La LGV Nîmes Barcelone : les avatars d’un projet de ligne transfrontalière

Publié le 25/01/2019
Auteur(s) : Geneviève Zembri-Mary, maître de conférences - Université de Cergy-Pontoise

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La LGV transfrontalière Nîmes—Barcelone a la particularité d’être réalisée par phases en quatre tronçons différents. L’article analyse les intérêts divergents des acteurs français et espagnols à différentes échelles. Ils ont conduit à l’absence de connexion complète à grande vitesse entre la France et l’Espagne. L’article montre comment ces divergences ne permettent pas d’exploiter la ligne dans les conditions de la grande vitesse, ni à la concession de la partie transfrontalière d’être rentable.

Bibliographie | citer cet article

La chronologie des lignes à grande vitesse (LGV) à l’échelle européenne montre que les lignes transfrontalières ont la particularité d’être réalisées plus tardivement que les tronçons nationaux sur lesquels les gouvernements préfèrent investir en premier lieu. Il peut subsister des maillons manquants, pourtant utiles au fonctionnement du réseau transeuropéen de transport((La Cour des comptes européenne estime dans un rapport spécial n° 19/2018 intitulé Réseau ferroviaire à grande vitesse européen : fragmenté et inefficace, il est loin d’être une réalité publié le 26 juin 2018 qu’« il n'existe pas de plan réaliste à long terme concernant le réseau ferroviaire à grande vitesse de l'Union, qui est fragmenté et inefficace » (www.eca.europa.eu). L’UE encourage la réalisation des maillons manquants depuis 1992.)). Cela est le cas d’une partie de la LGV Nîmes-Barcelone, qui fait partie du corridor méditerranéen de ce réseau.

La LGV Nîmes—Barcelone doit être réalisée en quatre tronçons. Le tronçon transfrontalier Perpignan—Figueras a été mis en service en 2009, le tronçon Figueras—Barcelone en 2013, le contournement de Nîmes et de Montpellier a été ouvert en juillet 2018 aux LGV. En revanche la réalisation du tronçon Montpellier—Perpignan n’est pas prévue pour le moment. L’achèvement de cette partie du corridor a connu des vicissitudes politiques (Libourel, 2015), liées à la concertation et au financement, qui expliquent ce phasage et la difficulté pour une ligne à grande vitesse d’être exploitée dans de bonnes conditions de performance sur toute sa longueur.

Par ailleurs, le concessionnaire du tronçon Perpignan—Figueras, TP Ferro, a été mis en liquidation judiciaire en septembre 2016, après plusieurs années d’exploitation difficile. C’est une première dans l’histoire des concessions en France. C’est aussi un cas intéressant dans une période où il y a débat sur l’intérêt des contrats de partenariat public privé en France et en Europe, au sein des institutions et dans le milieu scientifique (Sueur, Portelli, 2014 ; Zembri-Mary, 2014).

Nous proposons dans cet article d’analyser les conditions de planification et de réalisation par phases par les acteurs de la LGV Nîmes—Barcelone et les conditions de la faillite de la concession du tronçon Perpignan—Figueras. Il s’agit de tirer de cette analyse des jeux d’acteurs un retour d’expérience pour d’autres projets en contrat de partenariat public–privé (la question est posée pour certaines LGV) et pour les tronçons transfrontaliers restant à faire (comme la LGV Lyon—Turin).

Cette question est analysée en trois points. La première partie montre que le phasage de la LGV ne permet pas d’exploiter la ligne dans les conditions de la grande vitesse puisque la date de mise en service du dernier tronçon n’est pas connue. La deuxième partie montre que les faibles flux ferroviaires transpyrénéens de fret et de voyageurs et un trafic surestimé dans les études du projet ont aussi contribué à introduire un risque pour la concession du tronçon Perpignan—Figueras. La dernière partie tire des enseignements qui peuvent intéresser d’autres futures lignes en contrat de partenariat public–privé (notamment en ce qui concerne le risque trafic et le risque commercial) ou d’autres lignes transfrontalières réalisées en phasage.

 
Encadré 1. Qu’est-ce qu’un contrat de partenariat public privé ? 

Le recours aux contrats de partenariat public privé (PPP) a été institué en France par l’ordonnance n°2004-559 du 17 juin 2004 pour deux raisons :

La part du budget public pour les infrastructures de transport diminue (Cour des comptes, 2014). L’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF), créée en 2004 pour permettre un financement pluriannuel des projets d’infrastructures, ne reçoit finalement pas tout l’argent prévu au départ (suppression de l’éco-taxe, baisse des subventions de l’État, etc.). Elle n’a pas de marge pour financer de nouveaux projets (comme les LGV) (rapport de la Cour des comptes sur la grande vitesse ferroviaire, 2014).

L’article 4 des statuts de SNCF Réseau (ex RFF, Réseaux Ferrés de France) prévoit aussi que l’établissement public ne peut pas financer de projet à perte. Cet article vise à éviter la constitution d’un endettement non amortissable.

Les contrats de partenariat permettent à l’État ou à un établissement public qui en dépend de confier à un tiers (souvent privé), pour une période déterminée en fonction de la durée d’amortissement des investissements ou des modalités de financement retenues, une mission globale qui consiste au financement d’ouvrages ou d’équipements nécessaires au service public ; à la construction ou transformation des ouvrages ; à l’entretien, la maintenance, l’exploitation, la gestion ; et d’autres prestations de service concourant à la mission de service public (la régulation du trafic par exemple).

Ces PPP peuvent prendre la forme d’un contrat de concession (le prestataire se rémunère avec les recettes de péage d’infrastructure et assume le risque trafic et le risque commercial) ou la forme d’un contrat de partenariat (le prestataire touche un loyer des autorités publiques, mais n’assume pas le risque trafic et le risque commercial).

 

1. Une segmentation de la construction de la LGV Nîmes—Barcelone en quatre parties qui ne permet pas une exploitation optimale

La planification, les études, la détermination des modalités de financement, la conception et la réalisation des projets de LGV sont menées au cours d’un processus qui peut atteindre plusieurs années voire plusieurs dizaines d’années. La concertation formelle (débat public et enquête publique) alterne avec les études. La discussion entre le maître d’ouvrage (public ou privé), les services de l’État, les élus locaux, les associations et les habitants peut aussi se faire en dehors de ces étapes de la procédure au fil de l’avancement du projet.

Figure 1. Processus d’études et de concertation des projets de LGV
  Geneviève Zembri — Schéma concertation LGV  

On observe des temporalités différentes entre les acteurs qui ont abouti à un découpage de la réalisation de la LGV Nîmes (Manduel((Aboutissement actuel de la LGV Méditerranée. Le tronçon Manduel–Perpignan est parcouru sur ligne classique.))) Barcelone en quatre tronçons, présentés ici par ordre chronologique.

Figure 2. État d’avancement des tronçons de la LGV Nîmes—Perpignan en 2018
 

Geneviève Zembri — LGV Nîmes-Perpignan en 2019

cartographie : G. Zembri

 

Le tronçon Perpignan—Figueras, long de 44 km, a été concédé le 17 février 2004 pour 50 ans à une société franco-espagnole constituée pour l’occasion, TP Ferro Concessionaria SA, dont Eiffage et ACS-Dragados (société espagnole de travaux publics) sont chacune actionnaires à 50 %. TP Ferro s’est endetté pour un montant de 410 millions d’euros et a financé 110 millions sur fonds propres. Une subvention de l’Union européenne, de la France et de l’Espagne d’un montant de 590 millions d’euros a complété ce financement privé (Beideler, Francqueville, 2009).

La LGV a été livrée dans les délais prévus le 17 février 2009, et mise en service en 2010. Sa réalisation a rencontré des aléas géologiques importants, ce qui a décalé la poursuite de la réalisation du tunnel de plusieurs mois. Le retard a pu être résorbé par une révision du planning et de l’ordre d’intervention des différents corps de métiers. Il n’y a pas eu d’opposition notable de la part des riverains côté français ni côté espagnol.

Le groupement conception-construction a dû réaliser la ligne dans les délais, sous peine de ne pas toucher l’argent emprunté auprès des banques pour financer le chantier et sous peine que le concessionnaire TP Ferro doive verser de lourdes pénalités au concédant (jusqu’à 1 million d’euros par jour) et qu’il ne puisse pas toucher les recettes commerciales prévues à bonne date. L’État français a lancé tardivement le projet du contournement de Nîmes et de Montpellier sous la forme d’un contrat de partenariat public privé attribué à Oc’via (du groupe Bouygues). Ce tronçon permet de relier Montpellier à Paris en moins de 3 heures. Une opposition locale s’est manifestée contre ce projet en raison de la traversée des vignes à Lunel et de sa proximité avec le village de Mauguio ce qui a conduit à décaler très légèrement le tracé de 150 m. La construction de ce tronçon a débuté fin 2013. Il a été mis en service à la vitesse réduite de 220 km/h en décembre 2017 pour le fret et en juillet 2018 pour les voyageurs. Une mise à niveau ultérieure de la signalisation en ERTMS2((ERTMS 2 : Système européen de surveillance du trafic ferroviaire. Ce système harmonise la signalisation sur le réseau européen et permet de gérer l’espacement entre les trains.)) permettrait une circulation à 300 km/h.

Le tronçon Montpellier—Perpignan avance doucement et par étapes. Ce projet comprend une ligne mixte fret et voyageurs entre Saint-Jean-de-Védas et Béziers, et une section uniquement destinée au trafic voyageurs entre Béziers et Rivesaltes. Le ministre des Transports Frédéric Cuvillier a assuré en décembre 2013 qu’il relançait les études pour une réalisation avant 2030((Source : Midi Libre, « LGV Montpellier-Perpignan, c’est reparti », 29 janvier 2014.)). Le tracé a été acté en août 2018, ce qui permet de réserver les terrains, de continuer les études et d’envisager l’enquête publique. Le financement de la ligne n’est pas assuré pour le moment, ni le délai précis de réalisation. Le conseil d’orientation des infrastructures de février 2018 a envisagé une mise en service au plus tôt en 2027 pour le tronçon Montpellier—Béziers. Les TGV et les trains de fret à destination de l’Espagne ont cependant la possibilité d’emprunter la ligne classique à 160 km/h (source : Genevois, Picquand, 2011, p. 3).

Le tronçon Figueras—Barcelone a été mis en service par l’ADIF (gestionnaire du réseau ferré espagnol) en 2013, trois ans après l’ouverture du tronçon Perpignan—Figueras. Ce tronçon a d’abord été l’objet d’un bras de fer entre la communauté autonome de Catalogne et le gouvernement espagnol dès les années 1990. La Catalogne voulait que le tronçon soit le premier réalisé en Espagne, alors que le gouvernement préférait une première LGV en étoile au départ de Madrid, la capitale, vers Séville (où devait se dérouler l’exposition universelle de 1992), à coût et distances égales pour les deux projets (Djigo, Masson, 2015). Le gouvernement espagnol ne considérait pas non plus les LGV transfrontalières comme prioritaires par rapport à la constitution d’un réseau national (Audikana, 2015 et 2017). Le tronçon Madrid—Pirinéos (qui fait partie de la ligne Figueras—Madrid) a été le deuxième à être réalisé en 2003.

Voir aussi : Éloïse Libourel, « Le "Corridor méditerranéen" en Espagne : projet d’aménagement, serpent de mer politique », Géoconfluences, janvier 2018.

Ce retard s’explique aussi par des problèmes de construction de tunnels à Gérone et surtout sous Barcelone. S’est ajouté un refus de l’autorité portuaire de Barcelone de mettre les voies ferrées du port à l’écartement international pour l’ouverture du tronçon transfrontalier en 2010. En effet, l’écartement des voies est plus large en Espagne. De ce fait, la liaison avec le port de Barcelone, dont le concessionnaire TP Ferro espérait capter une partie du trafic fret, n’a pas été réalisée à temps pour la date de mise en service de la LGV Perpignan—Figueras concédée((Source : entretien Eiffage du 22 novembre 2013.)).

Le gestionnaire du réseau ferré espagnol, ADIF, a demandé à Alstom et à deux constructeurs espagnols de mettre partiellement la ligne Gérone—Figueras de 41 km aux normes standard européennes avec une signalisation ERTMS et une voie sur deux équipée en double écartement (standard et espagnol). Cette liaison classique a été mise en service en décembre 2010, mais n’a servi qu’à un petit nombre de trains du trafic combiné au départ du port de Barcelone du fait du très faible débit envisageable. Les TGV n’ont pu assurer des liaisons directes entre la France et Barcelone que le 15 décembre 2013, suite à l’ouverture par ADIF du maillon de LGV manquant entre Figueras et Barcelone (équipé du système ERTMS2 qui permet une vitesse de 300 km/h) trois ans après la date contractuelle de mise en service du tronçon Perpignan—Figueras.

 

Geneviève Zembri — Velaro et TGV Duplex en gare de Figueras, 2013

Les voyageurs passent d'un Velaro espagnol (à gauche) à un TGV Duplex français (à droite) en gare de Figueras, le 9 juillet 2013. Cliché : Henry1500, CC BY-SA 3.0 (source).

 

Ces temporalités différentes, liées à des contextes économiques difficiles, des problèmes de réalisation et de concertation entre la Catalogne et le gouvernement espagnol dissocient la réalisation globale de la ligne en quatre parties dont une partie française n’a pas encore de réalisation assurée dans le temps — même si elle représente un enjeu pour le fonctionnement à grande vitesse de la ligne.

 

2. Une surestimation du trafic et de faibles flux ferroviaires transpyrénéens 

La deuxième partie montre que les faibles flux ferroviaires transpyrénéens de fret et de voyageurs et un trafic surestimé dans les études du projet ont contribué à introduire un risque pour la concession du tronçon Perpignan—Figueras.

2.1. De faibles flux ferroviaires de fret et de voyageurs ont préexisté à la réalisation du tronçon Perpignan—Figueras

En 2005, quelques années avant la mise en service du premier tronçon de la LGV Nîmes—Barcelone, plus de 50 millions de tonnes de fret sont passées par la route entre l'Espagne et la France, via les Pyrénées Orientales. Cela représentait 3,4 millions de camions, alors que seulement 2,5 millions de tonnes utilisaient le mode ferré((Source : questions écrites au Sénat, 15 juillet 2010, https://www.senat.fr/questions/base/2010/qSEQ100714458.html).)). À titre de comparaison, le trafic routier de fret atteint 44 millions de tonnes et le trafic ferroviaire de fret 8 millions de tonnes en 2004 entre la France et l’Italie((Source : Commission européenne, 2006, Estimation des potentialités de trafic fret à travers les Alpes. Cas spécifique de la nouvelle liaison ferroviaire transalpine France-Italie, rapport, 78 pages.)).

En 2016, on comptait 3,2 millions de camions qui traversaient les Pyrénées-Orientales((Source : Florent Royer, « Les Pyrénées deux fois plus traversées que les Alpes françaises par les poids lourds », Commissariat général au développement durable, Chiffres et statistiques, n° 740, mars 2016 [pdf].)). On pouvait noter sur cet itinéraire une offre faible en transport de voyageurs, composée en particulier de trains de nuit, qui n’intéressaient plus beaucoup les clients. De plus, la longueur du trajet (par exemple entre Paris et Madrid) et l’obligation de changer d’essieux à la frontière en raison de l’écartement différent des voies impactaient négativement les trafics de fret et de voyageurs. L’avion est aussi devenu un concurrent des trains de voyageurs et le camion des trains de fret sur cet itinéraire.

2.2. Le nombre de TGV des premières années d’exploitation du tronçon Perpignan—Figueras était faible par rapport aux prévisions.

Le nombre d’allers et retours en TGV effectivement offerts a été inférieur aux prévisions (9 allers et retours par jour). Entre 2010 et fin 2013, seuls deux allers et retours circulaient avec un terminus à Figueras. Fin 2013, à l’ouverture de la LGV côté espagnol, ce nombre a atteint 5 allers et retours, 7 pour la période estivale de 2014, et est ramené à 5 allers et retours à partir de septembre 2014. La fréquentation de la ligne a atteint 360 000 réservations début juillet 2014 (après 6 mois d’exploitation à grande vitesse de la ligne Perpignan—Barcelone). La SNCF pensait parvenir au million de voyageurs un an après mais n’était pas en mesure de fournir des renseignements sur le taux de remplissage des trains à cette date (Fressoz, 2014). 

Un taux de remplissage élevé aurait permis d’augmenter le nombre de TGV sur la ligne. Cependant, les faibles trafics transpyrénéens ferroviaires ne semblent guère avoir permis une inversion rapide du remplissage des trains. Sachant qu’il y a 350 places par TGV et 516 places par TGV Duplex((Source : http://www.lmm.jussieu.fr/~lagree/DIVERS/klasse_de_mer/a_inklure/tanguyTGV/tgv.html.)), avec deux allers et retours en TGV simple par jour et trois allers et retours en TGV duplex par jour en 2014 selon les chiffres en notre possession, on compte 4 496 places offertes par jour, soit 877 000 places offertes en 6,5 mois d’exploitation.

360 000 réservations sur 877 000 places montrent un taux de remplissage de 41 %. Le taux de remplissage est moyen par rapport à d’autres LGV alors que le nombre de trains prévus (9) n’est pas proposé sur la ligne. Aujourd’hui on compte seulement quatre allers et retours par jour. La concession du tronçon Perpignan—Figueras a tenté de construire sa rentabilité sur des flux de départ faibles, ce qui est un risque en soi pour ce type de contrat. Ce dernier est plutôt adapté à des flux importants qui permettent une rentabilité rapide pour des entreprises de BTP obligées de rembourser des emprunts élevés (un demi-milliard d’euros dans ce cas) et soumises aux contraintes du retour sur investissement de leurs actionnaires.

La Cour des comptes (2014, p. 95) a estimé que les trafics de la LGV Perpignan Figueras et des autres LGV en service étaient trop faibles pour permettre leur rentabilité. Le niveau de trafic, qui génère les recettes commerciales, constitue un des éléments du calcul de rentabilité interne((Le taux de rentabilité interne d’un projet est un indicateur de qui « mesure la capacité intrinsèque d’un investissement à dégager du bénéfice. » Source : Faivre d’Arcier Bruno, Bonnafous Alain, Marlot Grégoire, Péguy Pierre-Yves, 2001, Conditions et pertinence du financement des infrastructures autoroutières au niveau régional - les mécanismes de financement des projets et les variables clés de la rentabilité des investissements. Premier rapport d’étape. Rapport de recherche. [PDF, en archive ouverte].)) des infrastructures de transport. Des trafics réels plus faibles que les prévisions expliquent en partie des taux de rentabilité interne (TRI) a posteriori plus faibles pour plusieurs LGV en service comme le montre le tableau suivant. Seule la LGV Paris—Lyon constitue une exception. 

 
Tableau 1. Comparaison des taux de rentabilité interne prévus et réels de LGV en service
  Taux de rentabilité interne (économique)
  A priori A posteriori
LGV Méditerranée  8 % 4,1 %
LGV Rhône Alpes  10,4 % 6,1 %
Interconnexion LGV Île-de-France  10,8 % 6,9 %
LGV Nord 12,9 % 2,9 %
LGV Atlantique 12 % 8,5 %
LGV Paris Lyon  16,5 % 15,2 %

Source : Savary Gilles, Plancher Bertrand, 2014, rapport d’information, n° 4154, Assemblée nationale, 278 p., p. 193.

 

Les chiffres sur la rentabilité de la LGV Perpignan—Figueras ne sont pas disponibles. Cependant, le nombre de TGV mis en service par la SNCF inférieur aux prévisions et la fréquentation assez faible de la ligne peuvent sous-entendre un taux de rentabilité inférieur aux prévisions.

 

3. Quel apprentissage tirer de la LGV Perpignan—Figueras pour d’autres projets de LGV en contrat de partenariat public privé ? Le risque trafic et le risque commercial

3.1. Une rentabilité particulièrement difficile 

Le concessionnaire de la LGV Perpignan Figueras devait percevoir les recettes de péage à l’ouverture de la ligne en 2010 pour pouvoir rembourser son emprunt et équilibrer la concession. Cela n’a été le cas que fin 2013. L’Espagne a versé une compensation d’environ 30 millions d’euros par an à TP Ferro jusqu’en janvier 2013 en raison du retard pris par la construction de la LGV côté espagnol((Source : lettre professionnelle Mobilettre, 8 décembre 2013, http://www.mobilettre.com/perpignan-figueras-quelle-solution-pour-tp-ferro/ [accès sur abonnement])) (et de son impact négatif sur le trafic). La concession et la perception des recettes de péage ont été allongées de trois ans par les Etats français et espagnol.

En 2013, le concessionnaire n’a pu facturer que 300 000 euros par mois la fourniture des sillons aux opérateurs ferroviaires, ce qui était insuffisant pour couvrir la charge de la dette et les frais d’exploitation. Le contrat de concession ne protégeait pas TP Ferro de la non-réalisation immédiate de la connexion avec le port de Barcelone et de la perte de trafic liée. Le concessionnaire a dû assumer ce risque particulier((Source : entretien Eiffage du 22 novembre 2013.)). Il avait en effet choisi d’intégrer une partie du trafic fret jusqu’à Barcelone dans ses prévisions de trafic pour contribuer à équilibrer la concession au moment de l’appel d’offres.

3.2. Quelle suite à la mise en liquidation judiciaire du concessionnaire ?

L’Union européenne, la France et l’Espagne, qui ont contribué pour moitié au financement du projet ont eu intérêt à ce que la ligne continue à être exploitée dans de bonnes conditions. Les deux états ont créé une structure dirigée par SNCF Réseau et l’ADIF destinée à se substituer à TP Ferro en cas de défaillance en 2014 (Fressoz, 2014). Des fonds d’investissement spécialisés dans le rachat de la dette d’entreprises en difficultés étaient intéressés en 2014 pour racheter à une valeur inférieure la dette de TP Ferro et misaient sur une reprise de la dette à sa valeur nominale par les deux États((Source : l’Expansion, 11 février 2014.)). Cela n’a pas eu de suites.

Il était prévu d’accroître la fréquence et de passer à 9 allers et retours journaliers, comme cela était envisagé dans les estimations de trafic. Une tarification attractive aurait pu y aider. Mais il fallait que les clients soient intéressés. Le succès de cette opération résidait dans une commercialisation plus dynamique des trains susceptibles de passer par la LGV transfrontalière. En dépit de cela, TP Ferro n’a pas pu honorer sa dette (557,2 millions d'euros) et a été mise en liquidation judiciaire en septembre 2016.

Une nouvelle société formée en commun par SNCF Réseau et l’ADIF sous l’autorité des deux États reprend l’actuelle direction de TP Ferro, l’organisation, l’ensemble du personnel et toutes les activités. En toute logique, les deux états devront dédommager le concessionnaire, et prendre à leur charge le remboursement de la dette, et l’exploitation. Ces points font l’objet de négociations.

3.3. Quel retour d’expérience pour d’autres projets de LGV en contrat de partenariat public–privé ? 

Le retour d’expérience concerne des LGV en projet, pour lesquelles la décision de recourir ou non au contrat de partenariat public–privé n’est pas prise à ce jour.

Parmi les projets de LGV reconsidérés par le plan de relance de 2008, on compte une LGV terminée (LGV Perpignan—Figueras en concession), deux projets mis en service en juillet 2017 (LGV Sud Europe Atlantique en concession, LGV Bretagne Pays de Loire en contrat de partenariat), un projet mis en service mi 2018 à vitesse réduite (Contournement Nîmes—Montpellier). Il y a par ailleurs des projets qui sont éventuellement susceptibles d’être financés par ce type de contrat (mais sans date prévisionnelle d’études et de réalisation) comme la LGV Grand projet du Sud-Ouest (dont la déclaration d’utilité publique a été confirmée par le conseil d’État en 2018) ou des lignes nouvelles.

Figure 3. État d’avancement des tronçons de LGV en 2018
 

Geneviève Zembri — carte des lignes TGV en France (Lignes à Grande Vitesse, LGV)

cartographie : G. Zembri

 

Des voix mettent en garde contre un recours trop important aux contrats (Cour des comptes, associations, certains élus de la LGV Sud Europe Atlantique). Le coût de la redevance que les pouvoirs publics versent au prestataire dans le cas des contrats de partenariat est parfois élevé. Le risque de banqueroute du prestataire privé, qui peut obliger les pouvoirs publics à reprendre la gestion et le remboursement des emprunts de l’infrastructure, est avéré comme le démontre le cas de la concession de la LGV Perpignan—Figueras.

Mais d’autres voix y sont favorables (élus concernés par le projet Grand Projet du Sud-Ouest ou secteur du BTP). En effet, le développement des infrastructures et des équipements collectifs peut être considéré par certains élus comme une nécessité pour le développement économique, même si l’automaticité de ce lien de cause à effet a été largement critiquée (Offner, 1993 ; 2014). Le coût des infrastructures financées par l’État peut alourdir la fiscalité, diminuer la consommation, l’investissement privé et contribuer à augmenter la dette extérieure.

Certains avantages peuvent se retrouver indifféremment dans des solutions publiques ou privées. Par exemple, les modèles de gestion de projet et de management des risques ont tendance à se ressembler.

Le cas de la LGV Perpignan—Figueras montre que la concession doit plutôt porter sur l’ensemble de la ligne, et pas uniquement sur un court tronçon isolé. Cela peut permettre au concessionnaire de réaliser la ligne de bout en bout en une fois (ou dans un phasage que le contrat lui permet de maîtriser) et de s’assurer que les TGV peuvent circuler dans les conditions de la grande vitesse.

La question de la prévision des trafics joue aussi un rôle fondamental dans l’équilibre de la concession. Or, dans certains cas de projets de transport français et étrangers, les prévisions de trafic reposent sur un « biais d’optimisme ». Notamment, les variables retenues dans le calcul des prévisions peuvent parfois être surévaluées soit par le secteur public soit par le partenaire privé. Cela peut permettre de légitimer plus facilement un projet en concurrence avec d’autres projets dans un contexte budgétaire contraint.

 
Encadré 2. Comparaison de deux LGV transfrontalières : la LGV Montpellier—Barcelone et la LGV Lyon—Turin

 

La comparaison de ces deux LGV permet de mettre en exergue deux points de vigilance pour des projets transfrontaliers. La comparaison, fondée sur des entretiens((Sources : entretiens avec Luigi Bobbio, professeur de Sciences politiques, université de Turin, Daniel Ibanez, économiste, Collectif des opposants au Lyon—Turin ; société META (Mobilità Economia Territorio Ambiente) Milan ; société Eiffage entre 2015 et 2017.)), porte en particulier sur l’intérêt du projet pour les acteurs et les modalités de concertation.

1- Il semble important que les acteurs nationaux aient une vision partagée de l’intérêt du projet transfrontalier, tant en termes de réalisation d’infrastructures que de services. Dans le cas de Nîmes—Barcelone, la SNCF n’a pas souhaité mettre en service le nombre de TGV initialement prévu, le gouvernement espagnol n’était pas pressé de réaliser le tronçon catalan de la LGV ni l’autorité portuaire de Barcelone de mettre en service les accès ferroviaires au port.

Dans le cas de la LGV Lyon—Turin restant à réaliser, le projet définitif a été approuvé en Italie en 2014, après de nombreuses contestations (qui n’ont pas disparu) relatives à l’opportunité du projet et à son impact environnemental. Le gouvernement italien de coalition entre le M5S et la Ligue critique fortement son coût. Luigi Di Maio, membre du parti M5S et nouveau Ministre du Développement économique, est également un fervent opposant de longue date au projet. La critique sur l’opportunité et le coût du projet continue aussi en France. La contestation sociale du départ y est restée vive mais s’est un peu atténuée. La France a décidé de marquer une pause en 2017 sur ce projet pour des raisons financières. Il n’y a pas de date de lancement des travaux du tunnel pour le moment, même s’il doit être construit en premier. Des travaux de reconnaissance du tunnel ont seulement débuté en 2016 du côté italien. Les travaux des voies d’accès entre Lyon et Saint-Jean-de-Maurienne et en val de Suse ne sont pas planifiés non plus.

2- Il semble aussi que les procédures de concertation des pays impliqués doivent être aussi proches que possible. La concertation est souvent le point névralgique de la réalisation de ces projets. Une opposition sociale, environnementale, politique ou institutionnelle peut occasionner des retards importants, et un risque financier. Le désaccord entre la Catalogne et le gouvernement espagnol est en partie la cause du retard de connexion de la LGV Perpignan—Figueras aux LGV espagnoles, et du retard de la perception des recettes de péage par TP Ferro. On peut aussi noter le faible entrain de la SNCF à faire circuler le nombre de TGV prévu alors que l’État français a soutenu le projet de LGV Perpignan—Figueras.

Le projet de LGV Lyon—Turin présente un profil comparable. Ce projet a rencontré une violente opposition en Val de Suse en 2006 contre les procédures de choix de tracé, l’absence de concertation, le choix des options techniques, les prévisions de trafic et les conséquences environnementales (un des arguments de la LGV est pourtant de permettre un report du fret routier vers le mode ferré). Il existe en effet une position contestataire historique en Val de Suse qui a nourri une opposition à une décision de réaliser ce projet considérée comme trop centralisée. L’inexistence de procédures de concertation a aussi contribué à renforcer cette forte opposition. Des opposants préféraient une mise aux normes de la ligne classique historique.

Malgré la création d’une procédure de concertation (encore embryonnaire) en Italie, la contestation est réapparue en 2010, ce qui n’a pas empêché pas l’adoption du projet préliminaire en 2011. Le projet est resté très critiqué en Val de Suse. Une procédure de concertation plus poussée en France qu’en Italie a permis d’y atténuer la contestation, qui existe cependant encore.

Des procédures de concertation plus proches auraient pu faciliter l’acceptation et la détermination du projet, et limiter les surcoûts liés aux modifications techniques et au nouveau tracé. Le coût du projet a plus que doublé en dix ans et atteint 26 milliards d’euros en raison du passage à deux tubes dans les tunnels de Belledonne et Chartreuse et d’une modification de tracé du tunnel international et de la partie italienne après le mouvement d’opposition.

 

Conclusion

Dans un contexte où les acteurs sont de plus en plus nombreux à participer à la décision relative aux grands projets de transport, les enjeux territoriaux, politiques et financiers avancés par ces derniers sont aussi plus nombreux. Le cas des projets transfrontaliers accentue le poids des enjeux locaux car les contextes et pratiques de planification, de conception, de concertation, et de financement des projets sont différentes. Peut s’y ajouter le poids de divergences politiques parfois profondes entre les territoires régionaux et le pouvoir central.

Les projets transfrontaliers ne sont pas planifiés et réalisés en premier par les autorités publiques à l’échelle d’un réseau national. Ces derniers semblent réunir des difficultés qui leur sont propres, et notamment des visions du degré de priorité du projet et des modalités de planification, financement et concertation qui sont différentes. Ces difficultés peuvent empêcher une exploitation de la ligne aux conditions de la grande vitesse ou jouer sur la rentabilité.

Aussi, la mise en œuvre de pratiques les plus proches possibles entre les pays du Réseau transeuropéen de transport serait un avantage. Cependant, une telle démarche risque, à l’image des délais de réalisation des LGV, de prendre un certain temps. Pour preuve, cette piste de la synchronisation des visions et des démarches se vérifie avec le cas de la LGV Paris-Bruxelles où elle a été efficace. 

 


Bibliographie

Sources
Bibliographie de référence
  • Audikana Ander, 2017, La politisation des trains à grande vitesse en Espagne, Le léviathan n’était qu’une sirène, l’Harmattan, 326 p.
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  • Cour des comptes, 2014, La grande vitesse ferroviaire, un modèle porté au-delà de sa pertinence, rapport public, 173 p.
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  • Moura Patrice, Pannier Marc, Blanchet Jean-Didier, Chapulut Jean-Noël, Rapport d’audit sur les grands projets d’infrastructures de transport, Inspection Générale des Finances, Conseil Général des Ponts et Chaussées, février 2003, 112 p.
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  • Sueur Jean-Pierre, Portelli Hugues, 2014, Rapport d’information sur les contrats de partenariat publics privés, rapport du Sénat n°733, 99 p.
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Geneviève Zembri-Mary 
Maître de conférences à l’Université de Cergy-Pontoise 

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

 

Pour citer cet article :

Geneviève Zembri-Mary, « La LGV Nîmes Barcelone : les avatars d’un projet de ligne transfrontalière », Géoconfluences, janvier 2019.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/territoires-europeens-regions-etats-union/rte-t/lgv-nimes-barcelone

 

Pour citer cet article :  

Geneviève Zembri-Mary, « La LGV Nîmes Barcelone : les avatars d’un projet de ligne transfrontalière », Géoconfluences, janvier 2019.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/territoires-europeens-regions-etats-union/rte-t/lgv-nimes-barcelone