L'émigration indienne vers le golfe Persique

Publié le 18/09/2015
Auteur(s) : Philippe Venier, maître de conférences en géographie - Laboratoire MIGRINTER

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En janvier 2015, les estimations du Ministère des Indiens d’Outre-Mer ont révélé que 7,2 millions de ressortissants indiens résident dans les pays du golfe Persique. Le renforcement de la présence indienne dans les pétromonarchies répond à une demande croissante de main d’œuvre peu ou pas qualifiée, mais aussi de plus en plus de migrants qualifiés. Il en résulte de profondes transformations des espaces tant dans les pays d’accueil que dans le pays d’origine.

Bibliographie | citer cet article

Depuis des millénaires, la mer d’Oman constitue un trait d’union entre le golfe Persique et le monde sud-asiatique par le biais d’échanges commerciaux, de relations culturelles et cultuelles. Ainsi, les mobilités humaines liées à la présence de petites communautés marchandes originaires de la côte ouest du sous-continent indien ont toujours été importantes. Cependant, c’est à partir du début du XXe siècle, sous l’Empire britannique, que le golfe Persique [1] commence à devenir un pôle d’attraction pour les Sud-asiatiques et plus particulièrement ceux en provenance des espaces qui constitueront la future Union indienne. L’exploitation des gisements de pétrole et la gestion administrative et militaire de ces territoires coloniaux nécessitent en effet le recrutement d’ouvriers et d’employés issus de l’Empire des Indes. Après une période de stabilisation voire de réduction des flux migratoires, des années 1930 aux années 1960, ces derniers enregistrent un formidable accroissement à partir des années 1970. Cette ouverture sans précédent d’un espace d’immigration ne cessera dès lors d’attirer des millions d’immigrants indiens.
Comparé aux autres grands pôles de l’émigration indienne que sont l’Amérique du Nord et l’Europe, le golfe Persique possède certaines spécificités qui influencent fortement la nature de la migration. Le profil général des migrants, leur rapport au pays d’accueil, leur relation avec leur pays d’origine et plus largement leur projet migratoire présentent, en effet, des caractéristiques propres à cette partie du Moyen-Orient. En d’autres termes, il s’agit exclusivement d’une émigration internationale de travail qui, par définition, a pour objectif le rapatriement en Inde de la plus grande partie des revenus perçus dans le pays d’accueil. Si ces transferts financiers servent d’abord à couvrir les besoins de consommation courante des foyers, la constitution d’une épargne est également un dessein prioritaire en vue d’investissements à moyen et long termes. De cette double fonction de l’argent du Golfe, usage immédiat et usage différé, découle une grande diversité de situations qui dépendent des salaires, des capacités de transferts, de la durée de l’expatriation, et bien sûr des conduites individuelles et familiales de chacun des foyers de migrants. Prises dans leur ensemble, ces conduites entraînent d’importantes transformations socio-économiques et spatiales dans le pays d’origine.
Étudier l’émigration indienne dans le golfe Persique, c'est mettre en évidence la construction et la consolidation d’un champ migratoire dans lequel les populations indiennes sont toujours plus nombreuses. Du caractère exclusivement économique de ces migrations, il résulte de profondes transformations des espaces tant dans les pays d’accueil que dans le pays d’origine.
 

1. Les immigrants indiens, premier groupe d’étrangers dans le golfe Persique

1.1. Depuis le premier choc pétrolier, une succession de vagues migratoires

La première vague migratoire est consécutive au premier choc pétrolier de 1973-1974. Les pétromonarchies du Golfe, pour la plupart nouvellement indépendantes, utilisent la forte appréciation des cours du brut pour mettre en place d’importants programmes de développement économique s’appuyant sur l’amélioration des infrastructures, les secteurs de la construction et de l’industrie pétrochimique. La faiblesse démographique de ces pays nécessite alors de faire appel à une main-d’œuvre étrangère. Dans le contexte géopolitique de l’époque où la solidarité pan-arabique prime, la majeure partie de cette population immigrée est originaire des pays arabes à même de fournir quantité de travailleurs (Égyptiens, Irakiens, Palestiniens, Jordaniens, Yéménites). Néanmoins, les ressortissants du sous-continent, comme ceux d’autres pays d’Asie du Sud, d’Asie du Sud-Est ou d’Extrême-Orient, sont  sollicités pour procurer une main-d’œuvre complémentaire et surtout moins revendicative en terme de salaire et de droits. En 1975, ce sont plus de 250 000 immigrants indiens qui travaillent dans le golfe Persique. Ce nombre s’accroît jusqu’au début des années 1980 pour se stabiliser autour d’un million tout au long de la décennie (contre-choc pétrolier du milieu des années 1980).

La vague migratoire suivante intervient juste après 1991. Le départ ou/et l’expulsion de centaines de milliers de travailleurs de pays arabes ayant « soutenu » l’Irak dans son invasion du Koweït (Palestiniens, Jordaniens, Yéménites), ainsi que le ralentissement des recrutements d’Asie du Sud-Est et de l’Est (fin des grands contrats bilatéraux), réorientent les politiques migratoires des pays du Golfe en faveur de l’Asie du Sud. Pour les Indiens, de nouveaux emplois s’offrent alors, massivement, et cela d’autant plus aisément que les réseaux et les modalités de recrutement sont déjà en place depuis les années 1970. Les ressortissants du sous-continent constituent dès lors le premier groupe d’étrangers, devant les Pakistanais et les Égyptiens. Ces nouvelles opportunités migratoires interviennent au moment même où de profondes transformations économiques et financières s’effectuent en Union indienne. La dévaluation de la roupie, sa convertibilité ainsi que certains avantages relatifs au compte bancaire des expatriés rendent les salaires du Golfe beaucoup plus attractifs qu’auparavant et facilitent les transferts vers le pays d’origine. Bref, la nouvelle vague migratoire des années 1990 place l’Inde comme premier fournisseur de main-d’œuvre immigrée dans les pays du golfe Persique. Au tournant du siècle, environ trois millions d’Indiens y travaillent.

La troisième vague migratoire intervient suite aux événements du 11 septembre 2001 aux États-Unis et à l’invasion de l’Irak qui en découle en 2003. Dans ce contexte de bouleversement géopolitique à l’échelle moyen-orientale, les pétromonarchies du Golfe apparaissent comme un pôle relatif de stabilités économique et politique. L’appréciation des cours du brut et l’intensification des processus de mondialisation et de métropolisation au cours de la même décennie (exemple de Dubaï,  ville globale [2]) génèrent une importante croissance économique dans les domaines du commerce international, de  l’industrie, des services, en particulier ceux liés aux activités immobilières. Le besoin de main-d’œuvre s’accroît encore et l’Inde renforce ainsi sa position de premier pays pourvoyeur de travailleurs immigrés. En 2004, plus de 3,5 millions d'Indiens résidaient dans le Golfe. En 2008, ils étaient autour de 4,4 millions. Si la crise de 2008 a quelque temps ralenti les flux migratoires, ces derniers se sont à nouveau intensifiés. En 2015, ce sont 7.2 millions d’Indiens qui vivent dans la région.
Les migrants indiens dans le golfe Persique en 2015

 
Les vagues migratoires indiennes depuis le 1er choc pétrolier
  1ère vague migratoire
1973-1991
2ème vague migratoire
1991-2001
3ème vague migratoire
après 2001
Flux migratoires Début d'une immigration de main-d'oeuvre peu qualifiée en complément de l'immigration arabe.
1 million d'immigrants indiens.
Forte croissance des flux.
3 millions d'immigrants indiens.

Forte croissance des effectifs.
7,2 millions d'immigrants indiens en 2015.
Diversification des flux.

Contexte économique et géopolitique dans les États du Golfe Gonflement de la rente pétrolière et investissements dans les infrastructures et les équipements.
Solidarité pan-arabique
Guerre du Golfe (1990-91) et expulsion des migrants arabes indésirables. Diversification des investissements dans les services.
Contexte économique de l'Union indienne   Ouverture économique et bancaire (1991) Soutien des gouvernements indiens (en particulier, BJP) à la "diaspora indienne".
 

Ces trois vagues d’émigration forgent ainsi depuis quarante ans un champ migratoire où les mobilités internationales sont directement tributaires des vicissitudes économiques et géopolitiques à l’échelle régionale comme à l’échelle mondiale. Du côté de l’Inde, l’accroissement de ces flux migratoires au cours de ces quatre décennies a entraîné une plus grande diversification de l’origine des migrants.
 

1.2. Une diversification des régions de départ

Concernant l’émigration internationale, les statistiques du gouvernement fédéral ne fournissent pas de précisions sur l’État d’origine des migrants. Cependant, sur la base de nombreuses études et enquêtes menées depuis plus de trente ans, on constate que les flux de départ proviennent d’un nombre limité de régions en Inde.
À lui seul, le petit État du Kérala (Inde du Sud) fournit une proportion d’émigrants sans commune mesure avec son poids démographique (environ 3 % de la population indienne). En effet, jusqu’au milieu des années 2000, les Kéralais représentaient entre 40 % et 50 % des migrants indiens dans le Golfe. Par ailleurs - et contrairement aux autres États de l'Union indienne -, depuis la première vague migratoire, près de 90 % de l’émigration internationale du Kérala se dirige vers cette région du monde.

Indiens et Kéralais émigrés dans le golfe Persique (1977-2015)

Complément : sources statistiques
À l’intérieur même du territoire kéralais, la distribution spatiale de l’origine des migrants est loin d’être homogène. Des espaces relativement circonscrits forment l’essentiel des foyers de départ dans les années 1970. Connues par tous les Kéralais sous le nom de Gulf pockets [3], quatre régions concentrent alors à elles seules l’essentiel des migrants. Cette configuration spatiale trouve son origine dans un ensemble de facteurs historiques à l’origine des mouvements migratoires contemporains. De façon générale, les Gulf pockets littorales correspondent à des espaces de concentration de comptoirs européens installés depuis le XVIe siècle. Mais c’est au cours du XIXe siècle que les premiers élans migratoires se localisent dans ces espaces. Globalement, les Gulf pockets du sud du Kérala deviennent des lieux de recrutement de main-d’œuvre et d’administrateurs au service de la couronne britannique. Pour celles du nord du Kérala, où la majorité de la population est de confession musulmane, ce sont les relations cultuelles, culturelles et commerciales avec le Moyen-Orient qui se sont toujours maintenues. Les futurs foyers de départ vers le Golfe correspondent ainsi approximativement aux lieux d’embarquement/débarquement des hommes et des marchandises.
Les nouvelles vagues d’émigration des décennies suivantes s’appuient sur cette disposition géographique pour faire apparaître une plus grande diffusion du phénomène migratoire. Avec l’accroissement continuel des flux migratoires depuis le début du XXIe siècle, presque tout le Kérala est aujourd’hui devenu une vaste Gulf pocket ; à l’exception peut-être de quelques districts de montagnes proches de la frontière du Tamil Nadu où les taux d’émigration restent relativement modestes (districts du Wayanad et d’Idukki).
Extension spatiale de l’émigration internationale dans les années 1990 au Kérala

Les autres régions indiennes de forte émigration vers le golfe Persique se situent principalement sur le littoral occidental de la péninsule. S’inscrivant dans une continuité historique des relations et des mobilités autour de la mer d‘Oman, l’État de Goa, les districts côtiers du Karnataka et du Maharashtra, les communautés marchandes du Gujarat et de la région de Mumbai fournissent ainsi entre un tiers et la moitié des migrants, selon les décennies et les pays d’accueil. Hors de cette longue façade ouest, deux autres États, où les traditions migratoires sont également historiques, fournissent des flux de travailleurs indiens vers le Golfe : le Tamil Nadu et le Penjab.
Toujours à l’échelle de l’Inde, c’est au cours de la troisième vague migratoire qu’une plus grande diversification de l’origine des migrants s’opère. Certes, en valeur absolue, le poids des régions traditionnelles d’émigration se renforce, mais celui-ci tend à diminuer en valeur relative avec l’émergence de pôles d’émigration dans de nouveaux États tels que l’Andhra Pradesh (notamment les Gulf pockets du district de Kadapa au sud d’Hyderabad), et, plus récemment encore, l’Uttar Pradesh et le Bihar. Par ailleurs, cette diffusion spatiale des pôles d’émigration s’est accompagnée d’une plus grande diversité des profils socio-professionnels des migrants, en relation avec l’évolution de la demande en main-d’œuvre des pays d’accueil.

 

 

2. Spécificités et évolution des stratégies migratoires

2.1. Une émigration contractuelle et temporaire dans les pays du golfe Persique

Dans les pays du Golfe, les relations entre les étrangers et les nationaux sont régies par l’institution de la kafala. Il s’agit d’un système légal qui précise que tout immigré résidant dans le pays doit avoir un kafil, autrement dit un sponsor ou un garant, d’origine nationale, qui se porte responsable moral et juridique devant l’État. Ainsi, pour obtenir un visa et un permis de résidence, tout étranger doit, en principe, avoir obtenu un contrat de travail d’un kafil (ou par l'intermédiaire d'un kafil lorsque le migrant est employé par un autre étranger). Le kafil entre donc en scène dès l’arrivée du migrant, que ce dernier soit PDG d’une multinationale occidentale ou simple manœuvre sur les chantiers de construction. Par ailleurs, les contrats de travail sont tous à durée déterminée - généralement de deux ou trois ans – mais renouvelables. L’émigration est donc uniquement une émigration de travail, intrinsèquement contractuelle et temporaire.
Plusieurs contraintes connexes sont liées à ce système. Tout d’abord, l’étranger ne peut pas devenir propriétaire en droit d’un logement, d’une entreprise ou d’un local commercial ; il doit impérativement passer par le kafil, considéré comme propriétaire légal. Ensuite, et toujours en principe, l’étranger n’a pas le droit de changer de kafil et/ou de travail en cours de séjour, eu égard à son contrat de travail bien spécifié lors de son entrée. Enfin, le kafil joue très souvent le rôle d’intermédiaire entre son obligé et la société locale, notamment l'administration. La réalité du système de la kafala est bien sûr plus subtile que l’expression de son principe ! Il existe en effet, des variations d’un pays à l’autre sur le nombre possible d’étrangers que peut « garantir » un kafil. Ainsi, il y a de « grands » et de « petits » kafil, ce qui recoupe plus ou moins les classes socio-économiques des nationaux.
Jusqu’à la fin des années 1980, le système de la kafala n’a pas – ou très peu - fait l’objet de tractations financières ; les populations locales de ces jeunes nations n’éprouvant pas le besoin de prélever sur les migrants, venus construire quasiment ex nihilo leur pays, une source de revenus. Avec le développement économique des années 1990, les contrats de travail ont commencé à devenir payants pour les migrants : la monétarisation de la kafala s’est généralisée. Ainsi, dans ces pétromonarchies oligarchiques, la citoyenneté passe par le droit d’être kafil et de s’assurer un revenu complémentaire sur le travail des étrangers. L’équilibre social et politique est donc étroitement lié à l’immigration. Toute remise en question de ce droit pourrait réorienter l’expression de cette citoyenneté en faveur d’une plus grande représentativité démocratique, option difficilement envisageable pour les familles régnantes…

Néanmoins, on constate une évolution des politiques migratoires en faveur d’un assouplissement du système. Plusieurs facteurs en sont à l’origine. Tout d’abord, le contexte global, depuis le milieu des années 1990, favorise l'économie libérale et la libre circulation financière ; l’absence de libre circulation des hommes, et plus précisément des étrangers liés à leur kafil par le contrat de travail, pose dès lors de plus en plus de problèmes. Ensuite, la présence états-unienne – renforcée avec la seconde guerre du Golfe (1991) puis la troisième (2003) – exerce une pression accrue sur les pays du CCG afin qu’ils réforment leur marché du travail. Enfin, la tertiarisation des économies post-pétrolières [4] nécessite d’attirer une main-d’œuvre plus qualifiée. Or, au-delà de l’attractivité liée aux salaires, la mise en place de possibles mobilités et ascensions professionnelles devient incontournable afin de garder les cadres et les entrepreneurs. Les avancées sont variables d’un pays à l’autre en fonction du poids des étrangers dans la population active [5], de la part des hydrocarbures dans le PIB, du degré de conservatisme des gouvernements, de la dépendance vis-à-vis du « parapluie » militaire états-unien, etc. Mais dans l’ensemble, des mesures allant dans le sens d’une réforme de l’institution de la kafala voient peu à peu le jour. Elles concernent principalement quatre domaines :

  • l'amélioration des niveaux de qualification des immigrés. Au début des années 2000, plusieurs pays imposent un niveau minimum d’études pour pouvoir immigrer (généralement l’équivalent du brevet des collèges). Il devient alors possible de changer de kafil pour certaines catégories de travailleurs étrangers qualifiés et dans les domaines économiques recherchés.
  • le développement de l’entrepreneuriat. Pour les immigrés désirant se lancer dans la création d’une entreprise, droit leur est donné de pouvoir changer de kafil ; plus précisément de quitter celui qu’ils avaient en tant que salarié pour en prendre un autre comme partenaire. Par ailleurs, en fonction de la taille et du secteur d’activité de l’entreprise, l’étranger peut devenir lui-même le kafil de ses salariés (uniquement si ces derniers sont étrangers. On parle d’indirect sponsorship [6].
  • la déconnection entre immigration et kafala. Sont mis en place des free visas qui ne sont pas liés à un contrat d’embauche (pour 3 mois, le temps de trouver un emploi), puis des zones franches (free zones) où les entrepreneurs étrangers peuvent recruter de la main-d’œuvre en traitant directement les dossiers auprès de l’administration, sans passer par la « caution » d’un kafil.
  • l’autorisation contrôlée du regroupement familial. En fonction du secteur d’activité et d’un certain niveau de revenus, l’immigré est autorisé à faire des démarches administratives pour faire venir sa famille dans le pays d’accueil. Dans certains pays, il est même possible pour le migrant d’être lui-même le kafil de sa femme et de ses enfants si ces derniers ont moins de 18 ans. Certes, ce droit exclut la plupart des migrants. Mais il permet d’offrir des conditions de vie sociale et affective plus décentes à une minorité, celle-là même qui  assure le développement économique.

Au total, il existe indéniablement un mouvement général de dilution de ce système liant la force de travail de l’étranger à l’expression de la citoyenneté des nationaux. Néanmoins, comme l’écrit B. Dumortier : « pour le moment, l’abolition de la kafala serait très impopulaire, non pas par attachement à la tradition ou par méfiance à l’égard de l’étranger, mais tout simplement à cause du manque à gagner que cela impliquerait […]. Chacun tire profit de ce système du plus modeste […] au plus fortuné […]. Seule la frange progressiste des milieux d’affaires locaux, consciente de l’inconvénient qu’elle représente dans la compétition internationale selon la logique des avantages comparatifs, souhaite l’abolition de cette institution » [7].
 

2.2. Recomposition professionnelle et processus d’ancrage dans les pays d’accueil

Si l’essentiel de la main-d’œuvre d’origine indienne – et plus largement sud-asiatique - reste constituée de migrants peu ou pas qualifiés, l’accroissement sensible des recrutements sur des emplois qualifiés, voire hautement qualifiés, oblige à repenser les migrations indiennes dans le Golfe. En effet, ces dernières ne sont pas seulement composées de travailleurs sans droits, recevant des salaires de misère et logeant dans des camps de travail sordides - figures de l'esclavage post-moderne, victimes de la mondialisation.
Une des principales conséquences de la troisième vague migratoire a été, en effet, de diversifier le marché du travail et de l’ouvrir sur des secteurs économiques nécessitant plus de savoir-faire et de compétences. Au sein de la population indienne expatriée, la communauté kéralaise s’illustre particulièrement. Forte de son poids démographique dans les pays du Golfe, de sa longue expérience migratoire dans cette région mais également en relation avec des logiques de développement spécifiques au Kérala [8], cette communauté a su profiter pleinement des nouvelles opportunités professionnelles offertes. Le glissement général des immigrés kéralais vers des emplois plus qualifiés a, par ailleurs, renforcé ou fait émerger d’autres filières migratoires indiennes ; les aires de recrutement de la main-d’œuvre non qualifiée tendent à s’orienter vers de nouveaux pays de départ [9].

De façon concomitante, les stratégies migratoires ont évolué. Jusqu’à la fin des années 1990, la migration reposait exclusivement sur le principe d’une émigration temporaire avec pour objectifs, d’une part, d’améliorer les conditions de vie de sa famille restée dans le pays d’origine et, d’autre part, de s’assurer une meilleure position socio-économique après le retour définitif. Autrement dit, le projet migratoire était pensé comme un moyen de se construire un futur meilleur, une fois le temps de l’expatriation terminé. Or, si ce principe est encore vrai pour la majorité des ressortissants indiens, on assiste à l’émergence de nouvelles stratégies au sein d’une minorité – grandissante - de migrants, notamment ceux originaires du Kérala dont les positions professionnelles sont devenues plus avantageuses en termes de qualification et de revenus. Le temps de résidence s’allonge par le renouvellement multiple du contrat de travail ou par le passage du salariat à l’entrepreneuriat ; la proportion de couples augmente grâce aux mesures en faveur du regroupement familial ; le nombre de jeunes adultes nés, éduqués et aujourd’hui travaillant dans les pays du Golfe s’accroît. On assiste, par conséquent, à des formes d’installation à long terme et à des logiques d’ancrage socio-spatial dans les villes du Golfe, processus théoriquement impensable dans le cadre contraignant de la kafala.
Du côté des migrants et de leur famille, il en résulte des changements fondamentaux dans la conception de leur vie à l’étranger. Ces changements peuvent se résumer en une phrase, maintes fois exprimée lors de nos entretiens : « I want a life here ! ». Ainsi, l’expatrié n’a plus comme unique obsession de limiter drastiquement ses dépenses pendant le temps de sa migration afin d’envoyer le plus possible de remises en Inde. Il désire faire partie de la société de consommation, urbaine et mondialisée, dans laquelle il vit. Pour s’en rendre compte, il suffit de se rendre dans les grands centres commerciaux luxueux, ou encore d'emprunter les nombreuses autoroutes aux heures de pointe, pour constater cette présence ostentatoire des ressortissants kéralais. Autrement dit, ces derniers sont devenus visibles dans l’espace public et plus encore dans les espaces marchands. Ce qui n’était le fait que d’une minorité de jeunes migrants célibataires au cours des décennies précédentes s’est généralisé parmi les cadres résidant avec leur famille.

Au-delà de ces premiers marqueurs socio-spatiaux de l’immigration indienne, un nouvel environnement social et culturel s’est construit depuis une quinzaine d’années. Sans rechercher l’exhaustivité, nous évoquerons ici quelques éléments qui ont joué et jouent encore un rôle essentiel dans les stratégies d’ancrage des immigrés.
Il y a, tout d’abord, la multiplication des associations communautaires, maintenant présentes dans toutes les villes du Golfe. Ces Indian Associations ou Indian Clubs proposent régulièrement des manifestations culturelles (spectacles de danse, de musique, de chant, repas collectifs, compétitions sportives ou conférences). Elles sont également des annexes consulaires où, quelques jours par semaine, les fonctionnaires de l’ambassade proposent leurs services. Parallèlement, elles viennent en aide à leurs ressortissants en cas de décès (formalités, rapatriement du corps), d’emprisonnement ou de clandestinité. Si ce sont surtout des lieux de rencontres des familles de cadres, on y croise donc également des travailleurs immigrés, seuls, venus pour des raisons administratives ou pour assister à divers spectacles.
Viennent ensuite les institutions éducatives indiennes, dont le nombre a doublé depuis le milieu des années 1990. Ces écoles proposent toutes des cursus indiens mais aussi kéralais, eu égard à l’importance de cette communauté. Il est donc possible de suivre toute sa scolarité dans les pays d’accueil et de la faire reconnaître en Inde. Cette continuité du cursus a indéniablement agi sur les stratégies d’ancrage des familles d’expatriés les plus qualifiés. Les classements au baccalauréat des lycées du Golfe permettent en effet d’accéder à l’enseignement supérieur en Inde.
La diversité et le dynamisme des productions culturelles indiennes sont également un fait marquant. Là encore, le Kérala s’illustre particulièrement. Radios et télévisions locales émettant en malayalam (langue du Kérala). Dans le domaine des médias, chaque ville dispose d’au moins une radio locale. Il existe également plusieurs chaînes de télévision dont les studios sont soit au Kérala soit à Dubaï ou Abou Dabi. Les quotidiens et magazines sortent en même temps dans les deux pays. Par ailleurs, la musique, les films, les produits alimentaires et autres objets indiens, sont partout présents.
Enfin, un dernier facteur a grandement facilité les mutations des stratégies migratoires et des comportements socio-économiques dans les pays d’accueil : il s’agit de l’accroissement du nombre de lignes aériennes avec l’Inde, et notamment le Kérala. Depuis 1999, un troisième aéroport international s’est ouvert dans cet État longeant l’Océan Indien sur 550 kilomètres. Aujourd’hui, plus d’une dizaine de compagnies aériennes assurent des vols quotidiens entre toutes les grandes villes du Golfe et le nord (Kozhikode), le centre (Kochi) et le sud (Thiruvananthapuram) du Kérala. Associé à la baisse des coûts de transport, cela a fortement accru la fréquence des retours saisonniers. Autrement dit, l’espace-temps de ce champ migratoire s’est considérablement contracté [10]. La migration est de moins en moins perçue comme un éloignement et une rupture avec le pays d’origine.

Spatialement, l’ancrage de la communauté kéralaise se traduit par l’existence de "little Kerala" dans les principales villes du Golfe [11]. Cependant, parmi les cadres et les entrepreneurs, on constate un accroissement des mobilités résidentielles.

Habiter en diaspora dans les villes du golfe Persique
Abbasiya, le "little Kerala" de Koweït City

Al Karama, le "little Kerala" de Dubaï

Source : P. Margari, Licence CC

Ces deux quartiers regroupent des immigrés indiens. À Dubaï, le quartier d'Al Karama, situé près du centre-ville témoigne du caractère relativement ancien de l'installation des Indiens. Le départ des Kéralais les plus aisés conduit des immigrés d'autres nationalités à s'installer dans ces quartiers.

Nouvel habitat pour nouveaux migrants indiens
Habitat de standing pour main-d'oeuvre qualifiée à Dubaï

Nouveaux espaces récréatifs à Dubaï

La construction de nouveaux quartiers d’habitation de haut standing dotés d’espaces récréatifs s’inscrit dans une politique migratoire qui, en offrant un environnement favorable, cherche à garder les expatriés les plus qualifiés.

 

 

3. Incidences socio-économiques et spatiales de la migration dans le pays d’origine

À l’échelle de l’Inde, les transformations socio-économiques et spatiales induites par l’émigration dans le golfe Persique sont difficilement mesurables. Elles apparaissent, en effet, relativement négligeables eu égard aux dynamiques de développement endogènes propres à ce pays émergent. Appréhender les conséquences qu’entraîne l’afflux de transferts financiers en provenance du Moyen-Orient ne peut donc se faire que sur la base d’études au niveau local voire, au mieux, régional. C’est sans aucun doute au Kérala que ces effets sont les plus marquants (et les plus étudiés) en raison de la part des migrants au Kérala, du tropisme migratoire quasiment exclusif vers cette région du monde et de la structuration d’un champ migratoire de plus de quatre décennies. Concrètement, depuis la deuxième vague migratoire des années 1990, l’émigration internationale touche 5 à 6 % de la population de cet État ; c’est un des taux les plus élevés au monde comparable à des pays comme le Maroc ou les Philippines. Rapporté au nombre de foyers kéralais, plus d’un quart de ces derniers sont directement concernés par l’expatriation d’un des membres de leur famille.

3.1. Niveau de vie et orientations de l’épargne

Depuis le milieu des années 1990, plusieurs études approfondies ont été menées au Kérala pour mesurer l’impact de la migration internationale à l’échelle des foyers [12]. Toutes révèlent des différences notoires de niveau de vie entre ceux qui ont un ou plusieurs membres de leur famille expatriés et ceux qui n’en ont pas. Le premier contraste entre les populations disposant des transferts du Golfe et celles qui n’en ont pas concerne la qualité de l’habitat et les commodités telles que l’électrification, l’eau courante (pompes à eau, citerne ou connexion au service d’eau) ou la présence de toilettes à l’intérieur de la maison. Les différences dans la possession d'autres biens d’équipement, tels que les appareils électriques et électroniques ou les moyens de déplacement motorisés, sont toutes aussi parlantes, à des degrés plus ou moins importants. Si la migration procure une réelle opportunité d’amélioration du cadre de vie, il ne faudrait pas oublier que beaucoup de  migrants modestes ne disposent pas des mêmes moyens matériels que certains Kéralais aisés qui ne se sont jamais expatriés. Néanmoins, à catégories socio-économiques ou/et socio-communautaires identiques, l’expérience migratoire permet une réelle ascension économique au sein même de sa classe d’origine.

Au-delà de l’utilisation immédiate des transferts financiers, la constitution d’une épargne est également un dessein prioritaire en vue d’investissements ultérieurs. Or, dans ce domaine, on constate que les stratégies et les orientations de l’épargne se sont modifiées au cours des quatre décennies d’intense émigration. En simplifiant, tandis que l’immobilier et le foncier caractérisaient la première vague migratoire, les domaines de l’éducation et de la santé deviennent les premiers secteurs de dépense.
Plusieurs raisons expliquent la diminution du volume des investissements consacrés à l’habitation. Les nouvelles vagues migratoires des années 1990 et 2000 sont constituées de nouveaux profils de migrants. Issus de catégories socio-économiques défavorisées, ces derniers partent fréquemment sur des contrats de travail faiblement rémunérés. Aux difficultés rencontrées dans le pays d’accueil s’ajoutent dorénavant des coûts de départ généralement exorbitants, qu’il faut d’abord rembourser avant d’épargner. Le laps de temps entre la première migration et la capacité financière de construire une maison est devenu plus long que par le passé. Par ailleurs, le ralentissement de l’élan bâtisseur des migrants met en évidence un changement de mentalités dans la société kéralaise. Tout au long des années 1970 et 1980, le signe le plus ostentatoire de la réussite migratoire passait par la construction d’une très belle maison. C’est au cours des années 1990, avec les premiers retours définitifs, que les choses commencent à changer. Les médias relatent l’existence d’ex-migrants en grande difficulté financière alors même qu’ils vivent dans de somptueuses demeures. Les ventes de propriétés sont alors de plus en plus nombreuses. L’opinion est ainsi plus avisée des risques encourus à trop privilégier les apparences de la réussite aux dépens d’un meilleur niveau de vie. Au cours de la même période, la hausse du coût des matériaux et de la main-d’œuvre allonge les temps de construction et contraint les migrants à être plus modestes.
L’achat de terre lié à l’acquisition d’un terrain à construire connaît le même ralentissement.  La très forte hausse des valeurs foncières entre également en jeu. Elle résulte aussi de la pression foncière croissante induite par l’accroissement naturel de la population pendant la période de transition démographique. Cette hausse des prix se traduit pour les migrants par une diminution des surfaces moyennes achetées.

La réduction des investissements immobiliers et fonciers met ainsi en évidence un changement de stratégies de la part des migrants. Depuis l’ouverture économique de l’Inde dans les années 1990, les banques proposent de nombreux produits financiers attractifs. Dorénavant, aux exonérations fiscales propres aux comptes des migrants, s’ajoutent d’autres avantages tels que les placements en actions, l’assurance-vie, les bons du Trésor et autres obligations. Enfin, les nouvelles motivations apparues chez certains migrants de seconde ou troisième génération font apparaître des désirs plus marqués d’orienter leur épargne vers d’autres secteurs. Un des changements majeurs a trait au domaine de l’éducation. Placé au troisième rang des investissements lors de la première vague migratoire, il passe depuis une vingtaine d’années au premier plan avec, en moyenne, plus du tiers des montants épargnés à lui être consacré. Cette priorité affichée s’explique par la volonté des foyers de migrants de donner à leurs enfants une formation scolaire entièrement dispensée en anglais dès le plus jeune âge. Placer ses enfants dans un établissement anglophone dès la maternelle permet de se dissocier du reste de la population et d’imiter la classe aisée. Une bonne maîtrise de l’anglais est en effet plus valorisante que celle de la langue locale (le malayalam).
Si dans les années 1970 et 1980, l’affichage de la réussite socio-économique passait par le standing de la maison et la terre possédée, on peut dire que dorénavant le niveau de scolarisation, et peut-être plus encore le type d’établissement fréquenté, sont des signes supplémentaires et ostentatoires du succès de l’émigration. Cette volonté d’ascension sociale à travers la génération suivante s’inscrit par ailleurs dans une évolution des mentalités qui touche l’ensemble de la population kéralaise. La course aux diplômes, en particulier dans le domaine de la médecine, de l’informatique, de l’ingénierie ou de la gestion, est l’obsession des middle et upper classes.  À un degré moindre, les classes plus modestes leur emboîtent le pas. Les foyers de migrants, par leurs capacités financières, disposent alors de plus d’avantages que les autres, à catégories sociales égales.
 

3.2. Les Gulf pockets : des espaces au cœur des transformations induites par la migration

Dans les Gulf pockets, l’identification du fait migratoire dans le paysage se traduit visuellement par une modification de l’habitat, plus précisément de la qualité des habitations. L’arrivée dans un espace de forte émigration se ressent lorsque la fréquence de maisons modernes, “en dur”, s’accentue. L’habitat traditionnel, en brique de latérite et en toit de tuiles mécaniques, n’apparaît que très rarement ; de même, les cases en panneaux de feuilles de cocotiers tressées disparaissent. D’autres indicateurs sont également perceptibles : à chaque croisement de routes de campagne, la présence de petites échoppes plus nombreuses qu’à l’habituel étonne. De plus, la nature même de ces commerces surprend quelque peu. Ici, un magasin de vêtements dernier cri proposant les dernières créations de Bombay (Bombay fashion), là une pharmacie à la devanture très occidentale, un magasin d’électroménager ou encore une alimentation remplie de produits de l’industrie agro-alimentaire vantés par la publicité télévisuelle du moment… Plus récemment, ont émergé de petits centres commerciaux très up to date, souvent surmontés d’appartements de standing. Les banques aux annonces alléchantes (safe deposit, high interest) et toutes dotées de distributeur automatique, les agences de voyages et les bijouteries sont aussi plus fréquentes, en particulier en milieu rural. Les enseignes des boutiques sont par ailleurs souvent suggestives. Les mots comme gulf, Dubaï ou Koweït sont, par exemple, accolés au nom du commerce (Gulf Optical, Dubaï mechanics, etc.). La densité de voitures individuelles est également un élément significatif. Toujours en ce qui concerne les services, la concentration d’institutions éducatives privées [13] et de petites cliniques spécialisées [14], et tout aussi privées, marque les paysages urbains et ruraux des Gulf pockets.
Le fait migratoire impose indéniablement sa marque dans la construction d’un maillage plus dense d’infrastructures de toutes natures. Ces pôles d’intense émigration sont donc des lieux où la transformation de l’espace a le plus évolué au cours des quatre dernières décennies. Avec l’augmentation continuelle des flux migratoires depuis le début de ce siècle, ces processus de territorialisation s’étendent dorénavant à l’ensemble des régions littorales et de collines du Kérala.

Plus généralement, l’émigration internationale a, d’une part, accompagné et amplifié la tertiarisation de l’économie, et, d’autre part, favorisé l’émergence d’une classe moyenne toujours plus importante, faisant ainsi pleinement entrer la société kéralaise dans l’ère de la consommation. Les inégalités socio-économiques ont eu tendance à se réduire ; les migrants étant pour la plupart issus de milieux modestes, l’accroissement des départs a permis à toute une partie de la population d’accéder à un niveau de vie qu’il aurait été impossible d’atteindre sans s’expatrier. Cependant, de nouveaux clivages ont émergé. Les catégories sociales les plus pauvres, traditionnellement peu concernées par l’expatriation, sont maintenant encore plus exclues du processus migratoire, notamment en raison de la spéculation croissante sur les visas et les contrats de travail. Elles subissent ainsi plus durement l’amélioration générale du niveau de vie induit. Un mécanisme de double exclusion s’est mis en place : l’inaccessibilité au marché de l’emploi du Moyen-Orient et la paupérisation relative dans leur pays d’origine. À l’échelle du Kérala, l’émigration internationale a donc créé une réelle fragilité sociale et une plus grande dépendance à l’égard des politiques d’immigration conduites par les États du golfe Persique.
 

Conclusion

En janvier 2015, les dernières estimations du Ministère des Indiens d’Outre-Mer (Ministry of Overseas Indian Affairs) ont révélé qu’il y a dorénavant 7,2 millions de ressortissants indiens résidant dans les pays du golfe Persique [15], soit une augmentation d’environ 24 % par rapport aux données de 2012. Quelle que soit l’approximation de ces chiffres, ils montrent une indiscutable intensification des flux et des dynamiques migratoires de part et d’autre de la mer d’Oman. Car, au-delà de cet accroissement du nombre d’émigrés, se sont également accrus les va-et-vient, les retours temporaires ou définitifs, les transferts financiers en provenance du Golfe, les exportations de produits indiens à destination des expatriés, les transports aériens, sans oublier les échanges immatériels via l’internet et la téléphonie. Bref, par le biais des migrations internationales, les relations et les réseaux de toute nature se consolident entre ces deux parties du monde.
Si le renforcement de la présence indienne dans les pétromonarchies répond à une demande croissante de main-d’oeuvre peu ou pas qualifiée, elle se traduit aussi par une augmentation du nombre de migrants qualifiés, ressource humaine absolument nécessaire au développement économique de la région. Ainsi, les logiques de regroupement familial, d’allongement des temps de résidence, d’ancrage dans le paysage socio-économique des villes du Golfe s’intensifient. Dès lors, on assiste à la naissance d’une diaspora (incipient diaspora), plus étroitement reliée au pays d’origine que celles présentes dans les autres parties du monde.
Après avoir été longtemps niée, puis simplement reconnue au début des années 2000 [16], cette nouvelle diaspora est considérée avec un intérêt grandissant en Inde. On y voit, tout d’abord, une ressource financière directe à travers les remises. C’est également un facteur non négligeable d’amélioration du niveau de vie des foyers de migrants et donc du développement local dans des Gulf pockets qui se multiplient dans un nombre croissant d’États de l’Union. Plus largement, la présence de cette diaspora moyen-orientale soutient directement (par l’entrepreneuriat indien) ou indirectement (par les cadres recruteurs) la demande de travailleurs indiens. Disposant d’un vivier démographique énorme, notamment dans les États de la vallée du Gange, l’Inde commence à initier une politique d’exportation de sa ressource humaine [17]. Toujours par le truchement de ses cadres, ses entrepreneurs et autres migrants qualifiés, le pays dispose d’un levier, voire d’un atout majeur, dans les rapports de force économiques et politiques avec les pays du Golfe. Mais, parallèlement, comme tout pays émergent, l’Inde a un besoin croissant d’énergie. Faiblement dotée, elle voit donc s’accentuer sa dépendance vis-à-vis des hydrocarbures du Moyen-Orient. La question migratoire devient progressivement une pièce importante du système d’interdépendances qui sous-tend le jeu géopolitique régional [18]. À ce titre, on pourrait évoquer ici un simple exemple révélateur des enjeux relatifs aux  migrations indiennes dans le golfe Persique. Depuis une bonne dizaine d’années s’ouvrent un peu partout en Inde des centres de recherche universitaires (surtout en sciences économiques) se consacrant à l’étude de la diaspora. Si, dans les premiers temps, les recherches privilégiaient les diasporas du monde occidental (principalement celle des États-Unis qualifiée de "minorité modèle" par les autorités indiennes), on voit aujourd’hui de plus en plus de programmes sur le Moyen-Orient [19]. Or, dans le monde universitaire indien, comme très certainement ailleurs, les grandes orientations de recherche sont très largement "insufflées", "inspirées" par les pouvoirs politiques.

 


Notes

[1] Le golfe Persique regroupe six pays, et, contrairement à sa dénomination, ces derniers sont tous situés sur la rive sud et donc arabe de cette mer : l’Arabie Saoudite, le Koweït, Bahreïn, le Qatar, les Émirats Arabes Unis et Oman. Ces États sont regroupés au sein du Conseil de Coopération du Golfe (C.C.G.).

[2] Sur Dubaï au début du XXIe siècle, voir dans Géoconfluences, l'article de Sylviane Tabarly, « Dubaï, territoire d'un nouveau type dans le monde arabe », 2005.

[3] L'expression de "Gulf pockets" désigne les territoires transformés par l'émigration vers les États du golfe Persique. Utilisée depuis trente ans au Kérala, elle est aujourd'hui aussi employée pour les autres États de l'Union indienne.

[4] S’appuyant notamment sur les secteurs de l’import-export, de l’immobilier, de la santé, du care, de la finance et du tourisme de luxe. Plus récemment, cette tertiarisation évolue vers un plus grand développement des activités informationnelles, éducationnelles et culturelles (knowledge economy) et de l’entrepreneuriat.

[7] Dumortier Brigitte, « Développement économique et contournement du droit : les zones franches de la rive arabe du golfe Persique », Annales de géographie, 2007, n° 658, pp.628-644.

[8] Depuis les années 1970, le Kérala se démarque du reste de l’Union indienne en matière de développement : réforme agraire en faveur des petits paysans, taux d’alphabétisation élevé notamment pour les femmes, transition démographique achevée, espérance de vie longue, IDH meilleur, etc.

[9] Un exemple illustre précisément cette « délocalisation » régionale à l’échelle de l’Inde. Lors de nos enquêtes de terrain, nous avons rencontré un Kéralais responsable de la DRH d’une grande entreprise du bâtiment : il était alors chargé de recruter 700 ouvriers non qualifiés en Inde. Il était pour lui hors de question d’envoyer ces contrats de travail au Kérala parce qu’il n’y aurait aucun candidat et que cela « ternirait » son image… Il recherchait donc des Tamouls (Tamil Nadu) ou des Telugu (Andhra Pradesh). Dans la même situation, il y a une dizaine ou une quinzaine d’années, notre interlocuteur aurait immédiatement envoyé ces contrats dans son village du Kérala… recueillant ainsi reconnaissance sociale et source de revenus complémentaires.

[10] Le maintien des relations est également devenu beaucoup  plus aisé grâce au  téléphone portable et à l’internet (skype, facebook,…).

[11] Les marqueurs les plus évidents de ces "little Kerala" sont les types de commerces, la densité d’inscriptions et d’affichages en malayalam.

[12] Zachariah, Mathew, Rajan 1999 et 2000 ; Venier 2003, Zachariah, Rajan 2004 et 2007.

[13] Avec depuis quelques années, un fort développement d’établissements d’enseignement supérieur spécialisés de type BTS, IUT ou écoles d’ingénieur.

[14] Ces dernières offrent en général une très grande qualité de soins. Certaines se sont spécialisées dans le traitement de types de cancers et attirent ainsi un tourisme médical en provenance du Moyen-Orient ou des pays occidentaux.

[15] Voir les statistiques du Ministère indien de l'Outre-mer : http://moia.gov.in/writereaddata/pdf/Population_Overseas_Indian.pdf

[16] Le basculement vers cette reconnaissance s’effectue en octobre 2003 lors d’un discours du président indien Dr A.P.J. Abdul Kalam en visite aux Emirats Arabes Unis.

Pour compléter

Ressources bibliographiques


et dans Géoconfluences :
Trouillet Pierre-Yves, « Les populations d'origine indienne hors de l'Inde : fabrique et enjeux d'une "diaspora" », Géoconfluences, 2015, mis en ligne le 15  septembre 2015.

Ressources webographiques

 

 

Philippe VENIER,
maître de conférences en géographie, laboratoire MIGRINTER, Université de Poitiers.

 

Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
pour Géoconfluences, le 18 septembre 2015

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Pour citer cet article :  

Philippe Venier, « L'émigration indienne vers le golfe Persique », Géoconfluences, septembre 2015.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/le-monde-indien-populations-et-espaces/articles-scientifiques/lemigration-indienne-vers-le-golfe-persique