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Que disent les sciences sociales sur le mouvement des gilets jaunes ?

Publié le 27/11/2018
Et que dit le mouvement des gilets jaunes sur la société française ? La position de Samuel Depraz, Daniel Oster, Alexis Spire, Laurent Mucchielli, Benoît Coquard, Arnaud Brennetot, Christophe Guilluy, Aurélien Delpirou, Sylvain Genevois, Gérard Noiriel et Jacques Lévy sur le mouvement de protestation.

Le mouvement des gilets jaunes est un mouvement spontané de protestation, à l'origine contre la hausse de la fiscalité sur les hydrocarbures, puis exprimant progressivement un ensemble de revendications plus larges, notamment sociales. Ses participants ont adopté comme signe de ralliement le gilet de sécurité, un équipement obligatoire en France dans tous les véhicules motorisés.

Dans le flot des commentaires politiques et médiatiques, les sciences sociales ont cherché à porter un discours analytique dépassant les jugements à l’emporte-pièce et les raccourcis géographiques. Voici quelques-unes de ces analyses, classées par date de publication.

Dernière mise à jour : 12 décembre 2018
Samuel Depraz

L'analyse des lieux de blocage suggère l'appartenance des gilets jaunes à une culture périurbaine, le choix des lieux traduisant l'importance de la voiture (ronds-points, péages, parkings et dépôts pétroliers) mais surtout une recherche de visibilité publique. Il rappelle que ce ne sont pas les plus pauvres qui sont mobilisés mais les catégories consolidées des classes populaires : celles qui sont motorisées et qui ont un emploi. C'est donc le cumul des dépenses contraintes, incompressibles, qui explique le mal-être spécifique des populations périurbaines. Mais l'explication, explique Samuel Depraz, n'est pas géographique. Ce n'est pas le territoire qui est la cause du problème, il n'en est que le révélateur : la crise révèle le mal-être social d'une société dans son ensemble, et pas des territoires périurbains ou ruraux.

Daniel Oster

L’auteur commence classiquement par les thèses de Christophe Guilluy et par les critiques qui leur sont fréquemment adressées (voir ci-dessous). Il rappelle les nuances introduites par Daniel Béhar et Aurélien Delpirou (voir ci-dessous). L’article continue en résumant les thèses d’Hervé Le Bras (dans une section qui aurait pu s’intituler « L’apport de la démographie ») puis successivement l’apport de la sociologie, de l’histoire, des sciences économiques, de la science politique, de la psychologie.

Alexis Spire

L’auteur présente son ouvrage dont le titre lui-même semble condenser parfaitement la subtile contradiction du mouvement des gilets jaunes : Résistances à l'impôt. Attachement à l'État. Citation de l’auteur reprise par SES-ENS : « "contre toute attente, ce sont les ménages bénéficiaires des politiques sociales qui se montrent les plus critiques à l'égard des prélèvements. À l'inverse, l'adhésion au système fiscal est d'autant plus fièrement revendiquée par les membres des classes supérieures qu'ils peuvent en apprivoiser les règles". C'est un des paradoxes explorés par Alexis Spire dans le livre, qui montre que la défiance à l'égard du système fiscal s'explique par la position sociale, plutôt que par la richesse économique ou le clivage droite/gauche, et se renforce avec l'appartenance territoriale et l'éloignement social et géographique à l'État. »

>>> Voir la conférence en vidéo sur SES-ENS (1h05)

Laurent Mucchielli

L’auteur commence par rappeler que la violence « n’est pas une catégorie d’analyse, ni un ensemble homogène de comportements. C’est une catégorie morale. La violence, c’est ce qui n’est pas bien. » Il précise sa pensée : « dès lors, on comprend que le spectacle de la violence produise des effets de sidération-fascination-répulsion qui empêchent de penser. » Dans la liste des biais qui « empêchent de penser » la crise des gilets jaunes, le chercheur en sociologie cite la surpolitisation, au sens d’une récupération politique, soit pour revendiquer, soit pour déconsidérer le mouvement, et la dépolitisation : le reproche fait aux gilets jaunes de ne s’intéresser qu’au prix du carburant plutôt qu’à des considérations plus collectives et plus politiques. L’auteur rappelle que c’est oublier trop facilement à la fois l’importance du coût du carburant dans le quotidien des personnes et la dimension fortement politique des revendications dénonçant une insuffisante écoute des besoins des classes populaires par l’exécutif. Laurent Mucchielli en tire les conclusions suivantes : le mouvement des gilets jaunes doit être pris au sérieux, le cas contraire traduisant un « mépris de classe » ou au moins une « distance sociale », et il est impératif d'éviter l’escalade. Il estime que tout n’a pas toujours été fait en ce sens.

Benoît Coquard

Le sociologue dresse modestement un portrait en première approche des 80 gilets jaunes qu’il a rencontrés sur les barrages de cantons ruraux « plutôt en perte de vitesse qui perdent des habitants, ont été désindustrialisés, privés des services de proximité », en prenant soin de rappeler les limites méthodologiques d’un tel exercice.

Sans surprise, il a observé une appartenance marquée aux classes populaires, en bas à droite de la grille bourdieusienne (organisée selon deux axes : capital économique et capital culturel). Contrairement à une représentation qui a pu être véhiculée, le mouvement concerne aussi des personnes qualifiées de « non blanches » dans l’entretien, vivant dans les mêmes réseaux de sociabilités et appartenant aux mêmes professions et catégories socio-professionnelles (PCS). L’autre observation du chercheur est la part importante des femmes, dans des milieux où la parole publique est souvent accaparée par les hommes. Benoît Coquard montre que les réseaux de sociabilité, virtuels et réels, ont joué un rôle dans le succès de la mobilisation, qui en miroir a elle-même été une opportunité de tisser ou resserrer des réseaux de sociabilité.

Sylvain Genevois

Analyse poussée et détaillée des différentes cartes montrant la mobilisation des gilets jaunes. L’auteur rappelle quelques règles de la sémiologie graphique, interdisant par exemple de représenter une donnée brute, par exemple un nombre de manifestants, par des aplats de couleur. À l’échelle du pays, les cartes de la mobilisation révèlent un truisme démographique : ce sont dans les départements les plus peuplés et des grandes aires urbaines que les manifestants sont les plus nombreux. La carte du nombre de manifestants par département est plus intéressante, permettant au démographe Hervé Le Bras de ressusciter la vieille « diagonale du vide ». Une diagonale qui comprendrait cependant les Pyrénées-Orientales mais pas l’Indre ni le Gers… Les géographes parlent plutôt (depuis des décennies), d’une diagonale des faibles densités.

carte france vulnérabilité déplacements

Part des ménages en situation de vulnérabilité énergétique pour les déplacements. Source : Insee (RP, ERFS et RDL), SOeS, Anah, cité in Cartographies numériques

C’est à l’échelle plus fine que les cartes apportent davantage d’informations : certaines analysent les types de lieux choisis pour les blocages, montrant une prédilection pour les marqueurs spatiaux et paysagers de la France périurbaine comme les ronds-points, les bretelles d’accès ou les parkings de supermarchés. À l’échelle de l’Île-de-France, la carte du taux de pauvreté et taux de véhicules concernés par l’interdiction de circulation de la « vignette noire » (crit’air 5) et celle du nombre de véhicules par habitant soulignent bien les effets inégaux des mesures environnementales entre banlieues riches et banlieues pauvres de Paris.

>>> Sylvain Genevois a écrit un article pour Géoconfluences en 2005 : « Lyon-Confluence, un exemple de rénovation urbaine »

Olivier Ertzscheid

Alors que les analyses évoquées plus haut s'intéressent plutôt à l'espace topographique et à la sphère sociale publique et matérielle, cet article d'un chercheur en sciences de l'information aborde le rôle joué par un espace majeur des sociabilités virtuelles : Facebook. Il lui applique une grille d'analyse bourdieusienne et montre aussi que cette plateforme n'est pas un support passif mais un acteur à part entière qui joue un rôle conscient et délibéré dans la formation des bulles informationnelles.

Arnaud Brennetot

« L’idée que la mobilisation des gilets jaunes traduirait une nouvelle lutte de classes, opposant les ruraux aux urbains, ne résiste pas à l’analyse ». L’auteur replace cette crise dans la tendance lourde à l’étalement urbain, reposant sur le choix politique de l’automobile et de l’encouragement à la propriété privée à travers le modèle de l’habitat pavillonnaire. L’absence de volontarisme politique en matière de planification urbaine et d’offre de transports publics (y compris alternatifs) dans les zones peu denses, explique la dépendance à l’automobile des habitants de nombreux territoires.

>>> Arnaud Brennetot avait écrit avec Sophie de Ruffray « Une nouvelle carte des régions françaises », Géoconfluences, 2015.

Christophe Guilluy

« Les territoires n’existent pas, ce qui existe ce sont les gens qui vivent sur les territoires ». L'essayiste Christophe Guilluy profite de cette entrevue pour répondre aux (nombreuses) critiques qui lui ont été adressés par plusieurs chercheurs en sciences sociales, lui reprochant de faire de la France périphérique une catégorie de pensée non opérante car fourre-tout : « La France périphérique n’est pas une France rurale, n’est pas une France périurbaine, et n’est pas une France urbaine, elle est un peu tout ça », revendique-t-il. Cette catégorie regroupe finalement toutes les classes populaires et la partie paupérisée de la classe moyenne qui forment les déçus ou les exclus de la mondialisation. L’une des principales causes de la crise, pour Christophe Guilluy, est l’absence de dialogue entre les élites et les classes populaires.

>>> Lire aussi notre synthèse des remarques de géographes sur les travaux de Christophe Guilluy

Aurélien Delpirou

Pour le géographe Aurélien Delpirou, les propos tenus sur le mouvement – parfois tenus dans une escalade de la formule-choc –, « disent sans aucun doute moins de choses sur les gilets jaunes que sur les représentations sociales et spatiales de leurs auteurs ». Il détruit quatre oppositions trop souvent affirmées dans les discours et qui, pour lui, ne résistent pas à l’analyse :

Paris contre province ? La plupart des initiateurs du mouvement vivent dans l’agglomération parisienne, et beaucoup de Franciliens dépendent de la voiture, tout autant que les habitants des autres régions. En outre la pauvreté n’est pas limitée à l’espace peu dense : deux tiers des ménages vivant sous le seuil de pauvreté vivent dans les zones densément urbanisées.

Centres-villes contre couronnes périurbaines ? Il y a un lien incontestable entre la politique de fort encouragement de la périurbanisation menée pendant plusieurs décennies et la dépendance à l’automobile. Mais la France périurbaine « n’est pas un zoo ! Elle est vivante, active, plurielle. Elle crée plus d’emplois que les centres des villes, y compris dans des secteurs à forte qualification (Nessi et al., 2016). Elle accueille, à l’image des représentants charismatiques des gilets jaunes, aussi bien des chefs d’entreprises installés que des ouvriers qui quittent le logement social, des petits commerçants attirés par la faiblesse relative des prix fonciers et immobiliers que des employés du secteur public se rapprochant de leur lieu de travail, des retraités à la recherche d’un cadre de vie paisible que des jeunes cadres qui ont besoin d’un logement adapté à leur projet familial (Rivière, 2012). À l’échelle nationale, ces périurbains disposent d’un revenu médian annuel plus élevé (20 975 €) que celui des habitants des villes-centres (19 887 €, Source INSEE). »

Bobos contre prolos ? Autant ou plus que les ouvriers, ce sont les classes moyennes et les « fractions consolidées des classes populaires », qui sont en lutte (c’est-à-dire pas la fraction la plus pauvre de la société, mais celle qui craint le plus le déclassement). Si leurs dépenses automobiles sont stables en moyenne, leur budget restreint les expose de plein fouet à toute mesure fiscale ou toute augmentation des prix, même légère. Par ailleurs, on ne saurait réduire les 20 % de Français non-motorisés aux « bobos des métropoles » : on les retrouve surtout dans les classes populaires.

France privilégiée contre espaces abandonnés ? Les grandes villes ont en effet beaucoup bénéficié des politiques d’aménagement depuis vingt ans, notamment pour le transport. Cependant il faut rappeler que cela succède à quatre décennies de politiques de rééquilibrage destinées à contrebalancer la suprématie parisienne. Aujourd’hui, il faux de dire que les territoires ruraux et périurbains sont oubliés par les dépenses d’argent public : ils bénéficient d’importantes aides, en particulier de l’Union Européenne.

>>> Aurélien Delpirou a publié deux articles sur Géoconfluences dont Aurélien Delpirou, « L'élection, la carte et le territoire : le succès en trompe-l’œil de la géographie », Géoconfluences, 2017.

Gérard Noiriel

Partant du mésusage du mot « jacquerie » dans plusieurs médias, l’historien rappelle que celui-ci illustre depuis l’époque médiévale le mépris des classes dominantes à l’encontre des révoltés, mépris que son usage prolonge. L’expression a toutefois le mérite de souligner la spontanéité du mouvement.

Si « les luttes antifiscales ont joué un rôle extrêmement important dans l’histoire populaire de la France », Gérard Noiriel estime qu’on aurait tort « de réduire les aspirations du peuple à des revendications uniquement matérielles ». La protestation contre les nouvelles taxes recouvre en fait un sentiment beaucoup plus généralisé de malaise qu’il faut savoir écouter, derrière les mots d’ordres antifiscaux. La dénonciation du mépris des puissants est en effet un puissant moteur de la contestation.

Daniel Béhar, Hélène Dang-Vu et Aurélien Delpirou

Dans un article paru dans Alternatives économiques, les trois auteurs remettent en question l'idée d'un ancrage de la révolte des gilets jaunes dans la « France périphérique ». Ils retracent l'histoire du concept en rappelant l'origine de ce qu'ils qualifient de « prophétie autoréalisatrice » qui s'inscrit dans la lignée des discours simplificateur sur les « deux France ». Ils reviennent également sur plusieurs raccourcis comme ceux qui assimilent les gilets jaunes aux ruraux exclusivement.

Jacques Lévy

Contrairement aux autres analyses précédentes, Jacques Lévy ancre la mobilisation dans l’éloignement par rapport aux centres urbains, d’une manière presque mécaniste. Pour lui, il y a une géographie dessinée par « les gens qui utilisent beaucoup la voiture ». Il distingue dans cette catégorie deux groupes. D’une part, les plus favorisés vivant dans les espaces périurbains (qui « sont les zones qui concentrent le moins de pauvres en France ») ont fait « le choix d’économiser sur le foncier ce qu’ils perdent sur la mobilité. ». D’autre part, l’auteur distingue un groupe qui serait « captif » des espaces les plus éloignés des métropoles, où le taux de pauvreté est plus élevé, et composé d’habitants habitant dans les zones peu denses par contrainte. Jacques Lévy estime que dans le discours porté par le mouvement des gilets jaunes, l’idée d’absence de choix n’est pas une réalité : pour lui, les choix de localisation résidentielle sont des « arbitrages tout à fait raisonnés ».

Pour compléter 
logo ses ens Voir la brève proposée par SES-ENS, partenaire de Géoconfluences destiné aux enseignants en sciences économiques et sociales : « Les sciences sociales et le mouvement des "gilets jaunes" », 10 décembre 2018.