Labuan, la « perle de Bornéo » : intégration et fragmentation d’une île caractéristique des défis de l’Asie du Sud-Est
Étienne Ménager, professeur agrégé d'histoire, doctorant en histoire médiévale - université Toulouse 2 Jean Jaurès
Bibliographie | mots-clés | citer cet article
« |
|
» |
Lorsqu’au début du XXe siècle le romancier d’aventures italien Emilio Salgari donne comme décor à ses pirates de la Malaisie – dont le célèbre Sandokan – l’île de Labuan, il plonge le lecteur dans un eldorado à la nature préservée où accostent navires et flibustiers. Un siècle plus tard, les coques des navires ne sont plus de bois mais d’acier, les flibustiers viennent dissimuler un argent invisible dans ce nouvel eldorado financier tandis que les touristes se pressent sur les plages de sable fin. Bienvenue à Labuan.
Document 1. Carte de localisation de l’île de Labuan. Un territoire de l’Asie du Sud-Est au large de l’île de Bornéo
Libre de droits pour l'usage pédagogique dans la classe. Voir l'image en très grand : cliquez ici.
Surnommée la « perle de Bornéo », l’île de Labuan est située à huit kilomètres de la côte de Bornéo et à une trentaine de kilomètres du sultanat de Brunei. Elle est beaucoup plus éloignée de la capitale administrative de la fédération, Putrajaya, située 1 500 km à l’ouest, sur la péninsule malaisienne. D’une superficie de 92 km2, l’île est peuplée de 99 500 habitants ((Données issues du département des statistiques de Malaisie lors d’un recensement en 2019.)), pour un taux de croissance annuel de 0,3 %. Elle présente donc une densité élevée (environ 1 080 hab/km2) avec une dissymétrie entre un intérieur des terres largement inoccupé et un littoral plus peuplé. Il faut isoler le cas particulier du chef-lieu, Victoria (appelée aussi Bandar Labuan), qui regroupe 85 % de la population au sud-est de l’île. Outre cette ville, Labuan est divisée en 27 kampung (au sens de villages) qui forment la structure d’organisation classique de la Malaisie à l’échelle locale.
Document 2. Un territoire fédéral qui relève directement du pouvoir malaisien
État fragmenté de l’Asie du Sud-Est, la Malaisie assure une cohérence politique et administrative entre les parties péninsulaires et insulaires de son territoire. En tant que fédération, son organisation administrative rend compte de cette unité dans la diversité, comme souvent en Asie du Sud-Est. Composée de treize États et de trois territoires fédéraux, elle se caractérise par la prééminence de la péninsule sur les territoires insulaires, renforcée par son poids économique et démographique. La péninsule malaise constitue 40 % du territoire et regroupe 85 % de la population des 32 millions d’habitants.
Depuis 1984, l’île de Labuan fait partie des « territoires fédéraux » de la Malaisie, aux côtés des deux capitales : Kuala Lumpur et Putrajaya, territoires fédéraux depuis respectivement 1974 et 2010. Cette structure induit une plus forte dépendance vis-à-vis du gouvernement central. Cela s’explique par la volonté de mettre en place des réglementations fiscales avantageuses, nécessaires à l’attrait d’investisseurs étrangers. L’essor économique de l’île repose également sur la mise en valeur de son milieu climatique et physique pour développer une offre touristique qui s’inscrive dans les standards internationaux. Par ailleurs, son développement se fonde sur l’exploitation des ressources fossiles sous-marines de la zone économique exclusive (ZEE). Or, du fait de ses conséquences environnementales, l’exploitation des hydrocarbures entre en concurrence avec la préservation d’un cadre naturel attractif pour l’activité touristique. Si l’ouverture internationale est un objectif central des politiques publiques à Labuan, elle est aussi source de fragmentation socio-spatiale. Les effets de ce processus s’observent dans la répartition des populations sur le territoire. Alors que Labuan cultive tantôt la visibilité, tantôt la discrétion dans ses différents leviers de développement économique, il convient de se demander quelles sont les logiques ainsi que les formes d’intégration socio-économiques de l’île à toutes les échelles.
Ce territoire fédéral a principalement axé son développement sur les mises en valeur financière et touristique. Ces dernières contribuent à la double ouverture de l’île à l’échelle régionale – qu’il s’agisse du Brunei, de l’État du Sabah ou du Sarawak – et mondiale. Cependant, cette ouverture à la mondialisation rencontre les particularismes locaux et provoque des réactions qui oscillent entre adaptation et appropriation. Enfin, l’intégration régionale se heurte, particulièrement en mer de Chine méridionale, à des conflits de partage de ressources entre voisins. Aussi, les initiatives de protection de l’environnement sont contraintes par les activités nécessaires à l’économie de l’île.
1. Tourisme et affaires, deux formes de mise en valeur du territoire fédéral de Labuan
L’intégration de l’île de Labuan à la mondialisation repose sur deux piliers : un tourisme tropical et d’affaires, conjugué à l’économie financiarisée d’un paradis fiscal.
1.1. Un tourisme balnéaire au large de Bornéo
Au sein de l’Asie du Sud-Est, la Malaisie occupe le second rang des pays les plus visités, derrière la Thaïlande. En 2017, elle a reçu 26 millions de touristes (données OMT). En 2019, l’île de Labuan a, quant à elle, accueilli 1,263 million de touristes, répartis comme suit ((Données issues du rapport de 2019 du Département du tourisme, de la culture et des arts de Labuan.)).
- 1,121 million (88 %) de touristes « domestiques » (malaisiens) ;
- 142 000 (12 %) touristes internationaux.
La majorité des touristes arrivent sur l’île par navire (803 000 touristes malais, 122 000 touristes internationaux) ce qui témoigne du faible rayonnement de l’aéroport national de Labuan. Et pour cause, Labuan n’est qu’à une heure de ferry du Brunei et à trois heures de Kota Kinablu, capitale de l’État du Sabah. La plupart des touristes ne restent que quelques heures à Labuan, entre deux ferrys, le temps de faire une visite rapide des environs en minibus et de profiter de l’absence de taxes pour faire quelques achats, essentiellement d’alcool et de tabac (Auzias et Labourdette, 2017).
Toutefois, il est possible de séjourner plus longuement sur l’île. La pratique touristique s’oriente alors vers des séjours en resorts (complexes hôteliers haut-de-gamme) répartis le long des côtes occidentale et orientale. Le cordon dunaire de la côte occidentale est bordé par une demi-douzaine de plages. L’offre hôtelière s’inscrit dans les standards internationaux de ce type de logement : piscine privative, bar-restaurant de haut standing, chambres spacieuses avec linge blanc éclatant et ambiance tamisée sur sol moquetté (Lonely Planet, 2019).
Au sud de l’île, près de Victoria, se trouve le water village (village sur pilotis) de Kampung Patau-Patau, peuplé entièrement de descendants de Malais brunéiens (Bouchaud, 2010). Établi dans les années 1930 puis détruit au cours de la Seconde Guerre mondiale, cet ancien village de pêcheurs a été reconstruit et sert désormais la pratique touristique. Celui-ci est particulièrement apprécié des touristes (Lonely Planet, 2019). Le gouvernement de l’île souhaite diversifier son offre touristique en faisant la promotion d’une activité en lien avec les traditions et les sociétés locales. Il est notamment proposé aux touristes de découvrir la langue et la danse traditionnelle des tribus brunéiennes ((Renseignements fournis par le site qui gère l’offre touristique de l’île : https://www.labuantourism.my.)). À l’évidence, cette pratique relève d’une forme de « disneylandisation » des sociétés locales (Brunel, 2012) : dans un contexte de mondialisation, société et culture sont transformées voire recrées pour satisfaire les attentes des touristes. Le village de pêcheurs s’en trouve muséifié afin de correspondre aux représentations préconçues. Ce cas n’est pas isolé : un autre water village, au sud-ouest de l’île, présente les mêmes caractéristiques.
Document 3. Aéroport (gauche) et terminal de ferries (droite) de Labuan
Clichés d’Uwe Aranas, CEphoto, 2011 (droits réservés). Photographies originales : terminal ferries / aéroport. |
La pratique touristique s’oriente également vers des activités au large des côtes. Victoria accueille une marina, au sud-est de l’île et à proximité immédiate du centre-ville et de ses centres commerciaux et hôtels. Un groupe d’îlots au sud de l’île principale constitue quant à lui le parc marin de Labuan. Il est alors possible de lever l’ancre à bord d’un voilier ou d’aller plonger pour observer des épaves de navires. Ces plongées se pratiquent autour de Kuraman, une petite île au sud-ouest de Labuan. Quatre épaves, dont deux datant de la Seconde Guerre mondiale, font de Labuan une destination prisée des plongeurs friands d’explorations de vestiges historiques (Bouchaud, 2010). Par ailleurs, les découvertes des fonds marins de la région font la richesse du Labuan Marine Museum, situé à l’est du centre-ville. Ces activités marines s’inscrivent ainsi dans un tourisme culturel qui renforce l’attractivité de l’île.
1.2. Un paradis fiscal sous les tropiques
Le 1er octobre 1990, le territoire fédéral de Labuan est institué comme International Offshore Financial Center (IOFC) par le pouvoir central malaisien. Cette nouvelle ligne directrice économique a été rendue possible par un certain nombre de créations. La première structure juridique date du 15 février 1996 avec l’institution de la Labuan Offshore Financial Services Authority (LOFSA), renommée le 11 février 2010 Labuan Financial Services Authority (Labuan FSA). Cette structure assure une efficacité juridique pour la promotion économique du territoire : elle est la seule instance capable de fixer les règles de fonctionnement du marché à Labuan. Elle s’appuie sur la publication de lois destinées à renforcer l’attractivité économique, les investisseurs disposant d’une grande liberté légale ((Liste non exhaustive : « Finance : Labuan Financial Services Authority (Labuan FSA) – Site Info », 18 mai 2019. [en ligne]. Disponible sur : https://www.lawyerment.com)). L’île est devenue une zone franche qui bénéficie de conditions avantageuses sur le plan fiscal. La mise en place de cette zone franche résulte d’une volonté de la Malaisie de contrecarrer la place financière de Singapour qui s’était émancipée de la Fédération en 1965, seulement deux ans après son rattachement à la Malaisie. Si son poids n’est nullement comparable à cette cité-État florissante d’Asie du Sud-Est (Carroué, 2015), Labuan offre des atouts financiers non négligeables. Cette structure juridique permet à l’île d’offrir un cadre légal peu contraignant et un certain nombre d’avantages fiscaux (voir ci-dessous). Enfin, depuis 2010, Labuan est partie prenante de l’ambition malaisienne de créer une finance spécifique à destination de la population musulmane via le Labuan Islamic Financial Services and Securities Act (Delfolie, 2013).
Document 4. Labuan, les avantages fiscaux du centre international de financement off-shore
Polarisant les activités financières, le Financial Park de Labuan regroupe un grand nombre d’entreprises spécialisées dans l’optimisation fiscale avec notamment les principales banques d’affaires des pays moteurs de la finance internationale, au rang desquelles on retrouve les banques françaises : BNP Paribas, Crédit Agricole, Société Générale, CIC ou encore Natixis (banque d’investissement du groupe BPCE). Des banques américaines, anglaises, néerlandaises, suisses, allemandes, italiennes et espagnoles sont aussi présentes. Toutes ces entreprises se sont dotées de filiales à Labuan afin de rendre le trafic financier plus efficace pour leurs clients. Ainsi, l’île est parvenue à attirer les investisseurs comme en témoigne le chiffre donné par la Labuan FSA de 540 milliards d’US$ ayant transité sur le territoire entre janvier et mai 2013 ((« Labuan, coffre-fort tropical », Le Temps, 2 septembre 2013. [en ligne] Disponible sur : https://www.letemps.ch.)). La même année, l’affaire des « offshore leaks » démontrait qu’entre 20 000 et 30 000 milliards d’US$ étaient stockés dans les paradis fiscaux dans le monde. Si l’on ne peut qu’avec grande précaution comparer stocks et flux, cela permet de saisir un ordre de grandeur de l’importance économique de ce paradis fiscal.
Document 5. Le Financial Park, haut lieu des entreprises off-shore gérées par le Labuan FSA
Crédit : JKT-c, 2009, sous licence GNU (source).
|
La trajectoire de Labuan s’inscrit dans le sillon d’autres îles tropicales, comme le rappelle Jean-Claude Maillard : « Le rôle de ‘‘paradis fiscal’’ joué par bien des espaces insulaires est en effet un puissant attrait ramenant tôt ou tard le flot des habitués qui peuvent masquer sous un prétexte de détente de très prosaïques déplacements d’affaires, unissant de la meilleure façon l’utile et l’agréable, d’où la fréquente imbrication des deux fonctions et la forte propension des îles tropicales, surtout les plus modestes, à jouer sur l’un et l’autre registres. » (Maillard, 2006).
2. Une société aux mille visages dans un territoire fragmenté
Si l’économie touristique et financière a supplanté la mise en valeur traditionnelle de l’île, celle-ci se conjugue à un tourisme culturel et mémoriel. Musées et mémoriaux témoignent de l’histoire et de la culture de l’île, à l’instar du Labuan Museum (Lonely Planet, 2019), situé au cœur de Bandar-Labuan. Une lecture diachronique de l’espace démontre l’importance historiquement stratégique d’une île dont la population est marquée par une pluralité ethnique et religieuse.
2.1. Une île habitée et disputée depuis une occupation récente
Labuan entre dans le giron de l’empire britannique après sa session par le sultanat de Brunei à la Compagnie britannique des Indes orientales en 1846 (Chassaigne, 2009). Cette dernière s’intéresse aux riches dépôts de charbon de l’île. Aujourd’hui, les touristes peuvent encore observer quelques traces de cette activité. À la pointe septentrionale de l’île, un circuit de randonnée a été aménagé autour des vestiges de l’époque coloniale, comme cette haute structure rouge brique, appelée « Chimney Tower » (Bouchaud, 2010). Un petit musée retrace l’histoire de l’activité extractive qui s’est étendue sur toute la deuxième moitié du XIXe siècle.
Document 6. Dans le nord de l’île, la « Chimney Tower » et son musée attenant, le Muzium Chimney
Cliché de Softboxkid, 2010, licence CC 4.0 attribution, partage dans les mêmes conditions (source).
Une tentative d’introduction de la culture du palmier à huile par la Couronne a lieu à la fin du XIXe siècle. En effet, entre 1876 et 1878, des essais de plantations de palmiers à huile sont réalisés à partir de noix provenant des jardins botaniques royaux de Kew, auparavant prélevées sur des palmiers ghanéens (Lynn, 2002 ; Lai, 2012 ; Corley et Tinker, 2015). Cependant, cette expérience s’est avérée infructueuse. Dix ans plus tard, la jeune revue des jardins britanniques royaux de Kew dresse en ce sens le bilan de cette tentative avortée : « Oil Palm in Labuan : A Success and a Failure » ((« Huile de palme à Labuan : un succès et un échec ». Kew Bulletin of Miscellaneous Information, 1889, n° 35, p. 259-267.)). La plantation fut une réussite mais son exploitation un échec puisque si les plants ont effectivement pris, personne n’a extrait d’huile de palme des noix obtenues. En outre, dès 1889, ces palmiers ont été remplacés par des cocotiers (ibid., p. 267), qui eux-mêmes n’ont pas été exploités. Aujourd’hui, on distingue encore çà et là quelques friches qui en portent les stigmates. Ces dernières se réduisent peu à peu pour laisser place à des quartiers résidentiels et à un paysage de desakota.
|
2.2. Une pluralité ethnique et religieuse
Tout comme l’ensemble de l’Asie du Sud-Est, Labuan abrite une population pluriethnique et multiconfessionnelle. D’une manière générale, les minorités ethniques représentent souvent plus du tiers de la population (Monot, 2017), comme en Malaisie, à Singapour, au Laos ou en Indonésie.
À l’instar de l’archétypal village sur pilotis de Kampung Patau-Patau, l’île de Labuan est peuplée majoritairement de Malais brunéiens (Bouchaud, 2010) et de Kedayans. En 2010, 30 000 personnes sur un total de 86 000 sont des Kedayans ou des Malais brunéiens, soit 34 % de la population. Ces deux groupes ethniques sont également majoritaires dans les 71 % d’autochtones ((Données issues du département des statistiques de Malaisie, « Demographic Indicator Malaysia 2013 ».)), appelés Bumiputera (« les fils de la terre » en malais). L’installation des Kedayans sur l’île de Labuan témoigne de l’influence profonde exercée par le sultanat du Brunei, même après la session de l’île à la Compagnie britannique des Indes orientales en 1846. Les Kedayans sont une tribu d’origine javanaise qui s’est établie sur l’île de Bornéo, entre le Brunei, le Sabah et le Sarawak (Bouchaud, 2010). À partir du milieu des années 1860, plusieurs centaines de Kedayans ont commencé à émigrer vers Labuan (Maxwell, 1996 ; King et Druce, 2020). Les raisons de cette émigration ne sont pas clairement identifiées, mais il semble que les Kedayans souhaitaient devenir agriculteurs. D’après les sources de l’époque (Maxwell, 1996 ; King et Druce, 2020), ils seraient même devenus les premiers habitants permanents de l’île. À la fin du siècle, ils sont plus de deux milliers. Aujourd’hui, on dénombre encore une cinquantaine de villages, répartis entre Labuan, le Sarawak et le Sabah (Maxwell, 1996 ; King et Druce, 2020). En dehors des Malais brunéiens et des Kedayans, l’île est composée de plusieurs minorités, chinoises et indiennes principalement. Labuan ne déroge pas au principe du suprémacisme malais, qui se traduit par une discrimination positive pour les Bumiputera. Ces derniers considèrent que seuls les Malais « de souche » peuvent gérer les affaires du pays et que les citoyens malaisiens d’origine chinoise ou indienne sont redevables envers eux.
Sur le plan religieux, Labuan représente un condensé de la mosaïque cultuelle de l’Asie du Sud-est. Les habitants de l’île sont très majoritairement musulmans (76 %) avant d’être chrétiens (12,4 %), bouddhistes (9 %) ou d’une autre confession (2,6 %) ((Données issues du département des statistiques de Malaisie, « 2010 Population and Housing Census of Malaysia (Labuan) ».)).
|
Ces éléments montrent que l’île de Labuan est un espace pluriethnique et multiconfessionnel illustrant la diversité de la région Asie du Sud-Est. À Labuan, la cohabitation semble engendrer des formes de syncrétisme et relève d’une volonté d’intégration des minorités – volonté se traduisant cependant par des formes d’assimilation en raison de la persistance d’un suprémacisme malais.
Forte de son héritage historique et culturel, Labuan joue la carte de l’intégration sociale et économique à l’échelle locale. Toutefois, le multiculturalisme est confronté à la mondialisation et aux pratiques touristiques qui transforment les modes de vie, ce qui montre également qu’à l’échelle régionale, il reste des défis à relever.
3. Les défis de Labuan : une intégration économique régionale à renforcer et un environnement à préserver
La situation dans la mer de Chine méridionale la place au cœur de rivalités de contrôle de l’espace maritime. En outre, les activités humaines ainsi que leur littoralisation ont des répercussions sur l’environnement, ce qui peut nuire in fine au développement de l’île.
3.1. Une île au cœur des conflits d’exploitation en mer de Chine méridionale
En 2019, la Malaisie est le 27e pays producteur de pétrole dans le monde avec 29,8 millions de tonnes, ne représentant pas plus de 0,7 % de la production mondiale. Si à l’échelle mondiale la Malaisie a une place secondaire parmi les pays producteurs de pétrole, à plus grande échelle cette production a des effets immédiatement visibles d’un point de vue économique, géopolitique et spatial.
L’île de Labuan se situe à proximité immédiate du sultanat de Brunei mais fait partie du territoire malaisien. Elle participe donc à l’affirmation de la ZEE malaisienne sur des fonds marins riches en ressources pétrolières. Le pôle principal de traitement du pétrole brut se situe dans le sud-ouest de l’île avec le Labuan Crude Oil Terminal (LCOT) exploité par la Sabah Shell Petroleum Company. Il stocke les productions issues des forages au large de l’île avec en particulier deux zones : le champ offshore du Sarawak situé à l’Ouest de Labuan et le champ offshore de Barton qui se situe à 225 km au Nord-est.
Document 9. Oléoducs et champs pétrolifères en mer de Chine méridionale
Quentin Jaboin, 2021 d'après contributeurs d'OSM et CSIS AMTI. L’espace prospecté par la Chine dans la ZEE vietnamienne correspond aux installations chinoises dans les parages des îles Spratley (Fau, 2018).
Ces deux sites sont intéressants dans leur localisation puisqu’ils se situent au nord de la zone économique exclusive du Brunei. Labuan réceptionne donc le pétrole brut en provenance des champs offshore de la ZEE de la partie malaisienne au nord-ouest de Bornéo avant de transformer et de réexpédier les produits pétroliers par son port. Différents sites fermés s’occupent de la transformation du pétrole (Petronas Fuel, Shell Petroleum) et du méthane (Petronas Chemicals Methanol) avant d’acheminer ces produits vers les terminaux d’exportation (voir croquis de synthèse). Ceux-ci sont quant à eux situés à l’extrémité méridionale de l’île afin de faciliter l’accès des pétroliers à fort tirant d’eau.
En outre, ces infrastructures pétrolières sont complétées sur l’île par deux zones industrialo-portuaires destinées aux autres productions : un terminal vraquier pour l’exportation des minerais et un terminal à conteneurs orienté vers le transbordement. Ces terminaux se situent également à la pointe sud de l’île pour permettre aux navires à grosses capacités d’accoster.
|
3.2. La protection d’un environnement fragilisé
En sus des activités industrielles et d’exportation, les pratiques touristiques ont aussi une empreinte forte sur l’environnement. Il n’est pas rare qu’elles soient dénoncées en raison de la dégradation du milieu, voire de la pollution de celui-ci. Les autorités de l’île de Labuan délimitent aujourd’hui des zones de protection de ses écosystèmes pour prévenir la déforestation et la destruction de son patrimoine marin.
À l’intérieur des terres, des sentiers de randonnée sont aménagés en arrière des complexes hôteliers afin que les touristes puissent se promener dans un espace forestier qui s’est constitué sur les anciennes friches agricoles. Néanmoins, cette pratique est fortement concurrencée par la viabilisation de terrains pour des activités industrielles ou résidentielles. C’est là une caractéristique de ce paysage de desakota : l’utilisation des sols montre une étroite imbrication des différentes activités (habitat, commerce, industrie, agriculture) (McGee, 1991). Sur le front de mer occidental, l’ensemble des six plages de sable fin font l’objet d’une campagne de nettoyage depuis 2008 avec un programme de lutte contre les déchets mené en Asie du Sud-Est (COBSEA). À l’entrée des plages, panneaux et écriteaux informent les touristes de cette volonté de préservation du milieu qui permet en outre la préservation des aménités touristiques et peut donc engendrer une plus-value économique.
La promotion d’un tourisme plus respectueux de l’environnement se retrouve également en mer. Au sud-ouest de Labuan, un parc naturel marin de 39,7 km2 a été délimité afin de tenter d’assurer la préservation de la biodiversité marine et de son écosystème.
|
Les mesures de protection prises par l’État fédéral de Labuan ont des répercussions directes sur le tourisme. Les plongées pour explorer les épaves ont été affectées par ces mesures de protection – contrairement à l’exploitation pétrolière dont la prospection n’est pas limitée. En 2012, les activités sont signalées suspendues (Lonely Planet, 2012) alors qu’en 2019 celles-ci sont à nouveau proposées aux touristes (Lonely Planet, 2019). Il semble y avoir eu un compromis entre volonté d’exploitation des ressources du sous-sol marin pour son potentiel touristique ou pétrolier et protection de celui-ci.
Conclusion
« Labuan » signifie l’ancrage (anchorage) ou alors le port (harbour). Son nom résume à lui seul la dynamique dans laquelle s’inscrit l’île depuis fort longtemps. Jadis simple escale maritime, elle suit une trajectoire assez classique des territoires insulaires. Cependant, trop proche de Singapour, elle ne parvient pas à s’imposer durant la période. Ce n’est que depuis la seconde moitié du XXe siècle que Labuan tente d’être un port numérique où l’on accoste pour dissimuler un trésor invisible.
Document 11. Panneau de signalisation indiquant les principaux lieux de l’île de Labuan
Cliché de Kianboon, 2006, licence CC (source).
À bien y regarder, l’île de Labuan présente un intérêt pour l’étude de l’Asie du Sud-Est en ce sens qu’elle regroupe en un espace très restreint la majeure partie des thématiques et des enjeux de cette région du monde (Franck, 2020). Le développement de son territoire s’appuie sur des initiatives conjointement portées par le gouvernement central malaisien et par des acteurs privés, en s’appuyant sur les élites de l’ethnie dominante malaise. Cette mise en valeur répond à des logiques économiques mondialisées qui participent à une modification du territoire et des sociétés locales. Cependant, cette logique d’intégration, tant à l’échelle régionale que mondiale, entraîne une fragmentation tant sociale que spatiale. Île de diversité, Labuan apparaît encore, à l’instar de l’Asie du Sud-est, comme un espace en quête d’unité.
Document 12. Croquis de synthèse
Bibliographie
Approche générale
- Chassaigne Philippe (dir.), La Grande-Bretagne et le monde. De 1815 à nos jours. Armand Colin, 2009.
- Fau Nathalie et De Tréglodé Benoît (dir.), Mers d’Asie du Sud-Est. Coopérations, intégration et sécurité, CNRS Éditions, 2018.
- Franck Manuelle, Fau Nathalie (dir.), L’Asie du Sud-Est, émergence d’une région, mutation des territoires, Armand Colin, 2019.
- Franck Manuelle, « Une géographie de l’Asie du Sud-Est », Geoconfluences, juin 2020.
- McGee Terry G., « The emergence of desakota regions in Asia: expanding a hypothesis » dans Ginsburg et al., The extended metropolis: Settlement transition in Asia, 1991.
- Monot Alexandra (dir.), L’Asie, Bréal, coll. ECS, 2017.
Sur le tourisme
- Auzias Dominique, Labourdette Jean-Paul, Malaisie-Singapour, 2016/2017, Petit Futé, 2017.
- Bouchaud Jérôme, Malaisie : Modernité et traditions en Asie du Sud-Est, Olizane, 2010.
- Brunel Sylvie, La planète disneylandisée. Pour un tourisme responsable, Éditions Sciences Humaines, 2012.
- Chevalier Dominique et Lefort Isabelle, ;« Le touriste, l’émotion et la mémoire douloureuse », ;Carnets de géographes, n° 9, 2016.
- Hertzog Anne, « Tourisme de mémoire et imaginaire touristique des champs de bataille », ;Via, n°1, 2012.
- Lonely Planet, Malaisie, Singapour et Brunei. 6e édition, Place des éditeurs, 2012.
- Lonely Planet, Malaisie, Singapour et Brunei. 9e édition, edi8, 2019.
Sur l’économie
- Carroué Laurent, La planète financière, Armand Colin, 2015.
- Delfolie David, « Le développement de la finance islamique en Malaisie : l’histoire d’un volontarisme d’État », Revue de la régulation, n°13, 2013.
- Langerock Johan, « Tirés d’affaire », Note d’information OXFAM, 7 mars 2019.
- Maillard Jean-Claude, « Économie maritime et insularité : le cas des îles tropicales », Les Cahiers d’Outre-Mer, n° 234, 2006, p. 167-198.
- Roussel Fabien, Rapport de la Commission des finances, de l’économie générale du contrôle budgétaire sur la proposition de loi créant une liste française des paradis fiscaux (n° 585), Assemblée Nationale, 21 février 2018.
- Stiglitz Joseph, Triomphe de la Cupidité, Les liens qui libèrent, 2010.
Sur l’huile de palme
- Berger K. G., Palm oil – Early history. Origins in West Africa, Global Oils Fats Business Magazine, 2010.
- Corley R. H. V., Tinker p. B. H., The Oil Palm, John Wiley & Sons, 2015.
- Kew Bulletin of Miscellaneous Information, 1889, n° 35.
- Lai Oi-Ming (dir.), Palm Oil: Production, Processing, Characterization and Uses, Elsevier Science, 2012.
- Lynn Martin, Commerce and economic change in West Africa. The palm oil trade in the nineteenth century, ;Cambridge University Press, 2002.
Sur la protection de l’environnement
- Mohd Safuan Che Din et al., « Quantification of coral reef benthos for coral health assessment in Labuan Marine Park, Malaysia », Journal Of Sustainability Science and Management, vol. 13, n° 5, 2018.
- Mustajap Fazliana et al., « Marine Habitat Mapping at Labuan Marine Park, Federal Territory of Labuan, Malaysia », Ocean Science Journal, n° 50, 2015.
Sur la religion et les ethnies
- Aljunied Khairudin, Islam in Malaysia; An Entwined History, Oxford University Press, 2019.
- Bunyon Charles John, Memoirs of Francis Thomas McDougall, sometime Bishop of Labuan and Sarawak, and of Hariette his wife, Longmans, Green and Company, 1889.
- King Victor T., Druce Stephen C., Continuity and Change in Brunei Darussalam. The Modern Anthropology of Southeast Asia, Routledge, 2020.
- Maxwell Allen R., « The place of the Kadayan in traditional Brunei society », South East Asia Research, sept. 1996, n° 2, p. 163-164.
- Wiltgen Ralph M., Forman Charles W. (collab.), The Founding of the Roman Catholic Church in Melanesia and Micronesia, 1850-1875, Wipf and Stock Publishers, 2008.
Sitographie
- http://geoconfluences.ens-lyon.fr
- https://www.labuantourism.my
- https://www.lawyerment.com
- https://www.letemps.ch
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : desakota | disneylandisation | kampung | fragmentation | intégration | littoralisation | ZEE | zone franche.
Quentin JABOIN
Professeur agrégé d'histoire, Université Clermont Auvergne
Étienne MÉNAGER
Professeur agrégé d'histoire, Université Toulouse 2 Jean Jaurès
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Quentin Jaboin et Étienne Ménager, « Labuan, la « perle de Bornéo » : intégration et fragmentation d’une île caractéristique des défis de l’Asie du Sud-Est ». Géoconfluences, septembre 2021. |
Pour citer cet article :
Quentin Jaboin et Étienne Ménager, « Labuan, la « perle de Bornéo » : intégration et fragmentation d’une île caractéristique des défis de l’Asie du Sud-Est », Géoconfluences, septembre 2021.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/asie-du-sud-est/articles-scientifiques/labuan-malaisie-integration-fragmentation