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Sotchi 2014, les stratégies territoriales de la puissance russe

Publié le 20/02/2014
Auteur(s) : David Teurtrie - Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)
À l'issue des Jeux olympiques et paralympiques qui se sont tenus à Sotchi (du 7 au 23 février et du 7 au 16 mars 2014), David Teurtrie se propose de revenir sur la stratégie mise en place par les autorités russes pour gérer une situation géopolitique complexe et instable tout en transformant Sotchi en grand chantier olympique afin de moderniser de manière volontariste la ville et sa région.

Bibliographie | citer cet article

Consultez aussi notre sélection de ressources classées, mars 2014

Les années 2000 ont été pour la Fédération de Russie une période de croissance économique forte, d'accumulation d'importantes réserves financières et de retour progressif sur la scène internationale. L'attribution en 2007 de l'organisation des Jeux olympiques d'hiver à la ville de Sotchi s'inscrit dans la continuité de cette réaffirmation de la puissance russe. Il s'agit en réalité d'un véritable défi que s'imposent les autorités russes. Non seulement la Russie n'a que peu d'expérience dans l'organisation d'un événement international d'une telle ampleur mais le choix de Sotchi apparaît à tous égard comme particulièrement risqué. En effet, la région du Caucase est l'une des plus instables du continent eurasiatique, marquée par les conflits séparatistes et les attentats terroristes sur fond de marasme économique et de rivalités géopolitiques. Quant au site de Sotchi, le choix d'une cité balnéaire au climat subtropical semble pour le moins exotique ; surtout, il est pratiquement dénué des installations sportives nécessaires et souffre d'un manque criant d'infrastructures modernes adaptées à l'accueil d'un tel événement. Cet article se propose de revenir sur la stratégie mise en place par les autorités russes pour gérer une situation géopolitique complexe et instable tout en transformant Sotchi en grand chantier olympique afin de moderniser de manière volontariste la ville et sa région.
 

1. Une situation géopolitique complexe et instable

2007 : un environnement géopolitique hostile  

Lors de l’attribution des Jeux d’hiver à la ville de Sotchi en juillet 2007, la Russie fait face à un environnement géopolitique régional particulièrement difficile. Les deux pays voisins issus de l’ex-URSS, l’Ukraine et la Géorgie, sont alors gouvernés par des équipes issues des « révolutions de couleur » pro-occidentales. Les présidents ukrainien et géorgien, Victor Iouchtchenko et Mikhaïl Saakachvili militent tous les deux en faveur de l’adhésion de leur pays à l’OTAN tout en menant une politique de défiance vis-à-vis de Moscou. Les relations avec la Géorgie sont particulièrement dégradées : suite à l’arrestation de soldats russes accusés d’espionnage par les autorités géorgiennes en octobre 2006, la Russie a mis fin aux relations diplomatiques avec Tbilissi (évacuation de l’ambassade russe) et décrété un embargo sur les liaisons terrestres et aériennes avec ce pays. Les autorités russes accusent alors le président géorgien de vouloir reprendre par la force les républiques séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie [1].

De même, la situation dans le Nord-Caucase russe est marquée par les séquelles de la guerre en Tchétchénie et la déstabilisation de républiques voisines (Daghestan, Ingouchie, Ossétie du Nord). Le territoire de Krasnodar auquel appartient Sotchi, est frontalier de l’une de ces républiques ethniques, la Karatchaïévo-Tcherkessie. Or, si celle-ci fait moins parler d’elle que ses voisines orientales, elle n’en est pas moins touchée par de fortes tensions interethniques entre Karatchaïs et Tcherkesses, tensions aggravées par la montée de courants islamistes. L’ensemble de ces territoires et républiques appartient alors au district fédéral du Sud considéré comme le plus instable de la Fédération de Russie. Tous ces éléments sont particulièrement défavorables à la candidature russe et ceci d’autant plus que, si la ville de Sotchi se situe à quelques dizaines de kilomètres de la frontière abkhaze, le site d’Adler, choisi pour construire les infrastructures olympiques, est en réalité une ville satellite qui jouxte la frontière avec la république séparatiste. En dehors de la quasi-absence d’infrastructures sportives pour organiser des Jeux d’hiver et d’importantes déficiences en termes de transports ou d’énergie, le choix de Sotchi apparaît donc comme particulièrement risqué d’un point de vue géopolitique. Remporter l’adhésion du comité international olympique a donc constitué une première victoire diplomatique importante pour la Russie.

Le Caucase, un espace de forte conflictualité

Source : Atlas géopolitique du Caucase, Autrement, 2010

2007-2014 : le renouveau de l’influence russe

Entre 2007 et 2014, sept années au cours desquelles la Russie s’est préparée à marche forcée à l’organisation des Jeux d’hiver à Sotchi, l’environnement géopolitique régional a subi d’importantes modifications dans le sens d’un renforcement des positions de la Russie. La guerre russo-géorgienne d’août 2008 a démontré que Moscou reste la puissance dominante du Caucase du Sud [2]. Surtout, la Russie a apporté la preuve que s’allier avec l’Occident ne constitue pas un gage de sécurité pour les pays de la région. Au contraire, la république postsoviétique de la CEI considérée comme la plus proche de Washington a été également celle qui a subi la première intervention armée de la Russie en dehors de ses frontières depuis l’effondrement de l’URSS. Dans les années qui ont suivi, les dirigeants ukrainiens et géorgiens issus des « révolutions de couleur » ont été contraints de quitter le pouvoir en bonne partie à cause de leur incapacité à construire une relation constructive avec Moscou. Le nouveau gouvernement géorgien contrôlé par l’oligarque Bidzina Ivanichvili (qui a fait fortune en Russie), multiplie les gestes d’ouverture envers la Russie alors même que Moscou reconnaît toujours l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie et y maintient d’importantes forces armées (bases militaires, gardes-frontières…) [3]. Le Kremlin procède à un rétablissement partiel et très progressif des relations économiques avec la Géorgie tout en maintenant la pression afin de tenter de réorienter la politique extérieure géorgienne dans un sens plus favorable aux intérêts russes. En Ukraine, Victor Ianoukovitch a pris sa revanche sur l’équipe de la révolution orange en accédant à la présidence début 2010. Il a mis fin à la politique de rapprochement avec l’OTAN, l’organisation nord-atlantique ayant elle-même reporté sine die la question d’une éventuelle adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine suite à la guerre russo-géorgienne de 2008. Plus au sud, l’Arménie, qui avait entamé un rapprochement avec l’Union européenne, a finalement décidé, fin 2013, de rejoindre l’Union douanière (projet d’Union économique eurasiatique) mise en place par la Russie avec le Kazakhstan et la Biélorussie.

Dans le Caucase russe, Moscou est parvenu à circonscrire les menaces de déstabilisation généralisée. La Tchétchénie, sous la férule de Ramzan Kadirov, s’est reconstruite et connaît même une forme de développement économique. L’Ossétie du Nord et la Kabardino-Balkarie bénéficient d'une situation relativement calme. L’Ingouchie, la Karatchaïévo-Tcherkessie et surtout le Daghestan restent touchés par de graves tensions internes mais le Kremlin développe une nouvelle stratégie afin stabiliser ces territoires. Dmitri Medvedev crée un nouveau district fédéral du Caucase du Nord qui est détaché du district du Sud et regroupe l’ensemble des républiques ethniques frontalières auxquelles est adjoint le territoire de Stavropol. Le super-préfet nommé à la tête de ce nouveau district – le plus petit des districts fédéraux – peut se concentrer sur les spécificités de la région et mieux contrôler l'action des autorités des républiques ethniques. De plus, il possède – situation sans équivalent – le statut de vice-premier ministre au niveau fédéral, ce qui lui donne un poids supplémentaire à l'échelon régional et lui permet d'accéder plus facilement aux ressources fédérales afin de les mobiliser au profit du développement économique du Nord Caucase [4].


Sotchi 2014 : l’affirmation de la puissance russe et ses limites

L’organisation des JO d’hiver par la Russie marque ainsi plusieurs réussites en termes géopolitiques. Moscou prend sa revanche sur l’humiliation qu’avait constituée le boycott des Jeux de Moscou en 1980. Malgré des relations tendues avec l’Occident et la présence militaire russe en Ossétie du Sud et en Abkhazie, toutes les nations olympiques sont présentes, y compris la Géorgie. Malgré les polémiques sur les retards et le dépassement des coûts, la Russie est parvenue à construire ex nihilo la quasi-totalité des infrastructures (infrastructures sportives, routières et ferroviaires, aéroportuaire, énergétiques…) nécessaires à l’organisation de ces Jeux en un délai record. Elle démontre ainsi sa force de frappe financière et compte sur ces investissements lourds pour renforcer son influence et son attractivité dans le Caucase et dans l’espace pontique. En effet, Vladimir Poutine, originaire de Saint-Pétersbourg semble vouloir faire de Sotchi et de sa région une sorte de « capitale du Sud », fenêtre de la Russie sur la mer Noire. De fait, les nombreuses références à Pierre le Grand et à Saint-Pétersbourg lors de la cérémonie d’ouverture semblent attester de l’ambition du président russe d’inscrire son action dans la continuité de son lointain et illustre prédécesseur à la tête de la Russie.    

Ces Jeux olympiques sont donc une étape supplémentaire dans la volonté du pouvoir russe de réaffirmer la grandeur de la Russie. Les images de la flamme olympique parcourant le territoire russe d’Ouest en Est et du nord au sud participent de la volonté de montrer au monde extérieur la diversité géographique et humaine de la Russie et d’inviter les Russes à redécouvrir la richesse de leur propre pays. Lors de la cérémonie d’ouverture, les références géographiques étaient également  très présentes, ne serait-ce qu’au travers du podium reprenant les contours de la Fédération de Russie.

Les JO au service du territoire russe

Le parcours de la flamme olympique

65 000 km en avion, train et traîneau, sans compter le parcours dans l'espace depuis Baïkonour.
Source : sotchi2014.com

Le podium de la cérémonie d'ouverture


Source : France Télévision, capture d'écran de la retransmission de la cérémonie d'ouverture, http://www.francetvsport.fr/les-jeux-olympiques/calendrier/ceremonies

Ce tropisme « géographique » a été renforcé par la représentation du territoire des pays participants au moyen d'images satellite projetées dans le stade olympique. Cette prouesse technique s’est transformée en équilibrisme géopolitique quand il a fallu représenter le territoire de la Géorgie voisine : des nuages recouvraient opportunément l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, évitant ainsi de reconnaître leur appartenance à la Géorgie sans pour autant prendre de front les Géorgiens. Les dirigeants russes et géorgiens ont d’ailleurs profité de ces Jeux pour évoquer la possibilité d’une rencontre au sommet, une première depuis la rupture des relations diplomatiques de 2006 [5].

Mais l’exemple géorgien montre également les limites du retour russe, y compris dans son étranger proche : la volonté de normalisation du côté géorgien est effectivement en rupture avec la politique de Saakachvili mais les objectifs stratégiques restent – du moins officiellement – les mêmes : recouvrir la souveraineté géorgienne sur l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud tout en poursuivant le rapprochement avec l’OTAN [6] .

Le stade olympique lors du défilé de la délégation géorgienne


Source : France Télévision, capture d'écran de la retransmission de la cérémonie d'ouverture, http://www.francetvsport.fr/les-jeux-olympiques/calendrier/ceremonies

Surtout, la crise politique en Ukraine a démontré les limites de l'influence russe sur son « étranger proche » : la Russie a été une nouvelle fois impuissante à empêcher l'intervention directe des puissances occidentales dans les affaires intérieures ukrainiennes. De plus, la déstabilisation de l'Ukraine, quelle qu'en soit l'issue, a des retombées économiques négatives pour la Russie, sans compter qu'elle est susceptible d'avoir des répercussions graves sur les relations internationales. Enfin, si dans le Caucase russe la situation s’est stabilisée dans un certain nombre de républiques (Tchétchénie, Ingouchie, Ossétie du Nord), ces progrès restent particulièrement précaires, surtout au regard de la guerre civile larvée qui fait rage au Daghestan. Les attentats de Volgograd, quelques semaines avant les Jeux, en sont un tragique rappel.

 

 

2. Les défis de l'aménagement volontariste d'un territoire en marge


Un site original et controversé

À une situation géopolitique caucasienne difficile s'ajoute, pour Sotchi, un site soumis à de nombreuses critiques : outre l'absence d'infrastructures sportives, les opposants au projet ont souligné le paradoxe du choix d'une station balnéaire au climat subtropical dans une Russie qui se distingue pourtant dans son ensemble par une continentalité a priori plus en phase avec l’organisation de Jeux olympiques d'hiver. De fait, les craintes liées au manque éventuel d’enneigement ont semblé justifiées début 2013, quand certaines épreuves de la Coupe du monde de snowboard ont dû être annulées à cause de conditions météorologiques défavorables (températures élevées, pluie)... Mais il ne s'agit pas d'une spécificité russe, puisque les JO d'hiver de 2010 à Vancouver avaient également souffert du manque de neige du fait d'un hiver extrêmement doux. Aussi les organisateurs des JO de Sotchi ont décidé de parer à toute éventualité en créant des réserves géantes de neige et en équipant les pistes de canons à neige. [7]

Surtout, les écologistes ont critiqué l'implantation d'infrastructures dans un écosystème à la fois riche, fragile et encore largement préservé. De fait, Krasnaya Polyana se situe sur le territoire du Parc national de Sotchi fondé en 1983 afin de protéger de l'industrialisation et de l'urbanisation une biosphère exceptionnelle. « L'ONG locale Environmental Watch on North Caucasus (EWNC), a répertorié plus de 300 espèces de plantes endémiques et 384 espèces de vertébrés dans le parc, comme le loup, l'ours, le lynx, le cerf caucasien, ou le bison d'Europe, en voie d'extinction. » [8].

Or, le développement du complexe de montagne autour de Krasnaya Polyana ainsi que la construction d'une double liaison ferroviaire et routière reliant la station à Sotchi ont nécessairement un impact majeur sur l'environnement de la région. De plus, Krasnaya Polyana se situe également en bordure de la Réserve naturelle du Caucase, fondée en 1924 et inscrite au patrimoine protégé de l'Unesco qui la considère comme la plus riche des réserves naturelles de montagne de la planète. Les organisations internationales (Greenpeace et WWF) qui avaient accepté d’être associées au processus de décision concernant la localisation des sites olympiques, ont obtenu l'abandon de la construction des complexes de bobsleigh et de biathlon sur la Réserve. Cependant, elles ont finalement décidé de se retirer du comité d'organisation en 2010, estimant que leurs propositions étaient généralement ignorées.  De même, les militants écologiques et associatifs locaux ont dénoncé un certain nombre d’excès liés aux travaux de préparation des Jeux (décharges sauvages, nuisances pour les riverains, conditions de travail des ouvriers du bâtiment…).

Mais les autorités russes ont préféré mettre en avant les nombreux atouts de Sotchi pour accueillir les JO. De fait, si la côte de Sotchi, qui se situe à la latitude de Nice, bénéficie d'un climat subtropical, c'est que les monts du Caucase la protègent des masses d'air froid venues du Nord. Ainsi, à l'instar de Nice mais avec des contrastes plus importants encore, Sotchi se caractérise par la beauté des paysages entre plages de la mer Noire et sommets enneigés du Caucase. Cette configuration particulière a permis de concentrer les épreuves sur deux sites distants de seulement quarante kilomètres, ce qui implique d'indéniables avantages logistiques. Il s'agit du complexe côtier (ou Parc olympique) dédié aux sports de glace ainsi qu'aux cérémonies officielles (ouverture et clôture) et du complexe de montagne qui accueille les épreuves alpines à Krasnaya Polyana.

Sotchi : le site côtier d'Adler


Au nord de la frontière avec le territoire abkhaze, le site d'Adler comprend un complexe côtier, le village olympique et l'aéroport international.
Source : Google Earth

Le parc olympique a été construit à Adler, à plus de trente kilomètres du centre-ville, car Sotchi a la particularité de s'étendre le long du littoral sur plus de 140 km. Adler se situe sur la plaine d’Irémétie, une ancienne zone marécageuse coincée entre les sommets du Caucase et la mer Noire et délimitée par la rivière Mzymta, qui descend la vallée depuis Krasnaya Polyana, et la rivière Psou qui sépare les territoires russe et abkhaze. Outre le village olympique et le centre de presse géant, le site abrite le palais des sports « Bolshoï » (12 000 places) et l'arène « Shaïba » (7 000 places) consacrés au hockey, le centre « Iceberg » pour le patinage artistique (12 000 places), le centre de patinage de vitesse « Adler Arena » (8 000 places), le centre de curling « Ice cube » (3 000 spectateurs). Quant au stade Ficht d'une capacité de plus de 40 000 places, il a accueilli les cérémonies d'ouverture et de clôture et porte le nom d'origine tcherkesse d'un mont du Caucase dont il est censé reproduire la forme. Coiffé d'un dôme de verre, il est conçu pour voir à la fois les massifs montagneux et la mer Noire.

Le parc olympique de Sotchi
vu du satellite Pléiades,19 décembre 2013

Source : CNES, blog « La tête en l’air ». Informations protégées – Tous droits réservés © CNES 2013

Sotchi : le site de montagne de Krasnaya Polyana


La montagne caucasienne domine de ses 2 300 mètres la Riviera de Sotchi sur la mer Noire.
Source : Google Earth

Le complexe de montagne est construit autour de la station de Krasnaya Polyana dont le point culminant atteint 2 300 mètres. D'une station de ski relativement modeste, Krasnaya Polyana a été transformée, en quelques années, en un centre olympique comprenant le centre alpin « Rosa Khutor » pour le ski alpin (1 8000 places, dont 8 000 assises) et les compétitions de ski acrobatique et de snowboard (29 000 spectateurs au total), le complexe de ski de fond et de biathlon « Laura » (15 kilomètres de pistes) le centre de sport de glisse « Sanki » (bobsleigh, skeleton et de luge) d'une capacité de 5 000 places, ainsi que des tremplins pour le saut à ski « Russkie Gorki ». Le complexe de montagne dispose également de son village olympique et de son centre des médias.

Cette configuration permet le fonctionnement autonome des deux sites afin de rationaliser l’accueil des sportifs, des spectateurs et des médias. L’efficacité logistique du projet est encore renforcée par la présence de l’aéroport international de Sotchi sur le site d’Adler. L'aéroport et les deux sites olympiques sont accessibles par une liaison multimodale (autoroute et navette ferroviaire rapide) empruntant la vallée de la Mzymta.

 

 

Les spécificités de l'aménagement territorial événementiel

Toutes ces installations sportives ont été construites à marche forcée en quelques années. Mais les autorités russes ont également investi lourdement dans les infrastructures de la région, faisant de Sotchi l’une des villes les plus modernes de la Fédération de Russie. Pour ce faire, le gouvernement russe a mis en place un Programme fédéral spécifique intitulé « Développement de Sotchi en tant que station balnéaire et de sports d'hiver (2006-2014) ». Outre l’augmentation drastique des capacités d'hébergement (construction d'hôtels et autres structures d'accueil), le gouvernement a procédé à la modernisation des réseaux de transport et de télécommunication ainsi qu'à une forte augmentation des capacités de production électrique.

La modernisation des réseaux

La liaison routière Sotchi-Adler-Krasnaya Polyana

Source : Google Maps

Le réseau ferroviaire de la région de Sotchi

Source : RZD, 2014

Ainsi, le site d'Adler a été relié à Krasnaya Polyana grâce à une double liaison routière et ferroviaire dans les conditions difficiles de la vallée montagneuse de la Mzymta : sur une distance de près de 50 kilomètres, il a fallu construire 12 tunnels, 37 ponts ferroviaires d'une longueur totale de 19,5 km et 40 ponts routiers de 14 km au total. Les chemins de fer russes (RZD) ont également réalisé une liaison entre l'aéroport d'Adler, le site olympique et la ville de Sotchi et ont entrepris de moderniser la liaison Adler-Tuapse (103 km). Au total, ce sont 300 kilomètres de routes et 200 kilomètres de chemin de fer qui ont été construits ou modernisés. RZD a acquis pour l'occasion 38 rames de trains « Lastochka » développées pour la Russie par Siemens et dont l'assemblage a débuté en Russie en 2014 afin de poursuivre la modernisation de la flotte ferroviaire russe.

Pour ce qui des infrastructures aéroportuaires, c'est la société russe Basel (Basic Element) de l'oligarque Oleg Deripaska qui a assuré la modernisation de l'aéroport d'Adler et des autres aéroports de la région de Krasnodar (Krasnodar, Anapa, Novorossiisk).

Le train rapide « Lastochka »

Source : RZD, 2014

Afin d'alimenter Sotchi et sa région en gaz naturel, Gazprom a construit un gazoduc sous-marin « Dzhubga-Lazarevoe-Sochi » qui longe la côte de la mer Noire sur près de 170 kilomètres. L'une des branches du gazoduc alimente la nouvelle centrale électrique d'Adler (360 MW) construite également par une filiale du géant gazier. Au total, les capacités de production électrique ont été plus que doublées ce qui permet à la région de Krasnodar, qui importait une part importante de son électricité et souffrait de coupures de courant, de devenir largement excédentaire.

Les réseaux de communication ont également été modernisés. Ainsi, plus de 700 km de fibres optiques relient désormais les principaux centres urbains de la région de Krasnodar selon un axe côtier (Anapa-Novorossisk-Tuapse-Sotchi) avec deux branches reliant Krasnodar et Krasnaya Poliana. De même, l'installation de 700 nouvelles antennes relais a notamment permis de faire bénéficier les sites olympiques d'une couverture 4G à haut débit.

Le gazoduc sous-marin « Dzhubga-Lazarevoe-Sochi »

Source : Gazprom, 2014

Certes, il s’agit tout d'abord d’assurer le succès de cet événement de portée mondiale, mais c'est aussi l'occasion de créer un pôle touristique et de loisirs de premier plan associant activités balnéaires, sports d’hiver et de glisse, tout en contribuant au rééquilibrage territorial du pays à la faveur de la modernisation des infrastructures régionales. De fait, Vladimir Poutine met en place une nouvelle politique que l’on peut qualifier d'« aménagement du territoire événementiel ». Il s’agit de s'appuyer sur l'organisation de grands événements internationaux pour réaliser un vaste plan de modernisation des infrastructures régionales sur une période de temps limitée. Ce modèle a été inauguré à Vladivostok qui avait bénéficié d’investissements fédéraux de l’ordre de 13 milliards de dollars en vue de l’accueil du sommet de l’APEC (ou Coopération économique pour l'Asie-Pacifique) en septembre 2012 [9]. La même logique est l’œuvre à Sotchi avec des investissements estimés à près de 50 milliards de dollars. On notera à cet égard les similitudes entre les deux villes qui se situent à deux extrémités opposées du territoire russe en position à la fois frontalière et littorale, dans des régions (l'Extrême-orient russe et le Caucase) où le centre fédéral souhaite réaffirmer sa prééminence pour contrer les forces centrifuges qui avaient pris de l'ampleur dans les années 1990. L'aménagement territorial événementiel va se poursuivre avec l'organisation du championnat du monde de football en 2018 qui sera notamment l'occasion de moderniser les infrastructures de transport reliant les grandes villes de la Russie centrale. Dans tous les cas, il s’agit pour le pouvoir russe à la fois de créer une image positive de la Russie pour le monde extérieur et ses propres concitoyens tout en utilisant l’effet de mobilisation et la nécessité de résultat liés à l'organisation de ces événements afin de moderniser le pays. Ce schéma n’est pas sans rappeler, sous une forme capitalistique, la politique des grands chantiers soviétiques.  

Cependant, ces investissements tous azimuts ont fait exploser le budget total faisant des JO de Sotchi les Jeux les plus chers de l'histoire, devant les Jeux d'été de Pékin (2008). Un tel montant a non seulement posé la question de l’intérêt économique à moyen et long terme de telles dépenses mais également fait naître des doutes sur l’utilisation finale des fonds, doutes qui ont été largement exploités par l’opposition politique à Vladimir Poutine. Les accusations de corruption à grande échelle, si elles sont difficiles à vérifier, n’en constituent pas moins le principal danger politique pour le Kremlin dans la mesure où la corruption est l’une des principales préoccupations de l’opinion publique russe. De plus, la multiplication des évaluations chiffrées plus ou moins contradictoires n'est pas faite pour rassurer les contribuables russes. De fait, le jeu des comparaisons et des estimations n'est pas simple dans la mesure où il est effectivement difficile de définir les contours du « budget olympique » : les chiffres sont très différents si l'on ne prend en compte que les dépenses directement allouées à la construction des structures sportives ou si l'on rajoute l'ensemble des dépenses en infrastructures de tous types qui ont été consenties pour moderniser la ville et sa région. D'après Jean-Claude Killy, président de la commission de coordination des Jeux olympiques d'hiver, l'organisation des Jeux proprement dite aurait coûté 9 milliards de dollars (dont 3,5 investis directement par les « oligarques ») tandis que les 40 milliards restant concerneraient les investissements à long terme dans la région. Présentant ces investissements sous un jour positif, il donne l’exemple de la station de Rosa Khutor qui « dispose de 10 000 lits [tandis] qu’il faudra des décennies à Val-d'Isère pour en avoir autant » [10].
La multiplicité des modes de financement, qui associent des fonds alloués directement par l’État russe à des capitaux privés, est également source de confusion. Certaines constructions ont été totalement prises en charge par de grandes entreprises contrôlées par l’État (Gazprom a construit le centre de patinage de vitesse Adler Arena), d'autres par des « oligarques » (Vladimir Potanine a construit la station de ski Roza Khutor, le village olympique de montagne ainsi que l'université olympique) dont la majorité a bénéficié de prêts consenti par des banques … étatiques : la Vnechekonombank (VEB) a notamment accordé des prêts d'un montant total de 241 milliards de roubles (plus de 5 milliards d'euros) aux compagnies de trois oligarques russes (Oleg Deripaska, Vladimir Potanine et Viktor Vekselberg). Cependant, les trois hommes ont crée la stupeur lorsqu'ils ont annoncé dès novembre 2013 qu'ils auraient sans doute des difficultés à rembourser ces crédits du fait de dépenses plus élevées que prévu et de leur difficultés à rentabiliser ces investissements.
C'est là tout le paradoxe de la situation : d'un côté, les autorités russes conçoivent l'aménagement du territoire événementiel comme le moyen de contraindre les fonctionnaires et les grands acteurs économiques russes à s'impliquer dans la modernisation du pays et de l'autre ces derniers exercent une forme de chantage en exigeant toujours plus de financements étatiques pour pouvoir respecter les délais impartis. Mais les oligarques se plaignent quant à eux d'avoir été contraints de puiser sur leurs fonds propres pour financer des constructions plus onéreuses que prévu alors même que celles-ci risquent d'être récupérées par les banques étatiques en cas de non remboursement des crédits... [11]
Dans tous les cas, sur fonds de tensions entre l’État et les investisseurs privés, les entreprises et les banques contrôlées par l'Etat ont semblé plus efficaces ce qui devrait encore renforcer au sein du pouvoir russe les partisans d'un capitalisme d’État qui apparaîtrait comme le seul moyen de moderniser la Russie.  

Cependant, la période qui s'ouvre à l'issue de ces Jeux va poser de nombreuses questions relatives à la rentabilité et la durabilité des investissements consentis. Les Jeux auront-ils créé une dynamique suffisante pour augmenter l'attractivité de Sotchi et de sa région et augmenter significativement la fréquentation touristique ? Les équipements sportifs, les structures hôtelières et certains réseaux de transports ne risquent-ils pas d'être sur-dimensionnés par rapport aux besoins réels ? Et quel sera le montant des coûts d'entretien des installations sportives ?

 

Conclusion

A l'issue des JO de Sotchi, force est de constater que le Kremlin est parvenu à faire de l'événement  une réussite organisationnelle et sportive. La qualité des équipements et la bonne tenue des compétitions comme de leur couverture médiatique, les appréciations très positives de la majorité des participants comme des commentateurs sportifs, ou encore les cérémonies d'ouverture et de clôture, souvent qualifiées de “grandioses”, ont fortement contrasté avec les polémiques qui avaient été relayées par la presse internationale avant le lancement des compétitions. De fait, contrairement aux scénarios pessimistes, les grands équipements sportifs et autres infrastructures ont été livrés dans les temps, tandis que l'environnement géopolitique immédiat des Jeux n'a pas eu d'influence sur leur bon déroulement. Les images des sommets enneigés du Nord Caucase avec la mer Noire en toile de fond sont venues illustrer les atouts du site de Sotchi et ont semblé conforter le choix du président russe. Jean-Claude Killy a été jusqu'à déclarer qu'il s'agissait des “meilleurs jeux olympiques [d'hiver] de tous les temps” [12]. Ainsi, la réussite des “Jeux de Poutine”, dénoncés par les opposants au pouvoir, a permis à ce dernier de renforcer sa popularité auprès de la population russe, et ceci d'autant plus que la délégation russe est parvenue à occuper la première place au tableau des médailles.

Les débats sur la durabilité de la modernisation à marche forcée imposée à Sotchi ont été pour un temps mis de côté, même si cette problématique réapparaîtra à moyen et plus long terme. Pourtant, la Russie a été rattrapée par son environnement géopolitique de manière aussi inattendue que spectaculaire. Les événements en Ukraine, qui ont conduit au renversement de Victor Ianoukovitch, la réaction russe consistant à annexer la Crimée, suivie des sanctions occidentales, ont rapidement éclipsé les résultats des JO. Les conséquences de cet enchaînement, qui, à l'instar d'une tragédie classique associe unité de temps et de lieu (à peine plus de 500 km séparent Sotchi de Sébastopol par voie maritime), sont particulièrement contrastées. D'un côté, la dégradation des relations russo-occidentales paraît devoir annuler tous les éventuels effets positifs des JO en termes d'amélioration de l'image de la Russie. De l'autre, l'annexion de la Crimée semble marquer une étape supplémentaire dans l'affirmation d'une puissance russe décomplexée, capable en quelques semaines d’étaler ses moyens financiers et une forme de “soft power” au travers des JO, puis de faire montre de ses capacités stratégiques retrouvées en reprenant la Crimée sans coup férir. C'est en tout cas l'interprétation qui en est faite en Russie où la popularité du président russe a atteint des sommets. À cet égard, l'opposition entre un certain “consensus patriotique russe” et une grave crise de confiance avec l'Occident n'a sans doute jamais été aussi grande depuis la fin de l'URSS. Reste à savoir si la Russie aura les moyens de poursuivre sa politique de modernisation volontariste dans un contexte de fortes tensions avec les puissances occidentales dont les conséquences économiques se font d'ores et déjà sentir. 

 


Notes

 

[1] Mardirossian F., « Géorgie-Russie: les raisons d'une escalade », Le Monde diplomatique, octobre 2006.

[2] Robinson Grison J., « Russie-Géorgie : enjeux territoriaux dans le Caucase », Mappemonde, 3/2008.

[3] Pour en savoir plus, lire l'article de David Teurtrie, « Les frontières russes entre effets d'héritages et nouvelles polarités », Géoconfluences, 2009.

[4] Proulx N., « Mission 2014: Stabiliser le Caucase du Nord », Regard sur l'Est, 15/05/2010.

[5] Source : Borziakov S., « Vse khotjat vstrechatsja », Vzgljad, 12/02/2014.

[6] Source : Roks Ju., « Tbilisi gotov k dialogu s Moskvoj s ogljadkoj na Zapad », Nezavisimaja Gazeta, 13/02/2014.

[7] Cavelier J., « Comment la Russie a fabriqué la neige des JO de Sotchi », Terraeco.net, 21/01/2014.

[8] Camus E., Coutagne G., « Sotchi, avant et après les chantiers pharaoniques des JO », Le Monde.fr, 03/02/2014.

[9] Teurtrie D., « Vladivostok », in Les images économiques du Monde 2013, Armand Colin, 2012

[10] Jolly P., « Jean Claude Killy : Avec Poutine, on est devenu copains... », Le Monde.fr, 16/01/2014 

[11] voir Forbes.ru, « Milliarder na Olimpe: kak Potanin stal glavnym investorom Sochi-2014 », 30/01/2014

[12] « Pour Jean-Claude Killy, les JO de Sotchi ont été "les meilleurs de tous les temps" », Le Monde.fr, 24 /03/2014

 


 

Pour compléter

Références bibliographiques :
  • Teurtrie D., Géopolitique de la Russie, L'Harmattan, 2010
  • Radvanyi, J., Beroutchachvili, N, Atlas géopolitique du Caucase, Paris, Autrement, 2010
  • Marchand P., Atlas géopolitique de la Russie : La puissance retrouvée, Paris, Autrement, 2012
Ressources en ligne :

 

Et aussi :   notre sélection de ressources classées en libre accès, mars 2014
 

David TEURTRIE,
Docteur en géographie, chercheur au
Centre de Recherches Europes Eurasie (CREE),
Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO, Paris)

 

Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
pour Géoconfluences, le 26 mars 2014

Pour citer cet article :

David Teurtrie, « Sotchi 2014, les stratégies territoriales de la puissance russe », Géoconfluences, mars 2014.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/eclairage/sotchi-2014