Timor, géohistoire des frontières stratifiées
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L’île de Timor est composée pour sa moitié orientale du premier État indépendant du troisième millénaire, après des troubles qui en ont fait le lieu d’un des plus grands drames humain du XXe siècle. Une indépendance relativement réussie depuis 2002 et une volonté du pays de se projeter résolument vers l’avenir font désormais oublier cette période sombre de son histoire.
Timor est aussi une des rares îles divisées au monde, même si l’existence de sa frontière terrestre entre l’Indonésie et la République Démocratique du Timor oriental – relativement connue – tend à occulter une situation nettement plus complexe, notamment de par la présence de petites îles alentours et d’une délimitation maritime qui associe l’Australie aux négociations pour le partage des ressources en mer de Timor.
Pour aborder cette complexité, l’approche géohistorique s’avère la plus pertinente, afin de prendre la mesure de l’imbrication des frontières – sur terre et en mer – entre les trois pays concernés, dans un contexte qui a été marqué par plusieurs siècles de présence coloniale et par une invasion suivie d’une occupation militaire du Timor oriental (Timor-Leste en portugais) par l’Indonésie de 1975 à 1999.
Ainsi, une analyse des tractations et de l’évolution des découpages depuis la période coloniale permet de montrer qu’alors que le droit international d’inspiration occidentale cherche à favoriser le principe de frontières nettes et bien marquées, particulièrement depuis la fin du XIXe siècle (Foucher, 1988), les contraintes des pratiques et les rapports de forces entre pays tendent à induire la superposition ou la stratification de plusieurs frontières. Les tracés peuvent ainsi être différents pour les droits sur les fonds marins et pour ceux sur la colonne d’eau qui la surplombe, ou bien les droits souverains d’un État sur un territoire peuvent être contrebalancés par ceux des populations d’un pays voisin d’y poursuivre des pratiques traditionnelles.
Le cas de l'île de Timor témoigne de ces évolutions ainsi que de l’option qui pourrait devenir plus fréquente à l’avenir de zones d’exploitation en commun pour lesquelles la procédure de délimitation de la frontière serait différée afin de permettre une extraction plus rapide des ressources.
1. De multiples divisions anciennes
Une situation de carrefour pour les multiples migrations préhistoriques de l’Asie vers l’Océanie a amené à date ancienne la division de l’île de Timor en nombreux royaumes. À ces découpages s’est ajoutée à partir du XVIe siècle une influence coloniale qui a abouti à la partition de l’île de Timor entre le Portugal et les Pays-Bas, ce qui n’a pas empêché le maintien de territoires enclavés.
1.1. Un long processus de découpage territorial
Au carrefour des migrations entre l’Asie et le Pacifique, l’île de Timor qui s’étend sur 30 777 km² – une taille équivalente à celle de la Belgique – a été traversée et peuplée par de nombreux groupes humains depuis plus de 60 000 ans. Même si elles se sont mêlées, il est possible de distinguer au moins deux grandes origines des populations : les plus anciennes, apparentées linguistiquement aux Mélanésiens de Nouvelle-Guinée, et les Austronésiennes, arrivées de Taiwan via les Philippines et les Moluques il y a environ 4 500 ans.
Document 1. Carte de localisation du Timor oriental |
Les brassages ont induit le découpage de l’île en une multitude de chefferies ou royaumes qui ont évolué au gré des rapports de forces locaux, avant le début de l’influence occidentale avec l’arrivée des Portugais au début du XVIe siècle, puis de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales (VOC) au XVIIe siècle.
Avant même qu’une frontière nette ne soit définie entre ce qui allait devenir deux colonies séparées, les Portugais avaient été amenés à distinguer deux territoires : Bellos à l’est, qui regroupait les royaumes leur étant favorables, et Servião, à l’ouest, correspondant à ceux qui leurs étaient opposés et tendaient à se rapprocher de la VOC. Cette distinction – que de nombreux administrateurs ont cherché à conforter par des analyses linguistiques, culturelles, voire « raciales » – était en fait des plus mouvantes et des plus floues, sachant que certains royaumes décidaient de changer d’alliance au gré des situations. C’est ainsi que l’ensemble du Wehale – parfois qualifié d’ « Empire » – qui regroupait sous une tutelle symbolique des dizaines de royaumes du centre de l’île, a plusieurs fois changé d’allégeance entre les deux puissances européennes.
Document 2. Les royaumes réunis dans le Wehale au milieu du XVIIIe siècleCliquez ici pour voir la carte en grand. |
À cette époque, les enjeux dépassaient aussi le périmètre de Timor, puisque des implantations portugaises existaient également dans d’autres îles et particulièrement dans l’est de l’île de Flores, ainsi que dans les petites îles voisines de Solor, Adonara, Lomblem, Pantar et Alor.
La distinction binaire des Portugais minimisait aussi une autre composante importante, celle des métis ou Topasses, également appelés « Portugais noirs ». Principalement basés dans la région de l’actuelle enclave d’Oecussi/Ambeno au nord-ouest de l’île de Timor, mais aussi dans les îles environnantes comme Flores, ils cherchaient à échapper aux emprises occidentales. Gaspar da Costa, le chef des Topasses au milieu du XVIIIe siècle, aurait réuni une armée de 50 000 hommes et failli chasser les représentants de la VOC de Timor. En 1769, les Topasses obligèrent également les Portugais à quitter leur fort principal à l’ouest pour s’installer dans la région de l’actuelle capitale Dili (Hägerdal, 2012).
Document 3. L’évolution des influences et des frontières coloniales à TimorCliquez ici pour voir la carte en grand. |
Au milieu du XIXe siècle, il y avait encore à Timor une cinquantaine de royaumes relativement indépendants alliés aux Portugais, et une vingtaine liés aux Pays-Bas, sachant que l’influence néerlandaise directe n’excédait guère quelques dizaines de kilomètres autour de leur fort de Kupang à l’extrémité occidentale de l’île. Les représentants des Pays-Bas parvinrent néanmoins à négocier en 1851 avec le gouverneur portugais Joaquim Lopes de Lima un traité qui leur était très favorable. Ils y cédaient certes la riche enclave de Maubara au centre de la côte nord et donnaient 200 000 florins, mais ils obtenaient en échange que les Portugais renoncent à la plupart de leurs revendications sur Flores et les îles adjacentes, ainsi que sur plusieurs territoires enclavés dont le royaume de Maukatar (Pélissier, 1996). Le territoire sous contrôle portugais se trouvait donc principalement limité à la partie orientale de Timor, à l’enclave d’Oecussi/Ambeno sur la côte ouest, ainsi qu’aux îles d’Ataúro (au large de la capitale Dili) et de Jaco (à l’extrémité orientale), ce qui correspond sensiblement aux frontières terrestres actuelles entre Timor oriental et Indonésie.
Dans un premier temps, le gouvernement portugais refusa de reconnaître la validité de ce traité et destitua même le gouverneur Lopes da Silva qualifié de « félon ». Les Pays-Bas refusèrent toutefois de renégocier sur le fond, y compris lors de nouveaux traités en 1854 et 1859, quand le Portugal proposa de céder d’autres possessions – notamment en Afrique – contre la souveraineté sur la totalité de l’île de Timor.
Les incertitudes sur les alliances et les limites territoriales des royaumes, ainsi que la présence de nombreuses enclaves rendirent encore nécessaires deux conventions en 1893 et en 1904, puis un arbitrage de la Cour Internationale de Justice de La Haye en juin 1914 pour finaliser la délimitation de la frontière. Les grandes lignes du partage de 1851 ne furent toutefois pas remises en question, même si on peut signaler un premier cas de stratification. En effet, les Portugais obtinrent que les Pays-Bas s’engagent à maintenir la pratique du catholicisme à l’ouest de Timor, ce qui fut d’ailleurs respecté (Durand, 2004).
Document 4. Les délimitations locales et coloniales à la fin du XIXe siècleCliquez ici pour voir la carte en grand. |
1.2. Contrôle territorial, enclaves et îles « oubliées »
L’évolution du rapport de force entre Portugais et Hollandais explique l’aspect dynamique de la frontière. Celui-ci est encore compliqué par la question du contrôle territorial effectif, celle des enclaves, et les îles oubliées par les traités de délimitation.
Le partage entre les deux nations avait été effectué sans consulter les royaumes locaux concernés. Jusqu’aux années 1890, la plupart des souverains de Timor reconnaissaient une souveraineté symbolique de la puissance européenne à laquelle ils étaient alliés, en acceptant de payer un tribut en nature mais en conservant une grande liberté dans la gestion de leurs affaires intérieures. Alors que le Portugal connaissait encore un régime monarchique, Affonso de Castro – qui a été gouverneur du Timor portugais de 1859 à 1863 – qualifiait leur mode de gouvernement de République aristocratique.
C’est seulement en 1952 que les royaumes de la partie orientale de l’île de Timor furent abolis, ce qui montre que les délimitations anciennes ont survécu au moins symboliquement jusqu’au milieu du XXe siècle.
La notion d’« enclave » se posait différemment pour les sociétés timoraises traditionnelles et pour les Européens du XIXe siècle, dans la mesure où la continuité territoriale était moins importante que les alliances entre populations. Ainsi, par exemple, à côté de son domaine de l’actuelle enclave d’Oecussi/Ambeno sur la côte nord-ouest, la communauté des métis Topasses disposait également d’une place forte à Noimuti au cœur du Timor occidental. Cette dernière ne sera finalement cédée aux Hollandais qu’en 1904 au nom du principe de la suppression des « enclaves ». Le territoire d’Oecussi/Ambeno ne fut en revanche pas considéré alors comme telle, car les Portugais pouvaient y accéder par mer. Vu l’état des routes à l’époque, de nombreuses liaisons se faisaient par voie maritime, même lorsqu’il y avait continuité territoriale terrestre.
Deux îles non revendiquées dans les traités luso-néerlandais des années 1850 auraient également pu être intégrées au Timor portugais : Kisar et Batek. Certaines populations de Kisar – une petite île de 82 km² au sud de la pointe orientale de Timor – entretenaient des relations d’échange et d’allégeance avec des royaumes à l’Est de Timor. Comme elles s’étaient converties au protestantisme, le très catholique gouverneur Celestino da Silva ordonna à la fin des années 1890 que ces relations cessent, coupant ainsi cours à toute potentielle revendication territoriale ultérieure (Durand, 2004).
L’île de Batek, de taille encore plus réduite (0,1 km²) était déserte et se situait au large de l’actuelle enclave d’Oecussi/Ambeno. Avant l’arrivé des Portugais, les populations s’y rendaient pour des rituels animistes. À l’époque coloniale, les militaires portugais s’y rendaient aussi parfois lors de leurs congés. Étant donné sa dimension et l’absence de source d’eau potable, personne n’avait toutefois pensé à revendiquer Batek avant l’indépendance du Timor oriental en 2002 (cf. infra).
2. Des conflits frontaliers à l’origine surtout terrestres
À partir de la fin du XIXe siècle, les rivalités et les problèmes de démarcations de la frontière ont surtout concerné l’île principale de Timor, avec des tractations qui ont duré pendant plus de vingt ans entre les deux puissances coloniales : Pays-Bas et Portugal. Tandis que la partie occidentale de Timor était intégré dans l’archipel indonésien après la Deuxième Guerre mondiale, la moitié orientale est restée sous domination coloniale jusqu’à l’invasion et l’occupation par l’Indonésie, qui a tendu à faire disparaître cette frontière des cartes internationales de 1975 à 1999, même si l’ONU n'a jamais reconnu l’annexion et que le Timor oriental est resté un « terroire à décoloniser ».
2.1. La frontière de la « pacification » à l’occupation indonésienne
Les négociations de partages territoriaux étaient surtout effectuées sur le papier, en se basant sur une cartographie souvent rudimentaire. À ce titre, la première carte relativement précise de l’ensemble de l’île – encore qualifiée d’ébauche – a seulement été réalisée en 1914 par les Portugais (Durand, 2006). De fait, avant l’arrivée du gouverneur Celestino da Silva, en poste de 1894 à 1908, et les campagnes de conquêtes militaires qualifiées de « pacification » qui ont duré jusqu’en 1913, le contrôle portugais sur les multiples royaumes est resté limité.
La Deuxième Guerre mondiale fournit un autre exemple des ambiguïtés voire des contradictions internationales quant aux frontières. Alors que le Portugal s’était déclaré neutre, des soldats néerlandais et australiens ont pénétré au Timor oriental en 1941 dans le but d’empêcher les Japonais d’investir l’île et d’en faire une tête de pont vers l’Australie. De nombreux Timorais aidèrent les bataillons occidentaux jusqu’au retrait unilatéral des Australiens en janvier 1943. Les habitants du territoire subirent alors les doubles représailles des Japonais et des bombardements alliés, ce qui provoqua la destruction de la plupart des bâtiments et la mort de 10 % de la population locale. Mais en 1945, alors qu’il y avait eu violation de sa frontière, le Timor oriental fut exclu des zones pouvant bénéficier de dommages de guerre au nom de la neutralité du Portugal dans la guerre.
Les relations entre l’Indonésie et la partie orientale de Timor furent relativement pacifiques entre 1945 et le début de l’année 1974. De 1945 au milieu des années 1960, le président Soekarno insiste sur le fait qu’il n’a aucune revendication sur le territoire et qu’il veut juste récupérer la Papouasie occidentale à laquelle les Pays-Bas avaient souhaité accorder une indépendance séparée. Le régime du général Suharto après 1966 s’est bien accommodé de la dictature portugaise jusqu’à la Révolution des Œillets en avril 1974 (Defert, 1992). Les rares troubles frontaliers étaient surtout liés à quelques trafics de marchandises ou à la récupération de bétail ayant franchi les limites administratives qui n’étaient la plupart du temps pas marquées sur le terrain (Dovert et Durand, 2016).
Refaire l’histoire de l’invasion de 1975 par l’armée indonésienne, puis des presque vingt-cinq ans d’occupation dépasserait le cadre de cette étude. Il est cependant intéressant de souligner quelques aspects relatifs aux frontières, qui montrent à quel point elles peuvent faire symbole.
Si l’invasion a officiellement été lancée le 7 décembre 1975, les attaques militaires plus limitées ont débuté dès le mois de juin 1975 sur l’enclave d’Oecussi, afin de tester les réactions du Portugal et de la communauté internationale sur une frontière à l’écart du territoire principal. Par ailleurs, l’offensive du 7 décembre a été retardée de quelques heures, afin de permettre à l’avion du Président américain Gérald Ford, en visite à Jakarta, de quitter l’espace aérien indonésien, pour ne pas trop cautionner le fait accompli.
Toujours symboliquement, alors que de nombreux commentateurs ont déclaré que l’Indonésie aurait envahi le territoire « après son abandon » par le Portugal, cela s’avère inexact du point de vue du droit international. Certes, en raison de graves troubles, le gouverneur de l’époque avait quitté la capitale Dili en août 1975, avec tout son personnel, pour se réfugier dans l’île d’Ataúro, à une vingtaine de kilomètres au nord de Dili, mais cela restait à l’intérieur des frontières de la colonie. Le gouverneur n’a quitté Ataúro, donc la colonie, que le 8 décembre 1975, au lendemain de l’invasion.
Cette invasion a fait l’objet, pour la forme, de deux résolutions de l’Assemblée Générale et du Conseil de Sécurité de l’ONU les 12 et 22 décembre 1975, qui demandaient au gouvernement indonésien de « cesser de violer l’intégrité territoriale du Timor portugais », mais aucune force d’interposition ne fut proposée, ce qui montre le manque de volonté de la communauté internationale. Un autre événement au cours de cette période illustre la force des symboles. Entre ces deux résolutions, le 16 décembre 1975, l’Indonésie avait déclaré l’annexion unilatérale de la seule enclave d’Oecussi. Elle a en revanche attendu le mois de mai 1976 pour annexer officiellement le reste du territoire (Durand, 2002).
2.2. La réapparition d’une frontière en 1999
Document 5. Patrouille de casques bleus de l’ONU le long de la frontière pendant la transition onusienne en 2001. Source : extrait d’un film de l’auteur. |
Document 6. Camion du HCR (Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU) ramenant en 2001 au Timor oriental des personnes déplacées de forces vers l’Indonésie en 1999. Source : extrait d’un film de l’auteur. |
Document 7. Portique de sortie du territoire indonésien vers le Timor Oriental en 2015. Cliché Frédéric Durand. |
Document 8. Poste frontière de la République démocratique du Timor oriental dans l’enclave d’Oecussi en 2015. Cliché Frédéric Durand. |
Ces éléments symboliques liés aux frontières et notamment à la différence entre la partie orientale et l’enclave d’Oecussi ont ressurgi lors du processus de référendum en août 1999 et des tensions qui l’ont entaché. En ce qui concerne les frontières, il faut par exemple noter que le dépouillement du référendum fut effectué après avoir mélangé l’ensemble des bulletins, afin d’éviter que le gouvernement indonésien ne puisse entrer dans une démarche de revendication partielle, au cas où certaines circonscriptions auraient voté en faveur du maintien au sein de la République d’Indonésie.
Le score total se révéla sans appel, avec plus de 98 % des inscrits votant à 78,5 % pour l’indépendance, mais le risque d’une partition existait, comme en témoigne par exemple l’affectation des forces d’interposition internationale en septembre 1999. En effet, pour ménager la susceptibilité de l’Indonésie, l’ONU confia le contrôle de l’enclave d’Oecussi à des casques bleus issus de deux proches alliés de l’archipel : la Jordanie et la Malaisie.
On signalera également l’apparition en 2001 – pendant la période de tutelle onusienne (octobre 1999-mai 2002) – d’un mystérieux et éphémère mouvement dans la partie indonésienne de l’île pour supprimer la frontière et créer un « grand Timor » (Timor Raya). Sa motivation – spontanée ou pilotée par des éléments de l’armée indonésienne – n’a jamais été claire, mais il a vite disparu et les personnalités politiques de Timor-Est s’en sont toujours tenues au principe de maintien des frontières coloniales.
L’accession à l’indépendance le 20 mai 2002 s’est quant à elle déroulée sans difficulté et en grande cérémonie, même s’il s’est avéré au cours des années suivantes que l’équipe de transition onusienne avait mal préparé les cadres locaux à assurer la gestion du pays.
À ce sujet, une autre revendication symbolique a créé de vives tensions entre l’Indonésie et le Timor oriental après l’indépendance en 2002 lorsque José Ramos Horta, alors ministre des Affaires étrangères du Timor oriental a indiqué que l’îlot de Batek au large d’Oecussi appartenait à son pays. De fait, cette minuscule île de 0,1 km² n’avait été attribuée à personne lors du traité de 1904 et avait juste servi de point de mire pour la frontière maritime. L’Indonésie réagit alors vivement, d’autant qu’à la même époque elle attendait la décision de la Cour Internationale de Justice de La Haye sur deux autres petites îles disputées au large de Bornéo : Ligitan et Sipadan, que la Cour attribuera finalement à la Malaisie en décembre 2002.
Pour apaiser les tensions, et contre la promesse que les populations de l’enclave d’Oecussi pourraient continuer à y faire des rituels traditionnels, José Ramos Horta renonça en août 2004 lors d’une visite à Timor ouest à continuer de revendiquer l’îlot. Même s’il n’y a pas eu d’accord bilatéral pour l’officialiser, l’Indonésie a tenu à signaler le fait devant le Conseil de Sécurité de l’ONU le 24 août 2004, en mentionnant aussi le droit traditionnel accordé aux populations de l’enclave. Depuis, l’Indonésie a installé une base militaire à Batek, ce qui rend assez peu vraisemblable l’exercice de ce droit.
Après l’indépendance, la frontière terrestre a également fait l’objet d’âpres négociations, essentiellement dues à des ambiguïtés ou divergences entre les cartes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, mais aussi potentiellement à des changements dans le cours de petites rivières en un siècle.
>>> Sur la question des fixations des frontières le long des cours d’eau, lire aussi : Patrick Blancodini, « La frontière Suriname – Guyane française : géopolitique d’un tracé qui reste à fixer », Géoconfluences, septembre 2019. |
Un accord signé à Dili en 2005 aboutit au constat de l’existence de trois espaces posant problème : la région de Dilumil/Memo au centre de la frontière principale (41,9 ha) et deux zones à la limite de l’enclave d’Oecussi : Noel Besi/Citrana (1 069 ha) à la frontière nord-ouest et Bijael Sunan/Manusasi (142,7 ha) à la pointe sud.
Bien que ces zones aient été de taille réduite, un accord intermédiaire huit ans plus tard, en 2013, aboutit seulement à la résolution du premier cas. Il a fallu attendre juillet 2019 pour que les ministres des Affaires étrangères des deux pays signent un accord définitif sur leurs frontières terrestres. Cela ne signifie toutefois pas que tout soit réglé car la finalisation des démarcations n’empêche pas le maintien de trafics entre les deux États (Redon, 2014). Par ailleurs, il reste désormais à délimiter la frontière maritime de leurs territoires.
3. Un partage stratifié des mers
Tandis que jusqu’aux années 1970, les conflits frontaliers avaient essentiellement concerné les espaces émergés, le dernier quart du XXe siècle et le début du suivant sont marqués par la montée des enjeux des délimitations maritimes. Le cas de l’île de Timor se révèle particulièrement complexe dans la mesure il concerne trois États et qu’il a aussi impliqué des interventions directes de l’ONU. Ces multiples négociations ont amené à la création de frontières stratifiées différenciant notamment les droits sur les fonds marins, la colonne d’eau et les usages.
3.1. Les enjeux de la ZEE de Batek
Jusqu’au début des années 1970, la question des frontières ne se posait quasiment que pour les espaces émergés. Avec les perspectives d’exploitation off-shore et l’augmentation de la pêche, l’enjeu du contrôle des mers et des fonds marins est devenu majeur.
Pour l’île de Timor, le problème de la délimitation maritime se pose sur deux grands espaces : au nord entre l’Indonésie et le Timor oriental, et au sud, en mer de Timor, sachant que dans ce dernier cas, le partage concerne également l’Australie, ce qui complique les négociations.
Le sujet de la frontière maritime nord n’est réapparu qu’en 1999, puisque l’annexion de la partie orientale de Timor l’avait provisoirement effacé en 1975. Après le référendum d’autodétermination, le gouvernement indonésien avait indiqué ne pas souhaiter traiter cette question avant d’avoir résolu les délimitations terrestres, d’autant que le différend sur la région de Noel Besi/Citrana conditionnait le tracé de la ligne de côte et donc de sa zone économique exclusive (ZEE) prévue par la Convention de Montego Bay.
Après la fixation des frontières terrestres en juillet 2019, l’établissement de celles en mer devrait vraisemblablement s’effectuer sur la base de la ligne médiane, sans prise en compte de l’île Batek pour le Timor oriental. Cela pourrait certes accroître la ZEE est-timoraise, mais il est peu probable que ce pays cherche à négocier à ce sujet, compte tenu du manque d’éléments concrets du dossier et du rapport de force entre les deux nations. Une telle demande aurait de faibles chances d’aboutir, tout en risquant d’envenimer leurs relations et de freiner l’adhésion du Timor oriental à l’ASEAN, toujours en cours d’étude depuis 2011.
3.2. Une négociation stratifiée entre l’Australie et l’Indonésie en mer de Timor
Le tracé de la frontière maritime sud a connu de nombreux rebondissements et la question n’est pas définitivement arrêtée. Dès la première moitié des années 1960, l’Australie avait accordé de nombreux permis d’exploration pétrolière en mer de Timor sur l’ensemble du plateau continental qui s’étend à certains endroits jusqu’à une centaine de kilomètres seulement de l’île de Timor (Durand 2002). C’était bien avant la convention de Montego Bay qui a instauré en 1982 le principe de la ligne médiane entre côtes de pays se faisant face de part et d’autre d’une mer, la convention n’étant d’ailleurs entrée en vigueur qu’en 1994.
En 1972, l’Australie était parvenue à négocier avec le gouvernement indonésien, qui avait accepté de renoncer à l’essentiel du plateau continental. Prenant rapidement conscience qu’elles avaient mal négocié, les autorités de l’archipel ont fait valoir que le traité méconnaissait les droits des pêcheurs indonésiens dont les ancêtres se rendaient avant la colonisation jusqu’aux récifs Scott et Seringapatam, ainsi qu’aux îles Browse, Ashmore et Cartier. Cette revendication a valu la signature en 1974 d’un mémorandum – appelé « MOU 74 Box » – délimitant un quadrilatère où cette pêche traditionnelle peut se poursuivre, en dépit du fait que l’Australie ait passé depuis une partie de ces espaces en réserves maritimes protégées.
Document 9. Les superpositions de droits, limites et frontières en mer de TimorCliquez ici pour voir la carte en grand. |
Dans la mesure où le traité indonésiano-autralien de 1972 ne concernait que le fond de la mer (seabed), le gouvernement indonésien a également pu renégocier ses droits sur la colonne d’eau (water column), c’est-à-dire principalement de la pêche. Par un arrangement temporaire en 1981, puis un traité en 1997, ces droits s’étendent désormais jusqu’à la ligne médiane constituant la bordure de la zone économique exclusive indonésienne (Cabasset, 2018). Même s’il a été appliqué de fait, ce nouveau traité n’a pas été ratifié en raison de la crise asiatique qui a frappé l’archipel de plein fouet en 1997/1998, puis de l’indépendance du Timor oriental en 1999, dont on va voir qu’elle pourrait amener une remise en question partielle des traités de 1972 et 1997.
3.3. Australie / Timor oriental : des négociations entachées d’irrégularités
Alors qu’un gisement d’hydrocarbure, potentiellement parmi les vingt-cinq plus importants du monde, avait était découverte dans la région au début des années 1970, la frontière maritime entre le Timor Oriental et l’Australie n’avait pas été déterminée avant le départ des Portugais. Certains analystes pensent même que la perspective de négociations plus faciles avec l’Indonésie aurait amené l’Australie à soutenir l’invasion du territoire en 1975 (Defert, 1992). En tout cas, l’Australie a été le seul pays occidental à reconnaître l’annexion de l’ancienne colonie portugaise en 1978, afin de pouvoir discuter du partage de ses immenses ressources avec la nouvelle tutelle indonésienne.
Après l’invasion, quatorze ans de difficiles tractations entre l’Australie et l’Indonésie ont été nécessaires pour aboutir en 1989 à un accord original de partage basé sur une zone de coopération (ZOCA) divisée en trois segments. Dans la zone centrale A – potentiellement la plus riche – les revenus devaient être divisés par moitié entre les deux pays. Dans les zones B et C, respectivement proches de l’Australie et de Timor-Est, le pays limitrophe gardait 90 % des bénéfices et reversait 10 % à l’autre.
Ce partage s’est mis en place jusqu’à la fin des années 1990, lorsque la crise asiatique de 1997/98 contraignit le général Suharto à la démission et que son ancien vice-président B. J. Habibie, qui assura l’intérim, proposa en 1999 l’organisation d’une consultation du peuple est-timorais. Ce dernier se prononça pour l’indépendance en dépit des pressions et des exactions de l’armée indonésienne.
L’accord était cependant potentiellement défavorable à la partie est-timoraise dans la mesure où le partage au niveau de la ligne médiane pouvait lui permettre de revendiquer l’intégralité de la zone centrale. Des négociations reprirent donc pendant la période de transition de l’ONU, cette fois entre le gouvernement australien et les futurs dirigeants est-timorais. Elles aboutirent à un nouveau traité signé le 20 mai 2002, jour de l’indépendance : le TST (Traité sur la Mer de Timor) qui reprend l’idée de zone partagée de la ZOCA, en l’appelant « Zone de développement pétrolier conjoint » (JPDA – Joint Petroleum Development Area).
À ce sujet, on signalera que deux mois avant l’indépendance du Timor oriental, le 22 mars 2002, l’Australie avait notifié qu’elle ne reconnaissait plus la légitimité de la Cour Internationale de Justice en matière de « différend relatif à la délimitation de zones maritimes », c’est-à-dire qu’elle sortait de la juridiction internationale pour empêcher son voisin de la traduire devant cette instance en cas de blocage des négociations.
Le nouveau traité de mai 2002 pouvait paraître avantageux pour le Timor oriental dans la mesure où il remplaçait le partage antérieur de la zone centrale 50/50, par un partage 90/10 en faveur des Timorais de l’Est. Il stipulait toutefois que le gisement le plus riche de Greater Sunrise, évalué à 40 milliards de dollars, se trouvait à cheval sur la partie commune et sur un espace appartenant exclusivement à l’Australie dans une proportion de 20,1 % contre 79,9 %. De ce fait, la part des revenus pétroliers accordée aux Timorais dans le cadre de la JPDA était réduite à seulement 18,1 % (Cabasset, 2018).
Le sentiment d’injustice face à ces dispositions incita le gouvernement est-timorais à renégocier pour parvenir à la signature d’un nouveau traité en 2006 connu sous le nom de CMATS ou « Certains arrangements maritimes en mer de Timor » (Certain Maritime Arrangements in the Timor Sea), qui ramenait le partage des revenus du gisement de Greater Sunrise à 50/50. Le CMATS introduisait toutefois une contrainte qui heurtait la sensibilité et les intérêts timorais, à savoir le report de la détermination d’une frontière définitive à cinquante ans (ou cinq ans après la fin de l’exploitation). Au caractère discutable de cette clause s’ajouta le constat que la délimitation même des zones maritimes de 1989 était contestable et que le gouvernement australien avait espionné la délégation est-timoraise lors des négociations. La dénonciation du CMATS entraîna la préparation d’un nouveau traité signé en mars 2018.
Ce traité de 2018 – qui établit les frontières maritimes – détermine un nouveau tracé plus favorable au Timor oriental, et une plus grande proportion de revenus du gisement Greater Sunrise, qui reste à cheval entre les territoires sous-marins des deux pays. Cette proportion est toutefois conditionnée aux modalités d’exploitation des ressources, un autre point sensible pour le Timor oriental.
Confronté à un chômage important et à une population très jeune, le pays souhaiterait construire les infrastructures de raffinage sur son territoire afin de mieux contrôler les activités et de créer des emplois industriels. Le traité de 2018 prévoit quant à lui que si l’oléoduc sous-marin devait aboutir au Timor oriental, ce pays obtiendrait 70 % des revenus contre 80 % si le pipeline amenait les hydrocarbures en Australie. Cette disposition pourrait amener à de nouvelles discussions.
Un autre point délicat réside dans le fait que les nouvelles zones cédées par l’Australie au Timor oriental – de part et d’autre de la zone commune – pourraient être contestées, dans la mesure où ce redécoupage s’appuie sur le traité de 1972 entre l’Australie et le gouvernement indonésien.
Conclusion
Le XIXe siècle et le début du XXe avaient été marqués par la réduction du nombre de frontières et en même temps par le renforcement de leurs délimitations cartographiques ainsi que de leur caractère symbolique. La fin du XXe siècle et le début du XXIe ont vu une complexification du phénomène, particulièrement en raison de conflits liés à l’indépendance et de l’avènement du droit de la mer.
Ces nouvelles contraintes ont induit la formation de frontières stratifiées qu’illustre bien le cas de l’île de Timor, avec la superposition de différentes délimitations pour le territoire terrestre, les fonds marins, les ressources qu’ils contiennent et certaines pratiques traditionnelles. S’y ajoutent des zones de coopération conjointes où la souveraineté peut être commune, du moins pour les ressources, et dont le statut peut être différé de plusieurs décennies. À cela peuvent également s’ajouter des règles ou restrictions liées aux zones de protection naturelle.
Ces innovations permettent aux États de sauvegarder l’honneur national attaché au symbole du territoire, tout en évitant la confrontation militaire et en répondant au pragmatisme économique ainsi qu’aux rapports de forces entre voisins. La fréquence de ce type d’approche pourrait augmenter à l’avenir, notamment en mer de Chine méridionale pour désamorcer les tensions liées aux revendications simultanées d’espaces par la Chine et par de nombreux pays d’Asie du Sud-Est.
Bibliographie
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Frédéric DURAND
Professeur des universités en géographie, Université de Toulouse Jean-Jaurès
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Frédéric Durand, « Timor, géohistoire des frontières stratifiées », Géoconfluences, juin 2020. |
Pour citer cet article :
Frédéric Durand, « Timor, géohistoire des frontières stratifiées », Géoconfluences, juin 2020.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/asie-du-sud-est/articles-scientifiques/timor-geohistoire-des-frontieres-stratifiees