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Trajectoires des villages désertés des vallées de la Guarga et de la Solana (Haut-Aragon, Espagne) : de l’abandon à l’émergence de communautés villageoises alternatives

Publié le 08/09/2023
Auteur(s) : Yannis Nacef, agrégé de géographie et doctorant - Université Savoie Mont Blanc

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¡España vacía! L’Espagne vide : cette affirmation courante renvoie au puissant processus de désertification rurale du territoire espagnol, et notamment de ses montagnes. À l’échelle de l’Espagne, l’Aragon est l’une des régions qui concentre le plus grand nombre de villages abandonnés. À travers l’analyse de la trajectoire de deux vallées, il est possible de comprendre les formes de réappropriation actuelles où s’établissent des communautés villageoises sur des fondements alternatifs, mettant fin en partie à l’abandon de ces territoires.

Bibliographie | mots-clésciter cet article

Les vallées pyrénéennes, des « vallées libres ! » (Lefebvre, 1963). Cette formulation renvoie à « l’isolement relatif et à l’indépendance politique à l’abri desquels les vallées ont pu s’organiser de façon autonome » (Cuesta, 1998). Plusieurs de ces vallées ont été pendant des siècles caractérisées par une mise à l’écart (Laslaz, 2016) par rapport aux référentiels établis que sont les pôles urbains et les axes de communication.

Parmi ces vallées à l’écart, la Guarga et la Solana se localisent au sein de la Province de Huesca dans le Haut-Aragon en Espagne (document 1). Ces dernières reflètent l’ampleur du processus de désertification au sens de « déprise humaine totale » (Béteille, 1981) à l’œuvre dans les Pyrénées aragonaises, mais également la manière dont les décisions politiques ont insufflé cette dynamique d’abandon.

Notre approche mobilise le village en tant qu’objet concret et la communauté en tant qu’objet construit (Chiva, 1992). Les villages de la Guarga et de la Solana traduisent dans les paysages montagnards l’existence d’entités de vie désertées, mises au ban des dynamiques anthropiques dans lesquelles évolue la plus grande partie des territoires. Leur abandon semble être une phase temporaire entrecoupant l’appropriation passée de l’espace et les réappropriations actuelles de ces sites, aspects qui seront au centre de l’approche géohistorique adoptée dans cet article. Le point commun entre l’avant et l’après abandon est la présence de communautés villageoises montagnardes. Ce vocable de « communauté villageoise » est issu d’une organisation du territoire fréquemment décrite comme révolue (Béteille, 1981 ; Braudel, 1986 ; Kayser, 1989) – du moins en Europe occidentale – et qui se fondait sur des groupements humains organisés autour de villages qui offraient une assise aux petites exploitations familiales et qui permettaient une subsistance par l’exploitation et la jouissance communautaire d’espaces (Garcia de Cortazar, 1984).

En Espagne, le XXe siècle est marqué par le régime franquiste (1939-1975) qui, à travers sa politique de reboisement, fut en grande partie à l’origine de la disparition de ces communautés villageoises du Haut-Aragon, contribuant à une désertification du territoire et au processus d’abandon des villages. Partant de ce constat établissant la manière dont l’abandon territorial fut dicté par les décisions politiques, il est possible d’appréhender les mutations actuelles de ces villages à travers l’émergence de nouvelles communautés fondées sur des modes de vie alternatifs. Ces dernières, attirées par des écarts désertés, se caractérisent à la fois par une volonté d’auto-organisation s’inspirant du modèle passé, tout en puisant dans les réflexions actuelles mûries depuis plusieurs décennies autour de la surconsommation de biens et d’espaces liée au modèle capitaliste et aux questions environnementales prégnantes. Cette réflexion se traduit par la mise en évidence d’une série d’acteurs intervenant dans la trajectoire de ces portions de territoire, parmi lesquels : l’État espagnol, l’organisme reboiseur, les forces de l’ordre, les populations locales, les squatteurs ou encore le monde associatif, le tout illustrant l’extrême diversité des forces en présence ayant façonné les trajectoires de ces villages du Haut-Aragon.

De quelle manière les villages abandonnés des vallées de la Guarga et de la Solana illustrent-ils une mutation des formes d’appropriation de l’espace montagnard aragonais à travers l’émergence de nouvelles communautés villageoises ?

Après avoir présenté la politique de reboisement à l’origine de l’exode rural dans ces vallées, la phase d’abandon préalablement nécessaire à de nouvelles appropriations sera analysée. Puis nous nous intéresserons à l’émergence de modèles de réappropriation fondés sur des modes de vie alternatifs. Enfin, il sera question de l’organisation et de la pérennité de ces nouvelles communautés villageoises.

Document 1. Localisation des villages abandonnés/réappropriés étudiés

localisation

 
 
Encadré 1. Objet de recherche et approche méthodologique

Partant d’un objet de recherche qui questionne la manière dont des territoires de montagne ont pu être abandonnés pour différentes raisons, il est possible d’appréhender les formes et la diversité des dynamiques de réappropriations actuelles voire futures de sites désertés.

Pour cela, la méthodologie adoptée mêle plusieurs approches, en premier lieu une étude bibliographique permettant de réaliser l’état de l’art nécessaire à la compréhension des dynamiques passées et à leurs liens avec les actuelles, facilitant la démarche géohistorique de cet article.

Par la suite, une étude de terrain a été réalisée au cours du mois de novembre 2022 dans les vallées de la Guarga et de la Solana, qui a permis d’observer les dynamiques à l’œuvre dans plusieurs villages, ainsi que les restes d’un passé relativement récent. Au cours de cette étude de terrain, des phases d’immersion ont été effectuées, l’une au sein du village d’Artosilla dans la vallée de la Guarga et la seconde dans le village de Puyuelo dans la vallée de la Solana, où les formes de réappropriation divergent.

Document 2. Approche des terrains d’étude : cheminement par recommandation

approche des terrains

Enfin, une série d’entretiens à la fois semi-directifs et ouverts a été menée en présentiel, ainsi que quelques-uns en distanciel au début de l’année 2023. À cette fin, une approche par cheminement a été réalisée, partant d’une base d’enquêtés avec qui un rendez-vous avait été préalablement fixé ; chacun d’entre eux à l’issue de l’entretien nous donnait le contact du suivant, permettant de bénéficier de sa recommandation. Ce cheminement nous a permis notamment de rencontrer des squatteurs établis dans les villages de la Solana, principalement à Puyuelo (document 2). Sans ce procédé impliquant une mise en confiance des enquêtés initiaux (passant par l’explication et l’intérêt de notre objet de recherche), il aurait été difficile de localiser et d’entrer en contact avec des personnes occupant illégalement des villages.


 

1. Quand les politiques désorganisent l’espace : déstructuration des communautés villageoises des vallées de la Guarga et de la Solana

Le point de départ retenu pour aborder la trajectoire des villages de la Guarga et de la Solana est l’organisation en communauté villageoise ancestrale qui, au milieu du XXe siècle, vivait ses dernières heures, en marge des élans modernisateurs de l’époque. Ainsi, au cours de cette période, la politique de reboisement orchestrée par le régime de Franco est l’élément déclencheur d’un exode rural sans précédent (Chauvelier, 1987, 1990).

1.1. Des communautés villageoises agro-pastorales anciennes face à l’affirmation d’une politique de reboisement sous le régime de Franco

Du Moyen-Âge jusqu’au début du XXe siècle, l’organisation de l’espace rural en Aragon est restée sensiblement la même (Canal, 2017). Le milieu du XXe siècle est marqué en Espagne par l’affirmation d’une politique de reboisement intensive insufflée par le régime de Franco (encadré 2). En Aragon, cette politique de reboisement est couplée à la politique de construction des grands barrages, et les communautés villageoises des vallées de la Guarga et de la Solana ont été directement affectées par leur mise en œuvre à partir de la décennie 1950. En effet, la vallée de la Solana se localise à proximité immédiate de la vallée de l’Ara où s’est développé le projet de barrage de Janovas (document 4). La Solana est à cette époque entièrement défrichée et mise en culture par des communautés villageoises disséminées dans les quinze villages de la vallée. Pour éviter tout apport de sédiments qui pourraient obstruer la retenue d’eau de ce barrage qui ne verra finalement jamais le jour (encadré 3), la vallée de la Solana est inscrite en « zone de reboisement associée à l’aménagement hydraulique d’un bassin » (Chauvelier, 1987) tout comme la vallée de la Guarga qui subit les ambitions d’une politique de reboisement devenue systématique.

 
Encadré 2 : La politique de reboisement en Espagne 

« Le patrimoine forestier espagnol est, à l’aube du XXe siècle, très gravement endommagé. La dégradation qui le caractérise, et que l’on peut faire remonter au Moyen-Âge, est imputable tant aux conséquences des lois encourageant les constructions navales ou protégeant un important élevage transhumant, qu’aux effets des techniques agricoles relevant de systèmes culturaux souvent archaïques » (Chauvelier, 1987). Ainsi, dès la seconde moitié du XIXe siècle, les gouvernements espagnols successifs ont adopté divers dispositifs pour restaurer le couvert forestier dans la péninsule, concernant tout autant les possessions de l’État, des communes et des privés (Rico Boquete, 2004). La chronologie (document 3) montre une politique forestière mise en place bien avant l’arrivée du général Franco au pouvoir, mais que le caudillo allait réinvestir pleinement en mêlant, avec plus ou moins de limpidité, finalité environnementale et dessein politique. En effet, une série de lois et de décrets ont été adoptés jusqu’au début de la guerre civile espagnole (1936-1939), des dispositifs règlementaires qui posaient les bases de la politique de reboisement franquiste. Un acteur important mérite l’attention, il s’agit du Patrimonio Forestal del Estado (PFE) créé le 9 octobre 1935 sous la Seconde république. Cet organe étatique a été l’acteur reboiseur en charge de l’application de la politique selon la loi du 10 mars 1941 qui lui fixait le double rôle de gérer les biens domaniaux et de diriger les opérations de reboisement (Chauvelier, 1987, 1990). Par conséquent, la politique de reboisement en Espagne nécessite de prendre en compte les contextes politiques, les objectifs et les spatialités pour comprendre comment, en un peu moins de 100 ans, la couverture forestière en Espagne et notamment en Aragon a progressé de manière significative après plusieurs siècles de défrichement intensif des sols.

Document 3. Chronologie de la politique de reboisement en Espagne de 1863 à 1971

politique de reboisement en Espagne


 

Ainsi, le reboisement de la Guarga a lieu entre 1953 et 1958, tandis que la Solana est reboisée de 1961 à 1967. Ces opérations sont conduites par le Patrimonio Forestal del Estado (PFE) bras armé du gouvernement franquiste qui avait les pleins pouvoirs pour acheter les terrains et, en cas de refus des propriétaires, de procéder à leur expropriation (Chauvelier, 1987). Bien que ces dernières se soient avérées rares, les propriétaires, par crainte du régime autoritaire en place et par opportunité, ont accepté pour la plupart de vendre leurs terres, ouvrant la porte à un exode rural massif.

Document 4. L’abandon des villages des vallées de l’Ara et de la Solana en Aragon : entre projet de barrage et politique de reboisement sous le régime de Franco (décennies 1960)

projet barrage

 
 
Encadré 3. Janovas, un barrage de papier sur le rio Ara

L’eau en Espagne est caractérisée par une inégale répartition. « Pour développer le pays et faire face aux différentes demandes agricoles, urbano-touristiques et industrielles, l’Espagne a mis en place depuis le XIXe siècle une politique basée sur la construction et la gestion d’ouvrages hydrauliques » (François, 2012). Ces grandes réalisations jugées d’intérêt national sont construites sous le régime de Franco. « En 1951, la compagnie Iberduera reçoit de l’État une concession des débits d’eau qui incluait quatre sauts hydroélectriques sur le Cinca [où allaient être construits les barrages de Mediano et d’El Grado,] et l’Ara » (id) (document 1). C’est sur ce dernier cours d’eau, qui s’écoule perpendiculairement à la vallée de la Solana, que se développe le projet de barrage de Janovas. À partir de 1960, les habitants sont expropriés pour permettre la réalisation de la retenue d’eau. Trois villages sont alors abandonnés, Janovas, Lacort et Lavelilla (document 4) confortant l’idée d’un site sacrifié (Bodon, 2003).

Malgré les expropriations du début des années 1960, rien ne se passa comme prévu, une famille obstinée resta jusqu’à 1984 dans le village de Janovas et à plusieurs reprises des habitants ont tenté de revenir, mais ils ont été systématiquement chassés par les autorités (Garcia et al., 1998). En 1992, le projet de barrage de Janovas n’a toujours pas vu le jour et il est à cette date inclus dans le Pacte de l’eau (Pacto del Agua). Il faut finalement attendre 2001 pour que le barrage soit définitivement abandonné, suite à la publication au bulletin officiel d’une déclaration négative d’impacts de l’environnement concernant ce projet (François, 2012). Aujourd’hui, un processus de rétrocession du foncier est en cours, principalement dans le village de Janovas qui connaît une dynamique de reconstruction (document 5) (entretien, journaliste, 24/01/23).

En définitive, et c’est là tout le paradoxe, les communautés et les entités villageoises agro-pastorales des vallées de la Solana et de la Guarga ont subi une politique de reboisement liée à un projet de barrage qui allait rester sur le papier.

Document 5. Ce qu’il reste du projet de barrage de Janovas

projet barrage pas réalisé

Zone d’implantation prévue pour la retenue d’eau du barrage. Au centre, le village de Janovas.

ruines

Bâtiments en ruine du village de Janovas.

panneau

Panneau en bord de route exposant les revendications des expropriés. « Reversion intégrale de Janovas avec justice »

réhabilitation

Réhabilitation en cours du village de Janovas. Travaux de réalisation des réseaux d’assainissement.

 

Clichés : Yannis Nacef, novembre 2022.

 

1.2. Les conséquences de la politique de reboisement sur les communautés villageoises : de la transformation de l’espace vécu à l’orchestration de l’exode rural

Concrètement, la politique de reboisement a eu des conséquences majeures sur les villages de la Guarga et de la Solana, le reboisement transforma drastiquement ces paysages montagnards passant d’une dominante agricole à forestière (document 6). En effet, ces vallées étaient jusqu’alors dominées par les terrasses soutenues par des murets en pierres sèches qui accueillaient les cultures, mais le boisement intensif a supprimé cet espace vécu agricole (Frémont, 1974) pourtant vital aux communautés villageoises établies. Sans terre, il n’était alors plus possible de rester (Cuesta, 1998), et de fait « la politique de Franco eut pour résultat social un formidable exode rural » (Rodrigues, 2016).

Cet exode, qui peut sembler être une conséquence involontaire d’une politique mal calibrée, résulte en fait d’une orchestration par le régime afin d’alimenter en main d’œuvre des secteurs urbains en cours d’industrialisation par le déplacement des populations villageoises. Ainsi le caractère « extra-forestier » (Chauvelier, 1987) de cette politique a relégué au second plan les discours qui prônaient des finalités écologiques (par la restauration de secteurs jugés trop dénaturés), économiques (par la production de bois d’œuvre) et sociaux (par la création d’emplois).

C’est là toute l’ambivalence d’une politique de réorganisation de l’espace qui a finalement contribué à le désorganiser. Les avis recueillis lors de l’étude de terrain montrent une vision partagée entre une politique jugée responsable de la désertification du territoire et une « opportunité de départ offerte par les autorités à des habitants qui vivaient pour la plupart dans la misère » (entretien, habitant de la Solana, 29/11/22). En définitive, cette corrélation entre politique d’aménagement et exode rural à l’origine de la désertification permet la compréhension de la situation actuelle des villages et des communautés des vallées de la Guarga et de la Solana.

Document 6. Approche diachronique de la politique de reboisement dans la vallée de la Solana
terrasses années 1960 reboisement aujourd'hui
Secteur à l’aval du village de Campol. Clichés : D. Robinson (gauche) et Y. Nacef (droite).
terrasses années 1960 reboisement aujourd'hui
Secteur de San Martin de la Solana. Clichés : D. Robinson (gauche) et Y. Nacef (droite).

Clichés : D. Robinson (années 1960) et Y. Nacef (2022).

 

2. La phase d’abandon des villages de la Guarga et de la Solana : désertification et enfrichement

L’exode rural massif des décennies 1950 et 1960 a conduit à un vide démographique quasi-total dans ces vallées, laissant des villages abandonnés. Cette entrée en phase d’abandon peut alors être perçue comme un préalable nécessaire à toutes formes de réappropriation par le temps d’attente qui s’impose à ces entités de vie désertées (Andres et Grésillon, 2011).

2.1. État des lieux des vallées désertées : une rétraction du monde habité

Les chiffres des recensements montrent clairement que ces deux décennies apparaissent comme un point de rupture pour ces villages, avec un déclin démographique qui s’accélère au fur et à mesure du rachat des parcelles par le PFE (document 7). La Solana et la Guarga se localisent au sein des secteurs de la province de Huesca ayant connu les plus forts taux de reboisement sous le régime de Franco, là ou « près de 150 000 hectares de pinèdes, ajoutés à 290 000 hectares de boisements mixtes […] font aujourd’hui de la moyenne montagne aragonaise un désert forestier » (Chauvelier, 1990). À partir de la décennie 1970, c’est l’entrée en phase d’abandon de nombreux villages établissant à priori une situation de non-retour (Nacef, 2022), signant la disparition des communautés villageoises établies.

Document 7. Évolution de la population des vallées de la Guarga et de la Solana entre 1900 et 2001

évolution démographique

 

Concrètement, la politique de reboisement précédemment évoquée a quasi-intégralement vidé les vallées de la Guarga et de la Solana (Laglera, 2021). Dans cette dernière, sur les 15 villages, 14 – à l’exception de San Martin de la Solana (encadré 4) – sont abandonnés. Dans la Guarga, l’abandon intégral des villages est moindre puisqu’il concerne 19 des 29 principaux villages en 1981 (Laplana Galindo et al., 2005). Le résultat révèle néanmoins une vallée totalement dévitalisée, privée de la plus grande partie de ses habitants, avec des communautés villageoises amenuisées qui ne bénéficient plus des services et du seuil nécessaire d’individus pour assurer leur bon fonctionnement (Minvielle, 1984 ; Béteille, 1981). Les restes de ces communautés se sont désagrégés, laissant place à l’émergence de flux pendulaires à destination de Sabinanigo, centre urbain le plus proche (9 245 habitants en 2018), localisé à près de 40 kilomètres des villages les plus reculés de la Guarga (voir document 1). Cette situation traduit spatialement une forme de rétraction du monde habité, certes à très grande échelle, mais qui reflète à la fois l’évolution de la société espagnole et les conséquences de certaines politiques sur les territoires. Cette rétraction peut être illustrée par le processus de remaniement administratif qui contribua à faire disparaître les municipes (municipalités) abandonnées comme celle de Burgasé, principal bourg de la Solana qui fut rattaché en 1967 à la municipalité de Fiscal. Au-delà de la disparition des communautés villageoises de ces vallées, la phase d’abandon déstructure également les entités bâties laissées vacantes.

 
Encadré 4. San Martin, une exception dans la vallée de la Solana

« San Martin de la Solana » est un toponyme récent, car « aucune mention de ce village n’apparaît avant 1960 » (entretien, unique habitant de San Martin, 20/01/23). Le village de San Martin de la Solana naît de l'abandon du village de Campol. En effet, durant la décennie 1960, le village de Campol fut totalement abandonné à la suite de la mise en œuvre de la politique de reboisement, et San Martin localisé à l’aval (documents 1 et 8) n’était alors qu’un hameau de Campol. Or l’unique famille qui vivait à San Martin, propriétaire des 96 hectares du hameau, refusa de vendre ses terres au PFE et étrangement aucune expropriation ne fut appliquée (Ambit, 1982). Par conséquent, il devint nécessaire d’établir San Martin en village intégré dans la municipalité de Fiscal, donnant le toponyme de « San Martin de la Solana » comme l’indique le « Catalogo de pueblos y municipios de Aragon (1900-2004) » : « entité de population de la municipalité de Fiscal (Huesca), dans la région de Sobrarbe. Apparaît dans la nomenclature de l’année 1981 ». Depuis, le hameau et ses terres furent rachetés en 1995 et la vocation agricole des bâtiments a laissé place à une résidence hôtelière. Le propriétaire de l’hôtel raconte : « j’ai 35 voisins qui sont tous illégaux, je suis le seul habitant de la Solana à payer des impôts, mais nous avons de très bonnes relations, j’envoie même mes clients visiter leurs villages » comme celui de Puyuelo localisé à proximité (entretien, 29/11/22).

Document 8. Hôtel de San Martin dans la vallée de la Solana
san martin hotel san martin

Clichés : Yannis Nacef, novembre 2022, avec l’aimable autorisation de D. Robinson.


 

2.2. Un temps de latence déstructurant : des villages abandonnés entre ruine et friche

Le village abandonné « est désormais un espace où règne le désordre » (Nacef, 2022) par rapport à la période d’occupation humaine de l’entité, où elle était entretenue et aménagée. Au-delà du reboisement intensif de ces vallées par les pins et les chênes, les nombreux villages dorénavant désertés se retrouvent gagnés par une dynamique d’enfrichement significative, « dévoreuse de passé » (Derioz, 1994 ; Dupré, 2005) comme l’illustre la vision des villages de la Solana (document 9) engloutis progressivement par la végétation (Scott, 2012). Il résulte de cette dynamique d’enfrichement une invisibilisation des entités bâties qui s’effacent au profit de la forêt (Somhegyi, 2014), participant à leur mise en oubli et à leur relégation dans ce qui peut être considéré comme des confins.

Le temps de latence associé à l’abandon contribue à la formation de friches villageoises (encadré 5) par combinaison de plusieurs facteurs : l’absence d’entretien, la prolifération de la végétation, l’enneigement hivernal, les incendies estivaux, les pillages et dégradations volontaires qui affectent les bâtiments. La décrépitude et l’effondrement s’offrent à la vue des visiteurs, comme dans le village de Solanilla où s’imposent avec le temps des ruines contemporaines (document 10). Ces dernières s’érigent alors comme une forme de stade avancé ou évolué de la friche, dépouillée des composantes les plus repoussantes et des perceptions négatives fréquemment associées à ces délaissés où ne subsiste que la pierre. « Une ruine nouvelle s’offre depuis une trentaine d’années, monumentale à sa manière et proliférante » dont l’épaisseur historique réduit l’écart de l’image (culturellement construite) de la ruine antique splendide et éternelle (Scott, 2012). Ces restes villageois sont le reflet de la manière dont une société gère ses changements (Andres et Janin, 2008) et, dans le cas présent, illustrent les limites induites par la politique de reboisement et la désertification du territoire. Mais ces ruines sont également le socle propice à des formes de réappropriation (Roncayolo, 1965) liées à l’émergence de nouveaux désirs pour des lieux longtemps considérés comme condamnés à l’oubli et à la destruction.

Document 9. L’enfrichement des villages de Campol et Sasé dans la vallée de la Solana

Friches

Église du village de Campol.

Friches

Maisons du village de Campol.

Friches

Entrée de l’église du village de Sasé.

Friches

Maison et église du village de Sasé.

Clichés : Yannis Nacef, novembre 2022.

 
Encadré 5. La notion de « friche villageoise »

« Une friche villageoise peut être définie comme un ensemble d’éléments vernaculaires constitutifs d’un hameau ou d’un village comprenant les bâtiments d’habitation, d’activité et les éléments de vie communautaire laissés à l’abandon après la désertion totale d’un site. Ces friches se caractérisent par une colonisation végétale et une mise en ruine progressive participant à l’invisibilisation de cette entité. Elles ne désignent donc pas un seul bâtiment mais bien un ensemble villageois dégradé. Ces friches villageoises sont fréquemment combinées à des friches agricoles en périphérie correspondant aux secteurs autrefois pâturés et ou cultivés » (Nacef, 2022, modifié en 2023).


 
Document 10. Émergence de ruines contemporaines dans le village de Solanilla, vallée de la Guarga

gravats

Amoncellement de gravats au centre du village.

église

Intérieur de l’église éventrée du village.

Clichés : Yannis Nacef, novembre 2022.

3. Des modes de vie alternatifs comme leviers de réappropriation des villages abandonnés de la Guarga et de la Solana

Après une phase d’abandon plus ou moins significative, les villages de la Guarga et de la Solana connaissent désormais une phase de réappropriation. Elle se caractérise par différents modèles qui contribuent à asseoir l’idée d’une renaissance du rural par l’arrivée de néoruraux (Kayser, 1989). Toutefois, dans les secteurs qui nous intéressent, ces modèles s’affranchissent des normes établies, imposant de nouvelles communautés villageoises alternatives par leur mode de fonctionnement et leur aspiration.

3.1. Réinvestir légalement les villages abandonnés de la vallée de la Guarga : le cas de l’association Artiborain

À partir de la décennie 1960, la vallée de la Guarga est marquée par une dévitalisation significative et il faut attendre les années 1980 pour que cette tendance s’inverse avec la création de l’association Artiborain dont l’objectif initial est de repeupler des villages désertés des Pyrénées en y établissant une population permanente dans un cadre de vie préservé et écoresponsable. Trois villages constituent le noyau initial : Ibort (localisé hors de la Guarga) ; Aineto, dont le plancher démographique est atteint en 1970 avec 6 habitants ; et Artosilla qui, lui, est abandonné après 1960. À ce noyau originel vient s’ajouter le village de Solanilla qui en 1960 est recensé comme entièrement inhabité (document 11).

Document 11. Localisation des villages abandonnés de la vallée de la Guarga réappropriés par l’association Artiborain

réappropriation carte

 

La démarche proposée par Artiborain se veut particulière, par son caractère associatif et fondamentalement communautaire, et a su convaincre la Diputación General de Aragón (DGA) ((Il s’agit de l’organe de gouvernement de la région autonome de l’Aragon, dont le siège se localise à Saragosse.)) propriétaire de ces villages. Le 3 décembre 1986, les membres de l’association se voient accorder « légalement les droits d’usage de ces communes » (Laliena Sanz, 2004) (encadré 6). À partir de cette date, les membres de l’association, qui n’étaient qu’une vingtaine à l’époque, entreprirent des travaux de réhabilitation qui se poursuivent encore en 2023 (document 12). Ainsi, au sein des villages d’Artosilla, d’Aineto et de Solanilla, ce sont désormais plus d’une cinquantaine de résidents permanents (adultes et enfants) ((L’association Guargera Viva avance les chiffres suivants pour l’année 2017 : 33 habitants à Aineto, 23 habitants à Artosilla et 13 habitants à Solanilla. Il s’agit de chiffres officieux ; et comme en France, les recensements ne distinguent plus la population par section/village/hameau, seul le chiffre de population de la commune de rattachement de Sabinanigo apparaît.)) qui ont réhabilité plus d’une vingtaine de maisons d’habitation, auxquelles viennent s’ajouter des bâtiments d’activité.

Document 12. Réhabilitation des villages de la Guarga par les membres de l’association Artiborain

maison réhabilitée

Maison d’habitation réhabilitée dans le village d’Artosilla.

maison en travaux

Maison en travaux dans le village d’Aineto.

maison réhabilitée

Maison réhabilitée côtoyant des bâtiments en ruine à Solanilla.

Clichés : Yannis Nacef, novembre 2022.

Ces nouveaux habitants permanents n’étaient pour l’essentiel pas originaire de la vallée de la Guarga, comme le souligne une habitante d’Artosilla lors d’un entretien : « mes parents étaient originaire de Zaragoza donc pas du tout d’Artosilla. Ils ont souhaité quitter la ville, et ils ont intégré l’association et entrepris de réhabiliter notre maison actuelle » (entretien, 24/11/22). Ces néoruraux traduisent la recherche par des individus urbains d’un nouvel environnement propice à l’établissement de modes de vie alternatifs fondés sur une mise à l’écart (Nacef, 2023) et des pratiques éco-responsables. Ce degré d’alternativité trouve toute son ampleur dans le modèle de réappropriation de la Solana.

 
Encadré 6. Le droit d’usage accordé à l’association Artiborain par la DGA (Diputación General de Aragón)

« Cette résolution en faveur de l’association a été accordée pour 1 an à titre expérimental puis pour une durée de 5 ans renouvelable pour une durée minimale de 5 ans, jusqu’à un maximum de 99 ans ». Ce droit d’usage rend les habitants des villages d’Ibort, d’Artosilla, d’Aineto et de Solanilla « utilisateurs des logements et des terrains où ils vivent et travaillent, assimilable à un contrat de location sous certaines conditions […] travaux de réhabilitation par les particuliers, non construction de nouveaux bâtiments, demande d’exploitations forestières, inspections des terrains et des immeubles autorisés… » De plus, l’association doit annuellement verser une somme symbolique de 6€ par hectare et par logement (somme en vigueur en 2004) à la DGA (Laliena Sanz, 2004).


 

3.2. Squatter la Solana : une réappropriation entre tension, illégalité et attractivité

À l’inverse du modèle de réappropriation de la Guarga qui fonde son développement dans le respect du droit, la réappropriation de la Solana, qui intervient à partir de la décennie 1990, se caractérise par l’illégalité des modes et pratiques de l’habiter. Ce processus de réappropriation fut d’abord marqué dans les années 1990 par une première vague d’occupation des villages abandonnés qui donna lieu à des conflits entre squatteurs et population locale, laquelle ne tolérait pas l’occupation de ses restes villageois (bien que n’en étant plus propriétaire). Ces tensions ont débouché sur des expulsions manu militari par la Guardia Civil comme à Sasé (encadré 7).

 
Encadré 7. « Sasé libre »

Dans la vallée de la Solana, le village de Sasé dispose d’une place particulière. Il offre au géographe la vision d’une spatialité villageoise où s’opère un point de bascule entre l’occupation d’un village se voulant légale et le squat imposant, de fait, la pratique illégale de l’espace.

En 1996, le collectif Colores (composé d’individus urbains relativement jeunes et marqués par un désir de mode de vie alternatif) investit Sasé avec pour objectif de le réhabiliter et de pratiquer une agriculture biologique, des finalités sensiblement proches de celle d’Artiborain dans la Guarga. Mais ces occupations ont été très mal vues par la population locale, car pour cette dernière, « certains villages même abandonnés restent sacrés, car c’est le lieu où ils ont leurs racines et cela peut freiner les réhabilitations » (entretien P. Castillou, 22/11/22). Malgré l’existence d’un projet et une demande d’obtention d’un droit d’usage du village auprès de la DGA, propriétaire des lieux, la réponse fut négative. Sasé est alors occupée par le collectif Colores qui entreprend la réhabilitation du site et la mise en place d’une petite école durant pratiquement un an et demi. L’année 1997 marque ce qui est aujourd’hui appelé dans la région « les événements de Sasé ». Après un premier ordre d’expulsion, une mobilisation importante se met en place, relayée au-delà de la province de Huesca. « Sasé est devenu un combat » (entretien, journaliste, 24/01/23) rappelant les pratiques à l’œuvre dans ce que seront les ZAD (Subra, 2016). Mais, en octobre de cette même année, les occupants de Sasé sont interpellés par la Guardia Civil (ils seront jugés et quasiment tous acquittés en 2001) et les maisons murées.

À partir de là, le collectif Colores se scinde en deux groupes. Le premier se replie dans la forêt pendant plus d’un an avant de revenir à Sasé en 1999. À partir de cette date, l’occupation de Sasé, qui recherchait la légalité, laisse place à la pratique du squat qui perdure jusqu’à aujourd’hui et qui depuis a dépassé les limites du village pour s’étendre à toute la vallée de la Solana. Le second groupe, quant à lui, s’est établi dans le village de Solanilla dans la Guarga, dont le droit d’usage fut accordé à l’association Artiborain par la DGA.

Les événements de Sasé « ont marqué les esprits, la confrontation avec les forces de l’ordre a été un réel choc » localement (entretien, journaliste, 24/01/23) s’apparentant à un « playdoyer politique en faveur de l’occupation rurale ». Aujourd’hui encore, les inscriptions « Sasé libre » sur les façades et les ouvertures murées des bâtiments rappellent aux visiteurs et aux squatteurs les événements de Sasé.

Document 13. Les événements de Sasé

chronologie


 

La seconde temporalité se met en place au cours des années 2000 avec de nouveaux squatteurs qui s’installent progressivement dans les villages de la Solana. Le temps et l’évolution des générations aidant, ces derniers sont désormais mieux acceptés par la population locale de Fiscal (Sarrablo, 2021) ; « il arrive que des anciens propriétaires ou héritiers reviennent et pleurent de joie en voyant que la maison familiale n’est pas tombée en ruine et qu’elle a été retapée » (entretien, habitant de San Martin, 20/01/23). En effet, ces réhabilitations par les squatteurs participent au sauvetage de ces entités par la reconstruction des habitations et l’entretien des abords, stoppant au passage la dynamique d’enfrichement et de destruction jusqu’alors à l’œuvre (document 14). Désormais, l’ensemble des quatorze villages abandonnés de la Solana connaissent une occupation illégale plus ou moins importante.

Document 14 : Réhabilitation du village de Puyuelo par des squatteurs dans la vallée de la Solana
réhabilitation de Puyuelo réhabilitation de Puyuelo réhabilitation de Puyuelo

Maisons d’habitation réhabilitées par leurs occupants avec des matériaux recyclés. Clichés : Yannis Nacef, novembre 2022.

Ni les squatteurs de la Solana, ni les membres d’Artiborain dans la Guarga ne sont originaires de ce territoire montagnard, qui est devenu par le squat cosmopolite. En effet, il est possible de dénombrer « une part importante de squatteurs d’origine belge dans la Solana, mais également des Français, des Allemands, des Hollandais et bien sûr des Espagnols » (entretien, squatteur de Puyuelo, 26/11/22). Ces squatteurs, dont l’âge oscille entre 25 et 50 ans, sont issus de catégories socio-professionnelles diverses (architecte, informaticien, journaliste, demandeur d’emploi…) mais tous ont en commun une recherche de modes de vie différents. De ce fait, ces villages abandonnés sont érigés par les squatteurs comme des territoires expérimentaux, lieux de créativité que « l’on peut interpréter comme des propositions alternatives à leur intégration dans la société » (Llobet Estany, 2010). Ainsi, ce modèle de réappropriation établit des communautés au caractère villageois fondamentalement alternatif, par les lieux investis et les pratiques adoptées.

>>> Pour faire le lien avec un territoire connaissant des dynamiques comparables, sur l’autre versant des Pyrénées, lire aussi : Christophe Imbert, Julie Chapon et Madeleine Mialocq, « L’habitat informel dans l’ouest de l’Ariège : marginalité ou alternative à la norme ? », Géoconfluences, avril 2018.

 

4. Organisation et pérennité des nouvelles communautés villageoises alternatives de la Guarga et de la Solana

Ces nouvelles communautés, qu’elles soient associatives ou de squatteurs, modèlent les sites par des pratiques d’auto-organisation, s’affranchissant à leur manière d’un cadre administratif. Se pose alors la question de la pérennité de ces modèles qui remplacent désormais des communautés villageoises anciennes qui avaient su franchir les siècles.

4.1. Vers des modèles d’auto-organisation communautaires

Ces modèles de réappropriation ont établi de nouvelles communautés villageoises que nous avons nommées alternatives. Ce caractère se retrouve dans une juxtaposition entre l’individuel et le collectif encadrée par des principes d’auto-gestion. Les maisons individuelles réhabilitées de chaque occupant constituent le domaine d’un individu ou d’une famille produisant de petites territorialités (Bouillon, 2009). Au-delà de ces aspects relativement classiques inhérents à toute réhabilitation, il y a un fondement collectif qui s’inspire à la fois des communautés villageoises disparues et des réflexions marxistes contemporaines visant un modèle de développement solidaire et communautaire. Dans la matérialité de ces villages, cela se traduit par exemple par l’existence de jardins potagers partagés et de fours à pains recréés qui font écho aux espaces communs des villages d’autrefois qui assuraient une partie de la production vivrière destinée à ses habitants, ainsi que des espaces de campings informels ((Ces campings permettent d’étendre la capacité d’accueil en saison estivale avec la venue de campeurs partageant la même approche alternative de l’espace et désireux de venir aider à la réhabilitation des villages ou à leur entretien.)). De plus, on observe, dans la plupart de ces villages réinvestis, la réhabilitation d’un bâtiment fréquemment localisé en position centrale, destiné à accueillir la Casa del pueblo (maison du village ou maison du peuple) (document 15). Ce bâtiment fait office de lieu d’accueil temporaire pour les nouveaux arrivants, leur procurant un toit durant la phase de travaux de leur habitation individuelle. La Casa del pueblo est également un lieu de partage et de rassemblement pour les diverses manifestations qui ponctuent la vie de ces villages, ainsi qu’un espace de réunion pour les assemblées délibérantes.

Nous touchons ainsi du doigt la gestion de ces villages. Dans la vallée de la Guarga, l’association Artiborain « fonctionne comme une assemblée. Les questions qui affectent le développement [des villages] sont décidées en assemblée, mais [chaque village] a sa propre autonomie en matière de vie quotidienne et d’organisation interne » (Laliena Sanz, 2004). La prise de décision dans les villages squattés de la Solana est également collective bien que moins formelle ; néanmoins, dans les deux cas, l’application des tâches se fait de manière collective et solidaire. « Dans la Solana, il y a beaucoup d’événements et un beau réseau de solidarité entre les villages » (entretien, squatteur de Puyuelo, 26.11.22), ce qui illustre cette idée de territoires alternatifs marqués par l’autonomie (Raffestin, 1980) ((Analogie avec les revendications des zadistes et la variation du terme Zone d’Aménagement Différée en Zone d’Autonomie Définitive proposée par ces derniers (Subra, 2016).)).

Document 15. Le village de Puyuelo, Fiscal (vallée de la Solana, Espagne)

Village de Puyuelo plan

 

4.2. Quelle pérennité pour ces communautés villageoises alternatives ?

Comme pour tout modèle et toute communauté, la question de la pérennité se pose. Dans le cas de l’association Artiborain, plusieurs éléments confortent l’idée de pérennité du modèle. La longévité tout d’abord, presque quarante ans depuis les premières réhabilitations, au sein desquelles cohabitent désormais trois générations. S’ajoute également, à partir de 1997, un renouvellement du droit d’usage des villages pour des durées de vingt ans accordés par le DGA (Laliena Sanz, 2004). De plus, les villages d’Artiborain sont caractérisés par des initiatives mêlant artisanat et entreprenariat. Artosilla est le siège d’une entreprise de cosmétique biologique, d’un centre d’interprétation apicole et d’un gîte touristique. Quant à Aineto, il est marqué par la présence d’une brasserie artisanale et d’un écomusée. Enfin, l’élément qui explique en grande partie la pérennité de ces communautés villageoises alternatives, c’est la réouverture de l’école d’Aineto qui avait fermé faute d’élèves au cours de la décennie 1960 (document 16). Cette dernière centralise aujourd’hui une grande partie des enfants de la vallée de la Guarga, qu’ils soient internes à Artiborain ou non (encadré 8). D’abord « école libre » (non officielle) à la fin des années 1980, elle connut une augmentation progressive du nombre d’élèves qui incita les services de l’éducation à créer un poste d’enseignant permanent à Aineto. Cette école est perçue par les populations locales comme la reconnaissance par les autorités administratives de la réussite de ce modèle de réappropriation et comme un élément essentiel freinant ou endiguant le dépeuplement de ce territoire rural.

Néanmoins, ces communautés sont fragilisées par le manque d’emploi au sein de la Guarga : « le plus compliqué, c’est que l’on doit partir tous les jours pour travailler, il n’est pas possible de travailler sur place, l’agriculture n’est pas assez rentable à notre niveau » témoigne une habitante d’Artosilla (entretien, 24.11.22).

Document 16. L’école d’Aineto, facteur de pérennisation des nouvelles communautés villageoises de la vallée de la Guarga

école

Préfabriqué où est établi l’école.

école

Cour de récréation. Clichés : Yannis Nacef, novembre 2022.

 
Encadré 8. L’école dans la vallée de la Guarga

« La seule école de la Guarga est à Aineto, c’est une école unitaire mixte avec des enfants de 3 à 12 ans, il y a deux classes et deux institutrices qui ne vivent pas sur place, l’une vient de Huesca et la seconde de Sabinanigo. Après, les enfants doivent se rendre au collège et au lycée à Sabinanigo (document 17) et, pour ceux qui vont poursuivre leurs études, à Huesca où il y a une petite antenne universitaire ou à Saragosse. Depuis 2022, la Comarca des Alto Gallego qui a la compétence sociale, a mis en place un transport scolaire à destination de l’école, c’est très pratique pour nous car à Artosilla, il y a six enfants qui vont à l’école d’Aineto » (entretien, habitante d’Artosilla, 24.11.22).

Document 17. Scolarisation et mobilités dans la vallée de la Guarga

scolarisation des jeunes


 

Le cas de la Solana est différent : l’usage de l’espace villageois implique certes l’appropriation, mais également la non-propriété (Lefebvre, 1974) ; cette recherche de la non-possession foncière, bien que confortant un idéal antisystème, fragilise ces communautés de squatteurs. En effet, le squat est avant tout « le fait d’occuper illégalement un lieu privé » (Segaud et al., 2003) ; les squatteurs de la Solana se voient attribuer chaque année par la Guardia Civil une amende de 100 € par occupant. « Cette contravention est symbolique, on ne la paye pas et les autorités tolèrent notre présence, car après tout on participe aussi à lutter contre la désertification de la Province » témoigne un squatteur de Puyuelo (entretien 26.11.22). Néanmoins, cette tolérance a des limites : les autorités n’acceptent en aucun cas la présence de squatteurs avec enfants.

«

« Dans le village de Campol, une famille avec enfant avait demandé à pouvoir bénéficier du transport scolaire à destination de Fiscal. Les autorités se sont alors rendu compte qu’il existait des squatteurs avec enfant et très vite les services sociaux ont interdit à la famille de rester dans le village. Elle a dû partir pour Boltana. Les squatteurs savent que s’ils ont des enfants, ils ne peuvent plus rester dans un village de la Solana »

Entretien, habitant de la Solana, 29/11/22.

»

Par conséquent, les communautés villageoises de la Solana ne peuvent pas compter sur les naissances pour pérenniser leur modèle, seule l’arrivée extérieure assure le maintien démographique et elles demeurent dépendantes de la tolérance de l’administration. « Le grand problème de l’Espagne c’est le vide, ces squatteurs sont là de leur plein gré, pourquoi ne pas les régulariser ? » se demande un habitant de San Martin de la Solana (entretien, 29/11/22). Or, la régularisation imposerait aux municipes de devoir aménager ces villages (eau, électricité, assainissement, accès) représentant un coût important pour de petites collectivités rurales ; de plus, les idéaux des squatteurs seraient probablement contraires à toute acquisition foncière. L’idée d’une propriété collective pourrait être une solution, si à l’avenir une réflexion est menée sur le devenir de ces villages. Néanmoins, à ce jour, cette question demeure insoluble.

 

Conclusion : réoccuper le vide

La trajectoire des villages désertés des vallées de la Guarga et de la Solana se caractérise par une succession de ruptures spatiales et temporelles. À l’appropriation de l’espace par des communautés villageoises agricoles anciennes succède sa désappropriation puis une réappropriation actuelle. En somme, elles traduisent une forme de persévérance ou d’acharnement de l’espace villageois à ne pas mourir et à demeurer malgré tout un espace anthropisé refusant l’abandon et confortant l’idée qu’il est difficile d’exterminer un espace construit (Lefebvre, 1974). Cette mort des villages de la Guarga et de la Solana dictée par des politiques aménagistes n’a été qu’une parenthèse dans les trajectoires de ces entités de vie. Certes, une parenthèse déstructurante et invisibilisante, mais qui se révéla en définitive n’être qu’une pause dans le processus anthropique que connaissent les territoires. Loin de se rétracter, comme l’abandon pouvait le laisser penser, le monde habité a muté. C’est sur ces vestiges d’un passé contemporain que se développent ponctuellement de nouvelles communautés villageoises alternatives, empruntant des composantes au passé pour structurer un espace présent, tout en se revendiquant comme modèle d’avenir. Cette triple temporalité s’associe à des spatialités renouvelées, sources de micro-territorialités expérimentales. Le village abandonné s’érige alors comme un terreau fertile empreint de désirs et de possibilités pour des individus qui s’établissent en communauté villageoise. Ce concept, bien que fréquemment décrit comme tombé en désuétude a, au regard des exemples de la Guarga et de la Solana, de beaux jours devant lui, tant il s’affirme comme adaptable et renouvelable.

 


Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : déprise et désertification rurale | espace ruralexode rural | paysages | renaissance ruraletrajectoire | village.

 

Remerciements
Remerciements à l’ensemble des personnes entretenues, à David Robinson pour son accueil et le temps qu’il m’a consacré, à Christophe Gauchon, Pierre Castillou et Émeline Bellet pour nos échanges et à Lionel Laslaz pour son soutien, ses recommandations et ses relectures précieuses.

 

Yannis NACEF
Agrégé de géographie et doctorant, laboratoire EDYTEM, UMR 5204, Université Savoie Mont Blanc

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Yannis Nacef, « Trajectoires des villages désertés des vallées de la Guarga et de la Solana (Haut-Aragon, Espagne) : de l’abandon à l’émergence de communautés villageoises alternatives », Géoconfluences, septembre 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/territoires-europeens-regions-etats-union/articles-scientifiques/villages-desertes-haut-aragon-espagne