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Sport power : le football comme outil d’image et levier d’influence de l’Arabie Saoudite

Publié le 12/09/2023
Auteur(s) : Clara Loïzzo, professeure en classes préparatoires aux grandes écoles - lycée Masséna, Nice
Le royaume théocratique réussit à faire oublier ses crimes contre les droits humains et sa contribution massive au changement climatique en s'achetant grâce aux pétrodollars une image de champion du football et de puissance sportive.

Bibliographie | citer cette brève

Ronaldo à Al-Nassr, Karim Benzema et N’Golo Kanté à Al-Ittihad : depuis quelques semaines, les clubs saoudiens recrutent, à grands renforts de communication, des stars du football mondial, attirées par la perspective de fins de carrière particulièrement privilégiées, avec des contrats annuels dépassant 20 millions d’euros, doublés de contrats publicitaires et autres droits d’image, aboutissant à des « packages » mirobolants (jusqu’à 200 millions d’euros annuels dans le cas de Ronaldo), pour des sommes totales que les grands clubs européens sont incapables de concurrencer. L’été 2023 semble même marquer une accélération du phénomène : transfert de Neymar depuis le PSG vers Al-Hilal, de Riyad Mahrez à Al-Ahli, et recrutement de joueurs plus jeunes tels que Seko Fofana (Al-Nassr), Jota (Al-Ittihad) ou Ruben Neves (Al-Hilal). Comment comprendre cette stratégie saoudienne, dans le cadre d’une politique sportive très étroitement contrôlée et pilotée par l’État ?

Celle-ci recouvre tout d’abord des enjeux sportifs. Il s’agit tout d’abord d’élever le niveau sportif du championnat saoudien, qui sans être faible demeure moyen, car jusqu’ici accueillant peu de joueurs étrangers, alors que les joueurs saoudiens eux-mêmes, très bien rémunérés dans leur propre pays, n’ont pas l’occasion de progresser en pratiquant leur sport dans les ligues européennes de meilleur niveau. C’est ainsi pour l’État une occasion de satisfaire et d’occuper la jeunesse, dans une dictature théocratique où l’âge médian avoisine 30 ans (CIA World Factbook). Il s’agit également d’un enjeu de santé publique, destiné à promouvoir la pratique du sport alors que les revenus élevés couplés à un mode de vie sédentaire ont abouti à une forte prévalence du surpoids et de l’obésité qui concernent 59 % de la population (Courrier International). Sur le plan sportif, le climat saoudien, chaud et aride toute l’année, risque néanmoins d’imposer des limites aux performances selon plusieurs experts, d’autant que les matches se jouent parfois tôt pour correspondre aux horaires de chaînes occidentales qui, à l’instar de Canal +, ont acquis les droits de diffusion de la Roshn Saudi League.

Mais au-delà des enjeux strictement sportifs, cette stratégie se veut au service d’une amélioration de l’image du royaume, sérieusement écornée depuis la guerre au Yémen (2015-2023) et l’assassinat du journaliste Khamal Kashoggi au consulat d’Arabie Saoudite en Turquie (2018), qui avaient placé au ban de la communauté internationale un pays par ailleurs largement critiqué quant au respect des droits humains (liberté d’expression déniée, droits des femmes, criminalisation des relations homosexuelles). Cette image est encore davantage ternie par le massacre de migrants d’origine éthiopienne, qualifié par l’ONG Human Rights Watch de crime contre l’humanité (Libération).

C’est cette image que le prince héritier, Mohamed Ben Salmane, alias MBS, au pouvoir depuis 2015, cherche à faire évoluer, en mobilisant la puissance médiatique associé au football, sport mondialement populaire, et au sport en général, en déployant des investissements tous azimuts. Outre le recrutement par les clubs saoudiens de sportifs à la renommée planétaire, on peut aussi citer la tentative de rachat d’un club de football (échouée dans le cas de Manchester United en 2018 mais finalement réussie avec Newcastle acquis par le PIF, le richissime fonds souverain abondé par les revenus du pétrole ((Le PIF soutient tous les clubs du championnat, mais plus particulièrement quatre d’entre eux : Al-Nassr, Al-Hilal, Al-Ahli, Al-Ittihal.))), l’organisation du rallye Dakar depuis 2020 qui permet de valoriser les paysages saoudiens, de même que le Tour d’Arabie saoudite en cyclisme. Alors qu’il accueille les Jeux Olympiques asiatiques d’hiver (2029) et d’été (2034), le royaume ambitionne même d’organiser les Jeux Olympiques d'été en 2036. Il a envisagé de candidater pour l’accueil du Mondial de football 2030, une candidature conjointe avec la Grèce et l’Égypte, mais il y a finalement renoncé vu les délais très courts pour bâtir un dossier assez compétitif.

Le phénomène est loin d’être nouveau : Hitler avait fait des Jeux Olympiques de Berlin la vitrine du régime nazi dès 1936. Mais à l’heure des événements sportifs mondialisés, le sport est de plus en plus souvent mobilisé comme vecteur de « soft power » au service des stratégies géopolitiques, comme levier d’influence ou outil de rayonnement, à tel point que l’on parle désormais de « sport power » comme l’ont bien montré les travaux notamment de Pim Verschuuren (2013), de Pascal Boniface (2017) ou de Lukas Aubin et Jean-Baptiste Guégan (2022). Sur ce plan, l’Arabie Saoudite a pris un départ plus tardif que ses voisins, comme le Qatar qui déploie une très active diplomatie sportive depuis les années 1990, laquelle a culminé avec l’achat du club du PSG en 2011 et surtout l’organisation de la Coupe du Monde de Football en 2022. On pourrait aussi citer le Bahreïn ou les Émirats Arabes Unis qui instrumentalisent le sport d'une façon comparable (rachat de Manchester City, organisation des Grands Prix du Bahreïn et d’Abu Dhabi…).

Dans le cas saoudien, le développement de ce « sport power », assimilé par certains à du « sport washing » (par analogie avec le « green washing »), s’intègre dans une stratégie plus large promue par Mohamed Ben Salmane, « Vision 2030 », lancée en 2016, qui souhaite moderniser l’Arabie Saoudite autour de deux objectifs liés. Tout d’abord, il s’agit de diversifier l’économie et de réduire la dépendance au pétrole pour le premier exportateur d’or noir au monde (source Direction générale du Trésor, 2023), en développant les nouvelles technologies, les services à la population, ou encore le tourisme, ce qui implique de rendre le pays attractif pour pouvoir diversifier ses revenus. C’est également dans ce cadre que s’inscrit le projet « The Line » projetant d’édifier au nord-ouest de l’Arabie Saoudite une ville futuriste de 170 km de long, vivement controversé en raison de son caractère démesuré et du désastre environnemental et social qu’il ne manquera pas d’engendrer. Une stratégie qui semble payante, comme le montre la visite de juin 2023 de Mohamed Ben Salmane en France, où il a été reçu par le président Emmanuel Macron, pour discuter notamment de la candidature saoudienne à l’organisation de l’Exposition Universelle 2030 à Riyad : un nouvel élément dans la stratégie d’image du royaume (France info). De même, l’exécution de migrants par les gardes-frontières saoudiens n’a entraîné aucune condamnation dans les chancelleries des États démocratiques. Cette modernisation reste cependant en grande partie de façade, dans une dictature religieuse qui demeure très autoritaire (150e pays sur 167 selon l’indice de démocratie publié chaque année par The Economist).

 

Bibliographie

Références citées
Pour aller plus loin
Pour compléter avec Géoconfluences

 

 

Clara LOÏZZO

Professeure de chaire supérieure, lycée Masséna de Nice.

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cette brève :  

Clara Loïzzo, « Sport power : le football comme outil d’image et levier d’influence de l’Arabie Saoudite », brève de Géoconfluences, septembre 2023.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/veille/breves/sport-power-football-arabie-saoudite