Les liens entre dieux, société et nature en Inde
L'Inde est le berceau de l'hindouisme, religion très ancienne qui s'y trouve encore largement majoritaire. Quatre Indiens sur cinq sont en effet les adeptes de cette religion polythéiste dont les archéologues observent déjà les traces aux temps de l'Égypte des pharaons et des royaumes mésopotamiens, dans les ruines de la civilisation d'Harappa, encore mal connue, qui fut puissante dans la partie ouest de la plaine indo-gangétique. Forte de ces racines anciennes, fondée sur des textes sacrés millénaires et construisant une civilisation originale, la religion hindoue instaure un ordre qui s'impose à tous les habitants de l'Inde, quelle que soit la religion pratiquée. Cet ordre institue des liens spécifiques entre culture et nature, organisant les territoires villageois et leurs relations avec l'espace extérieur à la société, la jungle environnante.
Les textes sacrés et les hiérarchies spirituelles
Les Veda ainsi que tout un ensemble de textes anciens, parmi lesquels les plus connus sont les épopées du Mahabharata et du Ramayana, véhiculent depuis un passé très lointain une multitude de croyances et de comportements, nés d'un syncrétisme entre les apports de populations ayant lentement migré dans le sous-continent, souvent définies comme aryennes, et les populations, déjà présentes, combinaison complexe conduisant à une civilisation spécifique. Au-delà des croyances et des comportements, ces textes sacrés hindous sous-tendent les valeurs sur lesquelles reposent la division de la société en castes ainsi que bien d'autres formes de segmentations présentes dans les sociétés locales. L'hindouisme classique, qui offre le cadre de cette religion dans l'Inde contemporaine, est née de réformes du védisme ayant eu lieu vers le VIIIe siècle avant l'ère commune, en même temps qu'apparaissent le jaïnisme et surtout le bouddhisme, ce dernier se répandant dans l'ensemble de la région, se diffusant jusqu'en Chine et au-delà, alors qu'il finit par quasiment disparaître dans le sous-continent.
Dans le même temps, l'hindouisme instaure des formes d'organisation sociale très spécifiques au sein desquelles les êtres humains se trouvent placés dès leur naissance dans une caste, groupe endogame, dont les origines s'inscrivent dans un territoire. L'appartenance à cette caste leur apporte leur identité, souvent leur situation économique, et détermine les formes spécifiques de leurs foyers, les modalités matrimoniales tout autant que les comportements sociaux et les relations avec les autres. Innombrables, se différenciant en une multitude de niveaux selon des principes hiérarchiques basés sur un statut de pureté spirituelle, les castes s'inscrivent dans l'Inde rurale et précoloniale au sein d'un système de prestations et contre-prestations, nommé "système jajmani", à l'intérieur d'ensembles sociaux composant les villages, mais aussi les bourgs et les petites villes, constituant des espaces où s'opposent et se complètent, d'une part les lieux sacrés des temples, d'autre part les territoires organisés par les constructions et par les activités économiques des hommes, artisanales ou agricoles, et enfin la jungle dans laquelle règne la nature non domestiquée, et donc le sauvage.
La hiérarchie sociale et le rapport à la nature
Fondé sur les valeurs de l'hindouisme, le "système jajmani" articule la division du travail au moyen de relations personnelles héréditaires entre les différentes castes qui composent les sociétés villageoises et il institue la relation des villageois à la nature. Ce système, auquel tous appartiennent en situation hiérarchisée, organise les activités économiques. Ainsi, chacune des castes occupe une activité particulière, à laquelle ses membres se trouvent a priori dédiés, même si les situations concrêtes peuvent considérablement modifier les tâches de chacun : "chaque famille dispose pour chaque tâche spéciale d'une famille de spécialistes... la rétribution des tâches habituelles est en nature et ne s'applique pas individuellement à chaque prestation mais s'étale sur toute l'année, comme il est naturel à une relation permanente en milieu agricole" (Dumont, 1966, p.130). Il organise les relations de pouvoir au sein d'une société divisée entre une multiplicité de groupes endogames et identitaires. Au sommet se trouvent les castes supérieures, les "deux fois nés" ou dvija, qui doivent leur statut à une pureté spirituelle acquise lors de vies précédentes. Dans ces castes supérieures, les Brahmanes ont la légitimité de la prêtrise et de la fonction rituelle. Les Kshatriyas sont spécialistes de la fonction royale et de la violence guerrière. Les Vaishyas sont voués aux commerces et aux affaires. Plus bas sont les castes inférieures mais "pures", les Shudras, dont la fonction est d'exercer les travaux d'agriculture et d'artisanat. Plus bas encore, les "intouchables" ou dalit et les "tribaux" ou adivasi qui se situent à l'extérieur du système des castes, mais en constituent de fait le pôle inférieur, se caractérisent par leur grande impureté rituelle et l'exercice des travaux les plus difficiles. Les "intouchables" occupent particulièrement les métiers les plus souillants, les plus symboliques parmi ces derniers étant la vidange des fosses d'aisances, le corroyage ou la crémation des cadavres. Les "tribaux" résident dans la jungle, espace considéré comme au-delà de l'humain.
Les espèces animales sont elles aussi placées dans cette grille hiérarchique liée à leur rapport à la pureté spirituelle. Sacrée par excellence, la vache est la mère des Brahmanes et ses produits, lait, urine, bouse, consommés lors de certains rituels, sont l'essence de la pureté. Le rat, l'écureuil, le singe, le serpent et bien d'autres encore sont associés à certains dieux et adorés en de nombreux temples. D'autres, comme le chien ou le chat sont peu appréciés des hommes, et n'entrent aujourd'hui dans les foyers que comme symbole de modernité. D'autres par contre, comme le vautour ou le porc ont des statuts ambigus. Parfois déifiés, mais souvent synonymes d'extrême impureté, ils ne suscitant que dégoût.
Humains et animaux sont ainsi mélés dans une hiérarchie du pur et de l'impur qui constitue aussi un gradient de la culture à la nature. Ainsi apparaît une organisation territoriale définie par les valeurs de l'hindouisme, dans laquelle le temple, demeure des dieux, est au sommet, associé à la pureté et à la culture, tandis que la jungle, espace inhabité des humains, constitue par essence une nature dans laquelle menace l'impureté, mais qui peut aussi être espace de renoncement, voire de régénération.
Le modèle indien d'organisation spatiale
Réalisation : Ph. Cadène
Les temples, les villages et la jungle
La hiérarchie sociale apportée par le système des castes conduit à une hiérarchie spatiale qui place les temples à son sommet, tout particulièrement ceux qui abritent les grandes divinités de l'hindouisme, toutes servies par des prètres brahmanes : ce sont des temples de Vishnou et de ses divers avatars, de Shiva, de Ganesh, ainsi que des diverses déesses qui leur sont liées. Un temple, parfois plusieurs, constituent ainsi le coeur des agglomérations, leur importance variant généralement avec la taille de celle-ci et correspondant souvent à la richesse des fonds reçus des dévots qui s'y rendent. |
Le temple de Dwarkadich (Rajasthan)Le temple est placé au sommet de la hiérarchie spatiale. |
Les champs cultivés encerclent l'espace bâti. Habituellement, aucune habitation n'y est localisée. Les travaux sont effectués du lever du jour au coucher du soleil. Les travailleurs sont nombreux et les terres jardinées. Le parcellaire est bien tenu, marqué par des haies de branchages, d'épineux ou de pierres. Sur les limites externes sont placés de petits temples ou, au moins, de petits sanctuaires destinés à repousser hors de l'agglomération et de son terroir la multitude des démons et êtres mauvais qui hantent la jungle. La jungle représente en effet la nature hostile. Il s'agit moins de la forêt de l'imaginaire occidental qu'un espace dépourvu d'êtres humains et de repères culturels (Zimmermann, 1982 ; Hulin, 1992). Des êtres menaçants y résident, démons dangereux pour les dieux et pour les hommes, les animaux sauvages et même les populations tribales qui vivent dans de tout petits hameaux dispersés et effraient encore par leur caractère sauvage, bien qu'elles se trouvent de plus en plus souvent employées aux plus basses tâches dans les usines et chantiers des villages et des villes. |
Jungle dans les monts Aravalli (Rajasthan)La jungle, espace inhabité des humains, constitue par essence une nature dans laquelle menace l'impureté. |
Une relation culture-nature jamais brisée
La relation instaurée par l'hindouisme entre culture et nature apparaît toutefois particulièrement complexe. La continuité entre l'espace habité, représentant la culture, et la jungle, représentant la nature, est partout manifeste. En effet, les pouvoirs royaux exerçaient leur autorité tout aussi bien sur les villes et les villages que sur la jungle environnante. Cette dernière reste d'ailleurs, encore aujourd'hui largement propriété publique, ce qui ne l'empêche pas d'être convoitée pour les diverses ressources qui s'y trouvent, bois et minéraux, et d'être à ce titre, tant pour sa protection que pour son exploitation, un enjeu de conflits entre groupes d'intérêts présents dans les villes et les villages. Le cas de l'ouverture de carrières de marbre dans les monts Arravali au Rajasthan est exemplaire, opposant les droits d'usage des populations tribales aux membres des hautes castes des petites villes et villages, bénéficiaires de droits d'exploitation délivrés par l'État.
Les dieux, les humains et les animaux ne doivent pas, non plus, être envisagés comme divisés par la séparation entre l'espace habité d'une part et la jungle d'autre part. Si les deux espaces s'opposent dans les représentations religieuses (Carrin, 2002, pp. 293-301), cela ne signifie pas une absence de relations, bien au contraire. Les démons de la jungle apparaissent comme dépendant des grands dieux résidant dans les temples, au coeur des espaces habités. Les limites entre les membres de certaines castes villageoises et des tribus résidant dans la jungle sont floues et variables dans le temps. La forêt apparaît même, à l'échelle des générations, comme un espace utilisé par différents groupes (Pouchepadass, Puyravaud, 2002, p.29). Par ailleurs, les hiérarchies entre l'homme et l'animal sont complexes et sont loin de recouvrir la division village/jungle. Tandis que les vaches, animaux sacrés par excellence, se trouvent au coeur des villages, ou même dans le temple, les tribaux sont supposés résider dans la jungle, placés ainsi aux marges de l'hindouisme sur le plan religieux aussi bien qu'aux marges de l'humain sur le plan social.
Les limites spatiales, elles-mêmes, sont floues. D'une part, le temps apporte ses variations. Le jour, certaines castes de villageois s'enfoncent dans la jungle pour en exploiter les ressources, tandis que certains villageois s'y rendent pour honorer les divinités ou même les démons qui y résident. La nuit, en revanche, les villageois s'enferment dans leur maison, tandis que les êtres venus de la jungle occupent les terres agricoles et pénètrent dans les murs, portant le danger jusqu'aux portes des demeures. D'autre part, certains espaces boisés sont considérés comme sacrés, apparaissant comme les jardins de dieux, et à ce titre lieux de cultes. Enfin, la jungle abrite aussi des êtres dotés d'une grande pureté. S'y trouvent en effet les ascètes ermites qui ont fait le choix de quitter les lieux habités pour élire domicile dans la jungle, acceptant une régression volontaire à un stade antérieur à celui de l'agriculture, le stade de la cueillette, allant parfois jusqu'à privilégier l'aliment cru et non apprêté par rapport à l'aliment cuit (Hulin, 1992). S'y trouvent également certaines divinités dont les temples, situés souvent dans des lieux où la nature se fait exceptionnelle, sommets montagnards, sources de rivière, grandes chutes, sont l'occasion de pèlerinages. Les chemins périlleux qui y conduisent pouvent d'ailleurs apparaître aux dévots comme part du sacrifice symbolisé par les rituels qui sont accomplis à l'arrivée dans le temple.
Ces dévots illustrent ainsi la complexité des textes sacrés hindous pour lesquels l'être humain, lorsqu'il exécute les rites, forme plus ou moins atténuée de sacrifice, se donne un "monde fait", distinct du monde donné, et donc du monde naturel, mais également "prolonge et répète le sacrifice initial, celui qui dans la cosmologie védique correspond à l'acte même de la création du monde... La société n'est donc pas seconde par rapport à la nature : l'une et l'autre ont même origine et se constituent simultanément ; ce qui les précède et les détermine l'une et l'autre, c'est le rite" (Malamoud, 1985, pp. 240-241).
Pour compléter :
Ressources bibliographiques
- Assayag J., 1983, "Espaces, lieux, limites. La stratification spatiale du village en Inde du Sud", Revue Européenne de Sociologie, n° 5.
- Biardeau M., 1981, L'hindouisme. Anthropologie d'une civilisation, Paris, Flammarion.
- Cadène Ph., 1992, "La mise au propre des villes indiennes : de la dégradation à la différenciation", in Annales de la Recherche Urbaine, n° 53.
- Cadène Ph., 1996, "Relations société-nature et organisation territoriale dans l'Inde rurale", in Géopoint : Espace et nature dans la géographie aujourd'hui, Avignon
- Carrin Tambs-Lyche M., 2002, "La forêt dédenchantée : relations de pouvoir et culte des bhuta au pays Kanara", in Pouchepadass J., Puyravaud J.-P., , L'homme et la forêt en Inde du Sud modes de gestion et symbolisme de la forêt dans les Ghâts occidentaux, Paris/Pondichéry, Karthala/Institut Français de Pondichéry
- Dumont L., 1966, Homo hierarchicus, Paris, Gallimard. À feuilleter sur le site de l'éditeur.
- Gunnell Y., 2015, "Environnement et société en Inde", in Cadène P., Dumortier B. (éds.), L'Inde : une géographie, Paris, Armand Colin.
- Hulin M., 1992, "Dharma des renonçants et renoncement au dharma", in Bouez S. (éd.) Ascèse et renoncement en Inde ou la solitude bien ordonnée, Paris, L'Harmattan.
- Malamoud C., 1976, "Village et forêt dans l'idéologie de l'Inde brahmanique", Archives Européennes de Sociologie, Vol.17, 1976.
- Malhotra K.C., 1998, "Anthropological dimensions of sacred groves in India: an overview", in P.S. Ramakrishnan, K.G. Saxena et U.M. Chandrasekara (éds), Conserving the sacred for biodiversity management, p. 423-438. Oxford & IBH, New Delhi, Inde.
- Malhotra K.C., Gogkhle Y, Chatterjee S. and Srivastava S., 2001, Cultural and Ecological Dimensions of Sacred Groves in India. India National Science Academy and Indira Gandhi Rashtriya Manav Sangrahalaya, Bhopal.
- Malamoud C., 1985, "À l'articulation de la nature et de l'artifice : le rite", in Le genre humain, n° 12.
- Pandeya R.C., 1992, "Indian attitude towards nature", in GeoJournal, 26-2.
- Pouchepadass J., Puyravaud J.-P., 2002, L'homme et la forêt en Inde du Sud : modes de gestion et symbolisme de la forêt dans les Ghâts occidentaux, Paris/Pondichéry, Karthala/Institut Français de Pondichéry.
- Zimmermann F., 1982, La jungle et le fumet des viandes, Paris, Le Seuil-Gallimard.
Philippe CADÈNE,
professeur de Géographie, Université Paris Diderot, Sorbonne-Paris-Cité, UMR CESSMA.
Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
pour Géoconfluences, le 19 octobre 2016.
Pour citer cet article :
Philippe Cadène, « Les liens entre dieux, société et nature en Inde », Géoconfluences, octobre 2016.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/fait-religieux-et-construction-de-l-espace/corpus-documentaire/les-liens-entre-dieux-societe-et-nature-en-inde