Le projet de canal à grand gabarit entre le Rhône et le Rhin : un conflit sans fin entre ses promoteurs et ses opposants ?
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« De l’avis général, le grand canal Rhin-Rhône est un très beau spécimen de « sédimentation » des discours et de « glaciation » des décisions », écrit François Corbier (1999). Apparu dès les années 1950, ce projet aurait dû se concrétiser en 1997 avant que l’État n'y renonce in extremis. Les projets successifs s'inscrivent dans un jeu d'acteurs des « anti » et des « pro » où, finalement, les données objectives sont instrumentalisées par les convictions des uns et des autres. Il en résulte une situation conflictuelle qui témoigne de visions antinomiques de la nature et des patrimoines, mais aussi d'un futur économique que l'on attend avec impatience... ou que l'on craint !
Ce débat franco-français peine à s’inscrire dans une perspective européenne. Le projet se situe certes entièrement sur le territoire français, mais ses ramifications plongent au cœur de l’Europe rhénane, sinon du monde avec les ports de Marseille, Anvers et Rotterdam principalement. L’Union européenne a donné sa chance à ce maillon manquant d’une traversée transisthmique puisqu’il est inscrit sur les trajectoires des TEN-T (Carte 3). Il appartient par conséquent à la France de saisir cette opportunité, si elle le souhaite.
Dans ce contexte où la subjectivité l'emporte, la notion de territorialisation permet d'interpréter le jeu des acteurs français et de les objectiver (Woessner, 2010). Cette notion est fondée sur trois aspects : la volonté d'appropriation et de contrôle d'un territoire, l'approche multiscalaire, la capacité du territoire à se mettre en projet. Sous cet angle, la liaison à grand gabarit entre la Saône et le Rhin (carte 1) offre un cas d'école pour un examen de la gouvernance à la française, avec un va-et-vient entre l’État et le milieu local. De l'après-guerre à 1997, le projet a connu une phase de débats contradictoires exceptionnels par leur durée (tableau 1). Depuis, ces débats ont repris avec la conteneurisation et la durabilité comme nouveaux leitmotivs.
Carte 1. L'univers Saône-Rhin, topographie et localisations
Tableau 1. Chronologie sommaire du projet de canal Rhin-Rhône à grand gabarit
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Photographie 1. Trois axes, trois modes, trois vitesses
En amont de Mulhouse : le TGV Rhin-Rhône sur voie classique, l’eurovéloroute 6 Nantes-mer Noire, un pêcheur à la ligne, et le canal Rhin-Rhône à petit gabarit en attente de trafic. Cliché Raymond Woessner, 2016. |
1. Le positionnement historique d’acteurs aux visions du monde opposées
En cinquante ans, les personnes qui animent le débat se sont succédé, mais leurs arguments varient peu en fonction de la position qu'ils occupent.
1.1. L’indécision de l’État
Dès 1961, l’État rejette la nécessité de transporter des pondéreux en quantité avec la lettre Massé condamnant tout projet de canal à grand gabarit Saône-Rhin. Par la suite, les luttes d’influence entre les administrations, jointes à la prudence du ministère des finances, ont nui à l’avancement du projet. Mais non sans contradiction, les présidents de la république ont multiplié les déclarations favorables, à l'image de celle de Valéry Giscard d’Estaing:« Créer le fleuve pour irriguer l’économie et unir les hommes, grand projet qui marquera la volonté de la France d’orienter elle-même le développement de son économie, et, à l’image de ceux qui traçaient jadis à la charrue le contour des villes à naître, de dessiner sur son sol les lignes de son destin »((24 novembre 1974 à Dijon, in P. Parreaux, Le mythe du grand canal Rhin-Rhône, Paris, Édition du CLAC Île-de-France, 7e édition, mai 1998 p. 10.)). En 1978, le projet de la SOciété de RÉalisation de la LIaison Fluviale (SORELIF) prévoyait un tracé à grand gabarit de 229 kilomètres. Il aurait fallu recouper 58 kilomètres de méandres sur le Doubs, construire 24 écluses, 14 stations de pompage et refaire une centaine de ponts pour un coût total estimé à près de 17 milliards de francs (2,6 milliards d'euros) hors taxes en 1993. Mais le gouvernement a stoppé ce projet en 1997 au nom de l'écologie et de la défense des paysages, en particulier dans la vallée du Doubs.
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Photographie 2. La vallée du Doubs à l’entrée de Besançon, face à la friche industrielle de la Rhodia
Ce site de l’entreprise chimique est aujourd’hui reconverti en salle de musiques actuelles. Cliché : Raymond Woessner, 2014. |
1.2. La faiblesse du lobbying
Localement, le projet est soutenu par les Chambres de Commerce et d'Industrie (CCI), la Compagnie Nationale du Rhône (CNR), les ports de Strasbourg, de Lyon et de Marseille ainsi que, dans la phase des années 1960-70, par de nombreuses personnalités politiques chrétiennes-démocrates, libérales ou socialistes (Kammerer, 1978). À de rares exceptions près, les élus francs-comtois sont indifférents ou hostiles au canal. Les élus alsaciens et bourguignons sont plutôt indifférents. Les milieux professionnels de la navigation intérieure ne pèsent guère par rapport à la route ou au rail. C'est finalement du milieu associatif que vient le soutien le plus évident. Fin 1997, l’association Saône-Rhin Voie d’Eau 2010((Aujourd'hui Saône-Rhin Europe cf. http://www.saone-rhin-europe.eu.)) est fondée par Valère Pourny, un directeur de papeterie à la retraite. Elle s’appuie sur un argumentaire développé lors du colloque de Lyon de 1989 qui évoquait la nécessité de l’aménagement du territoire, la congestion annoncée des routes et la prise en compte des aspects environnementaux (Christen, Fortin, 2002). Elle défend l’idée d’un canal à moyen-grand gabarit (avec des écluses de 190 mètres de long sur 12 mètres de large) sur les 210 km séparant Laperrière-sur-Saône (Côte-d’Or) et Mulhouse. Son site internet témoigne de sa capacité d’expertise (http://www.saone-rhin-europe.eu/index.html). L'association s’emploie à mobiliser les régions du Rhin, de la Saône et du Rhône, à l’image de son homologue belfortaine qui, quant à elle, avait porté avec succès le projet de TGV Rhin-Rhône.
1.3. Les réserves de la science économique
Selon différentes études, le potentiel de trafic en 2020-2025 serait de 17 millions de tonnes pour Seine-Nord, 11 à 14 pour Saône-Rhin et 7 pour Saône-Moselle. Mais se pose la question de la rentabilité de l'investissement.
Dès 1683, le canal du Midi avait rendu d'inestimables services au Languedoc jusque dans les années 1960 pour les marchandises, un trafic relayé par le tourisme depuis les années 1980 (Cotte, 2003). En 1803, pour Jean-Baptiste Say, la dépense publique est un investissement rentable : « Les frais de confection d'un canal [...] peuvent être tels que les droits de navigation ne soient pas suffisants pour payer les intérêts de l'avance ; quoique les avantages qu'en retirerait la nation fussent très supérieurs au montant de ces intérêts. Il faut bien alors que la nation supporte gratuitement les frais de son établissement, si elle veut jouir du bien qui peut en résulter »((Jean-Baptiste Say, Cours d'économie politique, 7e partie, ch. XXIV.)).
Alain Bonnafous (1997) a démontré que la rentabilité d’une liaison Rhin-Rhône ne saurait être atteinte, à moins d’user de « gags méthodologiques » comme ceux de certains rapports publiés dans les années 1990. Il a également souligné la lenteur croissante du transport fluvial lorsqu’il pénètre à l’intérieur des terres, du fait de l’augmentation du nombre des écluses. Ainsi, avec le grand gabarit, il y aurait 4,5 jours de navigation entre Marseille et Strasbourg (pour 873 km avec une quarantaine d’écluses à franchir) et 2 jours entre Rotterdam et Strasbourg (pour 737 km et 2 écluses), soit 6,5 jours de bout en bout. Par la mer, on va au moins aussi vite : la liaison maritime entre Marseille et Anvers via Gibraltar prend 6 jours avec des volumes bien plus importants que ne pourrait le faire le mode fluvial modernisé. Mais cet argument ne prend pas en compte les dessertes intra-continentales.
Dans le contexte du Grenelle de l’environnement, un canal se justifie pleinement par ses effets économiques et environnementaux. Mais pour Seine-Nord, Rémy Prud’homme (2006) a démontré la faiblesse des arguments de Voies Navigables de France en termes de bilan carbone. Il a conclu à l’absurdité financière d’un projet estimé à 3,5 milliards d’euros pour les finances publiques.
1.4. L'écologie dans l'impasse
Face au projet SORELIF conduit par des technocrates et des « bétonneurs », la défense des paysages de la vallée du Doubs était devenue le ferment de la lutte pour la préservation de l'existant. Un important volet était pourtant dédié à la renaturation, à l’image de la section rénovée entre Mulhouse et Niffer en 1996. Mais les écologistes soutenaient qu’il valait mieux réaliser une ligne de ferroutage à partir de la voie ferrée existante. Cette idée est restée sans suite malgré le Contrat de Plan Avenir des Territoires entre Saône et Rhin consécutif à l’abandon de 1997. Seules les écluses du canal Freycinet ont été rénovées dans les années 2000. Aucune action interrégionale n’a émergé. Même l’eurovéloroute 6 reste discontinue entre Saône et Rhin.
Il apparaît in fine que les tenants comme les opposants au projet utilisent des arguments rationnels et contradictoires. De fait, construire ou non un canal à grand gabarit repose sur un choix politique, lui-même inscrit dans une vision du monde. Il faudrait pouvoir poser la question dans le sens d’un bien commun, lui-même fonction d’un paradigme consensuel, et non d’intérêts spécifiques cachés derrière le paravent de la rationalité.
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2. Remise à plat de la controverse
Depuis l'échec de 1997, le monde a changé. La mondialisation et le changement climatique ont introduit de nouvelles données. Et un autre aspect pointe à l’horizon, avec la menace d’un retour généralisé au protectionnisme.
2.1. Massification et conteneurisation du transport de marchandises
À l’évidence, le vieux canal Freycinet est disqualifié pour le fret : en 2009, seulement 28 péniches chargées sont passées à Dannemarie (interview, source VNF). L’heure est au grand gabarit. En Europe, depuis le creux historique de 1997, le transport fluvial est reparti de l'avant avec la conteneurisation du fait de la désindustrialisation et des importations massives maritimes depuis les pays-ateliers. Plus que jamais, Hafenpolitik ist Kanalpolitik (une politique portuaire est une politique de canaux), comme ont coutume de dire les Allemands. En effet, du fait de la massification par la conteneurisation, les grands ports maritimes ont besoin de se désencombrer avec la création de ports d'arrière-pays alimentés par la route, le fer et la voie d'eau. À charge pour les plates-formes des régions mouillées d'assurer la distribution finale.
Photographie 3. Le Hyundai Smart, porte-conteneurs de Maersk, dans le terminal Maasvlakte2 de Rotterdam
Caractéristiques du navire : 366 m x 48 m et 13,8 m de tirant d’eau. Environ 13 500 EVP. Cliché : Raymond Woessner, 2015. |
Venant de l’Asie du Sud-Est principalement, les conteneurs sont débarqués à Anvers et à Rotterdam, puis remontent le Rhin en 70 heures jusqu’à Strasbourg. Dans l’autre sens, la descente est effectuée en 40 heures. Les porte-conteneurs de 135 mètres de long peuvent charger jusqu’à 470 EVP sur quatre rangs en hauteur. Dès 1969, les premiers conteneurs étaient arrivés dans le port de Strasbourg ; en amont du Pont de l'Europe, la faiblesse du tirant d’air limite leur empilement à trois rangs, et à deux rangs en amont de la Mittlere Brücke de Bâle. La Saône et le Rhône sont entrés dans ce jeu depuis 2002, avec des navires de 280 EVP de capacité entre Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône) et Pagny (Côte-d’Or). Les horaires sont usuellement fiables. Seuls les accidents, rarissimes, les crues ou les basses eaux peuvent gêner les entreprises lorsqu'il leur faut réduire les volumes transportés.
En 2016, le port d’Anvers a pour la première fois dépassé les 10 millions d’EVP et, en 2015, Rotterdam a connu un trafic de 12,297 millions d’EVP. En 2014, Marseille a culminé à 1,174 million d’EVP. Ce déséquilibre traditionnel plaide pour un arrière-pays qui pourrait davantage s’étendre vers le sud depuis la Rangée nord-européenne, si le canal à grand gabarit rejoignait la Saône.
Photographie 4 et carte. Terminal de conteneurs dans le port de Bâle sur le Rhin
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Bimodalité fer-voie d’eau. Huningue (France) sur la rive opposée. Le site fait l'objet d'un important projet de reconversion : Rheinhattan, avec construction d'une île artificielle pour des activités scientifiques et du logement haut-de-gamme. La Confédération est intervenue pour laisser sa place au port (considéré par Berne comme une fonction nationale stratégique). Cliché Raymond Woessner, 2016. Carte Géoconfluences, 2019. |
Photographie 5 et carte. Terminal céréalier du technoport de Pagny (Côte d'Or)
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Le terminal céréalier, en contruction à l'époque de la photographie, est visible en jaune sur la carte. Le port de Pagny est situé sur le canal de dérivation de la Saône, près d'un accès à l'autoroute A36 (E60). Plus d'informations sur le site du technoport et dans un reportage de France 3 Bourgogne – France-Comté. Cliché : Raymond Woessner, 2007. Carte : Géoconfluences, 2019. |
2.2. Le soutien de l'Union européenne
Dans son Livre blanc de 2011, l'Union européenne est décidée à favoriser l'intermodalité depuis les grands ports maritimes : « En ce qui concerne les transports routiers de marchandises sur des distances supérieures à 300 km, [il s'agit de] faire passer 30 % du fret vers d'autres modes de transport tels que le chemin de fer ou la navigation d'ici à 2030, et plus de 50 % d'ici à 2050, avec l'aide de corridors de fret efficaces et respectueux de l'environnement. Pour atteindre cet objectif, il faudra […] veiller à ce que tous les ports maritimes de base soient reliés de manière suffisante au système de transport ferroviaire de marchandises et, selon les possibilités, au système de navigation intérieure. Mettre en place un cadre permettant d'optimiser le fonctionnement du marché intérieur de la navigation intérieure et supprimer les barrières qui freinent le recours à ce mode de transport […] »((Livre blanc Transports 2050 de l'UE, Feuille de route pour un espace unique européen des transports, vers un système compétitif et économe en ressources, Bruxelles, 28 mars 2011.)).
En 2016, l’UE a défini une nouvelle génération de corridors à réaliser avant 2030, avec le slogan « connecting to complete and connecting to compete », connecter pour terminer et connecter pour être compétitif. À partir du Fonds européen pour les investissements stratégiques (FEIS) créé à la fin de 2014, le mécanisme Juncker permet de lever des fonds par effet de levier et, avec des ressources additionnelles du type écotaxe, le financement ne serait plus un problème. « On serait alors tenté de parler […] de « soft territorialisation » pour les RTE-T dans la mesure où l’action communautaire passe par une légitimité de concertation et non par le renforcement d’un pouvoir supranational », selon Antoine Beyer (2015). C'est donc un système auto-organisé qui développe les transports et la logistique, avec des alliances entre la puissance publique (Europe, États nationaux, régions, collectivités urbaines, directement ou par le biais de sociétés mixtes de droit privé), les entreprises privées et les innovateurs de toutes sortes venus soit du monde universitaire enraciné dans la vie professionnelle, soit de cabinets de consultants. Mais en dernier ressort, les décisions prises au niveau national l’emportent, puisque l’UE n’est pas une fédération.
Si le canal Seine-Escaut apparaît comme le projet central avec un trafic de 13 Mt attendu en 2030, le Corridor Mer du Nord – Méditerranée concerne la liaison entre les bassins du Rhône et du Rhin (Balázs, 2016). De manière générale, on constate le décalage entre la France et les pays rhénans en matière de trafic fluvial et fluvio-maritime (Carte 2). La France ne dispose pas d’un réseau à grand gabarit mais seulement de tronçons qui se terminent en impasses. Dans le cas d’une liaison Rhin-Rhône, l’UE n’arbitrerait pas en faveur d’un tracé puisqu’elle met les deux liaisons via la Moselle ou via le Doubs sur un pied d’égalité. Outre les maillons manquants, elle souligne l’importance des tirants d’air des ponts (5,15 m à Paris, par exemple), car l’empilement des conteneurs, et partant la productivité du transport, en dépend fortement ; or, maints ponts français sont à 5,25 m, ce qui limite l’empilement à deux couches de conteneurs, alors qu’on peut aller jusqu’à 4 aux Pays-Bas et à 3 jusqu’au Pont de l’Europe à Strasbourg.
Carte 2. L’insertion des liaisons Rhin-Rhône dans le contexte européen
2.3. L’absence française de vision européenne
Depuis les travaux d’Étienne Juillard (1968), l’axe rhénan prolongé par la vallée du Rhône a été mis au centre d’une intégration européenne par les flux de transport. Or, cette proposition n’a rencontré que peu d’échos, ni hier ni aujourd’hui. Le débat sur Seine-Europe a montré que les entreprises françaises craignaient la concurrence étrangère et qu’une connexion médiocre au-delà de nos frontières permettrait en quelque sorte de tenir cette concurrence à l’écart.
Pendant ce temps, d’autres corridors transeuropéens se mettent en ordre de bataille. En particulier, le corridor n° 1, qui suit le Rhin, traverse les Alpes, la plaine padane et les Apennins, reçoit des investissements considérables, en particulier dans le mode ferroviaire. Depuis décembre 2016, le tunnel de base du Gothard est ainsi entré en service. Le corridor n° 1 est animé par une communauté de travail associant la puissance publique et les entreprises avec une finalité pragmatique : faire rouler des trains, ainsi que des camions sur les trains, ou encore pratiquer l’intermodalité voie d’eau-fer, pour assurer des services efficaces et rémunérateurs, tout en s’inscrivant dans une logique de durabilité. Les grands travaux ainsi générés font l’objet d’âpres discussions, sinon de contestations ; mais segment par segment, le corridor avance vers davantage de performance.
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2.4. La croissance du tourisme fluvial
Portée au grand gabarit, la liaison Saône-Rhin « devait emprunter la vallée du Doubs, traverser les agglomérations de Mulhouse, Montbéliard, Besançon et Dole, passer à proximité de 33 sites classés ou inscrits, 36 monuments historiques et 196 sites archéologiques » (Conseil général du Haut-Rhin, 2007). Inscrits sur la liste du patrimoine mondial UNESCO en 2008, les paysages Vauban de Besançon et de Neuf-Brisach sont devenus un nouveau point fort.
Le tourisme fluvial constitue un monde en soi. Les pénichettes, en général de location, se plaisent d'abord sur les canaux de petit gabarit. En 2009, 515 plaisanciers sont ainsi passés par Dannemarie (interview, source VNF). Les croisiéristes, eux, procèdent de logiques industrielles, sauf lorsqu’il s’agit de niches de marché orientées principalement vers le tourisme de luxe. Un équipement à terre est indispensable, sous forme de halte ou mieux, de port de plaisance qui intègre des locaux d’accueil, une station-service, voire de la réparation navale et des marinas (avec des résidences « pieds dans l’eau » et divers services), dont Saint-Jean-de-Losne (Côte-d’Or) offre un bel exemple. Le destin régional du tourisme fluvial dépend d’une communauté de travail organisée par l’État, les collectivités, les CCI, les entreprises ainsi que diverses associations. Des paysages culturels, des infrastructures soignées et un état d’esprit ingénieux sont indispensables à son développement.
Photographie 6 et extrait de Géoportail. La marina de Saint-Jean-de-Losne
À gauche : station de location de pénichettes et de bateaux-promenades. Cliché Raymond Woessner. À droite : la Saône a environ 100 mètres de large. Le Canal de Bourgogne à petit gabarit trace une ligne droite jusqu’à Dijon, à 25 km de là. Source : IGN, extrait de Géoportail. |
Deux ressources locales spécifiques sont à signaler dans les métropoles rhénanes proches. Grâce à sa fiscalité avantageuse, Bâle est une métropole du tourisme fluvial, où fleurissent plusieurs sièges sociaux européens (dont celui de Viking Cruises, au premier rang mondial), le lobbying professionnel (IG River Cruise) et les cabinets de consultants (River Advice). Depuis Strasbourg, les navires de CroisiEurope, longs de 110 mètres, sillonnent les grandes voies d'eau de l'Europe. La réalisation de la liaison Saône-Rhin à grand gabarit permettrait de s’inspirer du « modèle » touristique existant entre le Rhin et le Danube, fort de la navigation à grand gabarit, des véloroutes et des excursions à terre (Woessner, 2007).
Photographie 7. Paquebot de 110 m dans la Trouée héroïque du Rhin
La Trouée héroïque ou Vallée héroïque du Rhin est un segment du fleuve d’une longueur de 113 km qui traverse le massif schisteux rhénan entre Bingen et Bonn (source). |
2.5. Short shipping fluvial
La question des liaisons courtes mérite d'être posée. Des opportunités existent pour l'industrie. Ainsi, le groupe PSA a tenté une expérience en 2011, en faisant venir des pièces métalliques de la Bourgogne jusqu'en Alsace, pièces qui avaient besoin de vieillir quelques jours avant leur utilisation. Les raisons qui ont conduit à l'échec de l'opération n’ont pas été élucidées : problème d'entrepôt ? de vétusté du canal Freycinet ? Par ailleurs, la collecte des déchets peut intéresser la voie d'eau, comme c'est déjà le cas à Lille ou sur la Basse-Seine. De manière générale, le désir de revenir à une économie de proximité et d'utiliser des transports « propres » devient un nouvel axe de réflexion.
2.6. Les mutations économiques, sociétales et environnementales favorables à la voie d’eau
Le fait d’aller vers une économie relativement protectionniste et/ou de faire baisser les coûts de production en France favoriserait la ré-industrialisation, et donc le transport de marchandises. Le désir social de consommer localement et « bio » pourrait, lui aussi, inciter à un retour de la voie d’eau. Inversement, l’évolution des motorisations des camions et des trains conduit à des transports terrestres plus propres, ce qui ôte progressivement un argument à la voie d’eau.
Du point de vue du changement climatique, les rapports successifs du GIEC prévoient des extrêmes plus marqués, donc à des périodes de sécheresse et d’épisodes pluvieux qui vont accentuer les étiages comme les crues (Woessner, 2016). Un canal à grand gabarit devrait donc prendre ce changement en compte, en s’insérant dans un système environnemental capable de combler les étiages et d’écrêter les crues. De grands travaux, qui poseraient certainement problème en termes d’acceptabilité sociale, seraient nécessaires pour l’établissement de réserves d’eau connectées à un système alimentaire. À ce jour, différentes rigoles venant des Vosges et du Jura alimentent le vieux canal du Rhône-au-Rhône. 560 m3 d’eau sont utilisés à chaque éclusage, alors qu’il faudrait au minimum en compter dix fois plus avec un grand gabarit, ce qui permettrait au mieux 4 passages/jour en septembre, le mois le plus à l’étiage (590 000 m3 sur le bief de partage) (interview, données VNF).
Photographie 8. La rigole d’alimentation du Jura
Enfin, la croissance du trafic routier fait augmenter la congestion aux abords des villes et des métropoles en particulier ; un accident sur une autoroute provoque des kilomètres de bouchons et de nombreuses heures perdues. La performance économique est donc menacée et un report modal prend, de ce point de vue, de plus en plus de sens dans la plupart des régions européennes.
À l’évidence, les incertitudes et les risques sont légion, tant l’avenir peut être le jouet de scénarios différents et difficiles à contrer dans leurs évolutions. L’utilité d’un canal à grand gabarit pourrait finalement correspondre à des finalités qui n’étaient pas inscrites dans le projet initial. De même pour les avantages attendus...
2.7. Report du projet avec le Rapport Duron
En 2013, la Commission Mobilité de l’Assemblée Nationale propose une hiérarchisation des projets d’infrastructures. Son Rapport souligne la nécessité d’entretenir le réseau fluvial existant et de réaliser les travaux pour des navires de 110 mètres entre Bray et Nogent-sur-Seine (27 km) ; l’enquête publique est programmée pour 2018. Le Rapport Duron estime le coût des travaux de Saône-Moselle et de Saône-Rhin à 15/17 milliards d’euros (350 km), soit le projet d’infrastructures le plus coûteux du pays (devant la LGV Paris-Orléans-Clermont-Lyon, à 14 milliards). C’est pourquoi « le projet SMSR s’inscrit clairement dans une logique de réalisation de long à très long terme. En conséquence, la commission classe le projet dans les projets à horizons plus lointains quel que soit le scénario financier considéré », c’est-à-dire au-delà de 2050 (Rapport, 2013).
3. L’émergence d’itinéraires concurrents, un nouvel errement ? Retour à la case départ ?
L’abandon de 1997 a provoqué des réactions contrastées pour les régions concernées. La Région Lorraine y a immédiatement vu une opportunité pour un tracé alternatif via la Moselle.
3.1. Volontarisme sur la Moselle
L’ancienne région Lorraine a fait preuve d'un activisme efficace. Pour elle, « il s'agit de poursuivre d'ici 2012 […] les études nécessaires à la réalisation d'une liaison fluviale à grand gabarit entre les bassins de la Saône et de la Moselle, en envisageant l'intérêt d'une connexion fluviale entre la Saône et le Rhin […]. Conformément au mandat donné par le gouvernement au préfet coordonnateur, les études excluent la vallée du Doubs entre la Saône et le Rhin », écrivait le Comité de pilotage du Débat public liaison fluviale Saône Moselle Saône Rhin((Communiqué de presse, 22 novembre 2010.)). Des études ont été inscrites au Contrat de Projet État-Région 2007-2013. Présidée par André Rossinot, maire de Nancy depuis 1983 et plusieurs fois ministre, l’association Seine-Moselle-Rhône veut « promouvoir un nouveau maillon à grand gabarit entre la future liaison Moselle-Saône, avec un raccordement ultérieur vers le Rhin supérieur via Mulhouse, sans préjuger du tracé qui sera retenu in fine, entre Neuves-Maisons, près de Nancy, et Saint-Jean-de-Losne, en Bourgogne »((Communiqué commun établi à l’issue de la réunion de travail entre les membres des bureaux du Consortium pour le Développement des Voies navigables de l’Est et du Sud-Est et de l’Association Seine-Moselle-Rhône, 29 juin 2007.)). Ce tracé laisse dubitatif par rapport aux régions desservies, peu peuplées et pauvres en entreprises ; un effet-tunnel serait à redouter. En outre, en Allemagne, le pont romain de Trêves, classé Patrimoine mondial de l’UNESCO, pourrait devenir un goulet d’étranglement.
En mars 2017, l’association Seine-Moselle-Rhône continue à affirmer son leadership sur la promotion du projet SMSR. Elle seule obtient alors la publication des études techniques et socio-économiques menées par VNF. Selon le directeur général délégué de VNF, « les études ont montré que [le projet SMSR] a du sens au point de vue économique », sans autres précisions (NPI, 2017).
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3.2. Inquiétudes en Franche-Comté et en Alsace
Pour les acteurs alsaciens qui craignent de se faire marginaliser, les Lorrains sont devenus des concurrents. En Franche-Comté, la sanctuarisation de la vallée du Doubs semble une priorité. Il en résulte un projet de substitution à partir d'une patte d'oie en remontant la Saône. Le grand gabarit continuerait vers Nancy ; une branche Saône-Rhin nécessiterait un triple seuil de franchissement à Luxeuil-les-Bains (310 m), à Champagney (362 m) et à Valdieu-Lutran (338 m). Quel serait alors le coût de ce projet ? Et avec quelle gestion de la ressource aquifère, cours d’eau comme nappes souterraines et autres soucis liés au karst ? (Carte 3).
Carte 3. Corridors envisagés entre la Moselle, le Rhin et la Saône
3.3. Nouvelle donne avec la gouvernance des Régions
Depuis le 1er janvier 2016, le Grand Est rassemble les régions Champagne-Ardenne, Lorraine et Alsace ; la Bourgogne a fusionné avec la Franche-Comté. Conformément à la loi de la Nouvelle Organisation Territoriale de la République (NOTRe), le Schéma Régional d’Aménagement, de Développement Durable et d’Égalité des Territoires (SRADDET) du Grand Est est en cours d’élaboration entre 2017 et 2019, tout comme le Schéma Régional de Développement Économique, d’Innovation et d’Internationalisation (SRDEII) de Bourgogne-Franche-Comté. Ces schémas concernent notamment l’égalité des territoires et le désenclavement des territoires ruraux, les infrastructures de transport, l’intermodalité, la lutte contre le changement climatique et la pollution de l’air, la biodiversité, les déchets, la gestion économe de l’espace. Un canal à grand gabarit pourrait être un levier pour la promotion de ces thématiques. Mais il faudrait développer une coopération entre les deux nouvelles entités régionales.
Conclusion provisoire pour un vieux débat
Dans un contexte fondé sur la rationalité de l'économie des transports, un réseau efficace de fret ferroviaire serait assurément moins coûteux à mettre en œuvre que de grands travaux fluviaux entre Rhône et Rhin. L’Union européenne soutient les alternatives à la route, ce qui veut dire que le train peut passer devant les péniches. Mais dans une perspective systémique, la voie d’eau à grand gabarit a des atouts spécifiques. Elle permet d’échapper au stress engendré par la vitesse pure ; un aléas peut alors coûter très cher à un logisticien. Elle offre des stocks-tampons en mouvement, avec des bateaux devenant des entrepôts mobiles. Outre la conteneurisation, de nouveaux marchés, comme celui du tourisme et des loisirs, ou encore des déchets, semblent prometteurs. Il faut en outre reconsidérer la gestion de l’eau dans les bassins-versants concernés, à une époque où le risque climatique engendre davantage de sécheresses et d’inondations que par le passé.
Face à de fortes oppositions, principalement écologistes, et avec un État prompt à se désengager pour des raisons budgétaires, les porteurs du projet Saône-Rhin n'ont pas pesé bien lourd jusqu'ici. Dans les années 1990, la SORELIF était apparue comme un bâtisseur technocratique, dans le sens péjoratif où la technocratie apparaît éloignée des préoccupations des habitants et de leurs représentants. À présent, si l'on veut réaliser une liaison inter-bassins, il faudrait pouvoir construire un jeu d'acteurs puissant et multiniveaux, depuis l'Union européenne jusqu'aux communes concernées par les tracés. Il faudrait également définir une vision qui puisse fédérer les opinions en la fondant sur les trois piliers du développement durable : croissance économique, tourisme et loisirs, qualité des paysages et préservation des ressources.
Mais, dans une France restée jacobine dans la pratique du pouvoir, les villes et les régions concernées ont été jusqu’à présent dans l'incapacité de se fédérer en vue de la création d'un projet territorial où la voie d'eau créerait une forme de territorialisation. Sur le terrain, il n'existe pas encore de mode de gouvernance qui puisse faire émerger cette liaison, ce dont l’État s'est manifestement accommodé, notamment lorsqu’il s’agit de réduire la dépense publique en matière d’investissements.
Si la liaison Seine-Nord était lancée, alors Saône-Rhin retrouverait une forme de légitimité qui pourrait relancer le débat. Le climat est donc celui d’une veillée d’armes chez les promoteurs d’une liaison Saône-Rhin. Représentant des instances consulaires et du monde professionnel basé à Mulhouse, le Consortium International pour le Développement des Voies Navigables presse le préfet coordinateur de terminer enfin les études socio-économiques promises en 2011 pour les deux tracés Moselle et Doubs, ce pour quoi l’association Saône-Moselle-Rhin obtient des informations plus ou moins confidentielles en 2017. À Besançon, l’association Saône-Rhin-Europe continue, elle aussi, à militer, mais pour le seul tracé via le Doubs. Conformément au droit et à l’esprit de la construction européenne, l’Europe propose et les États membres disposent.
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Raymond WOESSNER
Professeur honoraire de géographie, Sorbonne Universités
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Raymond Woessner, « Le projet de canal à grand gabarit entre le Rhône et le Rhin : un conflit sans fin entre ses promoteurs et ses opposants ? », Géoconfluences, janvier 2019. |
Pour citer cet article :
Raymond Woessner, « Le projet de canal à grand gabarit entre le Rhône et le Rhin : un conflit sans fin entre ses promoteurs et ses opposants ? », Géoconfluences, janvier 2019.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/territoires-europeens-regions-etats-union/rte-t/canal-rhone-rhin-conflit