Le massif des Écrins, représentations et valorisation d’une haute montagne alpine
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Le massif des Écrins et le massif du Mont-Blanc sont les deux plus hauts ensembles de montagne alpine du territoire français, avec les seuls sommets français supérieurs à 4 000 m et les glaciers qui les accompagnent. Ils incarnent la haute montagne française par excellence. Cependant, lorsqu’il est question de pays de montagne, de sports pratiqués en altitude, les images choisies le sont plus fréquemment dans les Alpes du Nord (publicités de matériel de sport ou de séjours en montagne), comme si le massif du Mont-Blanc était intégré comme l’incarnation de LA montagne (sauf, bien sûr, pour les habitants des vallées autour des Écrins). Certes, il est le point culminant du territoire national, ainsi que des Alpes. La barre des Écrins a 700 m de moins, mais cette différence de traitement des deux ensembles alpins questionne alors que le Dauphiné était français et pas la Savoie au moment de la naissance de l’alpinisme et de « l’invention » (Joutard, 1986, 1987) ou plutôt de la « découverte » (Reichler, 2002) de la haute montagne ?
Comme pour toute partie du territoire, les hautes montagnes bénéficient de représentations sociales qui peuvent être perçues par les publications écrites, visuelles, des enquêtes, donnant naissance à une « image » du lieu. La fréquentation des lieux par le public est un autre moyen d’identifier ces mêmes représentations, tout en en étant la conséquence.
Je me baserai sur la définition des représentations sociales donnée par Denise Jodelet (1997) : « Une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social… Elles circulent dans les discours, sont portées par les mots, véhiculées dans les messages et images médiatiques, cristallisées dans les conduites et les agencements matériels ou spatiaux ».((Pour compléter, se référer à la notion à la une de janvier 2016 « Représentation », par Yves-François Le Lay.))
Quelles représentations peuvent être associées au massif des Écrins ? Comment ont-elles émergé et comment sont-elles valorisées actuellement ? Pourquoi ces représentations n’ont-elles pas la même force que celles concernant le massif du Mont-Blanc ?
L’étude sera restreinte au périmètre délimité par les vallées de la Romanche au nord (au pied de la Meije), de la Guisane au nord-est, de la Durance à l’est et au sud, du Haut-Drac à l’ouest. Les vallées de la Gyronde, au pied du Pelvoux comme celles du Valgaudemar et du Vénéon sont au cœur du massif et donc du sujet. Il ne s’agit donc pas d’un point de vue sur l’ensemble des Alpes du Sud ni de toutes les montagnes briançonnaises, même s’il sera nécessaire de tenir compte du col du Montgenèvre et de Briançon dans l’analyse (voir carte ci-dessous).
Figure 1. Carte de localisation des massifs du parc national des ÉcrinsSource : Parc national des Écrins |
La réflexion partira d’un diagnostic sur les représentations de la haute montagne dauphinoise avant de s’interroger sur ce qui distingue l’image des Alpes Cottiennes de celle des Alpes de Haute-Savoie. Enfin, il s’agira de différencier la situation des sommets du reste du massif Meije - Écrins - Pelvoux, en fonction de leurs particularités et de leur attractivité auprès des clientèles qui le fréquentent.
1. Quelles images peut-on associer à la haute montagne dauphinoise ?
1.1. Peu de productions visuelles et littéraires anciennes.
On recense peu de représentations picturales, du moins par les artistes majeurs du XIXe et XXe siècle. Pas de visite d’Alexandre Calame, de William Turner ou de Gustave Doré pour exprimer le sentiment romantique vis-à-vis des montagnes. William Brockedon qui parcourt les cols des Alpes entre 1824 et 1825, pour le compte de l’éditeur de guides John Murray, publie en 1828 un recueil de gravures qui décrit les principaux cols alpins et contribue à leur popularisation outre-Manche. Le Montgenèvre et le Lautaret font partie de son itinéraire (figure 2). Paul Guillemin, auteur de La Meije dans l'image, publié en 1895, dresse un inventaire des représentations de la Meije contenues dans les ouvrages, les revues, les dessins et les gravures, à l’exclusion des photographies ou des tableaux. En 1865, il ne relève que 25 gravures ou dessins de la Meije, sur un inventaire de 216 documents collectés, entre 1799 et 1895((Source : Jean-Marc Barféty sur son site consacré à l’histoire du Dauphiné : www.bibliothèque-dauphinoise.com)).
Figure 2. Mont d'Arcines et Val de Guisane par William BrockedonWilliam Brockedon, Mont d'Arcines and the Val de Guisane from the Col du Lautaret. Source : www.bibliothèque-dauphinoise.com. |
La gravure montre en fait le massif du Combeynot et l’itinéraire du Lautaret vers la Guisane. Le trajet correspond à un sentier muletier, comme le confirme la carte qui accompagne les gravures (figure 7).
Il a également peu de textes romanesques (sauf le récent Gaspard de la Meije par Isabelle Scheibli) ou de récits de voyageurs. Jean-Marc Barféty recense sur son site internet « Bibliothèque Dauphinoise » les productions concernant le massif à la rubrique « Découverte du Haut-Dauphiné, topographie et exploration du massif des Écrins »(( www.bibliothèque-dauphinoise.com, site consulté le 3/11/2016)). On retrouve les classiques : administrateurs, scientifiques, érudits locaux, journalistes, en effectifs plus limités que pour les Alpes du Nord et surtout avec une fréquentation plus tardive. Quelques figures émergent : Élie de Beaumont vient pour établir la carte géologique de France en 1829 (publication 1834), J. D. Forbes, jeune professeur d’université écossais, met ses pas dans ceux du géologue en 1839 et visite les Alpes du Sud. L’Album du Dauphiné écrit par des érudits locaux et illustré par V. Cassien et Debelle décrit les vallées et les référence historiques locales, il sera suivi par d’autres publications destinées à faire connaître l’Oisans aux visiteurs. Parmi celles-ci, le guide établi par deux journalistes, dont un grenoblois et un parisien, fait l’éloge des montagnes : c’est le Guide pittoresque et historique du voyageur dans le département de l'Isère et les localités circonvoisines, par P. Fissont et A. Vitu paru en 1856. Tous les termes employés pour décrire l’Oisans (c’est ainsi que sont nommées les montagnes du Dauphiné dans le guide) sont élogieux, la comparaison avec la Suisse est en faveur du territoire : « Les vallées de l'Oisans l'emportent sur celles de la Suisse par des contrastes plus grandioses, plus rapprochés, plus subits, ainsi que par des horizons peut-être uniques. »
La célèbre collection des guides Joanne est particulièrement intéressante pour la région puisqu’elle est le résultat d’une collaboration avec le géographe Élisée Reclus. Les passages concernant les vallées autour des Écrins ne sont pas très incitatifs à la visite, donnant une image misérabiliste des villages. La Grave : « Rien de plus laid, de plus triste, de plus misérable que ce village, si ce n’est la vallée au milieu de laquelle il s’est bâti. La nature y est chétive, froide, morne ; elle n’a rien à montrer que ses magnifiques glaciers de Trabuchet, de Pacare et du Vallon, séparés les uns des autres par des arêtes noirâtres, et dominés par la gigantesque Meije ou Aiguille du Midi (sic), plus haute que le Pelvoux. Quand on voit en été ce triste pays et ses maigres récoltes, on comprend sans peine qu’un grand nombre de ses habitants l’abandonnent dans les premiers jours de froid. » Vallouise : « Le village n’est remarquable que par le délabrement et la malpropreté de ses constructions ; ses chalets enfumés semblent porter la trace de récents incendies ; en outre, les maisons situées sur le bord du torrent ont été en partie détruites par l’inondation de 1856 : depuis cette époque, on n’a rien fait pour réparer le désastre. » Par contre, le descriptif des itinéraires de montagne est beaucoup plus enthousiaste : « Du Monêtier à Ville – Vallouise. Au sortir du Monêtier, on traverse la Guisane, et l’on s’engage dans le vallon de Corvaria, dont les versants sont recouverts par une magnifique forêt de sapins. En 2 heures, environ, on atteint le col de l’Echauda, haut de 2350 m, sommet du haut duquel on jouit d’une vue magnifique sur la vallée de la Guisane et sur les montagnes du Dauphiné jusqu’au Mont-Viso. On voit au S.O. de vastes glaciers ; mais on n’aperçoit pas le Mont-Pelvoux lui-même, caché par l’arête de Séguret-Foran, haute de 3467 m. »
Ces premières publications sont à la fois rares et contradictoires sur l’image de la région, valorisant les paysages naturels et rarement le mode de vie des populations locales. On est loin de l’image idyllique véhiculée à la même époque sur les montagnes suisses (Reichler, 2002).
1.2. Les sports de montagne font émerger les sommets des montagnes.
Les publications se multiplient à partir de 1873 avec les récits d’ascension de Whymper et les gravures du même auteur (figure 3), les guides du Club Alpin anglais puis français (fondé en 1873), l’engagement des montagnards locaux comme Henri Duhamel qui écrit des guides sur la région et veut populariser le massif (Guide du Haut-Dauphiné co-écrit avec W. Coolidge et F. Perrin, publié à Grenoble en 1887). La fondation de la Société des Touristes du Dauphiné (S.T.D.) en 1875 va grandement contribuer à améliorer la fréquentation du massif, en fixant des normes d’accueil et des tarifs pour les guides et les lieux d’hébergement pour les alpinistes.
Figure 3. Gravure d’Edward Whymper. Une représentation visuelle qui se développe après 1860Source : www.bibliothèque-dauphinoise.com |
Simultanément à l’alpinisme, la pratique du ski de piste se développe dans la région au-delà d’un étroit périmètre d’initiés, grâce à l’armée. 1899 voit un petit groupe de skieurs se constituer au 159ème R.I.A. (régiment d’infanterie alpine) de Briançon. Le jeune capitaine Clerc réussit à convaincre sa hiérarchie de doter les chasseurs alpins de skis. En 1903, le ministre de la guerre crée ainsi la première école de ski, basée à Briançon. Plus de 5 000 skieurs militaires y seront formés jusqu'en 1914, par des instructeurs souvent originaires de Norvège. Le Montgenèvre a été le site de la première compétition internationale de ski organisée par le Club Alpin Français en France en 1907, le premier manuel d’apprentissage du ski a été rédigé à Briançon par le capitaine Rivas. L’objectif est de répandre la pratique du ski parmi les populations civiles des montagnes pour disposer de bons skieurs militaires ensuite « car un skieur réellement apte à un service de guerre doit avoir grandi et vécu sur ses skis. Il faut donc que nous les recrutions dans la population. Il faut, pour les besoins de la défense nationale, mettre sur skis les montagnards. » Il s’agit donc à la fois d’apprendre à fabriquer le matériel pour surmonter l’obstacle de son coût et donner les bases de la pratique, dans un contexte où on monte les versants à pied et où on descend sur des « pistes » non damées dans un objectif stratégique. (voir ci-après) Les itinéraires donnés par le Capitaine Rivas sont situés autour de Briançon et desservent sa ceinture de forts, ils n’ont rien à voir avec les pistes actuelles de Serre Chevalier.
Figure 4. Le manuel du capitaine Rivas (1906)
Première de couverture et extrait du Petit Manuel du Skieur. 33 pages, format A5 (13,5 X 21,5 cm) édité en 1908 par un imprimeur de Briançon (texte daté de 1906). Petit fascicule qui a l’allure d’un cahier d’écolier. Description à la fois des techniques de fabrication du matériel (skis, fixations, bâton) et de pratique du ski sous forme de dessins (de l’auteur) et d’explications. L'auteure remercie chaleureusement Philippe Lemaître, antiquaire militaire et historien du 159e R.I.A., qui a accepté de prêter son exemplaire (unique). |
En somme la région a été pionnière pour la France, en la matière, ce qui ne se manifeste pas beaucoup sur le territoire, sauf au Montgenèvre avec l’implantation d’une sculpture commémorative de la compétition de 1907 : « L’envol » (ci-dessous). Les pratiques de la haute montagne par les alpinistes, surtout anglais, plus que la fréquentation touristique, font émerger la région de l’anonymat, à la différence de Chamonix où les visiteurs ont la possibilité de se diriger vers les « glacières » (Le Glacier des bois nommé depuis la Mer de Glace). Seuls les plus sportifs escaladent le mont Blanc.
Figure 5. L'envol, sculpture de Christian Burger, représentant l'exploit du Suisse Keller en 1907
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À gauche, l’œuvre de 12 mètres de haut réalisée par Christian Burger. Il s’agit d’une sculpture en treillis d’inox soudé représentant le champion Suisse Keller exécutant son saut de 23 m en 1907 (à droite, sur une carte postale ancienne). La sculpture a été installée en 2014. Source : http://www.brianconnais.info |
1.3. La situation actuelle, un déficit de notoriété à l’échelle nationale et internationale.
Le département des Hautes-Alpes a financé une enquête de notoriété en 2014((Magazine Vivre Haut, n° 35, juillet 2014)) qui est présentée ainsi par le magazine du département : « Pour avoir une idée claire de la situation touristique du département, le conseil général a commandé une grande enquête de notoriété. Des Français, des Italiens, des Belges, des Luxembourgeois, des Hollandais et des Britanniques ont été interrogés par internet. Au total, près de 6 000 personnes représentatives de la population ont témoigné de leurs pratiques touristiques. En parallèle, plusieurs tables rondes ont été organisées avec les professionnels du tourisme, pour évoquer leur ressenti, plus de 600 d’entre eux se sont mobilisés. Résultat : une image assez fiable du positionnement des Hautes-Alpes sur le marché du tourisme à la montagne ».
« Les lieux les plus connus des Hautes-Alpes sont d’abord Briançon et Gap, puis les grands cols, Serre-Chevalier, la route Napoléon, Montgenèvre, Vars, les Écrins… Le lac de Serre-Ponçon arrive en 9e position. Les sites haut-alpins présentent un net déficit de notoriété. Quand on demande de citer spontanément des destinations “montagne”, mis à part le mot “Alpes” qui sort tout de suite, seuls 3 % des répondants citent les Hautes-Alpes ou Serre-Chevalier (5 % des Français). Suivent Briançon, Montgenèvre et Gap à 2 ou 3 %, loin derrière Chamonix (17 %), la Savoie (13 %) Courchevel (11 %), l’Alpe d’Huez (10 %) et tous les autres massifs (Jura, Vosges, Massif Central entre 15 et 26 %) ».
Ainsi que Coolidge((Écrivain, alpiniste, membre de l’Alpine Club, l’américain (il se présente comme un alpiniste anglais), William Coolidge a parcouru les Alpes pendant la seconde moitié du XIXe siècle et est devenu l'un de ses meilleurs connaisseurs. Un des sommets du massif des Écrins porte son nom : le pic Coolidge.)) le souligne en 1913 : « Pendant longtemps ce district n’attira guère l’attention ; on ne recommença à s’en occuper sérieusement qu’après 1860 », le massif semble donc avoir été laissé à l’écart par les premiers découvreurs de la haute montagne. Pour la fréquentation touristique actuelle, les montagnes de l’ancienne province du Dauphiné n’ont pas la même notoriété que les Alpes du Nord. Elles n’arrivent pas non plus parmi les sites les plus fréquentés du département, sauf à les associer aux grands cols et aux événements qui les empruntent, comme le Tour de France.
Figure 6. Vues des Écrins au printemps depuis le col du Granon
La Meije depuis le col du Granon (2 404 m) est vue sur sa face « arrière », du nord est, la pointe penchée au sommet est appelée « doigt de Dieu » en référence à la fresque de la création du monde de Michel-Ange au Vatican. Cliché de l'auteure, mai 2017. |
Le Pelvoux est tout au fond, derrière la ligne de crête du sommet des pistes de Serre-Chevalier, il émerge au niveau du col de la Cucumelle. On distingue le sommet le plus haut, la pointe Puiseux (3 943 m), de la pointe Durant (3 932 m). Cliché de l'auteure, mai 2017. |
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À droite : Le sommet des Écrins est derrière la ligne de crêtes qui domine la vallée de la Guisane ; le point culminant, le Pic Lory, est à 4 088 m. Il est séparé du clocher des Écrins à 4 015 m par la Brêche Lory à 3 974 m. Cliché de l'auteure, mai 2017. |
2. Un déficit d’image pour des raisons socio-spatiales, visuelles et de dénomination.
2.1. L’absence d’un grand foyer urbain à proximité
Grenoble, la plus grande ville proche, est restée un petit centre administratif (parlement d’ancien régime puis préfecture), et un centre industriel autour de la ganterie au XVIIIe siècle. Elle change d’échelle après la mise au point de la technologie de la houille blanche dans la seconde moitié du XIXe siècle et se développe industriellement et démographiquement jusqu’à nos jours, pour devenir la deuxième ville de la région Auvergne-Rhône-Alpes et la première ville alpine française. Elle ne bénéficiait pas d’une élite en nombre suffisant pour nourrir un courant d’intérêt vers des très hautes montagnes, qu’en plus on ne pouvait pas voir depuis la ville. La chaîne de Belledonne, qui la surplombe, atteint tout juste 3 000 m et ses glaciers, même au XVIIIe siècle, restaient modestes. La situation a changé et aujourd’hui, Grenoble, grande ville universitaire et industrielle fournit bon nombre d’amoureux de la montagne et de pratiquants aux Écrins (voir plus bas les résultats de l’enquête sur la pratique de l’alpinisme.)
Elle n’était pas aux XVIIIe et XIXe siècles ville-étape sur le Grand Tour pour les jeunes aristocrates anglais qui traversaient le continent européen vers l’Italie. Le passage des Alpes vers l’Italie se faisait par la Maurienne (Mont Cenis), la Tarentaise (Petit St Bernard), ou la Suisse (Grand St Bernard, Simplon, Saint Gothard). Le col du Montgenèvre était bien un point de passage commode vers la haute vallée du Pô, utilisé principalement par les populations locales des deux côtés de la frontière, mais pas le plus direct pour des voyageurs venant de l’Europe du Nord, puisqu’il faut traverser au préalable celui du Lautaret pour l’atteindre en venant du nord. Par ailleurs, cette route du Lautaret a mis longtemps à être viabilisée, rendant l’accès à cette partie des Alpes malaisé, alors que l’itinéraire du Mont Cenis avait bénéficié de la construction d’une route permettant de relier Chambéry à Turin. L’itinéraire du Lautaret est encore indiqué comme chemin muletier sur la carte que Brockedon associe à ses gravures. (figure 7). Son amélioration commence sous le Ier Empire, mais elle est interrompue sous la Restauration. Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour qu’elle soit carrossable.
Les anglais sont venus, mais plus tard dans le XIXe siècle, comme alpinistes, après que l’orage révolutionnaire et les guerres napoléoniennes se sont apaisées. Ils n’ont pas non plus privilégié les montagnes dauphinoises faute d’auberges convenables permettant d’accueillir les visiteurs. Celles-ci avaient, semble-t-il, une réputation épouvantable ainsi que Whymper le souligne : « En outre, les touristes ne trouvent dans les régions montagneuses du Dauphiné aucune des ressources qu’ils rencontrent en Suisse, dans le Tyrol, ou même dans les vallées italiennes. Les auberges, quand elles existent, sont d’une malpropreté indescriptible ; on parvient rarement à dormir dans leurs lits, et leur cuisine ne fournit pas souvent une nourriture convenable ; de guide, il n’en existe aucun. Les touristes y étant presque abandonnés à leurs propres ressources, doit-on s’étonner que ces régions si intéressantes de la France soient moins visitées et moins connues que le reste des Alpes ? »
À la suite de cette remarque de Whymper qui parcourut régulièrement la région à partir de 1861, on peut souligner la distance sociale et économique qui éloignait les Alpes dauphinoises d’une clientèle potentielle qui trouvait plus facilement dans le nord du massif des interlocuteurs dans une plus grande proximité culturelle. Whymper fait également des digressions sur les patois parlés dans les différentes vallées qui rendent leur fréquentation difficile pour un étranger. Si Coolidge atténue les propos de Whymper, il n’en reste pas moins que l’accueil déficitaire dans les vallées entourant les Écrins (Vallouise, Vénéon, Romanche) obligeait les visiteurs à s’équiper en conséquence (bivouac) ou à affronter la vermine ! On peut mettre en relation cette situation avec la pauvreté des vallées ((Rapport du Préfet François Perrin-Dulac, Description générale du Département de l’Isère, 1806, Grenoble)) et les difficultés quotidiennes des habitants qui avaient d’autres priorités que d’accueillir des étrangers, d’abord perçus comme des espions.
Figure 7. itinéraire de W. Brockedon de Turin à GrenobleWilliam Brockedon, Mont d'Arcines and the Val de Guisane from the Col du Lautaret. Source : www.bibliothèque-dauphinoise.com.
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2.2. Le rôle du regard sur les montagnes
L’aimantation par le regard a joué à plein pour le sommet des Alpes du Nord : il est visible de loin, hors de la chaîne, depuis Genève, Lyon, la vallée de l’Isère dans la combe de Savoie, lorsqu’on remonte la vallée de l’Arve. Même au pied de la montagne à Chamonix, la vallée glaciaire est suffisamment ouverte pour permettre une échappée vers le sommet. Les visiteurs actuels n’ont pas à faire preuve de beaucoup d’efforts pour voir l’ensemble de la chaîne du mont Blanc, en majesté. Il leur suffit de prendre un des moyens de transports mécanisé à leur disposition : téléphérique de l’Aiguille du Midi (depuis 1955 pour l’actuelle télécabine), du Brévent (1930) ou tramway du mont Blanc depuis 1913.
La situation du massif des Écrins est tout à fait différente : la haute montagne ne se détache pas facilement de l’ensemble des reliefs. Les vallées qui séparent les Écrins (ainsi que le Pelvoux) des massifs encadrant sont étroites, ne permettant aucun recul, la moindre puissance des glaciers n’y a pas ouvert de vastes auges glaciaires. On ne bénéficie que de peu d’échappées vers les sommets, sauf en montant la nationale 94 entre l’Argentière et Briançon, mais l’endroit est peu propice à un arrêt, surtout depuis que l’emplacement a été choisi pour installer une sculpture commémorative de l’ascension de Whymper au Pelvoux (figure 8).
Figure 8. Sculpture de Christian Burger représentant Edward Whymper face au PelvouxElle reprend la silhouette de l’alpiniste largement diffusée par la photographie avec son chapeau, et ses attributs d’escalade : piolet et corde. Elle est positionnée dans un virage de la N 94 entre l’Argentière et Briançon. Installée en 2009, elle a été réalisée à l’occasion du centenaire du bureau des Guides des Ecrins. Photo Éric Stern, avec l’aimable autorisation de l’auteur. |
Pour voir les points culminants des Alpes du Sud, il faut monter au sommet des pistes de ski de Serre-Chevalier (et encore n’a-t-on pas de vue d’ensemble sur la chaîne), de Puy-Saint-Vincent. C’est assez simple à réaliser en hiver, du moins pour les amateurs de ski, le sommet des pistes étant atteint par des télésièges qui supposent un retour sur des skis. En été, le sommet de la télécabine du Prorel permet de rejoindre le col du même nom, après une petite marche, pour avoir un bon panorama sur la chaîne. Sinon, il faut monter en voiture vers les cols voisins (col du Granon par exemple) ou à pied sur un des reliefs en belvédère sur la chaîne.
Seule la pointe de la Meije est directement visible depuis la vallée de la Romanche, qu’elle surplombe lorsque l’on approche du village de La Grave (qui a précisément adjoint la référence à ce sommet à son nom pour bénéficier de sa renommée). La Meije (3 982 m) a une altitude inférieure à celle des Écrins (4 102 m), mais elle est plus connue parce que son profil dissymétrique, rehaussé de glaces, est très visible du Galibier, du Lautaret et des villages qu'il domine, et plus accessible aussi. Un téléphérique monte à 3 200 m depuis le milieu des années 1970, avec une station intermédiaire à 2 400 m. Il permet de visiter une grotte de glace au bord du glacier de la Girose, de partir en parapente ou en VTT en été, en ski hors-piste en hiver. Selon Lionel Laslaz (2007) elle remplit les conditions pour être un haut lieu((Définition du haut lieu donnée par Pascal Clerc (2004) : « un haut lieu est d’abord un lieu, localisé (dans le réel ou le mythe) et nommé. Il est haut, c’est-à-dire "élevé dans l’« échelle » des valeurs". Cette "hauteur" procède de sa distinction sociale et physique : le haut lieu est à la fois reconnu par une communauté et souvent matérialisé par une superstructure ou une forme naturelle qui permet de le repérer facilement dans le paysage. »)) montagnard, d’abord pour les alpinistes, en ce sens que « depuis plus d’un siècle (la Meije) a cristallisé les passions autour de son usage, comme le XIXe siècle a suscité, chez nombre de prestigieux alpinistes, une frénésie de victoires sur ce sommet ». En 1903, le Club Alpin Français la choisit comme emblème de l’association dans son insigne, accompagnée de la fleur de gentiane. Dans un contexte d’exaltation patriotique (la devise du CAF devient également à cette date : « Pour la partie, par la montagne »), elle incarne la réussite de l’alpinisme français sur un des derniers sommets alpins restant à conquérir. Elle est le seul sommet qui puisse à la fois être admiré et approché facilement, tout en restant difficile d’ascension. |
Figure 9. Écusson du Club Alpin Français de 1903À l'arrière plan, la silhouette de la face nord de la Meije, celle qui est visible depuis la haute vallée de la Romanche. |
2.3. Une fonction défensive qui a influencé les représentations et la cartographie du massif
Comme territoire français, les montagnes du Dauphiné ont prioritairement été perçues pour leur fonction défensive vis-à-vis de la Savoie, pour les massifs qui le séparent de la Maurienne au nord, et du Piémont à l’est, surtout pendant la guerre de succession d’Espagne qui a débouché sur le traité d’Utrecht en 1713 et la perte des territoires d’Outremont (versant oriental du Montgenèvre).
Elles sont un élément de la ceinture de fer du royaume, surtout après le passage de Vauban : on s’intéresse principalement aux points de passage vers les voisins et à leur contrôle. Par contre, les reliefs situés plus à l’intérieur de la province qui ne remplissent pas ce rôle intéressent moins. Le voyage d’inspection du marquis de Paulmy (Duhamel, 1902) est significatif de cette attitude : la topographie n’y est analysée que sous l’angle de la défense en vue de l’arrivée d’une armée ennemie. Ces montagnes ont donc été un centre d’intérêt pour les militaires, avec ce que cela suppose d’entre-soi et de secret, en particulier pour leur cartographie. Cette présence ininterrompue de l’armée en Briançonnais à partir du XVIIe siècle peut aussi aider à comprendre que les populations locales aient été moins tournées vers l’accueil des touristes, d’autant qu’elle a représenté une rente de situation qui s’est perpétuée jusqu’à la fin du XXe siècle.
La difficulté de la représentation des reliefs sur les cartes anciennes a limité une intégration précise de leur topographie. Il faut attendre la carte de Bourcet (1749–1754) pour avoir un dessin soigné des reliefs, surtout ceux placés en situation frontalière (figure 15). Les cartes anciennes du Dauphiné localisent plus ou moins précisément deux sommets : le mont Aiguille, noté comme « sommet inaccessible » et le mont Viso : soit deux reliefs qui se détachent bien de l’ensemble des massifs. La chaîne à l’ouest de la Guisane reçoit le nom de Monts Produissant. C’est seulement avec la carte d’état-major du XIXe siècle que l’on voit les sommets identifiés et nommés (Pelvoux, Écrins, Meije …) avec leur altitude. La carte orographique de Henry Duhamel de 1878 est restée pendant longtemps la plus précise pour les alpinistes qui cherchaient à se repérer dans les circonvolutions de la haute chaîne.
2.4. Plusieurs noms sont en concurrence pour désigner le territoire
Oisans, Alpes dauphinoises, massif des Écrins (barre des Écrins ?), Pelvoux, sont autant de noms que l’on retrouve sur les cartes pour désigner la région. Dauphiné est le terme général utilisé, jusqu’à la carte de Bourcet, pour l’ensemble du massif. Elle différencie les arrêtes au sein du massif : elle appelle les Écrins « Montagne d’Oursine » et l’Ailefroide « Grand Pelvoux » mais elle ne nomme pas le Pelvoux lui-même. La Meije est désignée comme « Aiguille du Midi ». La difficulté à distinguer les différents sommets et leur hiérarchie a contribué à ce flottement, d’autant que le Pelvoux reste longtemps considéré comme le point culminant. Il faut attendre la carte d’état-major du XIXe siècle pour identifier les différents sommets par leur nom actuel, même si la Meije est indiquée comme surnom. L’Oisans est plutôt réservé au versant isérois du massif (Vallées du Vénéon, de la moyenne Romanche). Pelvoux est le terme utilisé par Raoul Blanchard dans son étude sur les Alpes. Whymper et Coolidge écrivent sur les « Alpes Dauphinoises ». Écrins est en train de s’imposer sous l’effet de l’influence du Parc National. Il est intéressant de reprendre la chronologie de la naissance du Parc National des Écrins sous l’angle de sa dénomination, puisque celle-ci est révélatrice d’un problème plus général : l’identification d’un massif pour lequel plusieurs noms sont en concurrence, ce qui ne facilite pas son intégration dans les représentations.
Dès 1913, un premier périmètre de protection est créé à l’initiative de M. Mathey, conservateur des Eaux et Forêts à Grenoble sous le nom de Parc national de la Bérarde sur la commune de Saint-Christophe en Oisans. Avec son extension territoriale, il devient Parc national de l’Oisans, puis à partir de 1924 le Parc National du Pelvoux, couvrant les trois vallées qui rayonnent autour du massif : Vénéon, Vallouise, Valgaudemar. Il devient ensuite Parc domanial du Pelvoux, après la promulgation de la loi de 1960 instaurant les parcs nationaux, ses objectifs apparaissant trop limités pour mériter le label parc national. En 1963, le président national du Club Alpin Français relance le projet d’intégration de cet espace domanial dans le cadre de la loi de 1960, dans un article pour la revue La Montagne qui s’intitule : « Pour un Parc National du Haut Dauphiné ». Le débat sur le nom du parc se poursuivit entre les différents acteurs (chargé de mission, président national du C.A.F., président du conseil général de l’Isère) mettant en concurrence le Pelvoux « qui a son caractère mais qui est triste » (Devies, 1969), la Meije « sommet le plus prestigieux »((J. Florent, chargé de mission pour la création du Parc, 1965, rapport de présentation du futur parc.)) ou les Écrins (« un titre de lumière, celui du plus haut sommet » (Devies, 1969). Les études se firent à partir de 1969 pour aboutir à la définition actuelle du parc dont le cœur est centré sur le massif (le cœur du parc), d’où il tire finalement son nom (Avocat, 1979).
Cette concurrence entre les noms pour désigner un lieu freine sa désignation et son appropriation hors de la région, d’autant que les principales stations de ski connues hors du massif n’utilisent aucune de ces appellations : les Deux-Alpes sont bien en Oisans, mais ne le revendiquent pas, Serre-Chevalier est installée sur les contreforts des Écrins, mais n’y fait pas particulièrement référence, Puy Saint-Vincent domine la Vallouise, elle se présente comme en balcon sur le massif. Reste la petite station de Pelvoux dans la commune du même nom qui évoque le sommet. Les communes au cœur du massif, côté Pelvoux, ont créé la communauté de communes du Pays des Écrins, nommée ainsi depuis 2002, contribuant à donner de la visibilité tant à ses communes qu’aux montagnes. Les pratiquants de l’alpinisme se réfèrent explicitement aux Écrins, ainsi que les randonneurs dans le Parc National. Ceux qui marchent sur le GR 54 parlent du Tour de l’Oisans. Cela maintient une multiplicité des appellations qui ne facilite pas à établir la réputation du massif, en dehors des catégories d’usagers concernées par l’alpinisme ou la randonnée.
Le découpage du Dauphiné en plusieurs départements n’a pas non plus facilité l’identification des lieux. En effet, Isère et Hautes-Alpes se partagent le territoire, entre un versant nord-ouest des Écrins tourné vers Grenoble (Haute Romanche, Vénéon, Drac) et le reste du massif qui regarde vers Gap ou vers Briançon. Le lien historique avec le Dauphiné se dénoue avec ce partage en deux départements. Faut-il continuer à parler du Haut-Dauphiné pour désigner des montagnes situées dans les Hautes-Alpes ? La dissociation s’est accentuée en 1982 avec la création des régions qui se partagent le massif : Rhône-Alpes au nord, PACA au sud.
La montagne dauphinoise n’a pas bénéficié du premier élan de découverte qui s’est concentré sur la Suisse et les sommets savoyards les plus proches de Genève. La localisation des Écrins au sein d’une montagne peu ouverte sur l’extérieur, globalement peu fréquentée par des populations étrangères au territoire jusqu’au milieu du XIXe siècle, appropriée principalement par les militaires, une difficulté à voir ses sommets, à la nommer de façon unique, sont autant de raisons qui peuvent permettre de comprendre qu’elle occupe une place de second rang dans l’imaginaire collectif national.
3. Un haut-lieu de l’alpinisme et une place de second rang dans l’imaginaire collectif ?
La recherche des images des Alpes dauphinoises nous conduit à nuancer sa situation et à dissocier les perceptions entre un espace d’alpinisme de premier plan et un espace touristique moins réputé que les Alpes du Nord, tout en bénéficiant d’une image positive.
3.1. Une chronologie des ascensions qui met le massif des Écrins en position de second rang dans la course aux sommets.
Même si les ingénieurs géographes ont pu réaliser des « premières » dans les Écrins, leur but qui n’était pas sportif n’a pas été vécu comme un exploit et l’information n’a pas été diffusée, ce qui conduit aujourd’hui à s’interroger sur la véritable chronologie des ascensions dans le massif. La connaissance que des habitants du pays pouvaient avoir des cols et des sommets est restée dans un entre-soi qui correspond à un mode de fonctionnement communautaire, tel que l’a analysé Tönnies((Philosophe et sociologue allemand (1855–1936) qui a le premier construit cette opposition entre société et communauté, en opposant les sociétés rurales traditionnelles au monde industriel qui venait de se former depuis quelques décennies. Communauté et société, 1887. Lu, commenté et critiqué par Émile Durkheim.)), qui a construit l’opposition entre communauté et société. Dans le monde communautaire des villages de montagne, la pratique de la montagne s’intégrait dans la nécessité du quotidien : conduite des animaux aux pâturages, chasse au chamois, traversée des cols pour se rendre chez le voisin. Rien n’incitait à communiquer sur le sujet avec des personnes extérieures, sauf lorsque celles-ci ont été demandeuses de porteurs et de guides rémunérés. Là, il a été possible de valoriser les connaissances du terrain et les savoir-faire traditionnels, tant sur le rocher que sur la glace. C’est par la fréquentation des visiteurs extérieurs à la communauté que les montagnes dauphinoises ont pu « faire société », exister pour un public plus large et entrer dans les représentations collectives. Avant ce regard extérieur, elles n’existaient que comme contrainte pour les circulations, espace de chasse et de collecte (plantes, cristaux).
La chronologie officielle des premières situe l’ascension du Pelvoux loin après celle du mont Blanc : 1828 par le Capitaine Durand, 1848 par Victor Puiseux pour son point culminant, 1864 pour la pointe des Écrins par Edward Whymper et 1877 pour la Meije par Pierre Gaspard et Boileau de Castelnau. Toutefois, si le décalage chronologique est important avec le mont Blanc lui-même, les sommets rocheux du massif du Mont-Blanc sont atteints dans la même période que ceux des Écrins (1865 Grandes Jorasses, Aiguille Verte). La course vers le mont Blanc est une course sur glace et neige, il a fallu un apprentissage du rocher pour atteindre les sommets des Écrins qui ne sont pas couverts par une calotte de glace.
Figure 10. Chronologie des ascensions dans les massifs du Mont-Blanc et du Haut-Dauphiné |
Par contre, si l’on considère l’intérêt né de ces premières, il est incontestable que les sommets des Alpes dauphinoises ont attiré en grand nombre les alpinistes après 1870. Si l’on reprend la liste que dresse Coolidge des « premières » à la fin de son ouvrage sur les Alpes, celles-ci se multiplient à compter de cette année. L’alpinisme a établi les plus hauts sommets des Alpes dauphinoises comme un des « hauts-lieux » de cette pratique en France, contribuant à les identifier, les nommer, à repérer les itinéraires d’ascension puis finalement à implanter des refuges d’altitude pour permettre de les atteindre (19 refuges dans le massif de l’Oisans sur les 22 que comptent les Hautes-Alpes, dont 6 dans la seule partie Écrins, 6 pour la haute Romanche, 7 pour le Valgaudemar).
Figure 11. Gravure d’Edward Whymper parue dans l’Alpine Journal en 1864Après avoir escaladé le Pelvoux, Edward Whymper aperçoit un sommet qui le dépasse : il se donne les moyens de revenir en 1864 pour en réussir l’ascension. |
3.2. Une fréquentation très concentrée spatialement par une population d’alpinistes chevronnés
Qui fréquente les Écrins, pourquoi ? L’enquête effectuée pour le département en 2012 pointe un attrait du massif pour les alpinistes selon la hiérarchie suivante : « Lorsque l’on interroge les pratiquants sur les atouts du département en matière d’alpinisme, c’est la météo qui est citée en première position (62,6 % des réponses). Vient ensuite la beauté des paysages et la nature (55,3 % des réponses) et l’accessibilité des courses (29,7 %). La nature « préservée », loin des remontées mécaniques et des équipements touristiques est un atout indéniable des Hautes-Alpes en matière d’alpinisme. La comparaison avec les courses proches du mont Blanc est fréquente et les alpinistes apprécient le côté « sauvage » et « naturel » des Hautes-Alpes.((Étude relative au marché et à l’impact socio-économique de l’alpinisme dans les Hautes-Alpes commandée par le département auprès du cabinet JED (Juris-éco Espaces Développement) et réalisée pendant la saison 2012.)) »
Les courses sont d’abord effectuées vers le dôme et la barre des Écrins, ce qui éclaire la remarque de Roger Brunet dans le Trésor des Régions de France sur « le curieux paysage de la plaine caillouteuse du Pré de Madame Carle, site d'un ancien lac derrière une moraine, et qu'atteignait presque le Glacier Blanc vers 1850 ; la route s'y achève et le site reçoit quelque 60 000 visites par an, avec des pointes de 500 véhicules par jour ».
Figure 12. Pré de Madame Carle, vu depuis le glacier Noir vers l’avalCliché : Éric Stern, avec l’aimable autorisation de l’auteur. |
Ces pratiquants sont aux trois quarts des hommes, pour un quart des étrangers, alors que le département ne reçoit que 10 % de clientèle étrangère. Les Rhônalpins sont nombreux (43 %) parmi les alpinistes, alors que la clientèle touristique des Hautes-Alpes est à dominante de la région PACA. Il y a bien une attractivité spécifique pour les sommets qui concerne une population de pratiquants confirmés. La tranche d’âge entre 30 et 40 ans est la mieux représentée, il s’agit d’une population plutôt éduquée et aisée (35,5 % de cadres et professions libérales contre 17 % dans la population totale, au recensement 2013), ce que l’on peut expliquer par le coût de la pratique (matériel, guide, hébergement), mais pas seulement. Par son origine aristocratique anglaise, par sa diffusion dans les élites européennes comme une forme de distinction, l’alpinisme reste un sport pratiqué par une population au niveau d’éducation et au revenu élevés.
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Figure 13. Fréquentation des randonneurs sur les sentiers des ÉcrinsRésultats de l’enquête de fréquentation touristique du Parc national des Écrins (été 2011). Le secteur nord-est du territoire est le plus fréquenté par les randonneurs. Le pré de Madame Carle est le site qui comptabilise le plus de randonneurs sur le Parc, étant le départ vers le Glacier Blanc et les sommets des Écrins (58 099 visites sur la saison). Source : Enquête de fréquentation touristique du Parc national des Écrins, 2011 [pdf]. |
3.3. Un massif protégé par un Parc National déjà ancien (1973) qui contribue à une image de nature préservée
Le parc national des Écrins est un des quatre parcs nationaux de montagne en métropole avec ceux de la Vanoise, du Mercantour et des Pyrénées, ce qui confère à cet espace une place privilégiée dans le système français de protection de la nature. Si l’on se réfère à l’enquête de 2014 auprès des visiteurs du département, cette image de nature préservée est attractive, comme le montre la répartition de leurs motivations pour un séjour dans les Hautes-Alpes.
Dans le même temps, lorsqu’on leur demande de citer des montagnes préservées, Vosges, Jura et Massif Central arrivent en tête. Les deux questions ne s’adressent pas exactement à la même population. Les visiteurs qui fréquentent les Hautes-Alpes viennent chercher une nature préservée qu’ils savent trouver là (les 74 % qui disent venir pour elle).
Lorsque l’on interroge un échantillon plus large, ceux-ci n’associent pas spontanément cette notion aux montagnes haut-alpines (à cause de la présence de grandes stations de ski ?). C’est pourtant bien ce qui fait un des points forts des plus hauts sommets des Alpes du sud, en général, et de ceux du massif des Écrins en particuliers. L’image de protection de la nature peut aussi être associée au territoire de la Vallouise en relation avec le discours de Valéry Giscard d’Estaing du 23 août 1977, prononcé suite à une visite du parc national des Écrins, qui allait réorienter la politique d’aménagement de la montagne vers une meilleure prise en compte des populations locales et de la protection de l’environnement, après les années d’aménagement intensif du « Plan neige ». |
Figure 14. La perception touristique des Hautes-Alpes d'après le magazine du départementSource : Enquête publiée par le magazine du département Vivre haut, été 2014. Méthodologie employée pour l’enquête en page 6 du magazine, § 13. |
Le partage de l’espace entre les activités : parc national des Écrins d’un côté, grandes stations en périphérie de l’autre, a laissé des territoires sans équipement, dans une forme de zonage spatial. Cette situation n’a pas d’équivalent dans le massif du Mont-Blanc qui n’a pas fait l’objet d’une même politique de protection, à l’exception de la réserve naturelle des Contamines. Cette situation semble d’ailleurs préoccuper les élus de Chamonix, puisqu’ils ont voté à l’unanimité, jeudi 26 janvier 2017, l’engagement de la procédure d’inscription du massif du Mont-Blanc au patrimoine de l’Unesco((Source : Communiqué du presse de la municipalité sur le site officiel de Chamonix)). C’est d’ailleurs ce qui ressort d’une enquête personnelle menée auprès des accompagnateurs en montagne travaillant avec la Maison de la géologie de Briançon, qui soulignent que leur principal argument auprès de leurs clients est la qualité de l’environnement naturel des massifs des Écrins et du Briançonnais qui s’accompagne d’une pratique plus exigeante de la montagne : « L’Oisans a gardé une connotation sauvage qui plait à un certain profil d’alpinistes qui n’ont pas peur des longues marches d’approche. L’alpinisme chamoniard est à la portée de plus de monde »((Enquête menée auprès d’un échantillon (non représentatif) de 30 accompagnateurs associés à la Maison de la géologie en décembre 2016.)).
Conclusion
Alors que l’intérêt pour les montagnes et plus particulièrement pour leurs sommets et leurs glaciers naît en Savoie et en Suisse au XVIIIe siècle, dans un élan qui associe curiosité scientifique et sentiment esthétique pour leurs « sublimes horreurs », la haute montagne dauphinoise, plus difficilement accessible à tous points de vue, reste à l’écart de ce premier courant.
Elle est abondamment visitée par les alpinistes anglais au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, où elle gagne une réputation auprès des pratiquants de ce nouveau sport, grâce en particulier aux relations d’ascension dans le journal de l’Alpine Club. Cela en a fait un haut lieu de l’alpinisme en Europe.
La protection assurée par un parc national lui confère une image de nature préservée, ce qui lui assure une certaine attractivité, sans pour autant atteindre ou dépasser celle du massif du Mont-Blanc (6 millions de visiteurs/an selon les élus chamoniards).
Elle est une haute montagne appréciée par les alpinistes de France et d’Europe, mais qui peine à incarner un haut-lieu du territoire national à cause de son accès plus difficile, de sa moindre visibilité au sens propre comme au sens figuré, malgré son intégration dans un parc national. La haute chaîne ne se dévoile que depuis quelques points hauts extérieurs et ne se présente pas en majesté de loin, comme le mont Blanc. Elle n’est pas assez « élevée » dans l’échelle des valeurs (pour reprendre la définition du haut lieu), pas assez partagée par la communauté nationale, que ce soit comme paysage ou comme mythe. Pour reprendre le jugement de Bernard Debarbieux (1993) à propos « Du haut lieu en général et du mont Blanc en particulier » : « Le mont Blanc a donc permis d'étalonner le système de qualification des paysages montagnards, au bénéfice de quelques massifs et au détriment de la majorité ». Il serait donc trop tard pour que les sommets des Écrins rejoignent le mont Blanc au panthéon des montagnes françaises, la place est prise et elle ne peut pas être partagée !
Ce statut « inférieur » peut être une chance pour le territoire puisqu’il réserve un espace largement épargné par les équipements mécaniques où la découverte des espèces protégées (tant animales que végétales) exige un effort plus intense que dans le massif du Mont-Blanc, mais garantit une plus grande tranquillité. Faut-il alors regretter un certain déficit d’image du territoire ou s’en réjouir pour que les connaisseurs puissent l’apprécier dans une (relative) solitude ?
Un film documentaire comme « La vallée des loups » de Jean-Michel Bertrand, sorti en janvier 2017, situé « dans une vallée secrète entre Champsaur et Valgaudemar », ne peut que contribuer à renforcer cette image de nature sauvage, d’autant qu’il est soutenu par le parc national des Écrins.
Figure 15. Carte de Pierre-Joseph de Bourcet, manuscrit levé au 1/14 400e, tirage au 1/86 400e (même échelle que la carte de Cassini)Publiée en 1758. Extrait de la feuille correspondant au cœur du massif des Écrins (Aiguille du Mydi au Nord = la Meije, Montagne d’Oursine = barre des Écrins, à l’extrême sud-est : Grand Pelvoux). Vallée du Vénéon à l’ouest avec St Christophle (sic) et de la Romanche au nord avec La Grave et Villard d’Arène (sic). La représentation des glaciers n’est pas différenciée de celle des rochers. Source : Bibliothèque Dauphinoise. |
Bibliographie
Références citées
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- Brunet Roger, Trésor des Régions de France (en ligne).
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- Debarbieux Bernard et Robic Marie-Claire (dir.), « Les géographes inventent les Alpes », un numéro de la Revue de Géographie Alpine, Grenoble, n° 4, 2001.
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- Jodelet Denise (dir.), Les représentations sociales, Paris, 1997, PUF, Sociologie d’aujourd’hui.
- Joutard Philippe, L’invention du mont Blanc, Paris, 1986, Gallimard, collection Archives.
- Reichler Claude, La découverte des Alpes et la question du paysage, Genève, 2002, Georg Editeur.
Sur l’alpinisme et le tourisme dans les Écrins
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- Devies Lucien, 1969, « Pour le Parc National des Écrins », La Montagne et Alpinisme.
- Forbes James, David, “ Norwway and his glaciers visited in 1851, suivi par Journals of excursions in the high Alps of Dauphiné, Berne and Savoy “1853, Edinburg, Adam et Charles Black,.
- Joanne Adolphe et Reclus Elysée, « Itinéraire descriptif et historique du Dauphiné », Deuxième partie, Paris, 1863, Hachette.
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- Labande François, La saga des Écrins, 2014, Chamonix, Editions Guérin.
- Laslaz Lionel, La Meije, un haut lieu alpin, 2007, Éditions GAP.
- Mestre Michel et Tailland Michel, Alpinistes britanniques et austro-allemands dans les Écrins, 1850-1914, 2002, L’Argentière La Bessée, Editions du Fournel.
- Scheibli Isabelle, « Le roman de Gaspard de la Meije », Grenoble, 2005, Glénat.
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Cartographie
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- Mille Jacques (avec Chatelon André, D’Aboville Christian, Barféty Jean-Marc), Le Dauphiné, une représentation des territoires à partir des cartes géographiques anciennes, 2013, Naturalia.
- Revue L’Alpe, « Cartographier la montagne », printemps 2000, numéro 7, Meylan, Glénat.
- Viallet Hélène (sous la direction de), Quand le Dauphiné se met en cartes, 2011, Grenoble, éditions Glénat.
Sitographie
- Atlas de la faune et de la flore du Parc national des Écrins
- Barfety Jean-Marc : Bibliothèque dauphinoise
- Magazine du Département des Hautes-Alpes, Vivre Haut
- Des Offices du tourisme : Pays des Écrins, La Vallouise, Montagne Oisans, La Grave – La Meije.
- Site du parc national des Écrins
- Pour s’informer sur l’histoire régionale : http://www.vallouimages.com/pelvoux.htm
Muriel SANCHEZ
professeure agrégée de géographie
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Muriel Sanchez, « Le massif des Écrins, représentations et valorisation d’une haute montagne alpine », Géoconfluences, novembre 2017. |
Pour citer cet article :
Muriel Sanchez, « Le massif des Écrins, représentations et valorisation d’une haute montagne alpine », Géoconfluences, novembre 2017.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/les-nouvelles-dynamiques-du-tourisme-dans-le-monde/corpus-documentaire/ecrins-representations