Mares au diable et marais ensorcelés

Publié le 18/10/2016
Auteur(s) : Bertrand Sajaloli, maître de conférences - Université d’Orléans, EA 1210 CEDETE

Mode zen PDF

Les grandes zones humides sont associées à des peurs irrationnelles ou à des pratiques magiques qui, relayées par les contes et légendes, ont déterminé, et influencent parfois encore, bon nombre d’aménagements et de comportements. Sorciers, fées, géants, loups garous, jeteurs de sort, guérisseurs, vouivres… les habitent et le diable, cet ange déchu, trouve dans ces espaces en marge de l’œkoumène, un abri préférentiel. Brenne, Sologne, marais du Cotentin, Camargue, tourbières des Monts d’Arrée, du Jura, Champagne humide… partagent ainsi un riche imaginaire fantastique souvent mis en valeur par la littérature (Sajaloli, Servain-Courant, 2011) [1]. Même leurs hôtes, comme le crapaud, le serpent, la sangsue, quand il ne s’agit pas de l’hydre de Lerne, sont dotés de pouvoirs occultes et, au sein de ces eaux stagnantes, seules les sources, miraculeuses, semblent être à même d’incarner le bien (Deplace, 1980). Comment expliquer ce surgissement du surnaturel et du sacré dans de tels milieux ? En quoi ces aires indécises, mi-terre mi-eau, ni terre ni eau, constituent-elles des sas vers le magique, des portes vers l’enfer, des ruptures dans l’espace-temps ? Nous fixerons les éléments caractéristiques de ces croyances en Brenne et en Sologne, deux des plus grandes régions humides de la France métropolitaine, situées dans le centre de la France, à partir de textes pour la plupart issus du XIXe siècle, évoquerons les mares-lavoirs et la divination du linge, avant de proposer une rapide grille d’interprétation du sacré lié à l’humide.
 

Les étangs de la Brenne et leurs sorciers

En Brenne (Indre), l’isolement et l’humidité déterminent légendes et superstitions ; chaque pièce d’eau est la demeure d’êtres surnaturels qu’il s’agit d’éviter (Debiais, Valière, 1980). Les sorciers, les grêleux, fabriquent l’orage en frappant l’eau des étangs. Le grand Bissête est le génie des étangs : plusieurs fois grand comme un homme, ne quittant jamais l’onde, il inspire une immense terreur car il saisit l’imprudent de ses bras humides et l’entraîne au fond des eaux pour l’y dévorer. Le cheval Malet offre sa selle au voyageur exténué et parcourt au grand galop le terrain fangeux des queues d’étang avant d’y précipiter le naïf cavalier qui s’y noie ; ses hennissements stridents sont alors le rire de Satan lui-même. Le lupeux, oiseau de mauvaise augure, distrait le voyageur, le perd et le conduit pour l’y noyer encore au bord d’une eau profonde. Les jolies demoiselles attirent le promeneur près des marais où il s’enlise tandis qu’elles dansent. Les moines débauchés, comme celui des Étangs-Brisses, dévoient des âmes chrétiennes et les consacrent à Belzébuth. Les feux follets suscitent aussi de grandes terreurs : ce sont des âmes en peine qui errent sur terre et suivent les vivants jusqu’à leur domicile.
Étang de la Mer Rouge dans la Brenne (Indre)

Cliché : D. Jolivet, 2016, creative commons

 Parmi ces récits, magnifiquement relatés par George Sand dans ses Légendes Rustiques (1858), les Laveuses de Nuit ou Lavandières incarnent la plus sinistre des visions de la peur : « Autour des mares stagnantes (…) on entend durant la nuit le battoir précipité et le clapotement furieux des lavandières fantastiques (…). Âmes des mères infanticides, elles battent et tordent incessamment quelque objet qui ressemble à du linge mouillé, mais qui, vu de près, n’est qu’un cadavre d’enfant. Il faut bien se garder de les observer ou de les déranger car eussiez-vous six pieds de haut et des muscles en proportion, elles vous saisiraient, vous battraient dans l’eau et vous tordraient ni plus ni moins qu’une paire de bas ». Dans ce triste tableau, la bonté est rare, les fées et les saintes bien seules ; l’étang de l’Effe à la Dame (commune de Rosnay, Indre), l’étang du Bouchet et son pèlerinage annuel à la chapelle dédiée à Notre-Dame de la Mer Rouge apparaissent comme des exceptions.

La Malnoue solognote, l’eau du diable

En Sologne, plus pauvre encore au XIXe siècle, c’est un fleuve immense, la Malnoue, qui passe sous tout le pays, émerge en d’impraticables marchais (c’est-à-dire des marais) et inonde les villages comme à Aubigny ou engloutit châteaux et attelages comme à Ardon, Noyers ou Presly… (Boutet, 1998 : Edirne, 1975 ; Seignolles, 1997). Associant le mal à la « noue » (le marécage), on dit qu’elle est fille du diable qui aussi a besoin d’eau pour noyer celles de ses victimes qui échappent aux flammes. Si la laine de l’agneau ou l’édification d’églises, comme à Chaon, ont pu momentanément étouffer ces résurgences maléfiques, on retrouve en Sologne, avec de faibles variantes, les croyances liées aux zones humides de Brenne. Les fontaines y sont miraculeuses comme à Saint-Caprais (commune d'Yvoy-le-Marron).
La nuit du sabbat, ont lieu, près des étangs, de grandes réunions de sorciers accompagnées de cérémonies magiques. On y mange des galettes de savate (de gros crapauds) frites dans une poêle. Les anoures (ou batraciens) rentrent ainsi dans la composition de nombreux onguents : à Ménétréol, à Saint-Cyr-en-Val, à Ennordre, les cendres de crapauds, les peaux de grenouille guérissent les cancers. Le couple crapaud-grenouille joue d’ailleurs un rôle considérable dans la transmission des croyances afférentes aux zones humides (Boll, 1998). Le crapaud, esprit du mal qui rampe, est la créature du diable (sauf le calamite, crapaud-génie de la maison), l’animal fétiche du sorcier, un ingrédient indispensable à toutes ses potions. Dans les rituels de magie noire, il sert à nuire à autrui : « C’est la bête la plus nuisible qui soit et elle est d’autant plus pernicieuse et mortelle qu’elle vit dans les lieux froids et ombragés, dans les forêts et les marécages où croissent les roseaux (…) ; on le met dans un petit sac rempli de sel (qui) devenu pernicieux en gardera le venin. Quiconque en mangera verra son sang empoisonné et mourra en très peu de temps » (Porta cité par Boll). La grenouille est plus ambivalente. Elle est la créature de Dieu : moule de la femme, elle est associée à de nombreux bienfaits, notamment quand il s’agit de se protéger du mauvais sort, mais sa métamorphose, du têtard aquatique à l’adulte terrestre, en fait un être ambigu. On connaît l’interprétation liée à l'expérience de la sexualité que B. Bettelheim fait du conte Le Roi Grenouille de Grimm.
 La fontaine miraculeuse de Saint-Caprais à Yvoy-le-Marron (Loir-et-Cher)

La fontaine de Saint-Caprais soignait la peur et les convulsions des enfants

Les lavoirs et la divination du linge

Les opérations de revalorisation patrimoniale des mares-lavoirs, fréquentes dans les villages de la région Centre-Val de Loire, mettent en avant le souvenir de communautés villageoises nombreuses et soudées et la place particulière des femmes, qui, laveuses ou lavandières, faisaient ou défaisaient les réputations publiques à grands coups de battoir. En effet, la lecture du « grand livre du linge » (Wieczorek, 2002) révèle les secrets de la vie au travers des taches et des caractéristiques des tissus, alimentant ainsi caquetages et commérages, mais aussi ragots et jalousies. Certes, ces « maisons de l’eau » (Rouanet, Lefébur, 2003), évoquent une « paix intense, tandis que la pierre y célèbre la sagesse et l’eau chante la pureté » ; certes, elles sont des lieux de rencontres, de rires, d’initiation et d’éducation des filles ; certes encore, le lavoir est aussi un lieu de divination, la flottaison du drap d’un malade indiquant sa survie ou son trépas prochain. Mais le regain d’intérêt pour ce petit patrimoine fait l’impasse sur la répartition sexuée des rôles et la place peu enviable de la femme au XIXe siècle. Car il s’agit aujourd’hui de reconstruire les identités villageoises, ébranlées par le décroît démographique et la périurbanisation : le lavoir, construit, parfois richement orné, situé ostentatoirement au centre du village, est une affirmation ancienne du pouvoir communal. Remobiliser sa dimension magique fournit un argumentaire original pour défendre ce petit patrimoine de l’eau.
La mare-lavoir de Fontenay (Cher)

Carte postale des années 1920

En définitive, davantage que dans les autres milieux naturels, telles la forêt ou la montagne, les zones humides sont imprégnées de croyances relevant du paganisme rural voire, aujourd’hui, du fantasme urbain. Trois facteurs peuvent être rapidement avancés. D’une part, l’isolement géographique et économique en a fait des espaces en marge, des refuges pour des pratiques magiques, le lieu de prédilection du diable par opposition aux campagnes chrétiennes. D’autre part, l’indécision écologique de ces milieux, mi-terre, mi-eau, extrêmement mobiles dans le temps, les érige en lieu de rencontre et de passage préférentiel entre l’homme et le surnaturel : ils marquent des fractures dans l’espace-temps et dans le déroulement quotidien des activités (Bachelard, 1942). À cet égard, les films et bandes dessinées sont nombreux à illustrer cet aspect, de même que les jeux vidéo qui font des marais miasmatiques à la fois les lieux de combats les plus acharnés et des sas pour pénétrer dans un autre monde. Enfin, l’humide et l’organique, dans la perception hygiénique qui prévaut encore aujourd’hui, marquent l’immoralité, la tentation, l’absence de contrôle de soi et les bassesses humaines. Dans les Fables de la Fontaine, l’étang et la grenouille, sont des métaphores de la mesquinerie, de la vanité, de la peur et de la lâcheté [2]. Certes, le tableau dressé paraît bien sombre et il s’agit bien sûr de le contrebalancer par l’ensemble des aménités des zones humides, et notamment par la dimension patrimoniale de ces contes et légendes qui concourent aujourd’hui à l’identité des territoires de l’eau et à leur attractivité.
 

Ressources complémentaires
  • Bachelard G. (1942), L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, José Corti.
  • Bettelheim B. (1976), Psychanalyse des contes de fées, Laffont.
  • Boll V. (1998), Autour du couple ambigu crapaud-grenouille. Essai de recherches ethnozoologiques au niveau européen, Thèse de doctorat d’État, Université de Strasbourg, 3 tomes.
  • Boutet G., 1998, Les conteries de Sologne, Éditions Nouvelle République
  • Debiais G., Valière M. (1980), Récits et contes populaires du Berry, Gallimard
  • Deplace J-L (1980), Le florilège de l’eau en Berry, Badel
  • Edeine B. (1975), La Sologne, Contes, légendes, chansons, vieux noëls, danses chantées, littérature courtoise, chansons politiques, littérature patoisante, vocabulaire, Mouton.
  • Lefébure C. et Rouanet M. (2003), La France des lavoirs, Privat, 160 p.
  • Sajaloli, B., Servain-Courant, S. (2012), 'Zones humides et littérature', Cahiers des Journées du Groupe d’Histoire des Zones Humides, 144 p.
  • Seignolles C. (1997), Contes, récits et légendes des pays de France, tome 4, Omnibus.
  • Wieczorek J.-P. (2002), « Reflet de la mémoire du monde rural », Icomos France, Bulletin n° 50/51, 20 p.
     
  • Les zones humides sur Eau France, le portail d'information sur l'eau.
  • Le site du parc naturel régional de Brenne.
  • Le site À la découverte de la Sologne, réalisé par le Pays de Grande Sologne
  • Zones humides Infos, publication du groupe d'experts "Zones humides", édité par la Société nationale de protection de la nature

en particulier 'Sacrées zones humides', 2006, n° 54,
et 'Zones humides et littérature', 2014, n°84-85


Bertrand SAJALOLI,
maître de conférences,
Université d’Orléans, EA 1210 CEDETE, bertrand.sajaloli@univ-orleans.fr


 

Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul
pour Géoconfluences, le 25 octobre 2016

Pour citer cet article :  

Bertrand Sajaloli, « Mares au diable et marais ensorcelés », Géoconfluences, octobre 2016.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/fait-religieux-et-construction-de-l-espace/corpus-documentaire/mares-au-diable-et-marais-ensorceles