Du tramway au bus en site propre, récit géographique d’une passion urbaine française
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En opposition frontale avec les mobilités fondées sur l’automobile, les nouveaux réseaux de tramway sont devenus l’expression d’un système de valeurs qui met les biens communs au centre des politiques urbaines. Ces réseaux ont besoin d'une action volontariste de la part des collectivités afin que les mobilités puissent organiser la vie de la cité au quotidien. Sans transports publics, les déplacements ne sont qu'individuels, ce qui constitue fréquemment un facteur d'exclusion sociale, avec à la clé des problèmes de congestion et de pollution. Il s’agit également de favoriser de nouvelles mobilités au détriment de l’automobile tout en favorisant la reconstruction de la ville sur elle-même dans sa partie centrale et péricentrale. C'est pourquoi les transports publics apparaissent comme l'expression d'une identité territoriale. Ils renvoient à la satisfaction que chacun peut éprouver lorsque la chose publique est conçue et gérée avec efficacité selon l'intérêt général.
Une quarantaine d’agglomérations françaises ont ainsi reconstruit des lignes ou des réseaux de tramway, principalement entre 1994 et 2014. Ce programme est désormais arrivé à maturité, mais avec quels résultats et quelles perspectives ? Pourquoi le tramway s’efface-t-il désormais devant le Bus à Haut Niveau de Service (BHNS) lorsque les réseaux continuent à s’étendre ou à s’améliorer ? L’article n’évoquera pas l’Île-de-France ni l’outremer, qui constituent des cas spécifiques.
Figure 1. D’un modèle urbain à l’autre
Boulevard urbain infranchissable pour les piétons, fluidité automobile en heure creuse, arrêt de bus avec une simple « sucette », nombreux parkings. Les nationaux circulent en voiture et les travailleurs étrangers en transports publics. Abu Dhabi Mall. Cliché Raymond Woessner, 2014. |
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Le tramway à Strasbourg sur une voie engazonnée et arborée, avenue du Général de Gaulle. Photographie : Compagnie des Transports Strasbourgeois (CTS), 2012. |
1. Tramwaymania française
Au tournant du millénaire, la situation des transports publics français par autobus allait en se dégradant. La production kilométrique stagnait, la vitesse commerciale baissait et le nombre des usagers se ramenait de plus en plus à un public captif. À l'exception de Lille, Saint-Étienne et Marseille, les tramways avaient complètement disparu du paysage urbain dans les années 1950 : il fallait alors faire de la place pour la voiture !
Figure 2. Le tramway de Saint-Étienne et ses voies à écartement métrique
L'écartement métrique est typique des réseaux construits à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. À Saint-Étienne, les segments en site propre alternent avec des segments insérés dans la circulation. Les rames ont été modernisées récemment. Photographies Géoconfluences, libres de droit. |
En 1975, le concours Cavaillé, du nom du secrétaire d’État aux Transports de l'époque, remet la question du tramway sur le tapis. Arrive en outre le Versement Transports((VT, une taxe sur le chiffre d'affaires des entreprises ; le VT est assis sur la masse salariale des entreprises de plus de 9 salariés ; d'abord parisien, il a été étendu aux grandes villes en 1973 puis, par paliers successifs, jusqu'aux villes de plus de 10 000 habitants en 1999. Son taux est variable selon les communes et les régions)). Mais le scepticisme est alors patent : pourquoi revenir en arrière ? À quoi bon mécontenter le lobby commerçant, farouchement pro-voiture ? Seules Nantes et Grenoble se lancent non sans péripéties dans la construction de lignes de tramways. À Nantes, le projet est d'abord retardé par l’État, puis le tramway est finalement mis en service en 1985 après avoir coûté son fauteuil au maire qui avait porté le projet aux élections municipales de 1983. Les rames sont alors des Tramways Français Standard (TFS) fabriqués par Alsthom, avec une caisse à plancher bas partiel. Celles de Saint-Étienne sont en outre à voie métrique. Mais tout change en 1994. Catherine Trautmann, la maire de Strasbourg, avait légitimé son projet de tramway au nom de la santé publique car le centre-ville subissait une intense pollution atmosphérique due aux voitures. Construit en Angleterre, le matériel roulant ABB (devenu Bombardier par la suite) passe à l'écartement SNCF de 1 435 mm, au plancher bas et aux voitures en continu (des soufflets permettent de circuler d’un bout à l’autre de la rame). Après quelques escarmouches avec les écologistes, notamment à cause de l’abattage de marronniers, ce tramway a très vite pris son essor et sa fréquentation a dépassé les prévisions (77 000 voyageurs/jour dès la première année au lieu des 55 000 prévus).
Figure 3. Les villes du tramway en France
Source des données : Wikipédia (carte de gauche) ; Raymond Woessner (carte de droite). Réalisation JBB ; libre de droits pour l'usage pédagogique dans la classe. |
Grâce à ce succès, le tramway devient un projet politiquement porteur pour les élus des autres villes. Entre 2001 et 2016 les projets ont fleuri (figure 3 et tableau 1). Début 2019, 22 agglomérations sont dotées de tramways ; leurs réseaux cumulent plus de 1100 kilomètres de lignes. Le réseau lyonnais est le plus long avec 84,9 km, puis viennent ceux de Strasbourg, Bordeaux, Paris, Montpellier et Nantes. Strasbourg (107 rames), Grenoble (103 rames) et Lyon (98 rames) ont constitué les trois parcs les plus importants de matériel roulant.
Tableau 1. État des lieux des lignes de métro et de tramway en France
*La longueur des réseaux est discutable (nombre de km de rails, empruntés ou non par plusieurs lignes, liaisons hors voyageurs avec les dépôts). Réalisation RW ; données : revue de presse. |
Les choix techniques ont vu la banalisation des normes fixées à Strasbourg. Fabriquées à Aytré, dans la banlieue de La Rochelle, les Citadis d'Alstom se sont taillé la part du lion. Les villes les plus grandes ont fréquemment opté pour le VAL (Villeneuve-d'Asq-Lille, avant de devenir Véhicule Automatisé Léger) de Matra, un système automatisé et entièrement en site propre soit souterrain, soit sur pilotis. Néanmoins, le VAL est certainement le grand perdant des deux dernières décennies. Il circule aujourd'hui à Lille, à Rennes, à Toulouse ou encore à Turin où le réseau prévu pour les Jeux Olympiques de 2006 n'est toujours pas achevé, dans les aéroports d'Orly, de Roissy et de O'Hare (Chicago). Beaucoup de villes ont failli l'adopter, mais ses performances sont un peu supérieures à celles d'un tramway pour un prix proche de celui d'un métro. D'autres systèmes ont posé problème : à Nancy et à Caen, le tramway sur pneus à rail unique de Bombardier a connu de nombreux dysfonctionnements au point que, après 22 déraillements entre 2002 et 2013, Caen a décidé supprimer son TVR (Transport sur Voie Réservée) et de recommencer avec un tramway standard à partir de septembre 2019). À Clermont-Ferrand, le Translohr donne davantage satisfaction.
Figure 4. Quelques exemples de réseaux de tramway et de métro en France : Lyon, Strasbourg, Toulouse et Nantes
Mais fallait-il construire des réseaux sur rail ? S'agit-il d'un acte de rationalité pure et parfaite ou des éléments subjectifs sont-ils entrés en ligne de compte ? Au début des années 1990, les techniciens définissaient des seuils de faisabilité : un million d'habitant pour réaliser un métro et 500 000 pour un tramway. Dix ans plus tard, « tous les discours de planification situaient à 300 000 habitants le seuil au-dessous duquel le tramway n’était pas viable ». Finalement, la « barre de 200 000 habitants semble être une référence » pour construire un tramway (Laisney, Grillet-Aubert, 2006). Pour capter de la clientèle, certains tracés de tramway décrivent d'importantes sinuosités ; en termes de temps de parcours, le kilométrage supplémentaire parcouru peut alors gâcher la meilleure vitesse commerciale obtenue par rapport aux autobus traditionnels (Zembri, 2012). Ou bien, faute de passagers à transporter, on se contente de rames raccourcies ; le tramway d'Aubagne est le plus court en service avec 22 m de long (125 passagers ; il est gratuit) ; il est suivi par celui de Besançon avec des rames de 24 m (Document 7).
Dans les faits, la rationalité semble piégée lors de la légitimation du choix modal. Les procédures de concertation apparaissent comme des moments clés de la maturation d'un projet de Transport Collectif en Site Propre (TCSP). Cela peut être une occasion pour le maître d'ouvrage qui organise cette procédure de faire passer son opinion pré-établie. La concertation dévoile un rapport de force : les groupes d'opposition se mobilisent, ce qui introduit un biais dans la représentativité du public, comme cela a été constaté par Philippe Subra dans les procédures de débat public : « L'opposant se mobilise, le partisan reste passif ; le degré de mobilisation décroît avec la distance, indépendamment de l'intérêt réel que représente le projet » (Subra, 2007). Il faut donc examiner la manière dont les projets dépendent du jeu des acteurs, aussi bien au niveau national qu'au niveau local.
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2. Quels acteurs ?
On se trouve dans un jeu complexe établi autour de trois pôles : la politique (politics), la réglementation (policy) et la cité (polity). L’État fixe le cadre réglementaire et les élus locaux prennent des décisions en fonction de la vision qu'ils ont de leur territoire. Celle-ci repose pour une part sur les informations fournies par les fabricants de matériel et par les exploitants de réseau. La notoriété et les savoirs circulent sur le forum des cabinets de consultants spécialisés dans les infrastructures (comme Egis à Paris), des architectes, des agences d'urbanisme, de la presse professionnelle, des rencontres et salons... La cité est représentée par des associations, des enquêtes de terrain, ou encore par des conflits.
2.1. Les fabricants de matériel
Ils reviennent de loin : leur activité tramway avait presque disparu dans les années 1980. En Europe domine à présent un oligopole de trois constructeurs avec Bombardier, Alstom et Siemens Mobility (figure 6).
Figure 6. Les tramways d'Alstom face à la concurrence
Cet oligopole est contesté par d'autres industriels, émanation de grands groupes industriels, à moins qu'il ne s'agisse de grosses PME spécialisées comme Lohr (à Duppigheim près de Strasbourg, ex-filiale du groupe allemand Lohr et dont le Translohr est racheté par Alstom en 2012) ou Stadler en Suisse. En Italie, AnsaldoBreda construit des tramways, tout comme Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles (CAF) en Espagne, Vossloh en Allemagne, Škoda en République tchèque et Solaris en Pologne. En Espagne, Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles (CAF) est lui aussi un constructeur généraliste, dont les tramways se positionnent en entrée de gamme ; ainsi, Besançon revendique un tramway low cost, « le tramway le moins cher de France à 16 millions du km ». En France, on peut encore citer Safra (Albi), un spécialiste de la rénovation, qui intervient en général à mi-vie des matériels, donc 15 ans pour un tramway.
Figure 7. Un constructeur européen dans le Golfe persique : Alstom à Doubaï
Alstom Citadis à Doubaï. Noter le nez taillé en forme de diamant, les stations climatisées, l'absence de caténaires. À l'intérieur, une voiture première classe avec sièges en cuir et une voiture réservée aux femmes et aux enfants (qui ont aussi le droit de s'installer dans les autres voitures). Clichés Raymond Woessner, novembre 2014, la semaine de l'inauguration. |
Du fait de l'informatisation des réseaux, le marché des systèmes est devenu un élément clé des nouvelles infrastructures. La billetterie papier, par exemple, a été remise en cause. Elle ne permet pas de retour d’informations précises sur la fréquentation. Les billets à bande magnétique sont un peu plus performants. L’avenir appartient aux cartes magnétiques sans contact qui permettent l’émission d’un titre de transport valable sur un réseau exploité par plusieurs opérateurs. Mi-2019, Lille, Marseille, Bordeaux, Dijon, Tours, Caen, Strasbourg ont une billettique avec tickets rechargeables à valider sans contact, tout comme certains petits réseaux de bus comme Chambéry, Cherbourg ou Boulogne-sur-Mer.
Figure 8. La carte Badgéo de Strasbourg, introduite en juillet 2018.
Pour les abonnés de la CTS âgés de plus de 19 ans et résidant dans l’Eurométropole, elle est valable sur le réseau TER de l’Eurométropole sans supplément de prix. |
2.2. Les exploitants
Les exploitants, ou Autorités Organisatrices de Transports Urbains (AOTU), sont historiquement parlant des sociétés municipales ou des syndicats intercommunaux qui gèrent les réseaux en propre, et cela en situation de monopole.
Dans les faits, les AOTU ont eu besoin de trouver des compétences chez des opérateurs puissants dès lors qu'elles ont adopté le tramway. La première société d'économie mixte de transport est née en 1973 à Toulouse. Une vingtaine d'autres ont ensuite vu le jour. Dans cette formule juridique, la collectivité locale est l'actionnaire majoritaire aux côtés de l'opérateur qui est chargé de construire, développer et d'exploiter le réseau de transport. Il s'agit de groupes dont le capital est usuellement public mais qui fonctionne selon des règles de droit privé (Tableau 2). Depuis les années 1980 et la loi Sapin, la Délégation de Service Public (DSP) a fait les beaux jours de Keolis, de Transdev, de Veolia en leur permettant de prendre les commandes des métros, des tramways et des bus dans l'Hexagone avant de pouvoir se projeter à l'international. Un retour au local est-il envisageable ? La loi du 28 mai 2010 autorise en effet la création de Sociétés Publiques Locales (SPL) qui permet à une collectivité de gérer directement un service public sans mise en concurrence. Saumur a créé la première SPL dans les transports ; et Strasbourg la sienne en 2018, ce qui a fait de Keolis son assistant technique.
Ainsi, les groupes présents pour l’exploitation et l’ingénierie sont globalisés ; pour eux, le tramway est une activité parmi d’autres ; les ramifications capitalistiques plongent dans le cœur du capitalisme à la française, avec notamment la SNCF et la Caisse des dépôts et consignations, plus une ouverture sur le complexe militaro-industriel et scientifique.
Tableau 2. Les exploitants et l'ingénierie
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2.3. L’État
L’État fixe un cadre réglementaire. La prise de décision en vue d'une nouvelle infrastructure suit un cheminement réglementaire destiné à empêcher toute erreur d'aménagement. Depuis 1984, la Loi d'Orientation sur les Transports Intérieurs (LOTI) précise que l'évaluation a priori doit être rendue publique et que, pour l'évaluation a posteriori, le maître d’ouvrage doit procéder dans un délai de trois à cinq ans après la mise en service à un bilan des effets économiques et sociaux (CERTU, 1998). Avec la loi de 1995 relative à la protection de l'environnement, dite loi Barnier, les projets de tramway nécessitent une saisine de la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) sur la base d’un dossier présentant « les objectifs et les principales caractéristiques du projet, ainsi que les enjeux socio-économiques, le coût estimatif et l’identification des impacts significatifs du projet sur l’environnement ou l’aménagement du territoire » (www.debatpublic.fr). Ainsi, les décisions prises doivent répondre d’autant mieux aux attentes de la population, tout en respectant l’intérêt général. L’autorité organisatrice reste cependant libre de sa décision. Depuis 1996, la Loi sur l'Air et l'Utilisation Rationnelle de l’Énergie (LAURE) rend les Plans de Déplacements Urbains (PDU) obligatoires pour des agglomérations de plus de 100 000 habitants. En 2010 apparaissent les Métropoles qui organisent les transports urbains, s'occupent de la création, de l'aménagement et de l'entretien de voirie, de la signalisation, des parcs de stationnement et des abris de voyageurs ; elles participent en outre à la gouvernance et à l'aménagement des gares ferroviaires situées sur le territoire métropolitain.
2.4. Les usagers et les élus
Les représentations des usagers et des élus apparaissent à la faveur d'enquêtes nationales (INSEE, CERTU…) ou locales. Nombre d'entre elles montrent que les mobilités sont genrées : les femmes préfèrent les transports en commun et les hommes la voiture, mais ils placent l’usage du tramway un cran plus haut que celui des bus. Pour les élus, le tramway, si l’on en croit les discours officiels, cumule toutes les qualités et il devient le « nouveau paradigme de l’urbanité » (Cartier, 2005). Les adjectifs positifs abondent : performant, confortable, écologique, esthétique, silencieux, accessible, rapide, sûr...
À la faveur des élections municipales de 2020, la demande de la gratuité des transports publics s’est invitée dans le débat. Cette demande peut se légitimer par les notions de droit à la mobilité et de biens communs ; ainsi, faute de pouvoir utiliser un réseau de transport public, un chômeur peut être contrarié dans l’acceptation d’un poste de travail. Des villes comme Dunkerque et Calais ont rendu leurs autobus gratuits en 2018. Mais les AOTU évoquent des tarifs sociaux déjà très faibles, le risque d’une augmentation de la demande sur des lignes déjà saturées, et bien entendu le financement des réseaux.
On peut ainsi dépenser beaucoup d'argent pour les transports en commun. Les élus en font un symbole, les syndicats (puissants) veulent des aménagements du poste de conduite, les associations d'usagers ne sont pas en reste... En frais d’exploitation, une desserte tramway coûte environ 9 euros au kilomètre parcouru contre 6 pour un bus. Le prix d’achat d'un bus urbain personnalisé peut être majoré de 30 % ; ainsi, un pare-brise arrondi qui fait ressembler le bus à un tramway coûte 50 000 euros, à ajouter au prix de base de 250 000 euros. Un bus électrique coûte 500 000 euros, avec une durée de vie et des coûts de maintenance qui restent à tester. Or une nouvelle menace pointe : les villes éprouvent désormais des difficultés à financer leurs réseaux, c'est pourquoi certaines augmentent leurs tarifs et d'autres réduisent leurs services.
3. L’acceptabilité du design
Dans un pays où les centres urbains sont patrimonialisés, voire sanctuarisés, les constructeurs de tramway ont proposé des solutions innovantes pour la traversée des périmètres historiques. À Nice, les pantographes se replient et le tramway avance grâce à ses batteries avant de retrouver une alimentation par caténaires un peu plus loin. À Bordeaux et à Reims, l'électricité est captée grâce à une troisième voie, du moins dans le périmètre historique. Sitôt à l'extérieur, poteaux et câbles reviennent, et les pantographes sont déployés. À Besançon, le préfet avait de ce fait exigé un système dépourvu de caténaires dans la Boucle mais, devant le surcoût ainsi généré, les élus du Grand Besançon avaient préféré rectifier le tracé prévu en évitant une partie de l'hypercentre.
Figure 9. Brève incursion du tramway de Besançon dans la Boucle, place de la Révolution
Cliché Raymond Woessner, 2014.
Reste le choix des couleurs, d’autant plus que les AOTU se refusent usuellement à décorer leurs tramways de publicités commerciales. Les teintes historiques de l'exploitant disparaissent ; à Strasbourg, le vert sapin de la compagnie municipale ne subsiste qu’avec une fine bande longitudinale (Document 2). En général, on opte pour une décoration sobre et flatteuse. Mais les opérations récentes se plaisent à évoquer le patrimoine par des clins d’œil. Dijon utilise la couleur cassis et Reims a choisi un nez en forme de bouchon de champagne.
Une ville manquant de patrimoine bâti ancien peut jouer la carte d’un tramway qui vient « griffer » la ville, comme à Mulhouse :
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Figure 10. Tramway mulhousien à l’arrêt Katia et Maurice Krafft
Décoration par le designer catalan Peret, station par Daniel Buren, et jingles par Pierre Henry. Cliché Raymond Woessner, 2014.
4. Le retour de l'autobus : le Bus à Haut Niveau de Service
Lorsqu’il s’agit d’étendre le réseau, le rapport performances / coûts du tramway apparaît rapidement excessif. Le tarissement des ressources publiques liées au fardeau de la dette peut contraindre les responsables à trouver des solutions plus économiques. L'idée est donc de revoir le concept même de l'autobus traditionnel, noyé dans le flot de la circulation, et d'en faire lui aussi un Transport Collectif en Site Propre. Cette idée vient de Curitiba (Brésil) lorsqu’en 1971, le maire Omar Sabbag avait mis en route un schéma de transports collectifs et que la Ville n'avait pas les moyens de s'offrir un métro. Il lui a donc fallu entrer dans des logiques d'innovation frugale, c'est-à-dire imaginer de nouveaux concepts pauvres en technologie et en coûts (Boserup, 1981). D’autres villes de pays émergents (comme Bogota, Mexico, Ahmedabad…) ont rapidement suivi (voir encadré 2).
Curitiba revendique le statut de Cidade modelo da America latina. C’est la capitale de l’État du Paraná au sud du Brésil, elle se situe à 400 km au sud-ouest de São Paulo. L’agglomération comptait 430 000 habitants en 1964, 1 million en 1980, 1,75 million en 2010 (et son aire métropolitaine plus de 3 millions d'habitants). La tradition d'une urbanisation sous contrôle y remonte à 1721, lorsque l'administrateur colonial Raphael Pires Pardinho avait interdit l'abattage des pins autour de la ville, et imposé un plan hippodamien et des permis de construire. La ville a connu un boom vers la fin du XIXe siècle avec l'arrivée de nombreux immigrants, allemands et italiens notamment. Le trolleybus et l'université ont été inaugurés en 1913. Le schéma directeur de 1966 prévoyait 5 axes structurants radiaux le long desquels la construction de gratte-ciels est autorisée. En 1971, la municipalité décide de consacrer ses ressources, trop maigres pour envisager un métro, à la modernisation du réseau de bus.
Le Bus Rapid Transit (BRT) prend forme en 1980 avec des bus circulant sur une voie réservée et la priorité aux feux rouges. La construction a coûté environ 1 million d'euros au km. La vitesse commerciale est de 20 km/h. Les bus sont alors les plus grands du monde, des Volvo bi-articulés de 270 places conçus à São Paulo. Un soin particulier a été apporté aux stations : il faut pouvoir embarquer et débarquer un maximum de passagers en un minimum de temps ; d'où les tunnels qui canalisent les flux vers les portes du bus et, en outre, protègent du soleil ou de la pluie.
Figure 11. Le long bus bi-articulé de Curitiba
Cliché de Luiznp, octobre 2011, licence CC by-sa 3.0 (source).
Curitiba devient alors un modèle précoce de la durabilité urbaine, allant jusqu'à la cogestion d'une partie des finances municipales par les associations ou encore l'échange de sacs de déchets contre des bons alimentaires. En 1992, l’année du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro, la ville commence à exister sur la carte du monde lorsque 300 municipalités signent l’engagement de Curitiba en faveur des villes durables. 300 km au sud, Porto Alegre a accueilli les forums de l'altermondialisation en 2001-2005. Tout ceci n'empêche pas l’économie carbonée de prospérer ; ainsi, l'usine brésilienne Renault-Nissan se trouve à Curitiba et son aéroport a un trafic supérieur à 2 millions de passagers par an.
En 2000, le BRT a fait école, notamment avec le TransMilenio à Bogota (Colombie) qui avait joué le tout-autoroute auparavant. Son réseau repose sur deux parallèles nord-sud en fond de vallée (une troisième ligne est en cours de réalisation) et des « arêtes de poisson » (que l'on complète au fur et à mesure) notamment vers les pentes montagneuses de l'ouest. Les 1 280 bus transportent de 160 ou 270 passagers sur 84 km. La Ville est l'autorité organisatrice avec des délégations de service public concédées à des entreprises privées. À Mexico, le BRT est apparu en 2005 ; il est constamment en extension. Ses bus sont aux normes Euro 3 ou Euro 4. Mexico, l'une des villes les plus polluées au monde, notamment du fait de l'altitude, a ainsi connu une amélioration spectaculaire de la qualité de l'air. Le slogan movilidad con equidad y est appliqué avec la gratuité pour les plus de 70 ans, les moins de 5 ans et les handicapés ; des espaces sont réservés aux femmes. En Inde, c'est le Janmarg d'Ahmedabad qui fait figure de précurseur (Chemla, Montagne, 2012).
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Le premier vrai BHNS était arrivé en France à Rouen dès 2001 avec TEOR (Transport Est-Ouest Rouennais) (Document 10), suivi par le Busway de Nantes en 2006. Au niveau national, plusieurs dizaines de lignes revendiquent la mention BHNS. Mais la prudence s'impose lorsqu'il est question d'affirmer si une ligne de bus est réellement BHNS ou non. De nombreuses communications officielles évoquent des BHNS qui ne remplissent pas vraiment les critères requis. Les bus ont certes des allures de tramway (figure 12), mais les voies réservées sont fréquemment incomplètes, les traversées de carrefour se font sans priorité spécifique et les stations n'ont pas toujours de quais au niveau du plancher du bus.
Figure 13. Le TEOR à Rouen
Le système de guidage optique qui surmonte le pare-brise permet de ranger le bus le long du quai à l'arrivée en station avec une précision de 6 cm. Cliché Raymond Woessner, 2012.
Tableau 3. Les principaux fabricants européens de BHNS
Source : Compagnie des Transports Strasbourgeois, fabricants, divers. |
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De fait, le choix du mode de transport repose sur un compromis entre les capacités de financement, la part modale que l'on veut atteindre avec les transports en commun, ainsi que le niveau de service que l'on veut offrir en termes de vitesse commerciale, de confort et de force symbolique. Le BHNS apparaît fréquemment comme un bon choix puisqu'il est aussi rapide et bien moins coûteux qu'un tramway (tableau 4). La capacité du BHNS est inférieure à celle d'un tramway, mais il est possible de resserrer les fréquences de passage, et le coût de l'opération sera toujours plus faible. Tout au plus faut-il prendre en compte le fait qu'un matériel sur rail s'amortit en une trentaine d'années, alors qu'il faudra consommer deux BHNS dans le même temps. Au quotidien, un tramway paralysé par un incident bloque une ligne, parfois de bout en bout, alors qu'un BHNS peut contourner un obstacle inopiné. Favorable au tramway, l'argument de la pollution s'effrite année après année avec les progrès des motorisations que proposent tous les constructeurs (gaz, hybridation, électricité).
Tableau 4. Comparaison entre les modes de transport urbain
NB : de nombreux cas particuliers peuvent contredire ces données générales. Dans une publicité, Volvo affirme que pour un milliard de dollars, on peut construire 10 km de métro, 50 km de tramway ou 250 km de BHNS. Sources : CERTU, 2011, Mobilités et Transports n° 18, 8 p. Données des réseaux. |
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De fait, la tension est désormais forte à l'heure des choix. Dans telle ville, les usagers sont mécontents de pouvoir disposer d'un BHNS alors qu'ils auraient voulu monter dans un tramway. La plupart des BHNS sont d'ailleurs dessinés comme s'ils étaient des tramways afin de flatter l'opinion. Dans telle autre ville, les projets de tramway sont critiqués pour leur coût.
Conclusion : un nouveau modèle urbain
Si l’on cherche des clous d’or chronologiques, le premier a été planté en 1975 avec le concours Cavaillé. Le second en 1994 avec le tramway de Strasbourg. Le troisième en 2014, lorsque la plupart des municipalités basculent à droite après avoir fait de la méfiance à l’égard du tramway un sujet de campagne ; et c’est aussi une période où les finances publiques se tarissent, ce qui place les projets de BHNS en position de force. L’expérience nationale acquise a permis aux grands groupes de se projeter à l’international et de faire figurer le tramway dans la palette de leur offre de transports publics.
En une génération, le tramway a provoqué une réflexion en profondeur pour le fonctionnement de la ville. Les nouveaux réseaux s'insèrent dans des logiques de durabilité dont ils constituent l'épine dorsale à partir de laquelle se constitue un nouveau système socio-spatial. La réduction des voies de circulation et des places de stationnement chasse la voiture de la partie centrale de la ville, mais les espaces périurbains continuent à subir des flux grandissants de véhicules automobiles. Par conséquent, les quartiers de transports en commun en site propre gagnent en attractivité alors que le périurbain, faute de densités de population suffisantes, reste souvent accroché au paradigme de l'American way of life.
D’un point de vue réticulaire, les lignes de tramway et de BHNS apportent une forme d’organisation qui massifie les flux, polarise les activités et attire des habitants. Ainsi, à Strasbourg (document 11), le réseau a démarré en 1994 avec la ligne A qui capte un maximum de clientèle, dessert la gare SNCF et l’hypercentre. Ouverte en 2000, la Ligne B est désormais la plus longue du réseau ; elle fait apparaître un carrefour à l'Homme de Fer, qui correspond d'ailleurs à une réminiscence en tant que nœud historique des transports en commun. Avec la ligne C (2007) viennent de nouveaux nœuds destinés à ne pas aggraver la congestion de l’Homme de Fer. En 2017, le tramway est devenu transfrontalier. Le BHNS a reçu la lettre G, une appellation à opposer aux numéros des autres lignes de bus.
D’un point de vue fonctionnel, l'intermodalité est un aspect clé de la stratégie de développement du réseau. À Strasbourg, quatre gares ferroviaires sont desservies par le tramway. Les parkings-relais (Park + Ride), les solutions bike and ride avec de petits silos sécurisés pour les vélos, les dépose-minute kiss and ride complètent le dispositif. Du coup, l’AOTU est en charge d’une complexité croissante qui doit articuler les demandes des usagers, des élus et des techniciens.
Bibliographie
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- Carmona Michel, 2001, Tramway, le coût d'une mode, Paradigme, Orléans, 201 p.
- Cartier A., 2005, « Le tramway, entre image de la ville et marketing urbain », Master Recherche Villes et Territoires, Université de Provence.
- CERTU, 1998, Évaluation des transports en commun en site propre. Méthodes d’observation des effets sur l’urbanisme et le cadre de vie, Ministère de l’Équipement, Coll. Référence, 132 p.
- Chemla Guy et Montagne Clémence, 2012, « Étude critique d'un projet innovant : le "Janmarg" (Gujarat, Inde) », Revue de Géographie de l'Est, Vol. 52 1-2.
- Émangard P.-H., 2012, « Disparition et renouveau du tramway en France, 1930-2010 », Communication Colloque TCSP de Strasbourg de septembre 2011, non-publié.
- Laisney F., Grillet-Aubert A., 2006, « Tramway, espaces publics et mobilités », Rapport de recherche IPRAUS Architectures du transport, 301 p.
- Subra Philippe, 2007, Géopolitique de l’aménagement du territoire, Armand Colin, coll. Perspectives Géopolitiques, 327 p.
- Zembri Pierre , 2012, « La conception des transports collectifs en site propre (TCSP) en France : des tracés problématiques ? », Revue Géographique de l'Est, Vol. 52 1-2.
Raymond WOESSNER
Professeur honoraire de géographie, Sorbonne Universités
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Raymond Woessner, « Du tramway au bus en site propre, récit géographique d’une passion urbaine française », Géoconfluences, septembre 2019. |
Pour citer cet article :
Raymond Woessner, « Du tramway au bus en site propre, récit géographique d’une passion urbaine française », Géoconfluences, septembre 2019.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-france-des-territoires-en-mutation/articles-scientifiques/tramway-bus-france