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Lire les rapports entre humains, nature et divin dans l'exemple du catholicisme

Publié le 18/10/2016
Auteur(s) : Étienne Grésillon - Université Paris Diderot
Bertrand Sajaloli, maître de conférences - Université d’Orléans, EA 1210 CEDETE

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Les religions mobilisent les représentations du monde et les relient en un discours dans lequel la nature tient une place essentielle. Pour les religions, la nature peut être à la fois un support pour mettre en place des métaphores explicites et un outil pour expliquer les bonnes pratiques (géomanciennes [1], agricoles, d’aménagement). Étudier comment les milieux naturels sont perçus et définis par les religions, c’est envisager la manière dont les relations entre les humains et les différents éléments des écosystèmes sont vues par les individus et les sociétés. C’est aussi comprendre les mosaïques paysagères associant espaces naturels et anthropiques. Appréhender ces écosystèmes religieux permet également de saisir les résistances ou les soutiens par rapport aux actions de protection de la biodiversité ou aux politiques d’adaptation aux changements globaux. Afin de limiter l’étendue du travail, l’étude se focalisera seulement sur l’écosystème catholique qui offre une fenêtre intéressante sur le christianisme et les religions du Livre.
Malgré la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, aboutissement d’un long processus d’affranchissement de la science et du politique vis-à-vis de la religion [2], la société française reste quotidiennement influencée, bousculée par des opinions, des pratiques, ou même des dogmes religieux [3]. Les milieux naturels suscitent des visions et des usages qui sont le fruit d’un enchevêtrement de représentations religieuses et profanes parfois impossible à démêler. Le jardin d’Éden suscite des représentations qui dépassent la sphère religieuse. Il s’agit de comprendre ici les « confuses paroles » [4] sur les milieux naturels et les relations qui se tissent entre les vivants pour les catholiques. Font-elles de la nature un temple sacré ou un objet profane ? Dévoiler l’importance du fait religieux dans la vision de cette nature, permet de saisir une partie des représentations qui guident l’action publique dans les espaces naturels.

Pour appréhender la manière dont le catholicisme met en scène les milieux naturels, il faut étudier comment les individus, les sociétés se saisissent du discours religieux. En fonction des auteurs, des formes de l’énoncé, les discours ont une plus ou moins grande autorité. Pour les catholiques aujourd’hui par exemple, la Bible est un texte saint [5], écrit par plusieurs auteurs à différentes époques. Ce texte est crédité de la plus grande autorité, suivi par les écrits conciliaires, les encycliques, les discours du Pape, les déclarations de l’épiscopat, les règles religieuses, les textes confessionnels des saints, les textes des théologiens reconnus (enseignant dans une école de théologie)… Les auteurs de ces textes religieux vivent dans un territoire avec des paysages, des langues, des usages spécifiques qui transparaissent dans la religion [6]. Ensuite il est nécessaire de comprendre les récepteurs du discours religieux qui peuvent être des fidèles, des clercs ou des non-croyants. En fonction de leur culture personnelle, de leur société, de leur époques ils n’ont pas la même interprétation du discours. La géographie permet de travailler spécifiquement sur le contexte géographique dans lequel la religion est vécue par les fidèles et sur le lieu dans lequel le texte est produit et interprété. Ainsi pour chaque territoire, le texte ne résonne pas de la même manière. Le pur, l’impur, le bien, le mal ont des géométries variables en fonction des sociétés et des individus.
La conception de la relation entre les hommes et les autres vivants de l’écosystème dans le christianisme se construit autour de deux traditions religieuses de la nature, l’une centrée sur l’homme et l’autre sur un Dieu créateur (Grésillon et Sajaloli, 2015). Ainsi, dans la Bible, la nature est à la fois un cadeau offert à l’homme pour qu’il en fasse bon usage et un signe de la puissance divine.
 

1. Une domestication chrétienne de la nature et des paysages

1.1. Un écosystème centré sur l’homme [7]

Les humains et l’ensemble des éléments naturels sont créés à des moments distincts dans la Genèse (premier livre de la Bible). Après avoir mis en place, le ciel, la terre, les continents, les herbes, les arbres, les étoiles, les oiseaux, les « bestioles » qui glissent et qui grouillent, Dieu créa l’homme. L’homme parachève et sublime cette mise en place du cosmos en six jours, et occupe ainsi une position centrale dans l’écosystème génésiaque.
Cette position dominante est accentuée par l’appel divin qui propose à l’homme  de « soumettre » les différents éléments de l’écosystème (Bible de Jérusalem [8]). Ce terme est fort puisqu’il suppose une mise en dépendance de l’écosystème. Le texte originel se place dans cette même perspective puisque le verbe « domine »  (Gn 1, 26) vient de l'hébreu, kabash qui a pour sens premier « marcher sur ». L’humain est l’être le plus abouti, et donc le plus à même de dominer ou de gouverner les autres éléments de l’écosystème terrestre. L’humain peut ou doit aménager la terre comme bon lui semble.

Nature - humains - Dieu : les écosystèmes catholiques


Conception : É. Grésillon, 2016

Ce positionnement central de l’homme dans l’écosystème chrétien est souvent rappelé dans les autres textes de la Bible. Ainsi, à l’image de l’agriculteur, les humains font fructifier cette verdure offerte à l’homme : « Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture ». La nature rend ici service aux humains pour qu’ils puissent se nourrir, se vêtir et se loger. La figure 1A insiste sur cette domination anthropique et rassemble la sémantique utilisée dans les textes bibliques, sémantique qui renforce l’idée que la nature a pour première utilité l’homme.

Cette vision de la nature anthropocentrique a été suivie par de nombreux membres du clergé romain (Paul VI, Jean-Paul II) qui ont relu la Bible en insistant sur la primauté de l’homme sur l’ensemble de la terre et sa responsabilité. Ce pouvoir omnipotent offert à l’homme a été critiqué par de nombreux intellectuels (White, 1967 ; Larrère et Larrère, 1997). L’historien Lynn White affirme que le christianisme aurait fait de l’homme un maître et possesseur de la nature. Il aurait ainsi pu développer des mécanismes de destruction et de pollution à grande échelle (White, 1967) ce que les sociétés précédant le christianisme n’auraient pas pu faire parce qu’elles auraient gardé un lien très fort avec la nature.

1.2. Le moine défricheur et draineur

D’un point de vue géographique, cette place centrale de l’homme dans les écosystèmes se traduit dans l’espace. Les religieux qui vivent dans des établissements religieux sont intéressants car ils essayent de mettre en adéquation le discours biblique avec la vie quotidienne. Les paysages des propriétés religieuses offrent une matérialisation du discours religieux. La règle de saint Benoît évoque ainsi explicitement le travail de la terre. Elle invite les moines à s’occuper des récoltes : « si les conditions du lieu ou la pauvreté exigent » (La règle de saint Benoît, 1980, chap. 48,7).
L’idée que les communautés monastiques ont été des acteurs majeurs dans le développement de l’agriculture est partagée par beaucoup d’historiens (Hennebicque, 1980 ; Duby, 1989 ; Burnouf, 2003, Fossier, 2007) et de géographes (Pitte, 1989 ; Dion, 1990). « Il est admis par l’ensemble des médiévistes, toutes catégories confondues, que la période des XIe-XIIIe siècles est une période de croissance qui se caractérise, entre autres, par le développement des espaces cultivés et la conquête de nouvelles terres pour l’agriculture. Ce topos exprimé dans des travaux brillants a été popularisé par une icône construite sur une lettrine de manuscrit enluminé : celle du moine défricheur » (Burnouf, 2003, p. 221). Les champs cultivés quotidiennement pour nourrir les religieux sont abondamment célébrés dans l’iconographie et les textes religieux monastiques du Moyen Âge classique.
Cet éloge de l’agriculture se fait au détriment des forêts. Les défrichements des XI-XIIIe siècles des forêts et des landes seraient dus en partie aux « dynamismes des communautés religieuses (prémontrés, cisterciens, chartreux, trappistes), dont beaucoup satisfont aux exigences de la règle de saint Benoît concernant le travail manuel en conquérant des espaces agricoles sur la forêt, souvent au plus profond des massifs qui se trouvent ainsi de plus en plus mités » (Pitte, 1989, p. 118-119). Cisterciens et paysans auraient, selon Robert Fossier, « au total, et en y incluant les zones de couverture végétale discontinue en montagnes, régions méridionales » (Fossier, 2007, p. 193) contribué à un recul de « 10 % de la surface des forêts d’Europe occidentale » (Fossier, ibid.).
L’hagiographie des saints médiévaux valorise le labeur des religieux face à des forêts impénétrables dans lesquelles règne le mal (Hennebicque, 1980). Les forêts, « c’est la part sacrée de la Création, celle qu’on ne peut aborder sans un effroi religieux, car tout y est étrange et inconnaissable : ses bruits, les bêtes qui y vivent ou qu’on y soupçonne. (…) Ce sont là les pièges du malin » (Fossier, 2007, p. 190). Les religieux pacifient le territoire en défrichant les forêts sauvages.

Ce défrichement des forêts serait, d’après Georges Duby, lié à un exercice spirituel pour retrouver le jardin d’Éden. « Brûler les ronces, assécher les bourbiers est aussi curer, purger l’univers de tous les miasmes dont la puissance insidieuse avait corrompu l’ouvrage divin au long d’une durée jusqu’alors corrosive, régressive, mais que ce travail parvient à convertir elle aussi, à renverser. (…) Substituer aux épines infertiles, les plantes, les bêtes sournoises, nuisibles pour faire place aux domestiques, servantes de l’homme, peut être compris comme un retour pas à pas vers le Paradis perdu, une restauration de la souveraineté première d’Adam sur tous les autres vivants » (Duby G. 1989, p. 116). Cette symbolique aurait fait des propriétés des abbayes cisterciennes médiévales des espaces agricoles riches et novateurs sur un plan technique. Afin de  montrer l’importance des cisterciens dans l’histoire de l’agriculture en France autour des XI-XIIe siècles, les moines de Sénanque ont semé, de nos jours, des champs de blé noir devant l'abbaye. La place des cisterciens dans l’agriculture médiévale française est répétée aujourd'hui par les musées, les syndicats d’initiatives, les Parcs Naturels Régionaux.
Champ cultivé devant l'abbaye de Sénanque (Vaucluse)

Le champ de blé noir rappelle l'importance des cisterciens dans l’histoire de l’agriculture en France autour des XI-XIIe siècles.

Dans ce cheminement vers le paradis, il existe ainsi des plantes à éradiquer. Saint Bernard parle des chardons, des épines comme de plantes qui déchirent les vertus. « L’épine, c’est la faute et c’est le châtiment ; c’est le faux-frère et le mauvais voisin » (Bernard de Clairvaux (saint), 1959, p. 514). Il s’agit de vivre en évitant les piqûres des épines, qui symbolisent les vices. La géographie des jardins religieux s’en inspire d’une certaine manière, dans le combat que mènent les jardiniers contre les « mauvaises herbes », en particulier les chardons dans les pelouses, dans les bouquetiers et, dans les potagers. Laisser des ronces équivaut à laisser un monde aux prises avec le mal comme le décrit le livre prophétique d’Isaïe, « sur le terroir de mon peuple croîtra le buisson de ronces, comme sur toute maison joyeuse de la cité délirante » (Is 32, 13). Les jardins des cloîtres sont souvent coupés au cordeau, les chardons et les ronces considérés comme des mauvaises herbes sont arrachés systématiquement.

Dans la vision spirituelle des religieux, le marais comme la forêt sont des espaces qu’il faut domestiquer. Tony Gheeraert montre que dans les zones humides « l’être humain paludéen, n’est lui-même qu’un jonc poussant sur les bords d’un marais » (Gheeraert, 2003, p. 327). L’homme marche dans un milieu visqueux corrompu par les eaux impures. Dieu n’habite pas les milieux contraignants pour la vie. Ce monde sans Dieu est un monde inculte. Le locus horribilis apparaît comme l'opposé de l’espace de la Genèse du vivant : le jardin.

Cette image d’Épinal du moine défricheur est aujourd’hui âprement discutée par les historiens (Dubois 1974 ; Mouthon, 2001 ; Burnouf, 2003 ; Carrier, 2003 ; Fossier, 2007). Le moine défricheur « est un faux grossier : d’abord parce que ceux qu’on crédite ainsi gratuitement d’un rôle, les cisterciens en tête sont au contraire, par une règle impérieuse, isolés au milieu des forêts, et que leur spécialisation a bien davantage été dans une habile gestion de leur patrimoine forestier que dans sa destruction ; ensuite parce que la totalité des moines travaillent dans le bois n’auraient jamais suffi à en modifier l’étendue. Ce ne sont pas les moines, mais les paysans qui ont œuvré – souvent, il est vrai, à la demande et sur les bois des couvents » (Fossier, 2007, p. 193). L’influence des religieux sur les paysages du Moyen Âge classique est ainsi plus ou moins directe et certains historiens ont donné trop de crédit et de pouvoir aux religieux de l’époque. Cependant, nous ne pouvons pas nier que « la frange pionnière et colonisatrice a été pendant longtemps presque uniquement monastique, au moins pour la primitive Europe chrétienne » (Deffontaines, 1946, p. 112). Les monastères auraient introduit dans ces zones reculées des activités spécifiques comme la viticulture en Bourgogne (Luginbühl, 1981).

L’Europe telle qu’elle se dessine actuellement porte encore des empreintes de l’activité des religieux. Des grands vins d’abbayes (Lerins, Sainte Madeleine Barroux, Valmagne, et Notre-Dame des Neiges), des grandes bières trappistes (Chimay, Orval), les grands fromages d’abbayes (Belloc, Belval, Cîteaux, La Coudre, Timadeuc, Tamié) attestent encore aujourd’hui de l’intérêt des monastères pour la production agricole. L’histoire témoigne ici d’une très grande continuité dans la place primordiale prise par les abbayes dans la production de mets de qualité malgré les périodes difficiles connues par les abbayes durant la Révolution française et suite à la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905.

1.3. Le cloître : un espace et des espèces domestiqués

Dans les jardins, le cloître matérialise la place centrale offerte à l’homme et sa volonté de domination sur la nature. Le terme cloître vient du latin clautrum qui signifie fermé. Cette fermeture se traduit dans les galeries du cloître mais également dans la vie des moines et moniales qui utilisent le même terme pour symboliser l’éloignement du monde et pour se rapprocher de Dieu. Géographiquement, le cloître offre une percée visuelle vers le ciel et de manière spirituelle cette ouverture vers l’au-delà place le moine dans une dynamique de relation avec le divin. Le cloître est un lieu permettant la détente, loin des turpitudes du monde. Bernard de Clairvaux, défenseur d’une vie ascétique stricte, écrit que « dans l’Église aussi, il y a un lit de repos : ce sont, à mon avis, les cloîtres et les monastères, où l’on vit en paix loin des soucis du monde et des préoccupations quotidiennes » (Bernard de Clairvaux (saint), 1953, p. 499). Le cloître pour Guillaume de Saint-Durant, dévoile le jardin d’Éden : « Enfin, de même que le temple représente l’Église triomphante, ainsi le cloître est la figure du paradis céleste, où il n'y aura qu’un seul et même cœur dans l’amour et dans la volonté de Dieu, où l’on possédera tout en commun, parce que, ce que l’un aura de moins en lui, il se réjouira de l’avoir dans l’autre, car Dieu sera pour tous » (Durant G. , 1996, p. 46).
Le cloître constitue un espace fondamental dans la logique des monastères, il est un lieu-carrefour entre le spirituel et le géographique et c’est dans ce positionnement qu’il prend son essence. Dans les monastères de tradition bénédictine, les quatre galeries du cloître constituent l’espace autour duquel l’ensemble des bâtiments principaux se croisent. Les galeries forment des allées de passage entre l’église, les celliers, la sacristie, le réfectoire et enfin le dortoir. Sous les galeries à l’abri des intempéries ou dans le jardin, le religieux passe d’un bâtiment à l’autre. Les jours de fête, la communauté fait parfois le tour du cloître en procession. La polarisation des chemins au centre du cloître est optimale pour permettre un bon passage d’une galerie à l’autre.
Les jardins des cloîtres traduisent cette volonté de domestication de l’écosystème (Grésillon, 2014). Le cloître avec son plan christique et édénique reprend le dessin des patios romain. Le cloître carré est divisé en quatre petits carrés identiques avec quatre allées en croix qui reproduisent le dessin de la crucifixion. Elles symbolisent également les sources des quatre fleuves du jardin d’Éden (Gn 2, 10), ainsi que les quatre évangélistes qui sont comme ces quatre cours d’eau, issus d’une même source divine et irriguant le monde du Verbe de Dieu. Le carré du cloître devient le symbole du monde éclairé par la sagesse divine. Les quatre vents de l’Esprit soufflent également sur le cloître pour donner la vie ou la redonner (Ez 37, 9). Ces allées inscrivent ainsi les quatre axes du monde. Au centre, un arbre (genévrier, if commun, laurier, palmier, pommier) ou une fontaine symbolise l’arbre biblique de la connaissance du bien et du mal.

Une interprétation du Cantique des Cantiques [9], fait du cloître une figure de l’intérieur de l’âme dans lequel seul Dieu peut entrer. L’âme comme le cloître sont des éléments dans lesquels le divin se dévoile. Bernard Beck présente le cloître comme « une âme encombrée par les orties et les ronces du péché, enfermée dans la clôture du corps charnel, mais purifiée par la fontaine d’eau vive de la grâce divine, faite à l’image de Dieu et promise au paradis » (Beck B., 2000, p. 43). Les deux éléments nécessitent un travail constant pour être gardés sous contrôle. Le moine veille à éliminer les mauvaises herbes dans le cloître et les péchés dans l’âme. Les jardins de ces cloîtres fermés sont ainsi très pauvres en espèces végétales. Les espèces qui y règnent sont les espèces topiaires souvent sempervirentes (buis, if commun, myrte). L’immuabilité des parterres, la symétrie du paysage font de ces jardins des objets architecturaux tout comme les bâtiments qui les entourent. L’homme règne en maître de la nature et construit ainsi des parterres avec des logiques symboliques comme dans le cloître du Grand-Moutier de l’Abbaye de Fontevraud où l’architecte a dessiné quatre parterres découpés en 42 carrés de gazon bornés par des buis taillés.
Le cloître du Grand-Moûtier de l’Abbaye de Fontevraud (Maine-et-Loire)

Redessiné par Bernard Vitry, architecte des monuments historiques,  ce jardin avec ces quatre allées en croix représente le carrefour entre les quatre axes du monde.

À cette nature domesticable offerte à l’homme pour qu’il en fasse un bon usage, s’oppose une autre vision plus à l’écoute des milieux naturels. Les religieux s’avèrent dans cette approche plus sensibles aux écosystèmes (biotopes, vivants et relations entre les vivants) et construisent une théologie basés sur un rapprochement entre les textes religieux et les paysages.

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2. Les écosystèmes terrestres, signes du divin

2.1. Une terre créée par Dieu

Dans les Psaumes, Dieu prend la figure d’un démiurge géographe qui donne la vie et crée l’ensemble des éléments inanimés des écosystèmes (eau, roche, atmosphère). Le début de l'Évangile selon saint Jean commence ainsi : « Tout fut par lui et sans lui rien ne fut » (Jn 1, 3). Dans les Psaumes, il dessine des terres et des mers : « Tu poses la terre sur ses bases » (Ps 104, 5). Il intervient ainsi dans l’aménagement des cours d’eau : « Dans les ravins tu fais jaillir les sources, elles cheminent au milieu des montagnes » (Ps 104, 10). Tous les paysages terrestres témoignent ainsi de la présence, grandeur et sagesse divine. Dieu prend part aux événements climatiques, pour le bienfait des êtres vivants, comme par exemple dans le psaume 147 : « lui qui drape les cieux de nuées, qui prépare la pluie et la terre, qui fait germer l’herbe sur les monts et les plantes au service de l’homme » (Ps 147, 8). Les climats témoignent à leur façon de l’état des relations des vivants avec le divin. Lorsqu’il est déçu, il provoque les perturbations climatiques : « Il dispense de la neige comme laine, répand le givre comme cendre ; il jette sa glace par morceaux ; à sa froidure, qui peut tenir ? » (Ps 147, 16-17).
Il est par ailleurs la source de toute vie. Il intervient de la naissance à la mort. Ainsi Dieu « fait croître l’herbe pour le bétail et les plantes à l’usage des humains (Ps 104, 14) ». Dans ce même psaume 104, Dieu prend l’aspect du jardinier : « Les arbres de Yahvé se rassasient […] les cèdres du Liban qu’il a plantés » (Ps 104, 16). Cette figure de jardinier se retrouve dans les Évangiles [10]. Le Livre des Bénédictions invite les fidèles à reconnaître la place du divin dans les processus naturels : « Seigneur, nous pouvons confier des semences à la terre, mais nous ne pouvons pas leur donner de germer, de grandir et de porter du fruit ; apprends-nous à reconnaître en toi le maître de toutes les formes de la vie et à recevoir de ta main ce que nous obtenons par nos travaux, par Jésus, le Christ, notre Seigneur » (Livre des Bénédictions, 1988, n° 764 D).

Dès lors, la terre et la nature deviennent également le reflet de la puissance de Dieu, le rapport de l’homme avec cette création s’inscrit sous la figure tutélaire divine. La figure 1B utilise le vocabulaire propre aux Psaumes. Elle montre que dans cet écosystème, chaque élément vivant entretient une relation avec le divin et il n’existe pas de rapport de domination. Ainsi Paul VI déclare que « le croyant sait porter son attention au cadre de la nature, qui l’aide précisément à s’élever vers le monde divin. » (Paul VI, Bénédiction Apostolique du 27 mars 1971 [11]). Jean-Paul II ajoute que la végétation et les animaux témoignent de « la transcendante beauté et grandeur de leur Auteur » (Jean-Paul II, 2006, p. 30).

Imprégnés par cette perception d’un Dieu créateur du monde, les prêtres ont célébré, entre le Ve siècle et Vatican II (1965), les rogations en ville et dans les campagnes françaises. Trois jours avant l’Ascension, le clergé et fidèles organisaient une procession dans le finage pour bénir les terres agricoles, les végétaux, les animaux, les instruments agricoles et garantir de bonnes récoltes. Les paysans participaient activement à la fête en décorant les chemins, les stations, les chapelles avec des fleurs de saison. Les rogations peuvent être considérées à la fois comme des rites de clôture qui permettait de délimiter l'espace d'une communauté et comme des rites qui donnaient à l’espace une valeur spirituelle (Kuchenbuch, Morsel, Scheler, 2010). La communauté reconnaissait ce qui était important pour elle, la production agricole, le domaine agricole... Afin de conjurer le sort, les années de disette, les rogations prenaient des formes encore plus solennelles (Rideau in Sajaloli et Grésillon, 2017).
La louange ou l’action de grâce rapproche les religieux du paysage et des plantes. Le religieux développe une pratique respectueuse de la nature. Dès le début du christianisme avec les Pères du désert anachorètes (Antoine le Grand (III-IVe siècle, Cyrille d'Alexandrie,…) mais également plus tard avec saint François d’Assise (XIIe siècle), des religieux ont fait de l’admiration de la nature, une base de leur spiritualité. Pour faire de la nature un livre ouvert sur le monde divin, et associer le destin du monde à l’homme, François d’Assise construit des métaphores qui associent la nature, l’homme et le divin. Il associe aux plantes des valeurs morales habituellement réservées aux hommes (charité, pardon, générosité). La communauté humaine s’élargit ainsi à la communauté des créatures, qui recherchent toutes le salut. Le Cantique de frère Soleil  forme une sorte de « messe sur le monde » [12], dans laquelle l’homme et les créatures chantent en communion pour Dieu. Saint François y loue la nature pour sa beauté avec ce poème : « Loué sois-tu, mon Seigneur,/ Par sœur notre mère la Terre/ Qui nous porte et nous nourrit,/ Qui produit la diversité des fruits,/ Et les fleurs diaprées et les herbes » (Hubaut, Bastaire, 2007). Dans la structure du monde de François d’Assise, l’homme et les créatures forment une famille dans laquelle, le soleil, le vent, le feu, font figure de frères, la lune, les étoiles, l’eau, la mort prennent la place de sœurs et enfin saint François attribue à la terre un statut hybride de sœur et de mère. Cette prière rappelle fortement les traditions animistes aussi bien que "l'hypothèse Gaïa" [13] tout en s'en différenciant puisqu'elle rapporte toutes ces formes à un Dieu unique transcendantal.

On assiste aujourd’hui à une remobilisation de ce discours par le pape François dans l’encyclique Laudato si et par différents organismes et figures catholiques (Grésillon et Sajaloli, 2015). L’ensemble des formes environnementales (végétation, animaux, reliefs, mer, lac, marais) et de leurs dynamiques naturelles renvoient à la création divine. Dès lors que Dieu est présent dans la nature, dès lors qu’elle est signe du divin, son respect, sa protection sont d’ordre spirituel et relèvent des devoirs du croyant. Ainsi comprend-on l’émergence et le succès du vocable « création [14] » dans le discours écologique catholique (Park, 1992 ; Petit, 1997). Par son ambiguïté sémantique, souvent appuyée par un subtil jeu de majuscule, la création [15] est une alternative spirituelle à Gaïa, une voie pour l’enchantement du monde, une solution chrétienne pour convaincre et attirer les amoureux de la nature (Grésillon et Sajaloli, ibid.). Par cet artifice, le respect ou la protection de la nature devient un acte spirituel adoubé par le clergé. Cette transformation du discours permet un chevauchement entre des pratiques païennes et des pratiques catholiques. Sur l’Altiplano, moyennant une petite transformation de la sémantique et des rituels, le clergé catholique participe pleinement aux cérémonies animistes pendant le carnaval d’Oruro. La nature devient ainsi la matrice de certains enseignements comme la prodigalité (fructification), la fragilité de la vie (hiver), la résurrection (printemps), l’éternité (arbres sempervirents)…

2.2. La rencontre avec Dieu dans des lieux naturels reculés

Dans l’Ancien Testament, la révélation de Dieu se fait dans la solitude. Moïse rencontre Dieu lorsqu’il fait paître son troupeau, « par-delà le désert » sur « la montagne de Dieu » (Ex 3, 1). Les sites reculés au-delà des villes et des terres cultivées sont autant de lieux dans lesquels les humains rencontrent le divin. Ces sites provoquent des émotions qui mélangent la peur, l’effroi, le dépassement, la grandeur divine.

Le désert constitue un territoire fondateur dans lequel les personnages bibliques vivent un parcours initiatique comportant de la solitude, des épreuves avec les forces du mal (Mt 12, 43 ; Lc 8, 29 ; Lc 11, 24). Abraham, Moïse, Élie, Jean-Baptiste et Jésus quittent les villes pour faire l’expérience d’une rencontre avec Dieu. L’aridité du désert est souvent l’occasion de suivre un chemin de pénitence, une expérience de transition entre deux moments pour chercher une réponse à une question. Les 40 jours ou années passés dans le désert s’avèrent être une expérience importante pour le peuple hébreu (Dt 29, 4 ; Jos 5, 6) et pour Jésus (Lc 4 1-13 ;  Mt 4, 1-12). Ainsi le désert permet aux humains d’approfondir leurs rapports à Dieu (Os 2, 14 ; Os 13, 5). Dieu vient en aide à son peuple, mettant fin aux épisodes de sécheresse : « je ferai du désert un marécage et de la terre aride des eaux jaillissantes » (Is 41, 18 ; Is 33, Is 58, 11).
Au IIIe siècle après J.C. en Égypte, à la suite des prophètes, les Pères du désert vont chercher dans le désert une relation personnelle avec le divin. Antoine le Grand, Paul de Thèbes, Macaire, Éloge, et beaucoup d’autres ermites fuient les villes pour aller dans le désert afin de vivre une relation exclusive avec Dieu. Des Vies écrites par Athanase et Jérôme et des apophtegmes (recueils de sentences) diffusèrent ce nouveau modèle de vie religieuse qui met en avant un renoncement à tout confort matériel et alimentaire afin de combattre toute convoitise. Benoît de Nursie chercha à suivre l’exemple de ces premiers Pères du désert en écrivant la règle de saint Benoît qui servit de base à la vie communautaire des bénédictins, des cisterciens, des trappistes…
Pour justifier le choix d’un site d’installation, les chartreux et les cisterciens utilisent souvent la métaphore du désert. Dans les pays océaniques, les déserts sont plutôt des espaces vides d’habitants et loin des centres urbains. Les cisterciens et chartreux auraient au XIIe siècle protégé et expulsé les habitants des marais ou des forêts pour convertir leurs domaines en déserts (Dubois, 1974). Pour faire de la propriété de l’abbaye de Cîteaux (installée dans un marais) un désert, les moines ont expulsé deux serfs en 1134. « Les moines blancs réclamèrent un droit d'expropriation pour cause de solitude et de service de Dieu » (Dubois, 1974, p. 25). Chez les chartreux, saint Bruno aurait choisi un site défriché par des paysans pour construire l’église primitive de la Grande Chartreuse Notre-Dame-de-Casabilus. Ce n’est qu’ensuite, pour transformer le site de la chartreuse en un désert, que la forêt a été protégée et gérée par les chartreux.
Aujourd’hui encore cette recherche d’un désert pour retrouver une vie plus proche de Dieu est très présente pour les cisterciens. Les moines de l’abbaye de Cîteaux fondent actuellement un monastère à Munkeby Mariakloster en Norvège sur le site d’une ancienne abbaye très reculée. Il s’agirait de l’abbaye la plus septentrionale au monde (63° de latitude nord). Le site internet qui présente le projet affirme que les religieux s’installent « dans le désert du Nord où la nature est très présente, souvent belle dans ce pays peu habité » [16]. Le désir de désert va ici de pair avec le désir de nature. Dans cet espace septentrional, les religieux retrouvent une réplique des déserts chauds et secs des Hébreux. Contrairement à leurs prédécesseurs, ils n’ont plus l’intention d’imposer leur mode de vie au milieu naturel. Ils déclarent : « Dans la mesure du possible nous chercherons à profiter des recherches sur les matériaux isolants, les différentes formes d'énergies durables ». Il n’est pas question de créer des terres de pacages pour les animaux mais d’acheter le lait aux agriculteurs des alentours pour ensuite en faire du fromage.

D’autres formes géographiques peuvent dans certains cas symboliser le désert. Moïse reçoit les Tables de la Loi sur le mont Sinaï, Élie marche vers le mont Horeb, Jésus monte sur le mont des Oliviers pour son dernier échange avec Dieu avant le récit de la Passion. La montagne biblique étant souvent désertique, sa matérialité a été utilisée par certaines communautés pour exprimer le désert. Dans son étude de la forêt chrétienne du haut Moyen Âge, Fabrice Guizard-Duchamp montre que les poètes chrétiens glorifiaient les montagnes ainsi que les forêts comme des œuvres de Dieu avec des louanges empruntées aux études classiques (et païennes) qui rappellent beaucoup l’image du désert biblique (Guizard-Duchamp in Sajaloli et Grésillon, 2017). La mer prend également la figure d’un désert, comme une étendue initiatique pour les marins qui défiaient le mal. Frédérique Laget décrit le désarroi des marins devant les déchaînements de l’eau : « Quant au bateau, s’il est consacré, alors il devient un prolongement, un morceau de la terre chrétienne, assurant ainsi aux marins bien plus que la protection des saints vénérés sur terre : la certitude de n’être jamais oubliés de Dieu » (Laget dans Sajaloli et Grésillon, 2017).

2.3. Le jardin spontané, un refuge pour le divin

Dans cette vision de la nature, le jardin sort du cloître. L'enseignement de saint François d’Assise amène les religieux installés dans des milieux éloignés des centres urbains à se rapprocher des fidèles. Les villes italiennes du XIIIe siècle connaissent une forte croissance et les enjeux d’évangélisation deviennent cruciaux. La vie religieuse ne repose plus simplement sur la recherche du divin dans des espaces reculés, mais également dans l’implication dans la vie sociale (charité envers les plus pauvres, diffusion de la bonne parole). Cette conception a changé le dessin des jardins religieux qui, jusqu’à François d’Assise, étaient enfermés dans les cloîtres. Les franciscains (Auberger 2001 ; Forthomme 2009) expliquent que cette ouverture viendrait d’une légende racontée dans Sacrum Commercium (Desbonnets, Vorreux, 1968). Dans ce récit, une vieille femme, appelée Dame pauvreté, demande aux frères franciscains si elle peut voir le cloître. Les frères l’emmènent sur une montagne et lui montrent le panorama en lui disant « Madame, voici notre cloître ». Ici le cloître, c’est le monde. Le jardin n’est plus un objet en soi retiré du monde, il est une partie intégrante de la société et de la création au sens biblique.

Le dessin du jardin change, il n’est plus organisé avec des grandes allées minéralisées rectilignes qui structurent les cheminements. Dans les cloîtres ouverts, les galeries ne sont plus nécessaires ; si elles existent, elles ne font plus le tour complet du jardin. Sur les vingt-sept jardins visités lors de nos travaux, treize ont des cloîtres fermés et dix des cloîtres ouverts. Des liens paysagers se tissent entre le cloître et les espaces extérieurs aux bâtiments. Dans la pratique jardinière, les religieux des cloîtres ouverts laissent une place au développement spontané des plantes, c'est-à-dire qu’ils interviennent moins régulièrement dans la taille et le choix des espèces.

Les franciscains ont, à leur façon, développé cette sensibilité affective pour les végétaux dans le jardin de la Clarté Dieu à Orsay. Ils parviennent à conserver 3 hectares d’espace spontané dans leur jardin de 6 hectares malgré la très forte pression foncière de la ville d’Orsay. L’ensemble des arbres évolue naturellement sans intervention anthropique visible. Les franciscains ne dégagent ni les souches, ni les chablis. Les rejets et les branches basses des châtaigniers ne sont pas coupés. Le parcours des chemins évolue avec les végétaux. Une branche, une nouvelle pousse change le parcours du religieux et peut le faire aboutir au milieu des végétaux dans un chemin sans issue. Cet effacement de l’homme dans le paysage est également perceptible dans le cortège floristique. Les arbres sont issus majoritairement d’une régénération naturelle, comportant à la fois des espèces allochtones spontanées (robiniers faux-acacia, des châtaigniers, des lauriers cerise) et des espèces autochtones spontanées (chênes pédonculés, hêtres et érables). De même dans les sous-bois se retrouvent les espèces spontanées (houx, ronces des bois, lierres terrestres) et des espèces échappées du jardin : le laurier cerise et les buddleias. Dans ce jardin, les religieux laissent ainsi une empreinte très faible dans les strates arborées et sous-arbustives pour laisser paraître dans la couverture arbustive des signes d’une vie foisonnante.

Le jardin de la Clarté Dieu à Orsay (Essonne)

Les franciscains de la Clarté Dieu conservent 3 hectares de jardins sans intervention anthropique visible.

 

Comparaison entre les jardins catholiques et islamiques

L’exemple de l’écosystème religieux catholique offre un cadre théorique et idéel qui ouvre des pistes pour comprendre le rapport à la nature d’autres religions chrétiennes et religions du Livre (judaïsme et islam). Ainsi la comparaison entre les jardins catholiques et islamiques permet de constater la parenté religieuse entre les deux religions. Les deux types de jardins sont héritiers des jardins perses, sumériens, babyloniens. Le cortège floristique est sensiblement identique avec une place plus importante offerte aux plantes des milieux arides (palmier) dans les jardins musulmans et aux plantes méditerranéennes strictes (vigne, olivier) dans les jardins catholiques. À l’instar des jardins des moines cisterciens de l’époque médiévale, les jardins islamiques s’opposent aux mondes sauvages environnants. Il s’agit de civiliser, de domestiquer la nature pour la rendre plus organisée, plus architecturée. Comme dans le cloître, elle est enfermée entre quatre murs. La place de l’eau dans les jardins musulmans remplace celle de l’arbre dans les jardins catholiques. Dans l’univers sec de l’islam, l’eau a une place primordiale et centrale. L’arbre de la vie biblique y devient l’eau de la vie. Avec son bassin central de 34 m de long,  la cour des myrtes dans l’Alhambra terminée durant le règne de Muhammad V (1370) symbolise le don des eaux du souverain. Les jardins musulmans et bibliques préfigurent le paradis terrestre, où la nature symbolise la générosité divine. Ainsi, la sourate 55 du Coran promet aux justes des jardins pleins de fruits et habités par des vierges. Même si les jardins arabo-hispaniques de l’Alhambra ont été remodelés par la conquête des Rois Catholiques et reconstitués au XXème siècle, la végétation et le dialogue des piliers et des arches avec la végétation domestiquée rappellent fortement les jardins de cloître des monastères. Le jardin quadripartite du patio de la Acequia du palais du Généralife (Jinan al-‘arif : le jardin de l’architecte) est découpé de manière longitudinale par le canal royal. Les quatre parterres avaient une profondeur de 40-50 cm de terre, ce qui permettait aux jardiniers de cultiver des plantes comme les cyprès, les rosiers, les myrtes que l’on retrouve aussi dans les jardins des monastères méditerranéens. Comme dans les jardins bibliques, le jardinier a une place importante dans les représentations. Les inscriptions sur les murs de l’Alhambra effectuent souvent le parallèle entre le souverain promoteur et le jardin, « Je suis le jardin, orné par l’harmonie/ Contemple ma beauté et tu comprendras mon rang (…) Jamais l’on a vu de jardin de si délicieuse luxuriance/ De recoins si parfumés et de fruits plus exquis. » (Salle des deux sœurs). En plus de symboliser la prodigalité du prince, les jardins bibliques (Cantique des cantiques, jardin de Suzanne dans le Livre de Daniel) de la tradition chrétienne (Vierge Marie) et les jardins musulmans représentent la beauté et l’intimité de la femme. Face au bassin de la cour des Myrtes fut gravé le poème suivant : « Je suis une demoiselle, convoitée est la promesse de fiançailles / parée par avance de couronne et diadème ; / Devant le miroir, un étang / Sur sa surface se profilent mes atours ». Les jardins musulmans et chrétiens ont ainsi des bases et des symboles communs qui peuvent permettre un dialogue interreligieux [17].

Jardins de l'Alhambra de Grenade
La cour des myrtes (ou patio de los Arrayanes)

Le bassin central de 34 m de long reflète la place primordiale de l'eau dans le jardin musulman.

Le patio du canal (ou patio de la Acequia) du palais du Généralife

Ce jardin découpé en quatre parterres rappelle les jardins de cloître des monastères.

Conclusion

Les religions n’ont pas un regard figé sur le vivant. Les interprétations fluctuent d’un individu à l’autre et d’une époque à l’autre (cf. B.Sajaloli et E. Grésillon, « L’Église catholique, l’écologie et la protection de l’environnement : chronique d’une conversion théologique et politique »). En fonction des découvertes scientifiques, des traditions religieuses, la forme prise par les jardins religieux se modifie. La religion évolue en fonction des sociétés qui l’alimentent, la transforment, la contredisent.
Inversement, la société est influencée par le fait religieux. Les modèles de jardin à la française rappellent fortement les formes et les espèces utilisées dans les jardins des cloîtres médiévaux. Lorsqu’André Le Nôtre a imaginé les jardins de Versailles, il a été inspiré par des jardins de monastère ou de couvent qui dominaient en superficie l’ensemble des autres jardins parisiens [18]. Plus contemporaine, l’idée de biodiversité (Blandin, 2009 ; Arnould, 2006) accorde à tous les vivants une valeur ontologique, intrinsèque. L’ensemble des espèces sont reliées dans le temps et dans l’espace. Dans l’objectif de former des espaces de naturalité en ville, ne faut-il pas dépasser les clivages entre les représentations religieuses et profanes pour donner un imaginaire commun plus proche des représentations des habitants ? La foi religieuse donne à la nature un mystère qui peut générer un respect pour le vivant. Pour une acceptation sociale de la biodiversité, ne faut-il pas aussi insister sur la dimension signifiante du vivant dans les jardins, et pas seulement sur des concepts abstraits (développement durable, écosystème, biodiversité) ?

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Notes

[1] Pratique spirituelle qui associe des orientations géographiques terrestres avec des prédispositions divinatoires. 

[2] Voir notamment L'Addition aux Pensées philosophiques (V) de Denis Diderot qui fait de la séparation entre religion et État une condition importante pour gagner de l’autonomie et de l’intelligence.

[3] Il ne manque pas d’exemples pour montrer le poids politique et sociétal des religions dans la société française (le terrorisme islamiste, l’opposition au mariage pour tous).

[4] Baudelaire dans le sonnet Correspondances : "La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles", Les Fleurs du Mal.

[5] C’est le fruit d’une collaboration entre l’être humain et Dieu, « de manière à ce que Dieu puisse être "tout en tous", comme dit saint Paul aux Corinthiens, sans qu’aucune créature ne se confonde avec lui » (Sajaloli et Grésillon, 2016, p. 42).

[6] Ainsi par exemple, l’ensemble des plantes évoquées dans la Bible sont des plantes méditerranéennes et désertiques.

[7] Pour approfondir cette question, consulter l’article d’Étienne Grésillon et Bertrand Sajaloli, « L’Église verte ? La construction d’une écologie catholique : étapes et tensions », VertigO, 15, 1.

[8] La Bible de Jérusalem est la plus utilisée par l’Église catholique.

[9] Le Cantique des cantiques est un livre de la Bible qui fait partie de l’Ancien Testament.

[10] Jésus lui dit: "Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?" Le prenant pour le jardinier, elle lui dit: "Seigneur, si c'est toi qui l'as emporté, dis-moi où tu l'as mis, et je l'enlèverai." (Jean 20, 15).

[11] Consultable sur le site du Vatican : Discours du pape Paul VI sur les problèmes de la pollution de l'eau et de l'air.

[12] Titre d’un ouvrage de Pierre Teilhard de Chardin (1967) qui s’inspire beaucoup de la vision de la nature de Saint François d’Assise.

[13] Voir à ce sujet, l'article de Denis Chartier, « Gaïa : hypothèse scientifique, vénération néopaïenne et intrusion », dans le sous-dossier 'Fait religieux et nature' de Géoconfluences.

[14] Dans les écrits bibliques, la création renvoie à l’ensemble des éléments créés par le divin. Elle désigne ainsi l’univers dans sa totalité (le ciel et la terre, l’ensemble de la faune et de la flore, les milieux naturels, les relations entre les vivants (en dehors de l’homme), le visible et l’invisible.

[15] Nous ne mettrons pas de majuscule afin de signifier que notre travail s’inscrit dans une démarche profane.

[16] Sur le site du monastère cistercien de Munkeby, les motivations du projet de refondation (en français).  

[17] Ainsi le jardin de Saverne en Alsace permet un dialogue fructueux entre les religions monothéistes (catholique, protestant, juive, musulmanes) et d’autres religions (bouddhisme).  Voir sur le site Cultures et religions : le jardin interreligieux de Saverne.

[18] En 1789, juste avant la Révolution, les jardins parisiens étaient fortement religieux. Dans le Nouveau plan routier de la ville et faubourgs de Paris avec ses principaux édifices et nouvelles barrières de M. Pichon, les religieux avaient des propriétés comprenant souvent des jardins dans 132 abbayes, monastères ou couvents, dans 62 collèges, dans 48 hôpitaux, dans 11 séminaires. En surface, plus de la moitié de la superficie de Paris était détenue par des religieux.

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Pour compléter :

Ressources bibliographiques
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  • Auberger, J.-B., 2001, Notre cloître c’est le monde, Paris, Éditions Franciscaines.
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  • Duby, G., 1989, L’art cistercien, Paris, Flammarion.
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  • Teilhard de Chardin, P., 1962, Hymne de l'univers ; La messe sur le monde ; Trois histoires comme Benson ; La puissance spirituelle de la matière ; Pensées choisies par Fernande Tardivel, Paris, Seuil.
  • White, L., 1967, "The historical roots of our ecological crisis", Science, vol. 155, n° 3767, pp. 1203-1207.
Ressources webographiques

 

 

Étienne GRÉSILLON,
Université de Paris-Diderot, LADYSS, etienne.gresillon@wanadoo.fr

 

Bertrand SAJALOLI,
Université d’Orléans, EA 1210 CEDETE, bertrand.sajaloli@univ-orleans.fr


 

Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
pour Géoconfluences, le 19 octobre 2016

 

Pour citer cet article :  

Étienne Grésillon et Bertrand Sajaloli, « Lire les rapports entre humains, nature et divin dans l'exemple du catholicisme », Géoconfluences, octobre 2016.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/fait-religieux-et-construction-de-l-espace/articles-scientifiques/rapports-humains-et-nature-ecosystemes-catholiques