Les structures élémentaires de la métropole. Centre et périphérie du Grand Tokyo
Introduction. La région capitale ou le Grand Tokyo : limites et enjeux terminologiques
De nombreux termes administratifs ou géographiques servent à dénommer, voire à découper Tokyo. Selon la définition ou la subdivision retenues, les données varient et la projection cartographique qui en résulte également. Il nous faut donc commencer en expliquant la raison et l’usage que nous faisons d’une expression assez peu usitée : le « Grand Tokyo ». Les études sur la capitale japonaise s’attachent souvent à décrire tout ou partie de la ville ou du département métropolitain de Tokyo, Tōkyō-to (東京都), une appellation elle-même ambiguë. Le terme matérialisé par l’idéogramme -to (都) renvoie ainsi à la fois à l’idée de grande ville, voire de capitale, et au découpage des départements ((Les todōfuken (都道府県) ou départements au Japon, regroupent en vérité quatre statuts : les ken (県) sont les plus nombreux. S’ajoutent le to (都) de la capitale, Tokyo, le fu (府) d’Osaka, et le dō (道) de l’île-département d’un seul tenant d’Hokkaidō, si bien que le terme seul de « département » ne traduit qu’approximativement cette grande diversité terminologique. Les Japonais réservent ce terme de to à la seule métropole de Tokyo ; pour la plupart des autres départements ils utilisent le mot ken (県).)).
Cette métropole-département recouvre non seulement les 23 arrondissements ku (区) de Tokyo – soit un peu plus de 9,5 millions d’habitants – mais aussi une zone périurbaine beaucoup plus étendue composée d’autres villes shi (市) dont la population totale avoisine cette fois-ci les 14 millions d’habitants. Pour un regard français, l’ensemble de ces 23 arrondissements suffirait à constituer l’entité urbaine de Tokyo, tandis que l’autre partie de l’agrégat serait plutôt comprise comme un groupe différent formé par les banlieues périphériques et limitrophes, voire des espaces périurbains plus ou moins lâches qui tendent progressivement vers la ruralité ((La terminologie administrative japonaise utilise une subtilité linguistique qu’ignore le français pour régler le problème de l’urbanité. Si les deux termes to et shi, ont l’un comme l’autre le sens de « ville », le premier s’applique à une aire plus importante, métropolitaine, qui permet de marquer une différence de statut de la zone urbaine. Le to, traduit laborieusement en département métropolitain, peut donc réunir en son sein un certain nombre de villes, shi.)). Une formule s’impose : Tokyo n’est pas seulement composée de Tokyo.
Document 1. Le Grand Tokyo |
Cette limitation fréquente du regard aux arrondissements de Tokyo, voire à la métropole elle-même, n’a rien d’arbitraire, puisqu’elle se réfère à des définitions administratives. Mais la restriction du périmètre concerné, quoiqu’important en termes de superficie et de population, ne permet toutefois pas de comprendre le phénomène urbain ni dans sa totalité, ni dans sa complexité. Notre étude prend donc en compte une zone plus étendue à laquelle nous avons par commodité donné le nom, à la fois plus vague et plus évocateur, de « Grand Tokyo ». Ce dernier comprend une population de 37 millions d’habitants répartis sur 4 départements (Kanagawa, Saitama, Chiba et Tokyo). Elle combine les périmètres de deux autres subdivisions territoriales fréquemment utilisées : « la région capitale » shutoken (首都圏) et l’itto sanken (一都三県), traduit littéralement quoique de manière assez redondante en français « le département métropolitain ou capitale (Tokyo) et ses trois départements (limitrophes) » ((Selon la définition japonaise, « la région capitale » shutoken inclut l’entièreté du département métropolitain, les îles Ogasawara/Bonin situées près de 1 000 kilomètres au sud ainsi que les six autres départements de la région du Kantō (Chiba, Gunma, Ibaraki, Kanagawa, Saitama, Tochigi) et celle voisine de Yamanashi plus à l’ouest. La population de cette aire de près de 13,500 km2 dépasse les 38 millions d’habitants. Pourtant, outre la discontinuité territoriale avec un archipel éloigné, l’extension extrême de cette « région », qui peut sans doute se comprendre pour des critères économiques ou géographiques, ne correspond guère au périmètre urbain utile pour en étudier la structure.)). L’expression itto sanken est celle qui se rapproche le plus de l’aire que nous nommons le « Grand Tokyo », sans la recouper totalement.
Document 2. La région capitale du Japon et la plus grande aire urbaine du monde |
Nous avons privilégié la continuité urbaine ou suburbaine pour définir notre zone d’étude, plutôt que des limites administratives strictes. Nous n’avons par exemple pas inclus la côte pacifique du département de Chiba, qui nous a semblé séparée de la zone purement tokyoïte par les collines centrales de la péninsule de Bōsō. De même les zones montagneuses et pratiquement inhabitées de la partie occidentale du département métropolitain de Tokyo ne nous semblent pas participer à l’urbanité dont nous discutons. En somme, le Grand Tokyo, qui accueille près d’un Japonais sur trois, est l’aire urbaine la plus peuplée de la planète et l’une des plus étendues spatialement (environ 80 kilomètres d’est en ouest et 90 kilomètres du nord au sud, auxquels il faut retrancher la baie, soit une superficie d’environ 7 200 km2). Mais au-delà de ces chiffres impressionnants, notre approche vise surtout à mieux saisir l’ensemble de la structure urbaine dans toute son étendue physique et humaine. Nous en tirons ainsi des enseignements que le seul périmètre de Tokyo-to dévoile plus difficilement ou que le terme de région-capitale (shutoken) noie dans un territoire à la fois discontinu et parfois même dépourvu d’habitants.
Encadré 1. Méthodologie et données
La présente recherche a été menée dans le cadre d’un cours mené durant quatre ans – 2019, 2020, 2021, 2022 – du programme international I-AUD de l’université Meiji à Tokyo, destiné à des étudiants de première année en master d’Urban Design. Ce cours, intitulé « Tokyo Studies », accueillait un petit groupe d’étudiants qui était renouvelé chaque année. Ces derniers se destinent par ailleurs dans leur majorité à la pratique au sein de grandes agences d’architecture et d’urbanisme (mais au Japon il vaudrait mieux parler de « design urbain » car ces agences dessinent plus de grands projets de construction qu’elles n’élaborent des études ou des documents prescriptifs de planification). Plusieurs exigences, quant à la méthode de travail, découlent de cette situation. Nos étudiants ne sont pas tant des chercheurs que de futurs praticiens, des architectes plus que des géographes ; la problématique du cours privilégie donc une recherche pratique où la mise en forme didactique – production de cartes et de schémas – est privilégiée.
La période de travail d’un groupe donné – un an seulement – est relativement courte et le découpage par chapitres du présent texte correspond peu ou prou à ce calendrier des tâches ; les étudiants peuvent ainsi comprendre et voir le résultat de leurs travaux. S’ils ont connaissance du travail déjà effectué et du but final, ils n’en maîtrisent toutefois pas la cohérence générale. Ce rôle est dévolu à l’enseignant responsable qui a initié la problématique et en assure la continuité. Il en tire à la fois une conclusion annuelle avec le groupe d’étudiants concerné, qui engendre la suite logique de la recherche pour l’année suivante, mais aussi la conclusion générale de l’étude en ajoutant le texte ci-joint aux planches graphiques.
Notre étude cartographique se fonde sur huit critères : tout d’abord physiques avec la topographie, les réseaux principaux de transport routiers et ferroviaires, puis quantitatifs avec les temps de transport, la densité de population, les volumes de déplacements journaliers, les coûts fonciers et la répartition globale des activités. Nous avons également joint à ces données factuelles les prédictions démographiques pour les années 2050, qui donnent une idée de l’évolution et de la répartition futures de la population du Grand Tokyo.
NB. Les étudiants de l’Université de Meiji sont les véritables artisans de cette cartographie et nous tenons à citer leurs noms. Selon l’habitude japonaise le patronyme vient en premier : Baba Seiko, Finkel Théo, Hakamada Kanta, Hazan Marine, Himeno Hiroya, Hiroka Miyamoto, Hirota Yuji, Kano Saki, Konno Banri, Lee Ka Chun, Mukano Gaku, Murawiec Jeanne, Nakazawa Aito, Oshita Kaisei, Ren Yi, Samiei Kaori, Sasaki Suguru, Sato Hayate, Sibai Ayah Nabil, Shimazaki Hikaru, Suda Tomoyuki, Tanizaki Otoka, Thiam Guedel, Ueno Ranmaru, Wang Congqi, Wang Songyan, Yamada Takuya, Yamagata Reiko.
1. Le Grand Tokyo saisi par les cartes
Document 3. Topographie et réseaux routiers |
Document 4. Réseaux ferrés et temps de trajet des navetteurs |
Les cartes des documents 3 et 4 montrent que le principal axe de développement urbain s’oriente vers l’ouest et le nord-ouest, même s’il bute sur les obstacles naturels constitués par la mer au sud et les montagnes à l’ouest. Trois des départements (Kanagawa, Saitama et Tokyo-to), qui sont aussi les plus peuplés, se situent à l’ouest de la baie. Ce déséquilibre entre l’est et l’ouest, lié au positionnement initial d’Edo (l’ancien nom de Tokyo) sur le bord occidental de la baie au début du XVIIe siècle, n’empêche cependant pas un second mouvement plus général d’enveloppement de la baie de Tokyo et une extension globalement radioconcentrique (à partir de Nihonbashi, point de référence du kilométrage japonais). La baie, qui n’occupe a priori pas le centre névralgique de la métropole, se trouve ainsi bordée sur toute sa périphérie et repositionnée au centre du Grand Tokyo par le réseau des grandes circulaires C3, Route 16 et C4. À l’échelle du territoire régional, le réseau ferroviaire principal, privé et public, ainsi que celui des radiales et des circulaires routières et autoroutières – en tenant compte des projets en cours d’extension du réseau – donne l’image claire d’un système très intégré, qui s’adapte ou précède le développement urbain. Si les deux lignes circulaires majeures du réseau ferroviaire (Yamanote et Musashino) relient exclusivement la zone urbaine occidentale la plus développée, les axes routiers E14, Route 16 et C4 peuvent également être vues comme de futurs vecteurs d’expansion orientale vers le département de Chiba. Les temps de transport, qui s’allongent de manière assez régulière dans toutes les directions cardinales, sont également un reflet du développement urbain radioconcentrique.
Document 5. Le prix du foncier à Tokyo |
Document 6. Les variations de densité de population entre le jour et la nuit |
De manière assez logique, les cartes 5 et 6 indiquent que les variations de la densité de la population urbaine et des coûts fonciers se recouvrent. Ces derniers sont aussi liés aux réseaux d’infrastructure de transport. Autre fait remarquable, Tokyo ne possède pas une densité d’habitation très élevée. En dehors d’une zone située dans les 23 arrondissements, où la population varie entre 150 et 300 habitants/hectare – à l’exception notable des quartiers d’affaire centraux et du palais impérial encore moins peuplé – le reste de l’aire métropolitaine apparaît peu dense. Toutefois les variations jour-nuit des arrondissements centraux de Tokyo, de Kawasaki, Yokohama et Saitama indiquent des déplacements pendulaires importants liés au travail quotidien. Ceux-ci concernent surtout les centres et les parties périphériques proches. Les zones urbanisées plus lointaines semblent au contraire peu affectées par ces mouvements – on n’y note pas de différences notables entre populations diurne et nocturne. Si ces déplacements existent, ils demeurent sans doute plus localisés et sont donc moins repérables à l’échelle régionale.
Document 7. Les usages du sol à Tokyo |
Document 8. L’évolution démographique de l’aire métropolitaine projetée jusqu’aux années 2050 |
La carte du document 7 montre trois types d’activités. Quoique leurs imbrications soient plus complexes et plus nuancées, nous avons volontairement simplifié notre dessin afin de mettre en exergue leur répartition globale. Certaines des particularités de la métropole tokyoïte apparaissent ainsi clairement. L’industrie se concentre à l’est, sur le pourtour de la baie, le long des voies d’eaux naturelles et de manière plus éparpillée à la périphérie lointaine des zones urbanisées. Les zones à vocation essentiellement commerciales ou de bureaux viennent former une seconde couche, le long des zones industrielles proches de la baie et des rivières. Elles se répartissent aussi de manière plus linéaire sur les axes de développement proches des radiales de transport. Les zones à dominante résidentielle s’étendent plus largement sur le reste du territoire urbain.
Le document 8 décrit les augmentations et les diminutions, en pourcentage de la population urbaine et suburbaine, sur la période 2015-2050. Mais si on les rapporte aux chiffres de la densité actuelle, une figure différente apparaît. La seule zone qui pourrait voir une augmentation substantielle de sa population – de 0 à 25 %, voire plus –, passant d’une densité présente qui oscille entre 150~300 habitants/hectare à 190~375 dans le futur, couvre la majorité des 23 arrondissements de Tokyo. Dans le reste de l’aire métropolitaine où la densité de départ est déjà basse, les gains sont faibles ou même négatifs. Le déséquilibre va donc s’accentuer entre une aire centrale tokyoïte qui se densifie et le reste des zones urbaines, périphériques ou non, qui se dépeuplent. Le phénomène, déjà visible et conséquent, des maisons vides akiya (空家) devrait ainsi s’amplifier et les formes urbaines évoluer. En 2018, il y avait au Japon 8,5 millions de logements vides, représentant 14 % du parc immobilier du pays.
Cette série de cartes permet de mieux comprendre la structure urbaine générale actuelle. Elle relativise aussi, voire contredit, certaines des idées préconçues souvent véhiculées sur Tokyo. L’aire métropolitaine, considérée dans son ensemble, montre une ville étendue, peu dense, et sujette à d’importants déplacements pendulaires. Ceux-ci sont favorisés par des infrastructures de transport efficaces et conséquentes ; les quatre gares intra-urbaines qui affichent le plus gros trafic passager de la planète se trouvent d’ailleurs à Tokyo (Shinjuku, Shibuya, Ikebukuro, et la gare centrale de Tokyo), auxquelles s’ajoute celle de Yokohama (document 4). Autre constat : l’aire métropolitaine se développe selon une structuration générale claire, quel que soit le critère considéré. Si la forme urbaine de Tokyo peut paraître désordonnée, voire chaotique à l’échelle micro, à l’échelle métropolitaine elle est au contraire très ordonnée. Par ailleurs, les conséquences annoncées du vieillissement et de la diminution de la population japonaise dans son ensemble ne semblent pas remettre en question la clarté de cette forme. L’organisation future du Grand Tokyo tend vers un cœur urbain plus dense et plus circonscrit, plutôt qu’à des chapelets de centres. La zone périphérique, qui perd encore de sa densité, voit sa surface construite croitre vers l’intérieur et se rétrécir à l’extérieur. Globalement, le périmètre urbain devrait diminuer et se restructurer.
2. La structure métropolitaine de base du Grand Tokyo : cœur et hinterland
Notre analyse urbaine, fondée sur les huit critères déjà nommés, permet dans un premier temps de comprendre les caractéristiques physiques de l’aire métropolitaine, en adéquation avec une analyse classique en géographie qui articule une analyse du site et une analyse de la situation. Dans un second temps elle permet aussi d’émettre une hypothèse plus générale sur la macrostructure binaire du Grand Tokyo : une large zone centrale, l’hypercentre ou le cœur (core ou urban core en anglais), entouré par une ceinture périphérique, que nous avons appelé l’hinterland ((Selon l’usage habituel qu’en font les géographes la notion d’hinterland se réfère à l’arrière-pays d’un port ou d’une région côtière. Nous utilisons le terme de manière plus métaphorique même si Tokyo est aussi un port. L’hinterland suggère ici l’étendue de la zone ainsi nommée et la relation osmotique entre le centre métropolitain et sa périphérie.)).
Les cartes de nos divers critères révèlent une expansion urbaine assez régulière et concentrique dans toutes les directions cardinales, même si le positionnement de la baie interrompt et brouille partiellement cette figure et que l’on constate une déformation vers l’ouest. Pourquoi donc parler d’une structure formelle binaire plutôt que d’une série d’aires juxtaposées ou imbriquées ou encore d’une suite de formes homothétiques ? Pourquoi privilégier cette idée de deux entités respectives ? Il existe plusieurs raisons à cela.
Nous avons d’abord raisonné en termes de centre et de périphérie pour chacun de nos critères, en les analysant préalablement de manière indépendante avant de les comparer. Le terme de périphérie, ou celui d’hinterland (que nous privilégions), semblent également plus pertinents que celui de banlieue que les études en géographie urbaines distinguent en Europe (à ce titre, il n’existe pas au Japon de banlieue à proprement parler). À ce titre, la zone périurbaine se différencie moins clairement dans sa forme du centre-ville au Japon qu’en Europe. Plus qu’une ville multipolaire, ces multiples centres principaux ou secondaires de l’aire métropolitaine nous sont apparus liés par des réseaux et des temps de transport qui les mettent en relation au sein d’une zone centrale, un hypercentre plus large : le cœur. Par ailleurs, au-delà des limites révélées par les cartes, seul une sorte de grand continuum urbain sans densité forte se développe : l’hinterland.
Document 9. Délimiter l’hinterland urbain du Grand Tokyo |
Les cartes des documents 4 à 7, soit la densité, les temps de transport, les volumes de déplacement pendulaire, les coûts fonciers et dans une moindre mesure les fonctions de base de la ville – esquissent des constantes topologiques. Un cœur se révèle, étendu sur environ 40 kilomètres d’est en ouest et de 50 kilomètres du nord au sud, et composé des trois villes de Tokyo, Kawasaki et Yokohama avec des poussées au nord-ouest vers Saitama et à l’ouest vers Hachioji, qui montre des répartitions assez comparables. Bien que le dessin de ce cœur évolue légèrement selon les critères, les cartes se superposent assez précisément les unes aux autres, sans vraiment remettre en cause leurs formes respectives. En complément ou par opposition, une large ceinture extérieure, de 20 à 30 kilomètres d’épaisseur, entoure cette aire urbaine centrale avec des résultats là aussi comparables dans toutes les directions (document 9).
Les documents 8 et 10 confirment cette figure binaire. La carte de l’évolution future de l’aire métropolitaine durant les trente prochaines années (document 8) illustre l’idée d’un cœur, qui va se rétrécir et se densifier, tandis que l’hinterland extérieur, déjà peu dense, va perdre une partie de sa population. Le document 10 représente le zonage tel qu’il est établi par les législateurs japonais. Le cœur est couvert quasi uniformément par ce que « The Building Standard Law of Japan » et la « City Planning Law (respectivement « La loi sur l’architecture » et « La loi sur l’urbanisme ») nomment Urbanization Promotion Area (UPA). En UPA, un zonage et des règles très stricts sont appliqués. Par opposition, la carte montre que l’hinterland est constitué d’un mélange visuellement aléatoire, mais tout aussi caractérisé par cette expression même, entre aires UPA et UCA (Urbanization Control Area). Dans ce second type d’aire, séparée de la première par la ligne dite senbiki, le principe général de l’aménagement repose sur la négociation avec les autorités locales, plutôt que sur une réglementation préalable, prévisionnelle et coercitive. Le cœur apparaît ainsi beaucoup plus régulé et homogène. En comparaison, l’hinterland du Grand Tokyo ressemble à un patchwork assez amorphe et malléable, ou la négociation s’apparente souvent à du laisser-faire.
Document 10. Les zonages UPA et UCA |
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Les différentes cartes partagent toutes deux caractéristiques : des configurations très proches les unes des autres qui révèlent et répètent une organisation générale binaire ; une figure globale du développement présent et futur du Grand Tokyo qui renforce ce schéma. Remarquons cependant que cette logique d’analyse macrostructurelle a ses limites. Des formes urbaines particulières, avec des qualités et des expressions différentes, coexistent aussi de manière indépendante dans les deux zones. Chiba à l’est ou Sagamihara à l’ouest de l’hinterland ne se ressemblent pas dans le détail, même si elles appartiennent toutes les deux à la même zone. On pourrait émettre une remarque similaire sur les différents quartiers de Tokyo (par exemple des îlots urbains dont l’organisation interne et la composition peuvent varier entre les quartiers de Yamanote et Shitamachi) ou de Yokohama, ville nouvelle plus récente, qui peuvent offrir des identités différentes au sein même du cœur. Notre analyse s’intéresse à la macro-échelle du Grand Tokyo, elle brosse à grands traits sans s’attarder sur les particularités locales qui nuanceraient qualitativement notre approche.
Conclusion. Tokyo au-delà du chaos apparent : les principes structurants de la métropole
Toute étude de ville, et de Tokyo en particulier, pose au départ un problème de définition de la zone concernée, voire de la notion même de l’urbanité. Notre choix du Grand Tokyo, pour arbitraire qu’il soit, est dicté par une volonté de cohérence démonstrative : rechercher ou dévoiler les principes logiques à l’œuvre dans sa formation urbaine. Au-delà du sentiment de chaos que la ville peut procurer au visiteur qui la découvre, une image claire de Tokyo apparaît ainsi au travers de nos diverses cartes. Ce chaos apparent, qui est celui de la micro-échelle expérimentée par le piéton, l’habitant ou l’architecte qui construit, se trouve infirmé par la cartographie qui décrit la ville à une autre échelle. À ce désordre visuel de la perception immédiate ((Une analyse de la notion d’espace public au Japon, du but et de la matérialisation des règlements architecturaux montrerait là aussi la fausseté de cette perception. Voir Manuel Tardits, Tokyo, Portraits & Fictions, Le lézard noir, 2017.)) se substitue une organisation infrastructurelle très forte, dont la mise en place n’est d’ailleurs pas complètement terminée pour ce qui concerne le réseau concentrique autoroutier déjà très conséquent. L’analyse cartographique, fondée sur les différents critères que nous avons retenus, met également en exergue une organisation générale binaire. Un cœur remplace ainsi l’idée, là aussi très répandue, d’une ville aux multiples centres urbains pour les englober en son sein dans une zone centrale élargie. Cette zone ne confirme d’ailleurs qu’assez ponctuellement dans certains des 23 arrondissements, la densité dont on crédite le plus souvent à tort la capitale japonaise. Celle-ci chute très rapidement et l’une des caractéristiques de l’hinterland est sa faible densité : Tokyo est avant tout une conurbation étendue, dotée de réseaux de transport permettant d’importants mouvements pendulaires quotidiens. Il suffit pour s’en convaincre de noter que quatre des gares intra-urbaines les plus importantes de la planète en irriguent le cœur.
Le point de départ de notre étude était lié à la volonté de vérifier que, depuis le début de sa création ex-nihilo au début du XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, Tokyo obéit à des logiques de développement apparentes dans sa forme physique. Nous supposions que la métropole d’aujourd’hui prolongeait sans réelle rupture la ville d’hier, au-delà même des destructions et des reconstructions successives et de l’expansion urbaine au XXe siècle, dont l’ampleur est sans précédent. Par contre, seule l’observation comparative des diverses cartes et des figures topologiques qu’elles dessinaient, nous a amené à envisager ce couple cœur-hinterland.
Le Grand Tokyo se compose ainsi de ces deux entités interdépendantes. La différence essentielle entre elles tient à la moindre densité de la périphérie (fonctions, infrastructures, constructions, etc.), déficit qui va encore s’accroître dans les vingt à trente prochaines années, et à son hybridité réglementaire. À la différence du cœur, l’hinterland offre un mélange des deux aires, UPA et UCA, autrement dit celles qui sont réglementées et celles qui sont livrées à la négociation. Ce sont elles qui composent et ordonnent l’espace périurbain au Japon en lui donnant un aspect général qui apparaît tavelé sur nos cartes. Cette division, qui se manifeste de manière topologique, a aujourd’hui quitté le cœur dont la densité construite a évacué la zone UCA. À la grande échelle ce dernier, dominé par l’aire UPA, paraît ainsi organisé. Mais cette règle est relative car elle souffre d’une « faiblesse », si l’on se place dans une logique purement réglementaire. L’aire UPA multiplie les zones et donc leur mixité – treize au total, déclinées à partir de trois composants de base : le logement, le commerce et l’industrie. Il en résulte de nombreuses zones qui mélangent les trois fonctions et réduisent d’autant la portée du zonage en introduisant divers degrés de mixité. Le zonage ambigu de l’aire UPA, la faiblesse réglementaire de l’aire UCA et l’imbrication UPA-UCA de l’hinterland, sont la manifestation de cette hybridité intrinsèque de la conception de la ville. Ce n’est d’ailleurs qu’en réduisant cette inflation des zones à leur composantes principales que l’on arrive à saisir visuellement, non pas un ordre mais des logiques organisationnelles. La clarté du Grand Tokyo tient dans la révélation de son couple et la prégnance de son réseau infrastructurel.
Mots-clés
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Manuel TARDITS
Architecte, master of Engineering de l’université de Tokyo, professeur à l’université Meiji.
Avec la contribution des étudiants et étudiantes de l'Université de Meiji.
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Manuel Tardits, « Les structures élémentaires de la métropole. Centre et périphérie du Grand Tokyo », Géoconfluences, mai 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/japon/articles-scientifiques/centre-peripherie-tokyo