et donc d’accroissement de la vulnérabilité à l’isolement et à la solitude des personnes âgées (Kubo et al., 2010). Le rôle de l’association ne se limite pas au volet social, mais est aussi important dans l’entretien de l’environnement physique, comme les écosystèmes.
Pourtant, à l’opposé du vieillissement des espaces résidentiels périurbains, la multiplication de tours de standing dans le centre de Tokyo a su capter la population de jeunes cadres supérieurs (Kubo, 2015). Les den’en toshi, les cités-jardins, ne constituent plus de nos jours un horizon social pour les jeunes populations aisées qui préfèrent les immeubles résidentiels construits dans les espaces centraux. La transformation de l’offre de logements et des choix résidentiels des nouvelles générations ont transformé le sens et la symbolique attachés à Den’en Chofu et, au-delà, à l’ensemble des cités-jardins japonaises.
Bibliographie indicative
(J) : références en japonais
- Den’en Chofu-Kai (2000) Local History of Den’en Chofu, Den’en Chofu-Kai. (J)
- Fujimori, T. (1987) Den’en Chofu Tanjo-ki (The origin of Den’en Chofu). In Yamaguchi, H. eds. Genealogy of suburban residential areas- Tokyo’s Garden Utopia, pp. 191-206. Kajima Institute Publishing Co., Ltd. (J)
- Fukushima, F. (1993) “Residential development by Den’en Toshi Company”. The Journal of Shibusawa Studies, 6: 62-87. (J)
- Hirayama, Y. (2005). “Running hot and cold in the urban home-ownership market: The experience of Japan’s major cities”. Journal of Housing and the Built Environment 20, 1-20.
- Kikuchi, T. (2004) Den’en Toshi wo Toku- Letchworth no gyo-zaisei ni manabu (A study on Garden City- learning from the administration and finances of Letchworth). Gihodoshuppan. (J)
- Kubo, T. 2015. Geographical Housing Studies in the Tokyo Metropolitan Area: Changing residential structure after the late 1990s. Tokyo: Kokkon Shoin. (J)
- Kubo, T., Onozawa Y., Hashimoto M.,Hishinuma Y., and Matsui K. 2010. “Mixed development in sustainability of suburban neighborhoods: The case of Narita New Town”. Geographical Review of Japan 83: 47-63.
- Kubo, T., Yui, Y., and Sakaue, H. 2015. “Aging suburbs and increasing vacant houses in Japan”. in Hino. M., and Tsutsumi, J. eds. Urban Geography of Post-Growth Society. pp. 123-145. Tohoku University Press: Sendai
- Murakami, A. (1999) “The acceptance of Howard’s Garden City Theory by the Bureau of Home Affairs, the Ministry of Interior in Meiji Era”. Journal of Rural Planning Association, 18: 13-18. (J)
- Nishimura, I. (1921) Den’en syou ju ka (Garden small houses), Keiseisya Publishing. (J)
- Ono, S. (2009) E. Howard and Nakamura Isaku, Den’en toshi no tanjo to nihon niokeru juyo wo megutte (The origin and acceptance of the Garden city movement in Japan). Keio University, the Hiyoshi review of the social sciences, 20: 1-22. (J)
- Oshima, K.T. (1996) “Denenchofu: Building the Garden City in Japan”. Journal of the Society of Architectural Historians, 55(2): 140-151.
- Suzuki, H. (2000) “Garden Cities in Japan-Bonsai village, Omiya”. In: Katagi, A., Fujiya Y., Kadono, Y. eds. Modern Japan’s Suburban Residential developments, pp. 105-118. Kajima Institute Publishing Co., Ltd. (J)
- Terauchi, M. (2000) “Senri-yama jutakuchi of Shita city”. in Katagi, A., Fujiya Y., Kadono, Y. eds., Modern Japan’s Suburban Residential developments, pp. 347-366. Kajima Institute Publishing Co., Ltd. (J)
- Uchida, S. (1987) Jonan Den’en Housing Corporation. In Yamaguchi, H. eds., Genealogy of suburban residential areas- Tokyo’s Garden Utopia, pp. 207-220. Kajima Institute Publishing Co., Ltd. (J)
- Watanabe, S. (1977) Nihon-teki Den-en Toshi ron no kenkyu (1): Den’en Toshi Kabushiki gaisya (1918-28) no baai (Garden City movements in Japan (1): A case of the Den’en Toshi Ltd.). Toshi Keikaku Bessatsu (Separate volume of the City Planning), 12: 151-156. (J)
- Watanabe, S. (1978) Nihon-teki Den-en Toshi ron no kenkyu (2): Naimu sho chiho kyoku yushi hen “Den’en Toshi (Showa 40) wo megutte (Garden City movements in Japan (2): Ministry of Home Affairs of Japan eds. “Den’en Toshi (1907)”). Toshi Keikaku Bessatsu (Separate volume of the City Planning), 13: 283-288. (J)
- Yamaguchi, H. (1987) Suburban Neighborhoods in Tokyo. In Yamaguchi, H. eds., Genealogy of suburban residential areas, Tokyo’s Garden Utopia, pp. 5-42. Kajima Institute Publishing Co., Ltd. (J)
[2] Tokyu est l’une des principales compagnies ferroviaires opérant dans la périphérie de Tokyo, entre Shibuya et Yokohama. C’est elle qui desserre Den’en Chofu et les espaces résidentiels attenants. Pour de plus amples informations sur le rôle des compagnies ferroviaires privées au Japon, voir l’article de Natacha Aveline, « Tôkyô, métropole japonaise en mouvement perpétuel », Géoconfluences, 2006.
[3] D’après la Fondation pour la Mémoire d’Eiichi Shibusawa, ce dernier contribua à développer l’économie japonaise de la fin du XIXème siècle au début du XXème. Il a établit la première banque nationale et à participer à la création de nombreuses entreprises. Il est aussi célèbre pour ses activités sociales et liées au secteur de l’éducation. Il était ainsi par exemple directeur d’une institution caritative, la Tokyo Yoiku-in, dédiée aux orphelins, aux personnes âgées et aux handicapés physiques. (http://www.shibusawa.or.jp/english/index.html).
[4] La période Edo (1603-1867) est considérée comme faisant partie de la période féodale japonaise, bien que cette classification fasse débat. Elle est marquée par le pouvoir de la famille Tokugawa, alors shogun du Japon, installée à Edo, la capitale militaire et politique du pays, rebaptisée Tokyo (« capitale de l’est ») lors de la restauration du pouvoir de l’empereur en 1868, au début de l’ère Meiji.
Remerciements
Ce corpus documentaire est le fruit de recherches financées par deux programmes de la Japanese Society for the Promotion of Sciences : la JSPS Grant-in-Aid pour jeunes chercheurs (A) (#26770282) et la JSPS Grant-in-Aid for Basic Studies (B) (#15H03276).
Dr. Tomoko KUBO
maître de conférences, Université de Gifu, Japon
Traduit de l’anglais par Raphaël Languillon-Aussel
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Tomoko KUBO, « Les cités-jardins au Japon : entre urbanisme occidental et hybridation locale », Géoconfluences, octobre 2017. |
Pour citer cet article :
Tomoko Kubo, Traduit de l'anglais par : et Raphaël Languillon-Aussel, « Les cités-jardins au Japon : entre urbanisme occidental et hybridation locale », Géoconfluences, juin 2017.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/japon/corpus-documentaires/cites-jardins