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Gestion de l'eau en Espagne : les canaux de la discorde

Publié le 01/03/2004
Auteur(s) : Laurent Carroué, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, directeur de Recherche à l’IFG - université Paris VIII

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Approuvé en février 2001 par le gouvernement espagnol, le plan hydrologique national (PHN) prévoit le transfert des eaux de l'Ebre vers le sud-est de la péninsule. Il est l'objet de contestations qui traduisent les enjeux environnementaux, économiques et politiques liés à la maîtrise, à l'utilisation et à la répartition de l'eau en Espagne et, au-delà, dans l'ensemble du bassin méditerranéen.

Dès l'Antiquité, la maîtrise de l'eau (régulation des débits, stockage, drainage, irrigation) a constitué un phénomène de civilisation essentiel dans le bassin méditerranéen. L'importance stratégique de la gestion de l'eau en fait depuis des siècles un instrument, mais aussi un symbole de pouvoir. Les vieilles organisations communautaires gérant les regadios en sont une illustration comme, plus récemment, les politiques d'équipement mises en oeuvre par l'État central, de la dictature franquiste aux gouvernements socialistes des années 90 (avec, en particulier, la loi sur l'eau de 1993).

L'approvisionnement en eau, une préoccupation partagée dans le monde méditerranéen (document)

Aujourd'hui, si l'Espagne est relativement bien arrosée (684 millimètres en moyenne chaque année), quatre facteurs géographiques interviennent pour expliquer une situation contrastée et tendue. D'abord, la chaleur estivale prélève 68% des volumes par évapotranspiration avant même tout ruissellement. Ensuite, la répartition est très inégale et oppose un Nord et un Nord-Ouest humides à un Sud aride : la Catalogne reçoit 800 mm/an, mais le Cap de Gata, à l'extrême sud, seulement 113. Troisième facteur : les variations saisonnières (génératrices de crues dévastatrices) et interannuelles (avec des rapports de 1 à 7) font peser une incertitude permanente sur l'alimentation. Enfin, le fort cloisonnement des reliefs isole une succession de bassins étroits, alors qu'une grande partie des eaux de l'Espagne est drainée vers le Portugal. D'où la nécessité de stocker les excédents d'hiver.

Les menaces de pénurie sont renforcées par la constante augmentation des besoins. Alors que la consommation de la population (13%) et celle de l'industrie (7%) sont en forte hausse, du fait de la croissance démographique et urbaine, de l'élévation du niveau de vie et du développement industriel et touristique, l'agriculture continue d'utiliser 80% des ressources pour l'irrigation par submersion, laquelle entraîne un énorme gaspillage. Ces dernières décennies, l'intégration croissante de l'économie espagnole à l'Europe a encore favorisé le développement de nouveaux périmètres, valorisant l'avantage thermique dont dispose le sud de la péninsule pour se spécialiser dans des productions agricoles de masse à faible coût de production : ainsi, 3,5 millions d'hectares irrigués, soit 16% de la surface agricole utile, produisent 60% de la valeur agricole totale (fruits et légumes, céréales, riz, coton et canne à sucre...).

 Cette stratégie s'est accompagnée d'aménagements ruraux intégrés, grâce à des équipements hydrauliques de grande ampleur. Dès la période franquiste, les principaux bassins furent dotés de nombreux barrages qui transformèrent totalement le régime de certains fleuves, tandis qu'une politique de transferts des eaux entre bassins hydrographiques était mise en oeuvre dès les années 70. Ainsi, le Trasvase, un canal de 286 kilomètres de long entre les bassins du Tage et de la Segura, a été inauguré en 1979 : avec un débit de 33 m³/seconde, il permet l'irrigation de 135 000 hectares dans les huertas de Murcie et de Lorca.

Pour remédier à cette situation, Madrid a lancé en 2000 un vaste plan hydrologique national (PHN) destiné à atténuer les disparités régionales par une meilleure répartition de l'eau sur l'ensemble du territoire. Le plan préconise la modernisation de l'irrigation et la remise en état des canalisations (20% de l'eau est perdue du fait de canalisations défectueuses). Il insiste également sur le développement de l'assainissement et de l'épuration des eaux, la prévention des inondations et la restauration hydrologique forestière. Mais il continue parallèlement de s'inscrire dans une logique d'augmentation de l'offre, à travers la construction de 70 barrages, pour un coût de 24 milliards d'euros sur huit ans, financés pour un tiers par l'Union européenne au titre du Fonds européen de développement régional (FEDER) et du Fonds de cohésion.

Réalisation cartographique : Nelly Jacques

Alternatives économiques, n° 199, 01/2002

Site en ligne de la revue : www.alternatives-economiques.fr

Le coeur de ce plan hydrologique repose sur le transvasement de 1 milliard de m³ annuels de l'Ebre, qui traverse cinq régions du Nord, vers les zones déficitaires du littoral méditerranéen (Valence, Murcie, Almeria, l'Andalousie...).

C'est ce projet de transfert qui avait fait descendre 400 000 personnes dans la rue à Madrid et à Saragosse en mars 2001, puis des dizaines de milliers à Bruxelles, en septembre, avec l'appui des communautés autonomes d'Aragon, de Catalogne, des Asturies et des Baléares. Car si tout le monde s'accorde, en Espagne, pour admettre désormais que le développement économique et agricole de ces dernières décennies a négligé les questions environnementales et hydrologiques, l'accord est loin d'être établi sur les solutions à mettre en oeuvre.

L'État central et ses ministères continuent de penser grands travaux. Les acteurs socio-économiques du Sud, eux, veulent continuer à gaspiller sans compter, en recevant du Nord de nouvelles quantités d'eau. En face, le mouvement de protestation des Catalans s'accompagne d'un solide pragmatisme. Tout en cherchant à conserver l'usage exclusif de leurs propres ressources, ils se tournent vers les eaux du Rhône pour répondre à la croissance de leurs besoins. D'où la relance, en 2001, d'un projet d'aqueduc de 320 km, enterré à 2,4 m, afin d'éviter les pertes par évapotranspiration et les prélèvements sauvages et dont l'objectif serait d'assurer le transfert annuel de 350 à 400 millions de m³ pour un coût de 900 millions d'euros.

Face aux pénuries d'eau, l'Espagne, comme tous les pays méditerranéens, n'échappera pas à une remise en question d'un mode de développement extensif qui gaspille et pollue, au profit d'une croissance plus durable et raisonnée. En particulier dans l'agriculture.

*Regadio : espace agricole irrigué des plaines littorales et des grandes vallées, dont les célèbres huertas andalouses, d'origine arabe. Il s'oppose au secano, espace d'agriculture extensive aux maigres pâturages et à l'arboriculture ou à la céréaliculture sèche.

 

Pour compléter, pour prolonger, quelques ressources :

Transferts d'eau en Espagne et vers l'Espagne
L'eau au Proche-Orient : une question géopolitique

Il s'agit d'une question souvent abordée à travers médias et ouvrages. On peut, par exemple, consulter les sites suivants :

  • Palestinian Academic Society for the Study of International Affairs (PASSIA), une institution arabe indépendante. Voir notamment dans la section Palestine Facts, les bulletins intitulés : Water - The blue gold of the Middle East (juillet et septembre 2002), en documents .pdf à télécharger : www.passia.org/index_about.htm
  • Water and conflict - Un site sur le rôle de l'eau dans les conflits et la coopération, plus particulièrement consacré à la situation au Proche Orient : http://waternet.UGent.be
Et aussi :

 


Laurent Carroué, adapté d'Alternatives économiques n° 199 (01/2002),

le 01/03/2004

Mise en page web et compléments : Sylviane Tabarly

 


Mise à jour :   01-03-2004

 

 

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Pour citer cet article :  

Laurent Carroué, « Gestion de l'eau en Espagne : les canaux de la discorde », Géoconfluences, mars 2004.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Medit/MeditScient4.htm