L'élection, la carte et le territoire : le succès en trompe-l’œil de la géographie
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Ce texte a bénéficié de la relecture attentive de Pascal Montlahuc (École française de Rome), et de François Déalle-Facquez (agence Ville Ouverte)
Les périodes électorales se suivent et se ressemblent. Dès les premiers résultats connus, la télévision, la radio et la presse s’essaient à dresser des tableaux politiques de la France et de ses territoires. Pour étayer ces analyses, le recours croissant à la cartographie analytique et l’usage désormais banalisé de termes issus de la discipline géographique (métropoles, périurbain, espace rural) s’accompagnent, depuis quelques années, de l’affirmation médiatique de quelques géographes dans une posture d’experts « décryptant »((Sur l’usage généralisé de ce mot, voir le commentaire ironique de Langue sauce piquante)) les « mystères »((Selon la formule utilisée par Emmanuel Todd et Hervé Le Bras (2013).)) des territoires du vote.
Ainsi la géographie est-elle aujourd’hui largement mobilisée par les médias au service d’approches localisées des résultats électoraux. Il y a sans aucun doute matière à s’en réjouir : la mise en lumière de la discipline, mal identifiée et longtemps restée dans l’ombre de l’histoire, ne peut que la renforcer et susciter des vocations. De même, il est heureux que des commentateurs aussi avisés et influents que Raphaël Glucksmann découvrent, à l’occasion des élections, qu’il existe « à une heure et demi de route » de Paris « des bourgs picards […] à l’agonie » (sic)((Voir Raphaël Glucksmann, « Nous avons évité la mort clinique, mais la maladie, elle, demeure », tribune au Monde, 8 mai 2017.)). Toutefois, cette percée géographique ne manque ni d’ambigüités ni d’inconvénients, car elle est porteuse d’une vision partielle et partiale de la discipline.
1. De l’usage des cartesRappelons pour commencer un aspect bien connu des géographes, mais parfois oublié par les médias : une carte n’est jamais neutre. Elle cache autant qu’elle montre. Elle est toujours le produit de choix – échelle, discrétisation, charte graphique – qui conditionnent dans une large mesure la représentation de l’information et donc sa compréhension et son interprétation (Béguin, Pumain, 2014). Or ces choix ne sont presque jamais expliqués au grand public. Au contraire, combien de journalistes, sondeurs ou experts affirment de manière péremptoire que « tout est dans la carte », que « les données sont très claires » ou encore que la « carte parle d’elle-même » ? |
Un graphique non plus n'est pas neutre. Ici, celui proposé par Géoconfluences après le premier tour, dans une revue de presse sur la cartographie de l'élection. |
Prenons un exemple simple parmi tant d’autres : au cartogramme écrasant des départements ayant donné une majorité de voix à Emmanuel Macron rapportés à la population [image 1] s’oppose la géographie fine et complexe des communes où il a obtenu plus de 70 % des suffrages exprimés [image 2]. Chacun conviendra que l’effet produit est pour le moins contrasté. De même, alors que les nuanciers sont toujours plus diversifiés, les couleurs de la carte participent pleinement du message qu’elle transmet. En la matière, les choix du journal Le Monde sont particulièrement révélateurs : alors que le vote Macron apparaît dans des gammes d’orange, celui en faveur de Marine Le Pen est représenté du gris clair au noir [image 1]. Au contraire, le groupe Aujourd’hui en France / Le Parisien avait opté pour le mauve (Macron) et le bleu foncé (Le Pen).
Les résultats du second tour des élections présidentielles de 2017 dans les départements rapportés à la populationSource : Pierre Breteau , « Les résultats par département au second tour de la présidentielle 2017, rapportés à la population », Le Monde, 8 mai 2017. |
Les communes dans lesquelles Emmanuel Macron a obtenu plus de 70 % des suffrages exprimés au second tour des élections présidentielles de 2017Source : Jérémie Baruch, « Présidentielle : la carte des résultats du second tour, commune par commune », Le Monde, 8 mai 2017. |
2. Un consensus médiatique et non scientifique
Même dans une acception large, la présence de « spécialistes du territoire » dans les grands médias écrits, radiophoniques et audiovisuels est limitée à quelques figures. Citons entre autres, dans un ordre peu ou prou décroissant de visibilité((Estimée de manière approximative à partir du nombre de citations dans les sites internet du Monde, de Libération et du Figaro au cours des années 2015, 2016 et 2017.)) : Christophe Guilluy, Emmanuel Todd, Hervé Le Bras, Frédéric Gilli, Laurent Davezies, Jacques Lévy. Seul ce dernier est issu de la géographie académique, mais fort heureusement cette dernière ne détient pas le monopole de l’expertise territoriale. Cette situation renvoie aux modalités de sélection des intervenants dans les médias, fondées essentiellement sur les réseaux d’interconnaissance et sur la recherche de « bons clients » récurrents (Van de Velde, 2012). Elle traduit aussi sans doute une certaine réticence des universitaires à s’engager dans le débat public.
Une nouvelle fois, le quotidien français « de référence » est assez symptomatique de cette évolution. Au lendemain du premier tour des élections de 2017, il sollicite, pour appuyer sa « une » décrivant une « France coupée en deux », l’avis d’habitués de ses pages « Débats » : Jacques Lévy, Christophe Guilluy et Hervé Le Bras. Nous laisserons de côté ce dernier, qui se présente comme démographe et n’a jamais revendiqué une appartenance à la discipline géographique. De fait, son approche de la répartition spatiale du vote FN en termes de « coupure anthropologique » liée « aux forme[s] de sociabilité et de voisinage »((Marie-Pierre Bourgeois, « La nouveauté de cette élection, ce sont les clivages politiques à l’intérieur des régions », entretien avec Hervé Le Bras, La Gazette des communes, 25 avril 2017)) nous ramène au temps d’André Siegfried, qui s’attachait il y a un siècle (1913) à expliquer l’opposition des orientations électorales entre l’ouest et l’est de la France par la nature géologique des sols et les formes de peuplement. Ce type de déterminisme géographique, s’il a joué un rôle important dans l’histoire de la discipline (Scheibling, 2011), a été fortement nuancé depuis (Bussi et al., 2016).
Nous nous limiterons aux deux premiers, qui occupent l’espace médiatique depuis quelques années. Leurs profils semblent radicalement opposés : l’un, Jacques Lévy, est un représentant de l’excellence académique française ; spécialiste de géographie politique (Lévy, 1994), théoricien reconnu (Lévy, 2000), il a codirigé un dictionnaire de référence dans la discipline (Lévy, Lussault, 2003) ; il a été chercheur au CNRS, puis longtemps titulaire de la chaire de géographie à Sciences Po et occupe désormais un poste de professeur à Lausanne. L’autre, Christophe Guilluy, se présente comme « géographe social » et consultant ; il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les inégalités spatiales en France (2004 ; 2010 ; 2014 ; 2016), qui ont retenu l’attention des médias et des partis politiques de tous bords ; enfin, il revendique sa prise de distance avec un « système » universitaire qu’il juge périmé et hostile à son encontre pour des motifs claniques et idéologiques((Voir à ce sujet son interview dans la revue (fortement marquée à droite) Éléments : « La diabolisation du FN est un révélateur de classe sociale », entretien avec Christophe Guilluy, Éléments n° 165, dossier « Le Parti des médias en accusation ».)).
Et pourtant, l’un et l’autre ne manquent pas de points communs : ils proposent de grands modèles explicatifs des comportements électoraux en prétendant analyser de manière globale les liens entre choix résidentiels, ancrages territoriaux et pratiques socioculturelles ; ils entretiennent un rapport fluctuant avec l’empirie ; enfin, leurs approches ont été largement et efficacement critiquées (voir plus loin). Ainsi, la vulgarisation de leurs vocables (« gradients d’urbanité ») et de leurs catégories (« France périphérique ») n’est pas le fruit d’un consensus scientifique mais d’une consécration médiatico-politique, à l’instar de ceux des nouveaux philosophes dans les années 1980 (Bourdieu, 1984).
Christophe Guilluy, souvent présenté comme « iconoclaste » ou « politiquement incorrect », a été reçu tour à tour par Nicolas Sarkozy et François Hollande((voir Grégoire Biseau, « Le livre de gauche qui inspire la droite », Libération, 30 mars 2012)). Régulièrement repris par de nombreux médias (de L’Humanité à Causeur), son discours infuse, voire structure le débat politique de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, en passant par le nouveau président de la République Emmanuel Macron, qui aurait « valid[é] [son] diagnostic »((voir « En 2017 ou en 2022, la France périphérique fera basculer la présidentielle », Entretien avec Christophe Guilluy, Causeur, mars 2017)) à l’occasion d’une rencontre informelle entre les deux hommes. Peu connu du grand public, Jacques Lévy n’en est pas moins très régulièrement interrogé par la presse de centre-gauche (Le Monde, Libération((Voir par exemple http://www.liberation.fr/auteur/6681-jacques-levy))), ainsi que par les radios du service public, au point d’être sollicité sur des sujets de plus en plus variés. Longtemps conseiller au ministère français de la recherche, il est également membre du jury du Grand prix de l’urbanisme.
3. Le territoire français a plus d’une pente !
Si ces deux géographes ont autant d’écho, c’est pour deux raisons principales. La première est qu’ils ont été parmi les pionniers, dans une discipline longtemps pauvre en efforts conceptuels, à développer un cadre d’analyse global des mutations de la France et de ses territoires dans un contexte d’urbanisation achevée, de mondialisation-métropolisation et de remise en cause de l’Etat-providence. Avec des méthodes souvent innovantes, au premier rang desquelles le recours à la cartographie, ils ont contribué à sensibiliser le monde politique, mais aussi une partie du grand public, à l’évolution spatiale des inégalités sociales depuis une trentaine d’années. La seconde raison est que l’un comme l’autre proposent, pour appréhender ces phénomènes complexes et sources de nombreuses tensions et inquiétudes sociales et politiques, des clés de lecture efficaces qui ont le triple avantage de séduire les journalistes, de rassurer les élus et de susciter le débat. En effet, leurs analyses dessinent les traits d’une France coupée tantôt en deux, tantôt en trois, en fonction de quelques variables agrégées. Un retour sur les dernières élections est ici particulièrement révélateur, chacun ayant vu dans les résultats une validation de sa propre « théorie ».
« Macron est […] le candidat des métropoles mondialisées. Inversement, de la même manière que l’Amérique périphérique a porté le vote Trump et l’Angleterre périphérique le Brexit, la France périphérique, celle des petites villes, des villes moyennes et des zones rurales, porte la contestation populiste. » (Christophe Guilluy, Le Monde, 26 avril 2017)
« La carte « Deux France face à face : les villes contre le périurbain » est le point d’arrivée provisoire d’une déjà longue histoire. Cette histoire commence en 1992 avec le référendum sur le traité de Maastricht. En opposant les villes au reste du territoire, la géographie de ce vote bouleversait l’image habituelle de la France électorale. Ce qui, à l’époque, portait seulement sur l’Europe, est devenu aujourd’hui le cœur de l’opposition entre l’espace d’Emmanuel Macron et celui de Marine Le Pen, et au-delà, entre deux France qui se font face. » (Jacques Lévy, Le Monde, 26 avril 2017)
Et pourtant… De très nombreux travaux menés par une nouvelle génération de chercheurs proposent une géographie électorale bien différente, fondée sur des échelles d’analyse fines et des méthodes pluridisciplinaires, dont les résultats invalident partiellement ou totalement ces approches.
1) « Gagnants » contre « perdants » ? Ainsi donc le vote Macron serait celui de la « France d’en haut » contre la « France périphérique » ; de la « France des villes » contre celle du « périurbain » ; de « l’ouverture au monde » contre la « fermeture et l’entre-soi » ; en somme, de la France des « gagnants » (de la mondialisation) contre celle des « perdants ». Ces visions schématiques négligent la complexité des évolutions contemporaines : toutes les recherches actuelles convergent pour souligner l’inscription croissante des disparités socioéconomiques à des échelles micro-géographiques. Comme le rappelait déjà Roger Brunet il y a plus de 25 ans, « le territoire français a plus d’une pente » (1990, p. 49). Elles sont, par ailleurs, largement démenties par les faits. Plusieurs chercheurs, comme Frédéric Gilli((Frédéric Gilli, « Deux France se feraient face ? C’est un peu rapide ! », tribune au Monde, 27 avril 2017.)), ont montré qu’Emmanuel Macron a obtenu au premier tour des scores plutôt homogènes dans tous les types de territoires. Il a rassemblé, par exemple, 21 % des suffrages exprimés dans l’espace rural, 22 % dans les petites villes, 23 % dans les couronnes périurbaines des grandes agglomérations. Les résultats du second tour ont confirmé cette relative « ubiquité territoriale » du vote Macron : le candidat centriste arrive en tête dans 26 000 communes sur 35 000 ; dans tous les départements à l’exception du Pas-de-Calais et de l’Aisne ; dans toutes les régions. Bien au-delà des centres des grandes métropoles, il réalise ses meilleurs scores dans des villages de Corse, de la Drôme, des Pyrénées (une quarantaine de communes à 100 %) ; dans des banlieues « populaires » d’Ile-de-France comme Argenteuil (79 %), Sartrouville (80 %) ou Montreuil (87 %) ; dans des capitales régionales non métropolitaines aussi différentes que Clermont-Ferrand (80 %) ou Orléans (80 %). Son score demeure sensiblement au-dessus de la moyenne nationale dans des villes moyennes fragilisées comme Bar-le-Duc (69 %) Châteauroux (71 %) ou Bourges (75 %)((Ce qui, par ailleurs, est loin d’être le cas de toutes les « villes moyennes » - catégorie floue et labile qui regroupe une grande diversité de situations territoriales (Demazière, 2014).)). Quelques exemples plus frappants encore soulignent toutes les limites de la typologie proposée par Christophe Guilluy appliquée aux élections de 2017((Celle-ci propose de circonscrire la « France d’en haut » aux quinze premières aires urbaines du pays. Suite à de nombreuses critiques, Christophe Guilly a quelque peu précisé sa pensée, sans toutefois en modifier les principaux fondements.)) : alors que les électeurs de l’aire urbaine de Lens-Douai, classée dans la « France d’en haut » (les élus et la population seront heureux de l’apprendre), donnent une large majorité à Marine Le Pen (56 %), ceux des aires de La Rochelle ou d’Annecy, qui font partie de la « France périphérique », ont accordé une préférence très nette à Emmanuel Macron (respectivement 74 % et 71 %).
2) « Villes » contre « campagnes » ? Sur ce point, Christophe Guilluy et Jacques Lévy sont en désaccord. Alors que le premier appelle à nuancer la vision d’une France uniformément urbaine dans laquelle l’espace rural aurait disparu (Guilluy, 2016), le second postule, au contraire, que l’urbanisation du territoire est « achevée » et que les différences sont désormais internes au monde urbain selon un « gradient d’urbanité » (Lévy, 2013)((Pour une version simplifiée de cette approche, voir Sibylle Vincendon, « La France est fâchée avec le pays réel », Libération, 28 juin 2013.)). Leur point commun est d’affirmer, avec raison, que ces catégories d’analyse sont aujourd’hui dans une large mesure obsolètes. Ainsi, selon l’INSEE, dont les zonages ont pourtant longtemps volontairement survalorisé le poids des campagnes, 61,5 millions de personnes, soit 92 % de la population, vivent sous l’influence de la ville ; pour l’essentiel, il s’agit de personnes résidant dans des zones d’échanges intensifs entre les lieux de domicile, de travail et de loisirs, dont les modes de vie sont largement « urbanisés ». Dans ce contexte, l’opposition historique – et singulière à la France – entre « urbain » et « rural » demande à être analysée à l’aune de nouvelles grilles de lecture((Voir par exemple les travaux du Laboratoire d’études rurales à l’Institut des Sciences de l’Homme de Lyon)). Par ailleurs, contredisant les clichés sur l’enracinement rural du vote frontiste (« Macron des villes contre Le Pen des champs »), Pierre Veltz a rappelé avec justesse la composante fondamentalement urbaine du vote en faveur de Marine Le Pen en mai 2017((Voir Pierre Veltz, « La France coupée en deux : une image simpliste et dangereuse », Les Échos, 24 mai 2017)). Au contraire, Emmanuel Macron a réalisé d’excellents scores au second tour dans certains des départements les moins « urbanisés » ou « métropolisés » du pays comme le Cantal (70 %), la Mayenne (72 %) ou l’Aveyron (73 %).
3) « Centres » contre » périphéries « ? En dépit de plusieurs désaccords, les deux auteurs convergent pour présenter les périphéries lointaines des grandes villes comme des territoires plutôt homogènes, peuplés de ménages modestes tentés par le vote populiste en raison de multiples « frustrations sociales ». Ainsi, comme on l'a vu, Jacques Lévy développe une approche par les gradients d’urbanité((Selon Jacques Lévy, il existe un continuum depuis les parties centrales des villes jusqu’à l’infra-urbain (« les zones les plus éloignées des grandes villes ») en passant par le périurbain, l’hypo-urbain (« les franges extérieures des aires urbaines ») et les petites villes « relativement isolées ». Pour une explication simplifiée de cette approche : Jean-Laurent Cassely, « Géographie électorale, qui détient les clés du "mystère français" ? », Slate, 14 juillet 2013.)), qui serait validée par l’augmentation relative du vote FN à mesure que l’on s’éloigne du centre des aires urbaines. À l’inverse de ces représentations, de multiples travaux (Berger, 2004 ; Dodier, 2007 ; Roux, Vanier, 2008 ; Vanier, 2012 ; Girard, Rivière, 2013 ; Cailly, 2014 ; Nessi et al., 2016) ont souligné la diversité sociale, spatiale et fonctionnelle des espaces périurbains. Au plan électoral, Anne Lambert (2012), Violaine Girard (2014, 2017) et Jean Rivière (2009 ; 2011 ; 2012) ont montré, à partir d’analyses à l’échelle du bureau de vote menées dans des agglomérations de toutes tailles, que les populations périurbaines les plus aisées votent pour l’essentiel pour des partis de gouvernement. De même, Éric Charmes et al. (2013) expliquent que lorsque la commune de résidence est choisie, qu’elle est bien localisée et qu’elle offre un cadre de vie agréable, la vie périurbaine ne favorise pas le vote populiste. Le département des Yvelines offre une illustration frappante de cette situation : non seulement le score d’Emmanuel Macron ne décroit pas avec la distance à Paris, mais il reste supérieur à la moyenne départementale dans des communes favorisées situées aux franges de l’aire urbaine comme Les Essarts-le-roi (77 %), Montfort-L’amaury (77 %) ou Grosrouvre (82 %) – ce que Jacques Lévy explique, au prix d’un certain « funambulisme intellectuel »((Selon l’une de ses expressions favorites pour répondre à ses détracteurs.)), par la présence d’un « anneau des seigneurs »((Il s'agit d'une ceinture peuplée de ménages à hauts revenus qui chasseraient les périurbains les plus modestes dans l'espace rural plus éloigné. Voir par exemple Tess Gagnage, Margaux Lavernhe et Diane Beduchaud, « Regarder le péri-urbain : compte rendu de la séance du séminaire « Re/lire » avec Jacques Levy et Éric Charmes, 26 janvier 2015 », Re/lire les sciences sociales, 2015.)). Ce phénomène est pourtant peu identifiable au nord et à l'est de la région parisienne, et même totalement introuvable dans des aires urbaines à la géographie sociale complexe comme Marseille ou Lille. Enfin, les travaux les plus récents s’attachent à montrer la grande variabilité du vote au sein-même des communes-centres des grandes agglomérations((Voir le dossier consacré par la revue Métropolitiques au vote des grandes villes)), comme en témoigne le cas marseillais (Gombin, 2017).
4. Pour des approches localisées fines et pluridisciplinaires du vote
Ainsi, la grande majorité des recherches contemporaines qui inscrivent les processus électoraux dans leurs contextes locaux soulignent la complexité et la labilité des liens entre votes et territoires. Elles ont, par ailleurs, mis en lumière deux écueils majeurs.
1) Le premier est de laisser croire que les territoires, notamment périurbains, aient en commun des caractéristiques intrinsèques suffisamment homogènes pour les singulariser radicalement les uns des autres.
« Dans les choix de ceux qui y [le périurbain] résident, on trouve des éléments récurrents, notamment un rapport à la société qui privilégie le privé sur le public. Préférer être propriétaire plutôt que locataire, c’est un choix. Avoir son jardin plutôt qu’un accès à un parc, c’est un choix. Prendre sa voiture et circuler dans un espace fait d’autoroutes et de ronds-points plutôt que prendre le bus, le tram ou le métro, faire le taxi pour ses enfants plutôt que les laisser explorer la rue, choisir ses voisins plutôt que devoir se frotter à une certaine altérité dès qu’on sort de chez soi, c’est un choix. Il n’est donc pas surprenant que, d’élection en élection, se vérifie la rencontre entre choix d’habiter et choix politique. » (Jacques Lévy, Libération, 28 juin 2013)
Il en découle une forme d’essentialisation – « le centre-ville » plébisciterait Macron, « les banlieues » lui préféreraient Mélenchon, tandis que le « périurbain » et plus encore « l’hypo-urbain » voteraient plus volontiers Le Pen – qui tend à laisser croire que l’espace est acteur de sa propre production. Par ailleurs, quel étrange paradoxe de s’attacher à déconstruire, avec justesse, les catégories de l’INSEE pour en créer ensuite de nouvelles, tout aussi contestables, malgré des fondements empiriques plus que fragiles. Ce qui est particulièrement frappant dans le cas de Christophe Guilly (Grandclément, 2016) l’est nettement moins dans celui de Jacques Lévy, dont l’élaboration théorique repose sur de longues années d’enquêtes approfondies (Lévy, 1994). Toutefois, la lecture de ses travaux plus récents ne donne aucunement à voir, contrairement à ce qu’il affirme, une « convergence durable des données de masse » (Lévy, 2013) susceptible de stabiliser ses catégories.
2) Le second écueil est de supposer que la localisation résidentielle serait le principal, voire l’unique facteur explicatif des orientations électorales. Autrement dit, de croire que l’on peut aisément déduire les propriétés des électeurs des propriétés dominantes des « territoires du vote ». D’une part, comme l’ont montré de nombreux travaux, parfois de manière contradictoire (Davezies, 2012 ; Bouba-Olga, Grossetti, 2014), la fragilité socioéconomique d’un territoire n’implique pas nécessairement celle des populations qui y résident - la relation inverse n’est pas plus vraie. D’autre part, sauf à l’étayer à partir de données sociologiques, rien ne dit que la présence d’un vote Macron à Charleville ou à Valenciennes soit « anthropologiquement » différente d’un vote Macron à Rennes ou à Paris. Cette « erreur écologique » (Ecological fallacy), bien connue en sciences sociales, a été amplement documentée depuis plusieurs années (Pumain, Saint-Julien, 2010)((Denise Pumain et Thérèse Saint-Julien donnent pour exemple d’erreur écologique en géographie le cas apparemment paradoxal de la grande attractivité migratoire de certaines régions du sud de la France aux taux de chômage élevés.)).
Finalement, on peut observer un net décalage entre le savoir accumulé dans les recherches, les options éditoriales des grands médias et les orientations prises par les débats politiques. Faut-il pour autant renoncer à analyser les résultats électoraux à l’aune d’approches spatialisées ? Bien au contraire ! À l’instar de nombreux géographes qui ont accompagné l’évolution de leur discipline dans le champ des sciences humaines et sociales, il convient pour cela de mobiliser des méthodes rigoureuses, des focales fines et des approches pluridisciplinaires.
À partir d’un travail statistique et cartographique mené à l’échelle des bureaux de vote, croisant données électorales et données sociologiques – en matière d’âge, de catégories socioprofessionnelles, de revenus, etc. –, la plupart des auteurs soulignent le rôle décisif de ségrégation socio-spatiale dans la différenciation des résultats, y compris à des échelles très fines. Par ailleurs, l’analyse de la situation de la ville au sein du territoire régional et national, de l’orientation et de la spécialisation de l’économie urbaine et régionale, de la structuration de l’emploi, de l’histoire politique locale (Bussi, 2004), et des recompositions des jeux d’acteurs (comme le montre avec éclat le cas niçois) demeurent indispensables à l’analyse des corrélations, surtout quand on souhaite en faire de véritables liens de causalité.
Quel étrange moment ! Alors que les spécialistes n’ont jamais eu à leur disposition autant de données((Une nouvelle étape a été franchie avec l’accès progressif aux résultats électoraux à l’échelle des 70 000 bureaux de vote français, dont la diffusion est largement assurée par la presse.)), alors que toutes les évolutions contemporaines invitent à penser la complexité, les analyses les plus courues en matière de géographie électorale n’ont jamais été aussi simples. Fort heureusement, celles-ci ne reflètent en rien la vivacité de la discipline géographique et le dynamisme de ses chercheurs.
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Émissions radiophoniques
- « Le FN pavillonnaire est-il vraiment si populaire ? », entretien avec Violaine Girard sur France Culture, La Suite dans les idées, émission animée par Sylvain Bourmeau, 27 mai 2017, 28 min
-
« Qui a voté quoi ? », France Culture, Du Grain à moudre, émission animée par Hervé Gardette, 25 avril 2017, 40 min.
Aurélien DELPIROU
agrégé et docteur en géographie, maître de conférences à l’École d’urbanisme de Paris,
chercheur au sein du laboratoire Lab’Urba de l’université Paris-Est, corédacteur en chef de la revue Métropolitiques.
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Aurélien Delpirou, « L'élection, la carte et le territoire : le succès en trompe-l’œil de la géographie », Géoconfluences, 2017. URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/eclairage/election-geographie-medias |