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La crise en mer Rouge, révélatrice de la vulnérabilité des grandes routes maritimes mondiales

Publié le 01/02/2024
Auteur(s) : Clara Loïzzo, professeure en classes préparatoires aux grandes écoles - lycée Masséna, Nice
Les attaques des Houthistes en mer Rouge, depuis octobre 2023, soulignent à nouveau la vulnérabilité du trafic maritime mondial à l’égard de quelques points de passage stratégiques. Les Houthistes, des rebelles yéménites, ciblent des navires civils ou militaires empruntant la mer Rouge, perturbant considérablement les routes maritimes qui empruntent le détroit de Bab-el-Mandeb et du canal de Suez.

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Depuis plusieurs mois, avec une intensification depuis décembre 2023, les Houthistes (ou Houthis) multiplient les attaques (une trentaine recensées depuis octobre) contre les navires civils et militaires transitant par la mer Rouge et empruntant le détroit de Bab-el-Mandeb, au large du Yémen. Les Houthistes détiennent depuis le 19 novembre l’équipage du Galaxy Leader, un navire détourné. Il s’agit de l’une des déflagrations régionales de l’exacerbation du conflit israélo-palestinien.

De la rébellion locale aux tensions mondiales

Mouvement politique et militaire rebelle, les Houthistes ont annoncé, en représailles aux opérations israéliennes dans la bande de Gaza, vouloir frapper tout navire israélien ou se rendant en Israël. En pratique, leurs attaques, par drone ou missile, sont plus larges. Le mouvement armé, issu d’une branche minoritaire de l’islam chiite, dans un Yémen majoritairement sunnite, est largement appuyé, soutenu et armé par l’Iran, qui l’intègre dans son « axe de résistance ». Celui-ci désigne divers mouvements hostiles aux États-Unis et à Israël ou jouant un rôle dans la déstabilisation de la région, tels que le Hezbollah libanais ou encore le Hamas, le Jihad islamique palestinien et des groupes paramilitaires irakiens chiites.

Avec la guerre civile commencée en 2014, les Houthistes contrôlent désormais environ un tiers du territoire yéménite, correspondant aux régions montagneuses de l’ouest, et comprenant des villes d’importance comme le port d’Hodeïda ou la capitale Sanaa, dont la prise a déclenché l’intervention d’une coalition militaire menée par l’Arabie Saoudite, qui a échoué. La guerre civile a depuis 8 ans un bilan très lourd, que l’ONU estime à 380 000 morts (bilan en 2022), et laisse exsangue un pays où plus de la moitié des 31 millions d’habitants souffre d’insécurité alimentaire sévère aiguë (FAO) : c’est actuellement l’une des pires crises humanitaires dans le monde. Ces attaques pourraient aussi être utilisées par les Houthistes pour restaurer leur popularité mise à mal par la situation dramatique des populations civiles et par leur gouvernement autoritaire et corrompu dans les zones qu’ils contrôlent, en capitalisant sur les positions propalestiniennes des Yéménites. Ils pourraient également conforter leur position et leur légitimité dans la région, à l’heure où se négocie difficilement un accord avec l’Arabie Saoudite.

Carte mer rouge

Document 1. La mer Rouge et le détroit de Bab-el-Mandeb, un passage maritime stratégique d'envergure mondiale

 

La menace que ces rebelles yéménites font peser sur le commerce mondial s’explique par le caractère stratégique de la mer Rouge, passage stratégique indispensable d’un commerce international qui s’opère à 90 % en volume par la voie maritime. Étroit espace maritime de 2 000 kilomètres de long pour 300 kilomètres de large au maximum, séparant les côtes est-africaines de la péninsule arabique, la mer Rouge est fermée au sud par le détroit de Bab-el-Mandeb, et au nord par le canal de Suez. Voyant passer 12 % du commerce mondial de marchandises, la mer Rouge joue un rôle particulièrement important dans les échanges Europe-Asie (40 % des échanges entre les deux, source Allianz), et dans les flux d’hydrocarbures puisque plus de 4,6 millions de barils (Statista), soit 6 % du trafic mondial de pétrole (avant covid, source ministère de la Défense). Les deux issues de la mer Rouge font partie de ces choke points du commerce mondial, comme l’avait déjà rappelé le blocage pendant quelques jours du canal de Suez par l’échouage du porte-conteneurs Ever Given en 2021 (lire cette brève). Cela permet aussi de comprendre le rôle particulièrement important du micro-État-garnison de Djibouti, qui abrite des bases militaires française, américaine, japonaise, allemande, italienne et même chinoise depuis que la RPC y a inauguré sa première base à l’étranger en 2017.

Un révélateur de la fragilité des grandes routes du commerce mondial maritimisé

Ces attaques répétées affectent fortement la région, et plus largement le commerce mondial de marchandises. Plusieurs grands armateurs ont suspendu le transit par la mer Rouge, entièrement ou en partie. C’est le cas notamment de MSC, de la CMA-CGM, de Maersk ou de Hapag-Lloyd qui obligent leurs navires à délaisser la route la plus courte entre Asie et Afrique au profit de la route du Cap de Bonne-Espérance. Le trafic dans le détroit de Bab-el-Mandeb a ainsi reculé de 53 % au cours des 10 jours précédant le 7 janvier, là où il a augmenté de 60 % à la pointe sud de l’Afrique (Allianz). L’allongement du trajet (par exemple 7500 km et huit jours de navigation de plus entre Shanghai et Rotterdam (source) qui amène à consommer plus de carburant, et les incertitudes croissantes conduisent à une augmentation des coûts d’assurance et plus globalement de transport. La CMA-CGM a ainsi annoncé le quasi-doublement de ses tarifs au conteneur sur les lignes Europe-Asie. Les retards pris entraînent déjà une perturbation des chaines d’approvisionnement pour le secteur industriel à l’origine de l’arrêt de la production dans plusieurs usines, notamment dans le secteur automobile très dépendant des importations. En bout de chaîne, ce sont les consommateurs européens qui pourraient être touchés par des augmentations de prix, dans un contexte économique déjà marqué par l’inflation. La baisse du trafic dans le canal de Suez qui en découle affecte aussi profondément l’Égypte, à qui les redevances de passage ont rapporté 9,4 milliards de dollars en 2023 (source), soit la troisième source d’entrées de devises après les remises financières des émigrés et les revenus du tourisme (France diplomatie), déjà mis à mal par la guerre en Ukraine qui prive l’Égypte des touristes russes et ukrainiens. Ce manque à gagner est préjudiciable pour un pays économiquement fragile, et frappé par une inflation record : l’autorité de gestion du canal de Suez (SCA) a annoncé en octobre vouloir augmenter le droit de passage de 5 à 15 % pour compenser ses pertes.

Pour sécuriser le trafic, les États-Unis ont lancé en décembre, au nom de la liberté de navigation dont ils se veulent les défenseurs, une opération baptisée « Prosperity Guardian ». Une vingtaine d’États y participent, bien que certains hésitent à soutenir trop ouvertement les Américains, à l’instar de la France qui a préféré ne pas s’associer aux frappes du mois de janvier lancées par les Américains et les Britanniques sur les positions houthistes au Yémen, officiellement pour préserver la région d’un risque d’escalade, que l’ONU a également souligné. Soucieux de jouer un rôle dans les relations internationales tout en défendant leurs valeurs, les États-membres de l’Union Européenne se sont entendus le 22 janvier pour lancer leur propre mission dans la région, en plus des opérations déjà actives (Atalante depuis 2008 pour lutter contre la piraterie, et Agénor depuis 2020 pour surveiller le sensible détroit d’Ormuz) sous bannière européenne.


Pour aller plus loin

 

Clara LOÏZZO

Professeure en classes préparatoires aux grandes écoles, lycée Masséna, Nice

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cette brève :

Clara Loïzzo, « La crise en mer Rouge, révélatrice de la vulnérabilité des grandes routes maritimes mondiales », Géoconfluences, janvier 2024.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/veille/breves/mer-rouge-houthis