Commerce équitable et politiques urbaines de développement durable

Publié le 20/05/2014
Auteur(s) : Lisa Rolland, Docteure en géographie, ATER - Université Jean Moulin Lyon 3

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Alors qu'il reposait à l'origine sur un rapport historique Nord/Sud, le commerce équitable opère un décentrement vers le Nord à la faveur de la promotion des politiques urbaines de développement durable répondant aux critères des Agenda 21. L'article s’intéresse au projet territorial du commerce équitable à travers la campagne internationale Fair Trade Towns, déclinée nationalement dans vingt-quatre pays, et 1431 « territoires ».

Bibliographie | citer cet article

Le mouvement du commerce équitable semble entrer dans une nouvelle phase de son histoire. En septembre 2013, les chefs d’État et de gouvernement du monde entier se sont réunis sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU) pour discuter des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) après 2015. C’est dans ce contexte qu'à travers la Fair Trade Beyond 2015 Declaration, le mouvement du commerce équitable a appelé les décideurs mondiaux à s’attaquer aux causes profondes de la pauvreté et des inégalités dans le monde et à soutenir les partenariats entre les gouvernements, les collectivités locales, les entreprises et les citoyens en faveur du commerce équitable. Cette démarche s’inscrit dans la continuité des préconisations du Sommet de la Terre de 1992 (rapport Brundtland) pour la mise en œuvre d’un développement durable sous les principes de la gouvernance territorialisée. De surcroît, depuis le 16 janvier 2014, une nouvelle Directive européenne facilite l’intégration de produits du commerce équitable dans les marchés publics de l’Union Européenne et concourt à l'institutionnalisation du secteur.

Ainsi, par-delà le rapport historique Nord-Sud, le commerce équitable opère un décentrement vers le Nord à la faveur de la promotion des politiques urbaines de développement durable répondant aux critères des Agenda 21 (voir l'entrée Agenda 21 du glossaire, Anne Rivière-Honegger). Ceux-ci s’affirment comme les principaux outils territoriaux du développement durable institutionnalisé à l’échelle internationale. La réflexion s’insère dans un travail de thèse en cours [1], qui s’intéresse au projet territorial du commerce équitable à travers la campagne internationale Fair Trade Towns. Cette campagne, lancée en 2000, est déclinée nationalement dans vingt-quatre pays, et compte 1431 « territoires » (site européen de la campagne Fair Trade Towns, février 2014), situés principalement en Europe.

Où sont les Fair Trade Towns ?

Source : www.fairtradetowns.org

Ces localités équitables ont pour objectif d’associer collectivités locales, acteurs locaux, privés et publics, dans une démarche de valorisation et de promotion du commerce équitable à l’échelle d’un « territoire ». La campagne se dénomme en France « Territoires de commerce équitable », en Belgique « Communes de Commerce Equitable » (partie francophone du pays) et « Fair Trade Gemeente » (partie flamande). Quelles formes prend cette territorialisation du commerce équitable, matérielle (territoire identifié, territoire institutionnel) et immatérielle (territoire subjectif, représenté, perçu) ? L’objectif de la campagne Fair Trade Towns vise-t-il des espaces précis ou une échelle réticulaire large, autour d’une articulation des territoires du Nord et des territoires du Sud ?

Il s’agit tout d’abord d’éclairer les représentations du monde sous-tendues par le commerce équitable. Entre outil de développement et alternative de consommation, le commerce équitable questionne la géographie dans son rapport à l’espace et sa mise en territoire. Ce projet révèle un changement d’échelle du commerce équitable, qu’il s’agit d’illustrer autour de deux espaces d’études. La ville de Lyon, en France, titrée « Territoire de Commerce équitable » depuis 2009, est montrée en exemple, notamment pour ses clauses de marchés publics en faveur du commerce équitable. La région de Bruxelles-Capitale, en Belgique, pour partie titrée depuis 2005, comprend une part importante de communes engagées dans la démarche. Elle accueille certains sièges des organisations de commerce équitable, dont Max Havelaar Belgique qui coordonne les dossiers de candidature pour la région wallonne et Bruxelles-Capitale.

 

1. Le commerce équitable, quelles représentations du monde ?

Le commerce équitable est né aux États-Unis, à l’instigation d’associations chrétiennes d’aide aux communautés défavorisées, après la Seconde Guerre Mondiale.

1.1. Entre outil d’aide au développement et alternative de consommation, des représentations socio-économiques du commerce équitable

Au cours des années 1950-1960, dans un contexte structuré par le tiers-mondisme, le discours politique sur les échanges Nord-Sud s’articule autour de deux revendications : la mise en place de règles commerciales plus avantageuses pour les pays du Sud, et la modification des modalités de l’aide publique au développement, accusée d’être inefficace, voire de servir les intérêts des pays colonisateurs (Balineau, 2010).

Dans les années 1960-1970, le mouvement alternatif acquiert une portée mondiale. Les militants de ce nouveau système d’échanges mettent en place des circuits parallèles au système commercial classique. L’organisation non gouvernementale (ONG) Oxfam crée la première Alternative Trade Organization (ATO) et Artisans du Monde, en France, ouvre sa première boutique au tournant de la décennie 1970. En promouvant l’ouverture internationale des pays du Sud par les exportations, les programmes d’ajustement structurel des années 1980 essoufflent le mouvement, qui doit élaborer de nouvelles stratégies. En 1988, le terme de commerce équitable apparaît sous la forme d’une filière certifiée (labellisation du produit par un organisme indépendant qui rédige des cahiers des charges privés) et labellisée (du type Max Havelaar). Celle-ci préconise la reconnaissance des produits par la certification et l’organisation obligatoire des producteurs en coopératives. Le mouvement dans son ensemble rejoint rapidement les préconisations du Sommet de la Terre (1992) sur le développement durable et devient réglementé.

Depuis 2001, sa définition officielle internationale « contribue au développement durable en offrant de meilleures conditions commerciales et en garantissant les droits des producteurs et des travailleurs marginalisés, tout particulièrement au Sud de la planète ». Pour les militants de la filière intégrée (contrôle de toute la filière en commerce équitable, des producteurs aux distributeurs), le commerce équitable rejoint les causes de l’altermondialisme : en témoigne notamment la participation d’organisations de producteurs et d’acteurs du commerce équitable européens dans les Forums Sociaux Mondiaux[2].

Aujourd’hui, les acteurs du commerce équitable, dans leur plaidoyer, font le lien avec la problématique médiatisée d’une « autre » consommation, « citoyenne »[3] ou encore « engagée », au Nord, que d'aucuns appellent « responsable » ou encore « éthique » (Dubuisson, Quellier, 2009 ; Pleyers, 2011). En même temps, se développe un autre débat, celui du retour au localisme, au made in France par exemple, sur fond de crise environnementale globale (Tagbata, Sirieix, 2010).

Complément : Le commerce équitable en chiffres

Aussi, le commerce équitable fait-il principalement l’objet de travaux de recherche en sciences agro-économiques et sociales, qui analysent notamment la problématique de l’intégration du secteur dans les marchés internationaux, tant du côté des producteurs du Sud que des consommateurs du Nord (Hervieux, Turcotte, 2010). Système d’échanges Nord-Sud à la fois novateur et obéissant aux règles du commerce international, le commerce équitable est analysé dans ces études au regard de son ancrage dans les politiques de développement : outil de développement durable, impact sur les organisations de producteurs, rôle dans la théorie économique de libre-échange, management des organisations et marketing « responsable ».

En s'appuyant sur un corpus de thèses de doctorat en sciences agro-économiques et sociales récentes, choisies pour leur étude du rapport entre commerce équitable et développement[4], on voit se dégager le rapport entre commerce équitable et vulnérabilité. La notion de vulnérabilité s'applique à la situation jugée critique des petits producteurs du Sud, face à une mondialisation dénoncée pour ne pas leur donner les moyens de vivre. Le commerce équitable apparaît alors comme un levier agissant sur cette vulnérabilité, mais le secteur du commerce équitable réduit-il ou accentue-t'il la vulnérabilité des producteurs ? Par exemple, le café, produit phare du commerce équitable, subit aussi les aléas du cours mondial, même si un prix minimum d’achat est garanti au producteur. Par ailleurs, les critères de production sont toujours définis par le Nord (mode, matières utilisées, marketing, …). À ces approches du commerce équitable, les géographes peuvent ajouter leur réflexion sur les rapports à l'espace des acteurs du commerce équitable, à toutes les échelles, du global au local.

 
1.2. La géographie et le commerce équitable : l’introduction du territoire et des échelles

L’intérêt de la démarche géographique est de questionner les représentations de l’espace à l'oeuvre dans le commerce équitable, en particulier celle des rapports entre Nord et Sud. Le géographe interroge aussi les interactions des acteurs impliqués, leurs intérêts et leurs divergences sur le projet d’un autre développement.


Étudier le territoire et les échelles

La campagne Fair Trade Towns est l'occasion d'appliquer ces questionnements. Quel développement, quel projet de société sont souhaités par les acteurs concernés par cette campagne, aussi bien les collectivités territoriales, les organisations de commerce équitable nationales et locales (commerces, associations, …) que les acteurs privés et associatifs qui englobent le secteur de l’équitable ? Ce projet international prend forme en milieu urbain et induit une mise en territoire du commerce équitable. Si le territoire est entendu comme « un espace approprié, avec sentiment ou conscience de son appropriation » (R. Brunet), il est construit par les jeux d’acteurs et renvoie donc à une socialisation de l’espace. Il n’est pas limité à une entité juridique ou institutionnelle, puisque les acteurs s’y projettent (découpage de l’espace, gestion, aménagement) et s’y organisent en réseaux. Ce qui intéresse le géographe, c’est à la fois l’échelle spatiale de ce projet de territorialisation du commerce équitable (ville, agglomération, région, État, Europe, international), et l’échelle des acteurs (organisation de commerce équitable locale ou nationale, ONG, collectivité locale, association, entreprise, réseau d’acteurs, consommateur-citoyen,…).

La méthode des cartes mentales

La spatialisation de la campagne Fair Trade Towns, peut être notamment transcrite au moyen de cartes mentales, ou schémas de représentation graphique. Ces cartes mentales ont été réalisées par les acteurs interrogés lors d’entretiens menés autour de trois questions principales à propos de la campagne Fair Trade Towns : les points de vue et visions, les enjeux identifiés, puis les projets et aspirations. Afin de compléter leur discours, ces acteurs ont élaboré leur carte mentale sur la base de la question : « Qu’est-ce que pour vous une Fair Trade Town ? ».

Les cartes mentales pour la compréhension du rapport à l'espace dans la campagne Fair Trade Towns

Source : Entretiens (Bruxelles, Lyon, automne 2013)

Extrait d’entretien, Ville de Bruxelles, 16 octobre 2013

« Nous continuons dans notre activité quotidienne d'utiliser et de promouvoir des produits du commerce équitable quand nous le pouvons. Nous avons préparé, par exemple, un petit déjeuner, nous avons choisi la combinaison miel, chocolat Oxfam avec les pâtés de terroir et du fromage (…). Nous sommes vraiment dans une démarche de consommation responsable, en nous ’interrogeant sur notre alimentation aujourd'hui : "qu'est-ce que nous mettons dans notre assiette ?" ».

Extrait d’entretien, Équi'sol, association de promotion du commerce équitable et de la consommation responsable, Lyon, 19 novembre 2013

« Nous cherchons à mettre les collectivités en lien avec des fournisseurs (...), nous pouvons les accompagner si elles veulent mettre en place un marché, écrire un cahier des charges, trouver des fournisseurs. Par exemple, l'année dernière nous avons fait une campagne "banane équitable" sur les marchés de l'agglomération grenobloise (...), nous étions avec des bénévoles sur les marchés et incitions les gens à acheter des bananes équitables. Mais nous travaillions aussi en amont avec les marchands pour qu'ils puissent trouver des sources d'approvisionnement ».

L'examen des dessins produits, à la lumière des travaux sur la dimension conceptuelle du territoire initiés par G. Di Meo (1998), questionne plusieurs éléments spatiaux du commerce équitable :
- le sentiment d’appartenance à un lieu, ou l’habiter universel (le Monde, la commune),
- les flux et interactions (produits, personnes et leurs liens représentés par des flèches),
- les acteurs et les structures politiques (collectivités, associations, …),
- le découpage de l’espace (local avec la « commune de commerce équitable », institutionnel avec un cercle en guise de territoire, …)
- et aussi la symbolique (le cœur commerce équitable), l’entité et/ou la division de l’espace attribuées à ce projet (le signe = entre la commune et le monde vecteur de solidarité, le territoire autour du cœur commerce équitable,…).

 

 

2. Un changement d’échelle du commerce équitable, la campagne Fair Trade Towns

 

2.1. Commerce équitable et ville durable

La campagne Fair Trade Towns est pleinement intégrée dans le dispositif des Agenda 21 des villes adopté au Sommet de la Terre, notamment au travers des services « Achats Publics », « Solidarité Internationale », « Urbanisme » ou encore « Éco-conseil » (Belgique) des collectivités locales. Dans l'Union européenne, elle trouve un écho dans la campagne européenne des villes durables lancée en 1994 à la demande des collectivités, autour du manifeste du « Livre vert de l’environnement urbain ». L'initiative du projet Fair Trade Towns remonte à 2001 et revient à des groupes de bénévoles très ancrés dans les milieux religieux des villes moyennes de Grande-Bretagne. Coordonné à l'échelle nationale par les acteurs principaux du commerce équitable, le projet prend la forme de titre décerné au « territoire » candidat. Le commerce équitable se présente-t-il comme une forme de coopération décentralisée décidée en milieu urbain ? Est-il un mode de consommation intégrant les problématiques de consommation responsable et d’image verte des villes au Nord ?

Au cœur de la démarche Fair Trade Towns, se trouvent les collectivités territoriales ainsi que les acteurs économiques locaux. Les autorités locales se voient attribuer ou investissent d’elles-mêmes le rôle de nouvel acteur du commerce équitable, en initiant les actions en sa faveur : restauration dans les cantines, sensibilisation dans les écoles aux inégalités Nord/Sud, etc.

En France, par exemple, Max Havelaar France, la Fédération Artisans du Monde, premier secteur associatif du commerce équitable ainsi que la Plate-Forme pour le Commerce Equitable (PFCE), collectif rassemblant l’essentiel des acteurs du commerce équitable en France, coordonnent la campagne, établissent les critères et lancent les appels à candidature. Le titre de « Territoire de commerce équitable » est délivré par un jury national de « personnalités du monde institutionnel, associatif et culturel, reconnues pour leur engagement en faveur du développement durable », aux collectivités (commune, département ou région), candidates. Pour être titrée, la collectivité doit remplir les cinq « critères de déploiement », normalisés dans tous les pays en dépit de certaines variantes, par exemple en Belgique, notamment sur la mise en valeur de produits locaux qui peut paraître en contradiction avec la mise en valeur de produits venant du bout du monde. Pourtant, en Belgique, il ressort des entretiens menés avec les organisations de commerce équitable nationales et les collectivités titrées, que ce critère d’intégration de produits locaux est l’argument premier qui motive les collectivités à entrer dans la campagne.

Obtenir le titre "Territoires de commerce équitable"
Les cinq « critères de déploiement »

Critères d’obtention du titre « Territoires de Commerce Equitable » en France, à remplir dans l’ordre et dans leur totalité.

Remise de titres "Territoires de commerce équitable"

Remise des titres lors du Salon des Maires, Paris, 23 novembre 2013.

Source : PFCE (Plate-Forme pour le Commerce Équitable), www.commercequitable.org

Ainsi, en participant à des outils opérationnels, comme la campagne Fair Trade Towns, les collectivités peuvent conduire et justifier leur politique locale pour l’Agenda 21, outil qui peine à s’inscrire dans la vie politique des villes du monde entier. Ajoutant un échelon de plus dans la complexité des programmes d’action mis en œuvre pour le développement durable, la campagne Fair Trade Towns a-t-elle pour impact de re-légitimer le pouvoir local, dans la lignée des Agenda 21 (Emelianoff, 2005) ? L’Agenda 21 serait-il donc un outil de territorialisation du développement durable insuffisant, incomplet ou inefficace tel quel, ainsi qu’en témoigne la nébuleuse de programmes et labels mis en place ces dernières années, notamment en Europe : « Capitale Verte Européenne » (2010), « Promotion du Paris Durable » (2011)[5] ? La campagne Fair Trade Towns donne-t-elle du sens aux Agenda 21 ?
Extrait d’entretien, Max Havelaar Belgique, 21 octobre 2013

« Les communes que je vais visiter, ce sont souvent des communes engagées dans le développement durable, ou des projets de coopération, etc. Je ne vais pas aller les voir en leur proposant un projet supplémentaire, mais plutôt leur dire « vous avez déjà un cadre concret qui vous permet de faire coïncider un peu vos projets politiques avec cette campagne, qui en plus vous permet d'avoir une réflexion (...) » L’idée n’est pas d’ajouter encore un autre projet. Ça c'est ce qui fonctionne le mieux en fait, concrètement. »

2.2. Des réalités différentes et des intérêts d’acteurs divergents. Exemples en France et en Belgique

Les deux Fair Trade Towns choisies - en France, la Ville de Lyon, et en Belgique, la région de Bruxelles-Capitale - illustrent la diversité des modalités de fonctionnement de la campagne, autour d’un projet commun établi à l’échelle européenne.

La Ville de Lyon est l’une des premières villes de France à avoir été titrée « Territoire de commerce équitable » (2009). Elle a intégré des produits du commerce équitable dans ses marchés publics depuis 2005. Dans la continuité de son titre, elle a aussi créé, en 2010, un label, unique en Europe, « Lyon, Ville Equitable et Durable » (LVED). La région de Bruxelles-Capitale, cœur économique et politique de la Belgique, compte une part importante de communes impliquées dans la campagne « Communes du commerce équitable » (13 communes sur 19). Par ailleurs, Bruxelles accueille les sièges des principaux acteurs nationaux du commerce équitable, ainsi que la délégation européenne de plaidoyer pour le commerce équitable, le Fair Trade Advocacy Office (FTAO)[6].

  • La Ville de Lyon et le label « Lyon, Ville Equitable et Durable »

Le label « Lyon, Ville Equitable et Durable » (LVED) a été créé par la Ville de Lyon pour promouvoir la consommation responsable, dans une intention à la fois d’innovation, et de distinction de la Ville puisque c’est un label unique en Europe. La Ville, tout juste titrée elle-même « Territoire de commerce équitable » se charge ainsi, à son tour, de labelliser des structures, lieux, et événements sur son territoire et celui du Grand Lyon : en janvier 2014, 160 structures ont reçu le label délivré par un « comité des sages »[7]. Dans ce sens, la ville se place comme un nouvel acteur essentiel de « l’équitable » et du « durable ».

Promotion du commerce équitable et auto-promotion

Nuage de mots issu d'un corpus de 24 articles sur le commerce équitable, parus dans Lyon Citoyen, magazine mensuel gratuit de la Ville de Lyon (avril 2009 - octobre 2013)

La promotion de Lyon et de son label

Campagne d’affichage public sur le label LVED-Ville de Lyon, de juin à novembre 2013. Localisation : rue Grenette. 2ème arrondissement, Lyon

Le label vise à l’identification et la valorisation d’acteurs lyonnais « vertueux en matière de développement durable » et offrant des produits et services « plus responsables », sans que soit identifié pour autant ce qui n’est pas responsable et ce que sont les pratiques actuelles. Cela signifierait donc que la campagne « Territoire de commerce équitable » de 2009 n'ait pas suffi à répondre à cet objectif. On peut dès lors se demander s’il n'est pas plus facile pour une institution de mettre en réseau des acteurs économiques locaux déjà existants plutôt que d’installer un nouveau territoire ?

Les premiers acteurs identifiés dans le label n’ont pas été des acteurs du développement durable ni du commerce équitable. Le label a en effet été lancé avec les Toques Blanches Lyonnaises, prestigieuse association locale de restaurateurs, avec l’objectif de proposer dix produits labellisés commerce équitable dans leur carte. Aujourd’hui, l'association n'est plus membre des labellisés, ce que certains restaurateurs expliquent par la priorité donnée aux produits régionaux et locaux dans leurs cartes et la difficulté d’approvisionnement de certains produits équitables. Cela pose aussi la question de la lisibilité et du sens de la multiplicité des labels alimentaires et de qualité pour le consommateur (Cahiers Agricultures, 2010).

Le cahier des charges du label LVED a été modifié dans une perspective de valorisation de la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), adoptable par tous les secteurs d’activités. Les secteurs de l’alimentaire, des services (aux personnes et professionnels) sont majoritairement représentés : épiceries, restaurants et cafés, cabinets d’architecture, structures de « bien-être et santé ». Tous ne sont pas estampillés équitables ou durables et inversement, certains magasins « bio » ou épiceries dites alternatives ne sont pas labellisés. Le label fonctionne en effet sur les candidatures des structures. La démarche des acteurs non labellisés qui proposent pourtant la même gamme de produits n’est donc pas intégrée par la Ville de Lyon. Par ailleurs, la volonté de la collectivité d’élargir le label à tous les secteurs pose des questions de lisibilité : une grosse structure type hôpital privé est labellisée LVED de la même façon qu’une petite structure qui promeut essentiellement voire exclusivement des produits ou des démarches équitables depuis dix ans.

Presque quatre ans après la création du label, les objectifs quantitatifs ont été revus à la baisse, passant de 400 à 200. En janvier 2014, sur un total de 74 000 entreprises inscrites au Registre du Commerce et des Sociétés de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Lyon, on compte 143 structures LVED[8]. Leur distribution spatiale à l’échelle du Grand Lyon présente en toute logique un gradient du centre à la périphérie. La carte montre aussi une concentration des commerces de bouche et des boutiques dans l'hypercentre quand les arrondissements périphériques et les communes limitrophes de Lyon attirent plutôt les services aux personnes et aux entreprises. La localisation des établissements labellisés n'apparaît pas corrélée avec les revenus des ménages : la dissymétrie entre l'Est et l'Ouest de l'agglomération n'est pas sensible [9].

Les établissements labellisés Lyon Ville Equitable et Durable sur le territoire du Grand Lyon (janvier 2014)

Source : Ville de Lyon, Économie sociale et solidaire

  • L’exemple de Bruxelles-Capitale, une campagne en lien avec les réseaux de la solidarité et de l’éco-responsabilité

Sur les 19 communes de la région de Bruxelles-Capitale, 13 sont engagées dans la campagne « Communes du commerce équitable », et seulement 3 sont titrées : Bruxelles (2006 pour le titre flamand, 2008 pour le titre francophone), Ixelles (2008), et Jette (2010). Pourtant, d'autres communes, comme celle de Berchem Sainte-Agathe (sud-ouest de Bruxelles) qui initie un « quartier local et durable », proposent des projets locaux qui vont dans le sens du titre. L’ancrage spatial et politique Fair Trade Towns est-il donc réussi ?

La campagne prend forme essentiellement au travers de la Semaine du commerce équitable nationale, qui a lieu tous les ans au mois d’octobre. C’est l’occasion, pour les communes, d’organiser un événement sur le commerce équitable ou des thématiques proches : petit-déjeuner équitable et/ou solidaire, forum de l’entrepreneuriat responsable, projection de films, théâtre, expositions photo en rapport,… . A cet égard, les critères de la campagne « Communes du commerce équitable » exigent que la commune organise au moins un événement par an… ce qui, dans la plupart des cas, se résume à la Semaine du commerce équitable.

L'engagement des communes de la Région de Bruxelles-Capitale

On peut s'interroger sur la pertinence des critères de la campagne : un événement annuel suffit-il pour parler de territoire de commerce équitable ?, comment un seul événement annuel pourrait-il permettre d'associer tous les acteurs du territoire : le citoyen, le consommateur, le politicien, le commerçant, le directeur d’une école, etc. en faveur du commerce équitable ? Un des objectifs affichés de la campagne est de créer un Conseil Local pour le commerce équitable (critère 5, cf. tableau supra) constitué de tous les types d’acteurs. Il n’est en réalité jamais monté dans les cas rencontrés sur le terrain, faute de volontaires d’après les collectivités titrées. Surtout, il interroge la capacité de la collectivité et des organisations de commerce équitable nationales à réunir un conseil d'acteurs locaux sur ce projet, quand on connaît le nombre des actions associatives en tous genres, et aussi quand on tient compte des logiques économiques des commerçants, première cible d’acteurs de la campagne, qui privilégient avant tout la pérennisation de leur activité.

Ce cas est aussi illustratif de la multiplicité et de la confusion des termes entre "équitable" et "durable" au regard d’un autre événement superposé à la Semaine du commerce équitable : la Quinzaine de la solidarité internationale. Celle-ci intègre à son tour un réseau d’acteurs (ONG, associations, collectivités), qui dépasse largement le champ du commerce équitable, et ne travaille pas à sa promotion depuis cinq ans, voire le tait dans ses principales actions. La multiplication des campagnes et réseaux d’acteurs participe d’une difficulté de visibilité et donc de sens attribué aux termes employés, notamment celui de développement durable. En 2013, cette Quinzaine de la Solidarité Internationale avait pour thème le développement durable. La Ville de Bruxelles a centré l’événement exclusivement sur la consommation responsable, et le droit à un salaire vital, « qui participe du bien-être pour tous et partout dans le monde » (soirée de clôture de la Quinzaine de la Solidarité Internationale, Hôtel de Ville, Bruxelles, 15 octobre 2013). On ne parle ni de commerce équitable ni de Fair Trade Towns, ni de développement durable. Ce thème rejoint en fait une autre campagne, menée par AchACT, plate-forme de 25 organisations belges, contre les pratiques scandaleuses du secteur de l’habillement, révélées au grand jour par l’effondrement du Rana Plaza, le 24 avril 2013, au Bengladesh.

Une confusion des termes et des campagnes ?
La campagne d'AchACT

Campagne d'AchACT pour un salaire équitable.
Source : AchACT

La Quinzaine de la Solidarité Internationale

Source : Ville de Bruxelles

Conclusion

L’exemple de la campagne Fair Trade Towns illustre l’institutionnalisation croissante du commerce équitable, et révèle son changement d’orientation accompagné d’un changement d’échelle. Alors qu'il reposait à l'origine sur un rapport historique Nord/Sud, le commerce équitable opère un glissement, dans le cadre des politiques européennes de villes durables, vers les seuls acteurs du Nord. En occultant les acteurs du Sud, ce projet participe de la nébuleuse d’outils mis en place au Nord au nom du développement durable. La diversité des acteurs impliqués, qui dépasse le secteur du commerce équitable, illustre une certaine confusion des termes entre équitable et durable dans les discours et les pratiques pour répondre à une logique médiatique. La campagne Fair Trade Towns est le moyen d'une mise en territoire nouvelle du développement durable, appelant un territoire objectif (institutionnel, politique, économique) et un territoire subjectif (imaginaire de consommation, symbolique du projet).

 

 


Notes

[1] Rolland, Lisa : « La campagne "Fair Trade Towns", une articulation Nord/Sud de l’espace au nom du développement durable ? Regard croisé multi-sites Lyon, Bruxelles-Capitale », sous la direction de M. Poulot, Université Paris X Nanterre, Laboratoire Mosaïques, UMR LAVUE, et A. Honegger, CNRS, UMR 5600 Environnement, Ville et Sociétés, Lyon.

[2] Voir la page de la délégation Artisans du Monde sur sa partiicipation au Forum Social Mondial de Belém, Brésil (2009).

[3] Voir Equité, le bulletin de la Fédération Artisans du Monde (France) : « La consommation citoyenne, au Nord comme au Sud », n°14 (mai 2011).

[4] Ce corpus est composé de Balineau G, 2010. Le commerce équitable, un outil de développement ? CERDI ; Ballet J, Carimentrand A, 2007. Le commerce équitable. Paris, Ellipses ; Bisaillon V, 2008. Commerce équitable et développement durable : le cas d’une organisation de producteurs de café au Mexique. Québec, Université de Québec ; Blanchet V, Carimentrand A, 2012. Dictionnaire du commerce équitable. Paris, Quae ; Carimentrand A, 2008. Les enjeux de la certification biologique et équitable du quinoa (Chenopodium Quinoa Willd.) du consommateur au producteur; Saint-Quentin-en-Yvelines ; Le Velly R, 2004. Le commerce équitable : des échanges marchands contre le marché et dans le marché, Nantes.

[5] Par ailleurs, en France, la dynamique de labellisation des villes dépasse le champ du développement durable puisqu’on labellise aussi le patrimoine : « Ville d’Arts et Métiers », « Ville d’Art et d’Histoire ».

[6] Le plaidoyer est une activité qui consiste à rendre visible et à promouvoir un thème pour qu’il soit pris en compte dans l’agenda institutionnel (Conférences internationales, ministérielles, etc.).

[7] Ce comité est composé de Max Havelaar France, la Plate-Forme pour le Commerce Equitable (PFCE), l’Association Française de Normalisation (AFNOR), groupe français qui siège pour ISO International, organisme chargé de la certification et de la normalisation, l’Agence De l’Environnement et de la Maîtrise d’Energie (ADEME), la Chambre Régionale de l’Economie Sociale et Solidaire Rhône Alpes (CRESS) et Rhône Solidaires (PROMESS).

[8] L'annuaire des établissements labellisés est téléchargeable sur la page du label Lyon, ville équitable et durable du site de la ville de Lyon, en .pdf. Il est révisé tous les mois.

[9] Le Grand Lyon présente dans l'Observatoire du Développement durable, Référentiel économique de l'agenda 21, 2009 : « Niveau de vie et consommation des ménages, Comment la richesse se répartit sur le territoire ? », une carte du revenu fiscal moyen par commune du Grand Lyon, p. 57.

 


Pour compléter

Ressources bibliographiques
Ressources en ligne
Les acteurs du commerce équitable
Les sites d'information et de formation


Lisa ROLLAND,
doctorante en géographie, Laboratoire Mosaïques, UMR LAVUE, Paris X Nanterre et UMR 5600 Environnement, Ville, Société, Université de Lyon,

 et les contributions de
Anne RIVIÈRE-HONEGGER,
directrice de recherche CNRS, UMR 5600 Environnement, Ville, Société, Université de Lyon,
et
Monique POULOT,

professeure, Laboratoire Mosaïques, UMR LAVUE, Université Paris X Nanterre.
 

Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul
Réalisation cartographique : Hervé Parmentier, Arthur Peyre.

Pour citer cet article :  

Lisa Rolland, « Commerce équitable et politiques urbaines de développement durable », Géoconfluences, mai 2014.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/developpement-durable-approches-geographiques/articles-scientifiques/commerce-equitable-et-politiques-urbaines-de-developpement-durable