Japon : le dépeuplement et ses conséquences
Bibliographie | citer cet article
Le Japon a connu un tournant historique en 2005. En effet, sa population, pour la première fois à l’époque contemporaine, commence alors à diminuer et la projection moyenne annonce une baisse importante au cours du XXIe siècle. Cette évolution globale s’accompagne de la diminution de la population active, d’un fort vieillissement et d’un autre changement historique, le Japon devenant pays d’immigration. Ces profondes modifications des paramètres démographiques sont de nature à faire évoluer sa place géopolitique tant dans son environnement régional que dans le contexte mondial.
Pour illustrer les changements opérés depuis les années 1990 dans la hiérarchie mondiale et dans l’appréhension de la réalité démographique japonaise, il suffit de se rappeler que deux termes ont quasiment disparu. Le premier, utilisé internationalement dans les années 1980, était l’expression de « triade » (Ohmae, 1985) : il s’agissait alors de faire comprendre combien le monde se trouvait dominé par trois régions, les États-Unis, la Communauté européenne et le Japon. Or le mot de triade, utilisé dans ce sens, se trouve désormais au cimetière des expressions désormais inusitées. Cela tient non seulement à la montée économique des pays émergents, comme la Chine, mais aussi à l’entrée en crise économique du pays dans la décennie 1990 tandis que le Japon évolue vers un essoufflement démographique. Le second terme est celui de « surpeuplement » longtemps appliqué au Japon compte tenu non seulement de sa densité, parmi les plus élevées des pays du monde, mais aussi de sa concentration des hommes et des activités sur les littoraux pour des raisons à la fois historiques (Pitte, 1991) et économiques (Méraud, 2004). Or, désormais, le thème du « surpeuplement », très présent aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, est moins évoqué tandis que l’analyse de la répartition spatiale inégale de sa population est de plus en plus approfondie.
Puisque la mise à l’écart de deux termes – triade et surpeuplement – illustre de profonds changements, il convient d’abord d’en prendre la mesure, donc d’analyser l’essoufflement démographique du Japon, avant d’en examiner les conséquences.
1. Le Japon du XXIe siècle, un laboratoire du vieillissement
1.1. De la compression de la croissance démographique…
Après la Seconde Guerre mondiale, l’accroissement naturel au Japon atteint son maximum grâce à la baisse de la mortalité et à la jeunesse de la population, et non à la fécondité qui a diminué de 5,3 enfants par femme en 1920 à moins de 4 au début des années 1950. Le pic de la natalité des années 1947-1948 est éphémère, contrairement au renouveau démographique d’après-guerre des pays européens. Cette faible durée peut s’expliquer par la volonté politique de comprimer la croissance démographique par le recours à l’avortement et à la stérilisation dans le cadre de lois eugéniques alors sans équivalent dans le monde. Cette volonté politique repose sur trois sources : d’abord, les occupants américains veulent enrayer une éventuelle nouvelle pression démographique alors qu’ils accusent la précédente d’être responsable de l’expansionnisme japonais. Ensuite, presque au même moment, le haut niveau de natalité de 1947 inquiète, alors qu’il s’agit en fait d’un phénomène de récupération. En outre, le retour en métropole de plusieurs millions de Japonais, résidant auparavant dans les anciens territoires conquis, nourrit la crainte du surpeuplement.
Le Japon d’après-guerre met donc en œuvre une politique démographique spécifique : la restriction de la natalité est encouragée par le gouvernement et par de nombreuses associations privées. En outre, seul au monde, le Japon vote une « loi sur l’eugénisme national » mise en œuvre en 1948. L’objectif affiché est d’empêcher la naissance d’enfants considérés comme présentant des handicaps et de protéger la vie et la santé des mères. Aussi la loi rend-elle obligatoire la stérilisation des porteurs d’un certain nombre de caractéristiques jugées négatives et l’avortement pour raison de santé ou motifs sociaux ; le nombre des stérilisations s’élève de 5 600 en 1949 à 38 000 en 1955. Quant au nombre des avortements officiellement recensés, il dépasse le million de 1953 à 1961, avec un taux rapporté aux naissances qui atteint même 71,6 % en 1957((Données du Statistics and Information Department, Ministry of Health, Labour and Welfare, Maternal Body Protection Statistics.)). La loi eugénique de 1948 autorise donc l’avortement dans des conditions extensives. En outre, comme les naissances hors mariage ne sont pas socialement acceptées, le recours à l’avortement est fréquent. Son nombre réel est sans doute supérieur aux chiffres officiels compte-tenu des avortements non déclarés. Aujourd’hui comme hier, les offrandes déposées dans certains sanctuaires où des femmes viennent prier à la mémoire des enfants qu’elles n’ont pas portés à terme demeurent toujours témoins de l’importance des avortements.
Dès la fin des années 1940, le taux de natalité du Japon baisse rapidement, notamment sous l’effet de cette législation. Dans les années suivantes, le taux d'accroissement naturel évolue parallèlement au taux de natalité, même si les considérables progrès médicaux abaissent la mortalité infantile et la mortalité en général, plaçant le Japon au premier rang dans le monde pour l’espérance de vie à la naissance.
Figure 1. La population du Japon : évolution et projection moyenne |
Figure 2. Les taux du mouvement naturel au Japon |
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1.2. …à l’entrée dans « l’hiver démographique »
Après le court renouveau démographique d’après-guerre, la fécondité, estimée à 3,7 enfants par femme en 1950, s’abaisse à 2,04 en 1957. Puis elle demeure une quinzaine années aux environs du seuil de remplacement des générations((Niveau de fécondité permettant que l’effectif moyen des générations en âge de fécondité soit remplacé nombre pour nombre par la génération naissante ; ce niveau est variable selon les conditions de mortalité des populations ; il s’abaisse, depuis les années 1980, à 2,06 enfants par femme dans ce pays à fort taux de survie des femmes qu’est le Japon, le 0,06 correspondant au taux plus élevé de masculinité des naissances et au taux de mortalité des femmes jusqu’à l’âge moyen à la maternité.)). Ensuite, elle plonge sous ce seuil en 1974 et le Japon entre alors dans ce que j’ai appelé un « hiver démographique »((À la fin des années 1970, j’ai proposé l’expression « hiver démographique » pour définir la situation d’une population dont la fécondité est nettement et durablement en dessous de seuil de remplacement des générations. Cette formulation a ensuite été utilisée par exemple dans : Dumont, Gérard-François et al., La France ridée, Paris, Hachette, seconde édition, 1986.)), c’est-à-dire une fécondité nettement et durablement en dessous de seuil de remplacement des générations. Les premières années suivant 1974, l’hiver démographique n’est pas très intense. La fécondité tombe à 1,74 enfant par femme en 1981, puis remonte à 1,81 en 1984.
Puis elle chute jusqu'au minimum de 1,26 en 2005((Sur les données statistiques ou les projections, cf. notamment la publication annuelle Japon statistical Yearbook et les publications du National Institute of population and social security research.)), justement l’année du tournant historique. Ce nouvel abaissement de la fécondité s’explique très largement par la diminution de la proportion des femmes mariées, donc par le pourcentage accru des célibataires et par le relèvement de l’âge au mariage, qui retarde l’arrivée de la première naissance. À compter des années 1970, la désaffection des Japonais, et surtout des Japonaises, pour le mariage est en effet un des facteurs essentiels de la chute des naissances. Certes, les mariages de convenance préparés de longue main par les familles, qui étaient la règle dans la société japonaise, se font plus rares et les mariages d’amour, choix personnels de deux individus, gagnent chaque année du terrain (Sullerot, 2004). Mais, au Japon, les rôles des sexes dans la vie conjugale demeurent encore souvent très tranchés. De plus en plus de jeunes femmes éduquées et gagnant bien leur vie, ou bien n’ont pas envie de se mettre au service d’un mari, ou bien ne trouvent pas le mari dont elles rêvent, qui doit, selon la tradition encore respectée dans certains milieux, « leur être supérieur », tant par la position sociale que par le niveau de revenu. D’ailleurs, certains hommes de statut social modeste ou moyen n’acceptent pas d’épouser une femme aussi ou plus éduquée qu’eux. En conséquence, nombre d’entre eux restent célibataires. |
Figure 3. La fécondité et le seuil de remplacement au Japon |
En outre, avec les années 1990, les effets du développement du travail temporaire, des CDD (contrats à durée déterminée) et du temps partiel bouleversent le modèle sociétal basé sur l’emploi à vie du père de famille. Et le discours des femmes japonaises sur le mariage apparaît contradictoire. Selon des chercheurs((Par exemple : Toshitani Nobuyoshi “Family values in Japan”, in : Life in Japan, Réflection on Fifty Years of Change and Future Prospects, The Japan Society of Home Economics, 2000.)), les ambitions de carrière et les envies de liberté des femmes sont peu compatibles avec la version traditionnelle du mariage japonais fondé sur la domination masculine. En revanche, parmi les femmes qui souhaitent se marier, certaines aspirent à une situation idéale d’épouse « entretenue ». Aussi certains hommes en situation professionnelle précaire ou effectuant du travail temporaire trouvent-ils plus difficilement une épouse, faute d’une situation stable.
Dans ce contexte, après son maximum de 2,092 millions en 1973, le nombre de naissances au Japon s’affaisse, entraînant un abaissement du taux de natalité. Toutefois, la population japonaise continue de croître par effet de vitesse acquise, mais plus faiblement.
Dans le même temps, les progrès de la médecine, l’hygiène publique et la généralisation du système national d’assurance maladie donnent au Japon la longévité la plus élevée dans le monde. La hausse de l’espérance de vie à la naissance, qui atteint, en 2016, 80 ans pour le sexe masculin et 87 ans pour le sexe féminin, engendre un taux de mortalité faible, qui commence néanmoins à remonter dans les années 1980 sous l’effet du vieillissement de la population. Et, en 2005, pour la première fois, le taux de natalité devient inférieur au taux de mortalité ; les décès sont plus nombreux que les naissances et donc l’accroissement naturel négatif.
Compte tenu de cette évolution naturelle qui domine le mouvement démographique, puisque l’accroissement naturel négatif n’est pas compensé par un solde migratoire suffisamment positif, la population du Japon se met à diminuer. La projection moyenne envisage un Japon comptant 100 millions d’habitants à l’horizon 2050 (Sardon, 2016), contre 128 millions à son maximum en 2004.
Le passage d’un « soleil démographique levant » à un « soleil démographique couchant », s’explique donc essentiellement par « l’hiver démographique » japonais qui exerce inévitablement ses effets sur les effectifs de la population active.
1.3. Une population active en diminution
Les générations moins nombreuses, nées à compter de la baisse des naissances commencée au milieu des années 1970, entrent dans la population active potentielle, considérée dans les statistiques internationales comme les 15-64 ans, une quinzaine d’années plus tard. Leur moindre nombre finit par influencer les effectifs d’actifs potentiels qui diminuent au Japon depuis le recensement de 1995. Et les projections n’annoncent aucune stabilisation((Dès 2000, l’OCDE mentionne maintes fois le vieillissement parmi les handicaps que connaît le Japon ; cf. OCDE, Études économiques Japon, décembre 2000.)). Bien au contraire, la population active potentielle est projetée en diminution constante au moins au cours de la première moitié du XXIe siècle. Elle tomberait ainsi de 81,6 millions en 2010 à 68,5 millions en 2030 et à 51,8 millions en 2050((Chiffres de l’International data base ; cf figure 4.)). Autrement dit, à taux d’emploi semblable, et à productivité par emploi équivalent à celle de 2010, l’économie du Japon diminuerait sa production de richesses de 16 % entre 2010 et 2030, puis de 24,4 % entre 2030 et 2050. Le simple maintien de la puissance économique japonaise suppose donc, ceteris paribus, des hausses très importantes de la productivité et/ou du taux d’emploi. Mais une forte augmentation du taux d’emploi semble difficile. Compte tenu du vieillissement de la population, il supposerait un taux d’emploi significatif pour les 65 ans ou plus. Certes, les Japonais âgés sont, comme dans les autres pays développés, en meilleure forme que leurs aînés à âge égal, mais il n’empêche que le vieillissement affaiblit le dynamisme. Autrement dit, malgré l’amélioration des taux de survie des personnes âgées, la mise en œuvre de l’employabilité des 65 ans ou plus rencontre des limites. Les marges de progression du taux d’emploi sont donc réduites par le vieillissement de la population. |
Figure 4. La population active potentielle au Japon : évolution et projection moyenne |
1.4. Un vieillissement intense
Or ce vieillissement de la population du Japon est intense, ce qui fait de ce pays un laboratoire (Ducom, 2007) pour ce XXIe siècle, celui du vieillissement de la population au Nord comme au Sud. Dans la seconde moitié des années 1990, la proportion de personnes âgées de 65 ans ou plus dépasse celle des moins de 15 ans et 20 % de la population totale depuis le recensement de 2005. Le pourcentage des 65 ans ou plus atteint 27 % en 2016 et, selon la projection moyenne, avoisinerait 40 % en 2040. Corrélativement, les moins de 15 ans, notamment sous l’effet de la fécondité abaissée, diminuent en dessous de 25 % dans les années 1970, puis de 20 % après 1985 et moins de 15 % depuis les années 2010. Ce pourcentage est projeté, selon les hypothèses moyennes, à moins de 10 % après 2030.
Certes, au début des années 1990, commence une prise de conscience de la nécessité d’une intervention étatique pour faciliter le choix de la natalité. Mais le contexte sociopolitique japonais rend difficile la mise en œuvre d’une telle politique. Le souvenir de la période militariste, favorable au « croissez et multipliez » – umeyo fuyaseyo qui, comme en Allemagne, visait dans les interventions de l’État à avoir une armée nombreuse, demeure un frein à une politique familiale ambitieuse. Toutefois, un premier plan de l’Ange, « Angel plan » est décidé sur la période 1995-1999. Puis, c’est, en 1999, un Plan quadriennal devant se déployer jusqu’en 2005, poétiquement intitulé « Plan du Nouvel Ange », « New Angel plan », qui prévoit à la fois des mesures pratiques et d’ambitieux projets de changements de mentalité((Le plan du “Nouvel ange” comprend six objectifs : 1) Remettre en cause la division rigide des rôles masculins et féminins et la culture corporatiste du monde du travail. 2) Aménager l’emploi pour mieux permettre aux femmes d’avoir et d’élever des enfants. 3) Améliorer les conditions sanitaires et sociales permettant aux femmes d’avoir et d’élever des enfants dans un climat détendu et sûr. 4) Créer des services d’accueil des enfants jeunes à hauteur des besoins des familles. 5) Promouvoir une éducation qui encourage le rêve d’avoir des enfants et de les élever sans anxiété. 6) Améliorer le logement et l’environnement pour mieux accueillir les enfants. Cf. Dumont, Gérard-François, « Adaptation des politiques familiales aux évolutions des structures familiales, Cnaf (Caisse nationale des allocations familiales), Dossier d’études n° 71, août 2005.)). En 2005, la politique gouvernementale lance le plan plus un, « Plus One plan », suivi d’une loi pour la prochaine génération, « Next Generation Law » pour la période 2005-2015. Finalement, malgré les mesures bien pensées des plans et une collaboration des ministères, les effets dans les chiffres de la fécondité, de la nuptialité ou de la natalité demeurent très limités, même s’ils peuvent concourir à expliquer un arrêt de la baisse de la fécondité et une très légère hausse (1,5 enfant par femme en 2016). |
Figure 5. La vieillissement de la population du Japon : évolution et projection moyenne |
L’espoir de voir la fécondité remonter au seuil de remplacement des générations reste donc ténu. Or, c’est toujours le mouvement naturel qui domine largement les évolutions démographiques japonaises, même si l’immigration connaît une montée récente.
2. Face au vieillissement programmé, des choix s’imposent
2.1. Une légère montée de l’immigration
Par ses comportements migratoires, le Japon est singulier. Au long du deuxième millénaire, les évolutions démographiques du Japon sont exclusivement dues au mouvement naturel. L’immigration, hormis pour des besoins précis, a souvent été refusée par souci de maintenir une homogénéité et une identité culturelle propre((Cette attitude de fermeture est pluriséculaire. Par exemple, en 1639, le Japon décide l’interdiction – sauf exception – de toute émigration et de toute immigration. Seule une petite colonie d’étrangers (Hollandais protestants et Chinois non chrétiens) est autorisée à séjourner dans une concession où ils sont étroitement surveillés : l’île de Dejima, située dans le port de Nagasaki. Les flux d’immigration sont donc pratiquement nuls pendant la période Edo (1600-1868), et demeurent très modestes avec l’ère Meiji.)). Au XXe siècle, les seuls effectifs significatifs d’immigrants tiennent à la main-d’œuvre coréenne appelée pour participer à l’industrialisation du Japon des années 1910 à 1944 (Tugault, 1984). Après la Seconde Guerre mondiale, une partie d’entre eux reste au Japon. La seconde immigration qui, selon les années, a pu concerner quelques dizaines de milliers de personnes, est celle des descendants des anciens émigrés japonais installés en Amérique latine et escomptant participer à l’essor japonais. Appelés les Nikkeijin, ces immigrés viennent principalement du Brésil, du Pérou, de l’Argentine, de la Bolivie ou du Paraguay.
Jusque dans les années 1980, la communauté coréenne, plus d’un demi-million de personnes, forme donc l’essentiel des immigrants au Japon. Ne s’y ajoutent que des immigrants, généralement temporaires, exerçant des fonctions professionnelles dans ce pays selon la logique des migrations entrepreneuriales (Dumont, 1995). Cela explique la présence au Pays du soleil levant d’Américains ou d’Européens, collaborateurs de filiales japonaises d’entreprises étrangères, seule immigration véritablement encouragée.
Compte tenu des très faibles possibilités juridiques d’obtention de la naturalisation japonaise, la statistique du nombre d’étrangers éclaire assez précisément l’évolution de l’immigration. À compter de la seconde moitié des années 1980, dans le contexte d’une économie dynamique, le nombre d’étrangers décolle, passant de 0,59 % de la population totale au recensement de 1985 à 0,72 % à celui de 1990 : il s’agit alors d’une immigration essentiellement économique.
Puis, dans les années 1990, bien que l’économie du Japon souffre, la hausse du nombre d’étrangers et de leur proportion dans la population totale se poursuit, dépassant pour la première fois le chiffre de 1 million au recensement de 1995 et le pourcentage de 1 % de la population au recensement de 2000. Cette hausse se prolonge dans les années 2000 selon une logique qui, même si elle reste économique, s’explique aussi par le facteur démographique. En effet, c’est dans les années 1990 que la population active potentielle du Japon, mesurée par les 15-64 ans, commence à diminuer.
Figure 6. L'origine géographique des immigrants au Japon |
2.2. La « loi du nombre » défavorable au Japon
Malgré ses fleurons économiques, un budget recherche-développement conséquent, et un PIB par habitant encore près de trois fois supérieur à celui de la Chine en 2016, l’évolution des paramètres démographiques japonais ne peut pas ne pas avoir d’influences géopolitiques. L’idée, fréquente à la fin du XXe siècle, selon laquelle l’exceptionnelle croissance économique pouvait tout digérer a fait long feu.
En 1979, le Japon, avec 116 millions d’habitants, était au septième rang dans le monde pour l’importance de sa population. Près d’un demi-siècle plus tard, avec 125 millions d’habitants en 2016, il recule au onzième rang (Sardon, 2016), désormais devancé par le Pakistan, le Nigeria, le Bangladesh et le Mexique. En 1979, le Japon disposait de 2,7 % de la population dans le monde. En 2016, ce pourcentage est tombé à 1,7 % et, selon la projection moyenne, il est appelé à diminuer jusqu'à 1 %, voire moins, en 2050. Dans ce contexte, et malgré sa puissance économique relative, les arguments du Japon pour justifier sa revendication d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU se réduisent, notamment face à l’Inde ou au Brésil en croissance démographique.
De telles données, si l’on considère uniquement ce que nous appelons la « loi du nombre » (Dumont, 2007), sont de nature à avoir des effets géopolitiques défavorables pour le Japon. Mais plus important est l’effet éventuel de « la loi de langueur » (ibid.), selon laquelle la dépopulation minore les possibilités géopolitiques d’un pays. En effet, la diminution de la population active abaisse les ressources humaines disponibles pour créer des richesses. Sauf à attirer d’importantes vagues migratoires dans le cadre de migrations de remplacement, le PIB total du Japon est donc appelé à être contenu même si la productivité par actif ayant un emploi augmente.
Or les moyens géopolitiques d’un pays dépendent des possibilités de ponctions sur le PIB afin de les financer, même si l’importance des ponctions dépend aussi de choix politiques. En conséquence, ceteris paribus, un Japon, qui resterait certes dans les premières économies du monde, pourrait voir se réduire relativement ses capacités sous deux effets : la baisse de la population active qui minore le PIB par rapport à son montant sans cette baisse et les charges du vieillissement de la population. Ce dernier a en effet un coût en termes de revenus et de services à assurer face à la hausse du nombre des personnes âgées. Il comprend les coûts de la dépendance car, bien que l’espérance de vie sans incapacité augmente et que le pourcentage des personnes âgées dépendantes dans le total des personnes âgées diminue, le nombre de personnes âgées dépendantes, quant à lui, est appelé à augmenter.
Le vieillissement de la population du Japon engendre donc un défi géopolitique pour le Japon notamment parce le coût de ce que j’appelle la « gérontocroissance » (Dumont et al., 2006) ne peut plus être laissé exclusivement à la charge de la famille. En effet, pendant longtemps, la société japonaise traditionnelle se caractérisait par la cohabitation entre les générations. Aussi, jusqu’en 1985 environ, la politique sociale à l’endroit des personnes âgées reste dans la tradition japonaise des trois générations vivant ensemble, la famille prenant soin des parents vieillissants. Puis ce système craque et, en 1994, une Commission est réunie pour réfléchir à une « vision de ce que devrait être la politique sociale d’une société vieillie »((Sur tous ces aspects, voir la collection de la publication les Cahiers du Japon.)). Ses études révèlent qu’une importante fraction de la population âgée est inquiète du lendemain, de son logement((voir dans le même dossier, l’article de Tomoko Kubo et al., « L'accroissement de la vacance résidentielle dans les villes japonaises : le cas de la périphérie urbaine de Tokyo »)), se réfugiant à l’hôpital, anxieuse. « Une politique en zigzag pendant 50 ans » a créé une situation compliquée et inégalitaire dans laquelle interviennent, sans cohérence, les familles, les municipalités et l’État. Or, désormais, le Japon ne peut plus demander à des enfants, souvent uniques, de soutenir leurs parents et leurs grands-parents, d’autant que chaque génération, aujourd’hui, tient à son style de vie. La forte distinction faite au Japon entre ce qui se passe « dans la famille » et « hors de la famille » diminue, et naît une autre conscience de la communauté longtemps essentiellement fondée sur la solidarité entre générations.
Il en résulte que, outre les effets économiques du vieillissement de la population, les coûts de la gérontocroissance ne peuvent qu’augmenter, pesant en conséquence sur les budgets publics qui pourraient donc éprouver davantage de difficultés à financer leurs projets à visée de géopolitique externe.
2.3. La géopolitique interne et la question de l’immigration
Une seconde conséquence géopolitique tient aux équilibres internes. Le Japon n’a pas de tradition d’accueil et d’intégration des immigrants. Mais peut-il se refuser à l’immigration ? La hausse de cette dernière devrait logiquement s’y poursuivre pour quatre raisons. D’abord, les besoins de main-d’œuvre se font particulièrement sentir en raison de l’appétence limitée des nationaux pour certains métiers que l’on caractérise par les « trois K » : Kiken (dangereux), Kitanaï (sale) et Kitsaï (exigeant), même si ces métiers semblent, d’une manière générale, mieux perçus socialement et valorisés qu’en France. Ces besoins s’expriment tout particulièrement dans le secteur de la construction et des petites et moyennes entreprises.
Si, comme précisé ci-dessus, la famille japonaise évolue et donc si les services aux personnes – enfants ou personnes âgées – ne peuvent plus être totalement assurés dans le cadre familial, cela suppose une main-d’œuvre pour les satisfaire. Il en est de même dans le secteur médical. Aussi le gouvernement japonais a déjà dû faciliter l’entrée migratoire. Par exemple, en 2007, après deux ans de négociations, le METI a accepté de donner un visa à mille nourrices en provenance des Philippines. L’obtention du visa exigeait un diplôme d’infirmière, au moins trois ans d’expérience et le suivi d’un stage linguistique de six mois. Ensuite, au bout de trois ans, l’immigrant avait l’obligation de passer le diplôme japonais équivalent pour rester travailler au Japon. En troisième lieu, il existe des pays géographiquement proches du Japon où s’exercent des phénomènes de répulsion((« Situation d’un territoire qui connaît une émigration en raison des inconvénients qu’il a, qui lui sont attribués ou qui résultent du contexte ou de décisions politiques poussant des populations à émigrer. » (Dumont, 2007).)), comme les Philippines. Or, le Japon se trouve être attractif à la fois en raison de ses besoins de main-d’œuvre, par le potentiel de remises qu’il peut offrir aux immigrants, mais aussi par son système politique démocratique qui présente moins de difficultés pour les immigrants que d’autres pays où ceux-ci sont soumis à de fortes contraintes comme dans les pays du Golfe. En outre, certaines régions japonaises peuvent aussi être attractives compte tenu de leur besoin de conjointes : par exemple, dans les campagnes, existe déjà un phénomène de mariages organisés pour des hommes célibataires, qui ne peuvent pas trouver d’épouse japonaise, avec des femmes venant de Chine ou des Philippines.
Dans ce contexte, l’immigration au Japon évolue dans sa composition par sexe. Tant qu’elle était majoritairement masculine, ce qui est resté le cas jusqu’au recensement de 1990, le Japon pouvait penser que les immigrés non-coréens n’étaient présents que temporairement. Compte tenu des besoins du Japon et du rapport de masculinité désormais équilibré des étrangers, la probabilité qu’une part de l’immigration récente se transforme en une immigration de peuplement((L’immigration de peuplement est l’installation définitive de sa résidence dans un pays autre que celui où l’on habitait précédemment. Elle se distingue de l’immigration de noria qui se définit comme l’installation dans un autre pays pour y exercer temporairement un métier avant de revenir dans son pays d’origine et être remplacé dans le métier exercé dans le pays d’immigration par un autre immigrant issu du même pays, souvent de la même famille (frère, cousin) ou du même village.)) devient élevé. En effet, le nombre d’étrangers détenteurs de visas de conjoint ou d’enfant augmente. S’ajoutent des mariages mixtes entre des immigrants et des Japonais, même si le chercheur Hiroshi Kojima considère que l’augmentation de ces mariages s’explique par des « mariages de convenance » dont le nombre tient notamment à la politique de visas du Japon (Kojima, 2006).
Enfin, la diversification des origines géographiques est un autre élément qui pose la question migratoire de façon totalement inédite. Certes, depuis la Seconde Guerre mondiale, le Japon connaît déjà les problèmes de géopolitique interne liés au processus de « diasporisation » avec la communauté coréenne que chaque Corée cherche à s’approprier politiquement. Avec la multiplication des groupes diasporiques, tout un éventail de questions apparaît, notamment religieuses. Par exemple, les données montrent une progression plus rapide de la population musulmane au Japon que la population étrangère (Kojima, 2007), avec des immigrants principalement issus d’Indonésie, du Pakistan, du Bangladesh ou d’Iran.
Au total, pour que ce phénomène nouveau d’immigration ne soit pas ressenti comme portant atteinte ou ne porte pas atteinte à la concorde sociale, il est probable que les politiques d’immigration, d’intégration et de naturalisation devront être profondément à réexaminer, et qu’il faudra faire évoluer les relations géopolitiques du Japon avec les pays d’origine des immigrants. Il est vrai que, dans une société très homogène qui aime se représenter comme un modèle « d’harmonie sociale », des réglementations semblables à celles existant en France, comme le droit au regroupement familial acté par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ou un droit de la nationalité rendant automatique la naturalisation selon le principe du double jus soli((Nationalité française accordée à l'enfant né en France dont l’un des deux parents (de nationalité étrangère) est né lui-même en France.)), ne sont ni envisagées ni envisageables. Pourtant, dans la situation démographique où se trouve le Japon, il faudrait choisir : ou changer profondément les mœurs et la conception de la vie professionnelle et familiale ou accepter des immigrants. Jusqu’à présent, les mesures prises montrent que c’est toujours la première solution que les autorités tentent. L’immigration, pour des raisons culturelles (Roberts, 2008), semble le dernier recours. Mais, à l’avenir, les contraintes démographiques pourraient peser davantage sur les choix de géopolitique interne comme externe.
Conclusion
Dans les dernières décennies du XXe siècle, le Japon a fasciné et la lecture des médias et de livres de cette période montre que s’est développée une « nipponmania ». Éblouis par sa puissance économique, nombre de commentateurs ne voyaient pas que sa situation était en réalité moins enviable. Et le Japon s’est transformé en une nation très vieillie en un temps record.
Au XXIe siècle, il se trouve face à des changements démographiques inédits tant pour le mouvement naturel que dans le mouvement migratoire. Il serait absurde de penser que de telles évolutions puissent être neutres pour la place du Japon dans le monde, comme pour les équilibres internes à ce pays, puisque, dans tout pays, elles forment une partie des paramètres géopolitiques. Le rôle géopolitique du Pays du soleil levant sera donc directement influencé par sa dépopulation, dont la poursuite semble très probable, et par la montée et la diversification de son immigration.
Face à la montée géopolitique de la Chine qui multiplie les actions pour devenir maître de l’ensemble de la mer de Chine, la précocité et l’intensité de l’hiver démographique japonais ((Certes, la Chine connaît également un hiver démographique, mais, selon la projection moyenne, sa population ne devrait pas diminuer avant 2030, et par le volume elle restera incontesablement une grande puissance démographique.)) est un paramètre qui rend plus difficiles les réponses que le Japon pourrait apporter.
Bibliographie
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- Ducom, Estelle, « Le Japon, un laboratoire du vieillissement », Population & Avenir, n° 683, mai-juin 2007 [en archives ouvertes, pdf].
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- Dumont, Gérard-François, Adaptation des politiques familiales aux évolutions des structures familiales, Cnaf (Caisse nationale des allocations familiales), Dossier d’études n° 71, août 2005 [en archives ouvertes].
- Dumont, Gérard-François et al., Les territoires face au vieillissement en France et en Europe, Paris, Ellipses, 2006.
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Gérard-François DUMONT
Professeur à l'Université Paris-IV Sorbonne
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Gérard-François Dumont, « Japon : le dépeuplement et ses conséquences », Géoconfluences, octobre 2017. |
Pour citer cet article :
Gérard-François Dumont, « Japon : le dépeuplement et ses conséquences », Géoconfluences, octobre 2017.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/japon/articles-scientifiques/depeuplement