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Les escales de croisière maritime à Bordeaux, entre retombées et nuisances

Publié le 22/05/2023
Auteur(s) : Victor Piganiol, professeur d'histoire et géographie, docteur en géographie du tourisme - université Bordeaux Montaigne

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Bordeaux réunit plusieurs atouts pour attirer les croisières maritimes de luxe : un fleuve navigable par les plus grands navires, une offre touristique de renommée mondiale et un accès à la façade atlantique. Il en résulte la constitution d'un secteur productif destiné à une clientèle limitée mais très fortunée. Si les retombées sont réelles quoique diffuses et difficiles à évaluer, les nuisances sont concrètes et localisées : une privatisation temporaire de l'accès au quai et une importante pollution de l'air.

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L’accueil de navires de croisière maritime dans le centre-ville de Bordeaux a pris une importance croissante ces dernières décennies, affirmant la place de la ville comme lieu d’escale privilégié à l’échelle de la façade Atlantique. Dans un contexte territorial où le tourisme est désormais central dans le système économique métropolitain, le débarquement croissant de croisiéristes dans l’ultra-centre bordelais est devenu une source de revenus pour quelques territoires et plusieurs acteurs locaux, ce qui ne manque pas de soulever des questionnements liés à la soutenabilité écologique du modèle développé.

1. La fabrique de la destination touristique

À Bordeaux, le nouveau projet urbain décidé et appliqué dès 1995 fut à l’origine de grands changements. Le mouvement de patrimonialisation (réhabilitation du bâti ancien et des friches industrielles, rénovation des espaces publics et privés, « mise en lumière » de la ville, piétonisation, requalification des quais de Garonne...) et de modernisation (construction du tramway, rénovation de la gare Saint-Jean pour l’arrivée de la LGV en 2017, politique de grands équipements dont le pont Jacques Chaban-Delmas en 2013 ou la cité du Vin en 2016, transformation de lieux désaffectés en espaces culturels comme l’ancienne base sous-marine allemande requalifiée en « Bassins des Lumières », processus de renaturation...) qui s’engage est à l’origine du « réveil touristique » de Bordeaux. Le classement de la ville au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2007 est venu consacrer les politiques urbanistiques et architecturales.

1.1. Un tourisme urbain à nouveau tourné vers le fleuve

Le front du fleuve est à nouveau valorisé. Les anciens docks ont été remplacés par une large promenade végétalisée, s’organisant sous forme de plusieurs séquences permettant une mise en scène du front d’eau que constitue la façade des quais du XVIIIe siècle, avec le « Miroir d’eau » objet architectural central, face à la place de la Bourse. Par la suite, la reconquête du fleuve a permis le développement de nouvelles pratiques fluviales touristiques et s’est accompagnée de l’invention de plusieurs manifestations festives : la traversée de la Garonne à la nage (depuis 2006), la fête du fleuve (les années impaires depuis 1999) et surtout la fête du vin (les années paires depuis 1998 et désormais chaque année sous le nom « Bordeaux fête le vin ») qui accueille au printemps nombre de bateaux à voile du monde entier, producteurs de vin, professionnels du tourisme et visiteurs : plus de 400 000 personnes lors du weekend de la 20e édition de 2018 et près de 520 000 dégustations ((Concernant la fréquentation de la Fête du Vin, aucune estimation chiffrée et précise n’est communiquée par l’Office de Tourisme et des Congrès de Bordeaux Métropole (OTCBM), jugée trop difficile à mesurer. Les ordres de grandeur donnés ici proviennent de la presse quotidienne régionale (le journal Sud Ouest) et d'une radio locale (France Bleu Gironde).)).

  >>> Du même auteur, lire aussi : Victor Piganiol, « Image à la une. Les escales de croisière maritime à Bordeaux », Géoconfluences, avril 2023.

Le tourisme bordelais s’appuie sur trois piliers que sont le vin, le patrimoine et le fleuve. Ces éléments sont souvent liés, comme en témoigne le développement de l’œnotourisme qui met en valeur « l’or rouge » à destination des touristes immergés dans les vignobles bordelais, parfois à travers l’usage de transports fluviaux. L’activité touristique s’est progressivement imposée dans le système productif local et régional, à côté d’éléments traditionnels comme la viti-viniculture, l’aéronautique civile et militaire, l’aérospatial ou les activités de services, participant au rayonnement économique de cet espace. Bordeaux est devenue l’une des principales villes touristiques françaises (derrière Paris, Nice, Lyon…) si l’on prend en compte les nuitées touristiques marchandes. En 2022, 6,4 millions de nuitées ont été effectuées dans des hébergements marchands (contre 2 millions en 2000 et 5 millions en 2015). Ante covid, en 2019, 17,6 millions de voyageurs ont été accueillis en gare de Bordeaux Saint-Jean, 7,7 millions de voyageurs (avec 57 % de vols internationaux) ont transité par l’aéroport de Bordeaux-Mérignac dont 4,6 millions de voyageurs via des compagnies low-cost, 416 000 entrées ont été vendues pour la Cité du vin, etc. De plus, la ville est un centre important pour le tourisme d’affaires, accueillant congrès, salons professionnels, ou séminaires d’entreprises.

Document 1. Carte de localisation à l’échelle d’une partie des quais de Bordeaux

plan bordeaux

Fond de carte : Contributeurs et contributrices d’Open Street Map. Réalisation : Victor Piganiol, 2023.

Document 2. Navire de croisière amarré dans le centre de Bordeaux

google

Capture d’écran Google Maps réalisée le 23 juin 2022, (données CNES 2022).

 

1.2. L’émergence d’un système touristico-fluvial de la Garonne

Les escales des croisières maritimes bordelaises s’inscrivent dans un système touristico-fluvial local complexe s’appuyant sur plusieurs attributs distincts les uns des autres. Mélange de pratiques, d’acteurs et d’objectifs différents, ils ont pour point commun l’utilisation d’un même espace-temps, la Garonne, depuis l’estuaire de la Gironde jusqu’au pont de pierre, limite de l’inscription maritime de la ville. Le fleuve étant suffisamment large et profond pour être le support de multiples activités, ce système mobilise plusieurs éléments :

  • Les trajets d’une rive à l'autre via des navettes fluviales (les Batcub ou Bat3) s’insérant dans le schéma de transport public métropolitain ((Les navettes fluviales symbolisent le dualisme du système touristique bordelais, puisqu’elles servent autant aux habitants permanents qu’aux touristes. Elles présentent des tarifs accessibles, et permettent d’observer la rive gauche de Bordeaux sous un autre angle, tout en profitant de l’agrément d’un trajet sur l’eau.)) ou les bateaux-taxis privés.
  • Les croisières maritimes remontant la Garonne, réalisant des escales de plusieurs heures ou de plusieurs jours à Bordeaux.
  • Les « tours touristiques » ou balades fluviales c’est-à-dire les croisières-excursions œnologiques, gourmandes, découvertes etc., suivant le modèle des bateaux-mouches parisiens, sur la Garonne ou la Dordogne, au départ ou à l’arrivée de Bordeaux, s’étalant sur plusieurs heures « à la journée » (« day cruises ») et sans hébergement.
  • Les croisières fluviales sur la Garonne et la Dordogne selon un circuit de plusieurs jours avec escales dans les hauts-lieux du vin (Cadillac, Libourne, Saint-Émilion, Bourg, Blaye, Pauillac...), au départ ou à l’arrivée de Bordeaux.
  • La navigation de vieux gréements, de canoës, de jet-skis, de voiliers etc.
Document 3. Photographie commentée, plan large de l’occupation fluviale de la Garonne

photo commentée

Document 4. Plan d’accostage des navires à Bordeaux

plan du port de bordeaux

Source : https://www.cruise-bordeaux.com/fr/planifier-votre-escale/

 

Les escales décidées par les compagnies internationales de croisières maritimes s’insèrent donc dans un système géographiquement plus complexe que le très médiatique débarquement de touristes dans le centre historique de Bordeaux.

2. La spécificité des escales « à la bordelaise »

Bordeaux est une escale adaptée aux navires de croisière de petite taille et marquée par une forte saisonnalité, les navires de croisière évitant la mauvaise saison et jouant sur les complémentarités climatiques. Les acteurs touristiques misent sur les atouts de la destination, quitte à construire une image idéalisée conforme aux attentes des touristes.

2.1. Un tourisme haut-de-gamme

La relative petite taille des navires accostant à Bordeaux, du fait des contraintes techniques liées notamment à la remontée de l’estuaire de la Gironde, limite de fait le nombre de places à bord, de plusieurs centaines à un millier de croisiéristes. La rareté de l’offre, cumulée à la croissance de la demande, explique des tarifs très élevés (jusqu’à 6 000 voire 10 000 € par personne pour une croisière, même s’ils varient fortement selon l’offre). Les prestations haut-de-gamme fournies par les compagnies internationales de croisière sont donc réservées à une clientèle aisée : les navires de luxe ne sont plus un moyen de transport comme un autre, mais un produit touristique. La destination est le bateau qui devient un lieu touristique (pour) lui-même. L’organisation de la croisière selon le principe du « fun ship » (offre d’activités diversifiées à bord) et du all-inclusive accentue un peu plus la dimension autonome des paquebots, à partir desquels on peut découvrir et visiter d’autres lieux lors des escales, qui sont les seuls « moments » de contact avec les destinations et les populations qui les habitent. Ces croisières luxueuses accueillent principalement des croisiéristes âgés et originaires de pays riches (Britanniques, Allemands, Nord-Américains, Italiens, Japonais...).

>>> Lire aussi : Boris Lebeau et Marie Redon, « Géopolitique des jeux d'argent : la mondialisation sur le tapis », Géoconfluences, février 2022.

La rentabilité d’un navire repose essentiellement sur la capacité de ses propriétaires à ne jamais le laisser « à quai », d’où les nombreux va-et-vient qui sont effectués durant la saison estivale en Europe, d’avril à octobre. Durant l’été, Bordeaux peut ainsi accueillir plusieurs fois le même navire. Lorsque la « saison des croisières » européennes se termine, les armements croisent dans d’autres espaces géographiques pour enchaîner avec des croisières adaptées aux conditions climatiques. C’est par exemple le cas du Ms Marina appartenant à la compagnie Oceana Cruises, qui se positionne durant l’automne (octobre et novembre) et l’hiver (décembre, janvier, février et mars) dans l’espace caribéen et sud-américain, deux « champs spatiaux privilégiés » (Dehoorne et al., 2011) lorsqu’on évoque la croisière maritime. D’autres compagnies peuvent déplacer leurs unités dans l’espace méditerranéen.

2.2. Une image idéalisée

Les images de Bordeaux, diffusées par les plateformes de réservation de croisières ou directement par les compagnies incluant une escale dans la ville, et disponibles en ligne ou dans les catalogues et les brochures papier, nous donnent à voir une représentation idéalisée de la ville et de ses environs. Destinées à séduire la clientèle exigeante et fortunée, ces images alimentent un discours touristique jouant sur les principaux symboles de Bordeaux et de sa région proche : ainsi nous observons l’usage de photographies de vignes et de châteaux viticoles, sans les nommer expressément ou les localiser précisément, mais suffisamment explicites pour les associer à la région bordelaise. D’autres photographies montrent certains éléments urbains historiques comme la fontaine des Trois Grâces situées au centre de la place de la Bourse entourée des façades XVIIIe du pont de pierre, du linéaire de la façade des quais ou encore de la flèche Saint-Michel en arrière-plan. Des plans photographiques de restaurants, accompagnés de verres de vin rouge posés sur une table, sans aucune autre indication, accompagnent généralement la présentation de l’escale bordelaise. Tous ces éléments de marketing d’entreprise s’insèrent dans une stratégie plus large de marketing territorial, visant à présenter certains attributs de la ville, sciemment sélectionnés, pour mieux « vendre » la destination auprès des futurs clients-croisiéristes.

À l’échelle régionale, la principale concurrente à Bordeaux pour accueillir des navires de grande taille est La Rochelle. Le débarquement des croisiéristes s’y fait relativement loin du centre-ville, via les infrastructures de commerce de La Pallice, à l’ouest de la ville. Les acteurs locaux affrètent des bus pour emmener les croisiéristes jusqu’au Vieux-Port et dans l’arrière-pays (Saintes, château de La Roche-Courbon, Cognac, Île de Ré, le marais poitevin...) générant pollution et congestion, et pouvant être l’origine du développement d’une forme d’exaspération de certains riverains ((Grand Port Maritime de La Rochelle, Communauté́ d’Agglomération, Ville de La Rochelle, Charentes Tourisme, La Rochelle Tourisme & Évènements, CCI Charente-Maritime, « Réflexion territoriale sur l’évolution de l’activité ‘’croisières’’ à La Rochelle », 2022.)).

2.3. Le système d’acteurs lié aux transits maritimes bordelais

Les acteurs ou les groupes d’acteurs gravitant autour des escales maritimes dans Bordeaux se divisent en trois groupes hétérogènes. Celui qui est à l’origine des escales et qui en permet le fonctionnement, celui qui en bénéficie et celui qui en dénonce les effets néfastes. Tous obéissent à des logiques qui leur sont propres, soulevant des enjeux particuliers, même s’ils peuvent être regroupés entre eux.

L’objectif des acteurs « extérieurs » est de faire de l’estuaire de la Gironde un point de passage obligé, une escale systématique le long de la façade Atlantique. À Pauillac, la transformation d’anciennes activités logistiques dédiées aux transports de pièces détachées indispensables à la construction de l’Airbus A380 en postes d’accostage pour les navires de croisière en est un exemple (Lestage, 2022). Pour les multinationales spécialisées dans la commercialisation de croisières maritimes, il s’agit avant tout de s’ouvrir un nouveau marché porteur mais également de créer, de disposer et de proposer l’escale bordelaise comme d’un produit marchand supplémentaire permettant de diversifier leur catalogue et d’offrir à leur clientèle une plus large variété de choix. Dès lors, les compagnies s’inscrivent dans des logiques économiques mondiales (concurrence propre au secteur, compétitivité entre les voyagistes, maximisation des profits, recherche de rentabilité, réduction des coûts, émergence de nouveaux marchés et de nouveaux lieux où faire escale etc.).

La croisière est un produit mondialisé : internationalisation des itinéraires des navires, captation de clientèles mondiales, reproduction miniature des attributs de la ville (compacité, densité, mixité des fonctions), fréquentation de lieux urbains portuaires... Le déploiement d’une activité touristique de croisière est long et difficile, dépassant la seule navigation qui n’en est que l’expression visible par tous. Cette industrie obéit à des logiques capitalistes qui, de la construction du navire au débarquement des touristes lors d’une escale, s’appuie sur les différentiels géographiques à l’échelle de la planète, que ces derniers relèvent des salaires, des réglementations ou du droit, des coûts des salariés, des fiscalités locales ou nationales ou encore des savoir-faire. Ainsi, l’ensemble des maillons de la chaîne de la croisière est séparé et dissocié, et parfois distant de plusieurs milliers de kilomètres. Le système fonctionne de manière horizontale : la conception et la fabrication du navire se fait dans les chantiers navals, la direction et la gestion est implantée dans les sièges sociaux, l’affréteur se situe dans un pays tiers, l’immatriculation du navire se réalise dans les pavillons de complaisance (Malte, Panama...), le personnel naviguant est issu de nationalités diverses, les croisiéristes proviennent de pays différents mais qui affichent des niveaux de vie comparables, etc.

Par exemple, le MS Marina, qui a fait une escale à Bordeaux du 2 au 3 juin 2022, a été construit dans un chantier naval italien. Il est la propriété de la compagnie Oceana Cruises basée à Miami (Floride, États-Unis), qui en est également l’unique affréteur. La compagnie est une filiale du groupe américain Norwegian Cruise Line Holding. Le navire bat pavillon des Îles Marshall, ce dont atteste le drapeau national qui flotte dans l’air et l’inscription du nom de sa capitale (Majuro) sur la poupe du navire. Les passagers étaient internationaux et très majoritairement issus de pays riches : Américains, Allemands, Britanniques et Suisses.

Document 5. Tableau des acteurs liés aux escales bordelaises, regroupés selon leur rôle et leur perception

tableau acteurs

Document 6. Déplacement spatial des activités récréatives sur les quais de Garonne à côté d’un navire en stationnement

loisirs en bord de garonne

Cliché : Victor Piganiol, 2022

Document 7. La capitainerie, un des acteurs organisant techniquement les escales bordelaises

capitainerie du port

La capitainerie est représentée sur cette photographie par un employé gérant le départ du Sirena le 9 juin 2022. Cliché : Victor Piganiol.

3. Le poids des escales dans le paysage économique local

Il est très difficile de mesurer où commencent et où s’arrêtent les retombées économiques des croisiéristes lorsqu’ils font escale. Il existe une très grande disparité entre les données et leurs analyses trouvées dans les différents documents publiés par les organismes portuaires ou touristiques. Quoiqu’il en soit, les ports d’escales comme Bordeaux demeurent le parent pauvre des croisières puisque les logiques actuelles de l’industrie croisiériste placent le navire au cœur du projet, lui permettant de maximiser ses gains au détriment des destinations terrestres, aussi prestigieuses soient-elles. Ajoutons que Bordeaux peut également être le lieu de départ autant que d’arrivée des croisières.

3.1. Capter les retombées

Les territoires du Bordelais concernés par les escales estivales, dont le nombre et l'importance varient selon les échelles considérées et leur capacité à tirer profit des sources de revenus liées aux croisières, bénéficient de retombées économiques plus ou moins importantes, s’étalant de plusieurs milliers d’euros à quelques millions d’euros. Il s’agit de lieux et d’itinéraires où la place du tourisme dans le système productif était déjà prégnante et qui n’ont pas eu à s’adapter spécifiquement pour accueillir les croisiéristes : Bordeaux, Saint-Émilion, Blaye, Cadillac, Libourne, châteaux viticoles prestigieux du Médoc par exemple, route des vins du Médoc, route des vins des Graves et du Sauternais... Seuls les restaurateurs ont dû adapter leur offre en suivant des cours d’anglais et en modifiant leur carte pour se conformer aux exigences de la clientèle internationale réclamant des assiettes de fromage et charcuterie, accompagnées d’un ou plusieurs verre (s) de vin rouge de Bordeaux. Finalement, les croisiéristes ne contribuent pas à éclater les flux de touristes dans les espaces concernés, ni à diversifier les lieux touristiques fréquentés. Ils déploient les mêmes stratégies que les touristes non-croisiéristes, agissant comme des excursionnistes effectuant quelques sorties « à terre » mais qui retournent le soir dormir « sur mer ».

Cela étant dit, la structure touristique s’est quelque peu recomposée, notamment pour que les croisiéristes puissent visiter les vignobles du Bordelais avec l’affrètement de bus permettant de s’y rendre, stationnant sur des parkings jouxtant les passerelles de débarquement. Il y a également l’adaptation des parcours touristiques initialement prévus pour les non-croisiéristes et/ou la création d’itinéraires spécifiques, plus courts et davantage centrés sur les lieux et les activités emblématiques de Bordeaux par exemple (Miroir d’eau, Cité du Vin, Grand Théâtre…). Nous pourrions presqu’aller jusqu’à parler de « caricature de tourisme ».

Document 8. Bus stationnés sur un parking jouxtant les navires et opérant le transfert des croisiéristes vers les vignobles bordelais

bus et navire

Clichés : Victor Piganiol, 2022.

bus aussi

Les escales permettent à ces territoires de diversifier encore plus les sources de touristes et de devises : redevance pour amarrer, hébergements pré- et post-croisières, achats de souvenirs, dépenses de restauration et de boisson, réservations d’activités ou de prestations touristiques etc. À Bordeaux, les croisiéristes restent plus longtemps qu’ailleurs, les dépenses sont donc plus élevées. On estime qu’un croisiériste descendu à Bordeaux dépenserait en moyenne 150 € par jour et jusqu’à 200 € au maximum lors d’une escale, contre une moyenne de 89 € au Havre, 80 € à La Rochelle ou encore 44 € à Marseille ((Source des chiffres de dépense des croisiéristes. Bordeaux : Brelaz J., « Le retour des paquebots à Bordeaux : va-t-on vers une interdiction comme à Venise ? », France Bleu Gironde, 4 octobre 2021 et Granjou D., « Bordeaux attire toujours plus de paquebots », Le Parisien, 28 février 2017. Le Havre : Groizeleau V., « Le Havre vise 750 000 croisiéristes en 2025 », Mer et Marine, 10 mai 2019. La Rochelle : Baroux P., « L’argent des croisières bien utile », Sud Ouest, 1er juin 2015. Marseille : Marseille Provence Cruise Club, Marseille Fos le port euroméditerranéen, CCI Aix Marseille Provence, « Plus sécurisée, plus verte et plus qualitative, la croisière reprend à Marseille ! », 30 juin 2021.)). Les pouvoirs publics qui cèdent à de lourds investissements pour aménager et adapter leur espace portuaire à l’accueil de navires, chercheraient donc à provoquer une espèce de ruissellement économique lié aux dépenses des croisiéristes et des compagnies de croisière, directement ou indirectement dans les territoires visités. Or tout « ruissellement » est discriminant puisqu’il alimente davantage une concentration dans les lieux touristiques les plus connus et visités, qu’une redistribution homogène des capitaux.

3.2. Les escales de la discorde

La privatisation temporaire et ultra-localisée de l’espace public (l’espace confisqué comprend la taille d’un navire, plus 30 m en amont et en aval de celui-ci) aboutit à une concurrence des usages, entre ceux nécessaires au débarquement et au réembarquement des croisiéristes et les autres fonctions présentes toute l’année : activités sportives (skate, roller, vélo, course, marche...) ou récréatives (promenades, flânerie, apéritifs, détente...). Cette concurrence peut prendre la forme de conflits d’usages, entre d’un côté, les populations permanentes (les habitants) et temporaires non-croisiéristes (les touristes) et de l’autre, les croisiéristes et le personnel encadrant (agents de sécurité, agents de bord, agents publics de la métropole ou du Port de Bordeaux). La matérialité de ces conflits s’exprime par un mécontentement verbal et plus précisément par des remarques, des reproches allant parfois jusqu’aux insultes. Le déploiement de dispositifs contraignants et filtrants devant le navire stationné (barrières de protection amovibles, agents de sécurité mobiles, véhicules privés, signalétiques explicites...) permettant d’isoler les passerelles de sortie et d’entrée des croisiéristes, aboutit à la fermeture d’une partie des quais pendant quelques jours, privant une partie de la population de l’accès à ceux-ci. Les flux de piétons et de deux-roues non-motorisées sont alors déviés et rejetés vers les bordures extérieures des quais, sur les axes contigus aux voies routières. Durant la période estivale, la répétition et l’accumulation des escales (deux escales peuvent avoir lieux synchroniquement) créent une gêne prolongée et importante pour les résidents permanents et les touristes non-croisiéristes. Cette gêne pourrait générer, dans un futur plus ou moins proche, un sentiment défavorable voire un rejet total des escales de croisière. Si le nombre de croisiéristes (40 000 croisiéristes ont débarqué à Bordeaux en 2019) demeure relativement insignifiant lorsque nous le rapportons à la population totale de la ville-centre (260 000 habitants en 2019) ou à celle de la métropole (810 000 habitants en 2019), ce n’est pas le cas à l’échelle micro-locale, là où se développent précisément les nuisances.

La navigation des navires de croisière qui entrent ou sortent du Port de la Lune entraîne la fermeture à la circulation automobile du pont Jacques-Chaban-Delmas pendant plusieurs heures. Or c’est l’un des principaux franchissements de la Garonne intra-muros et de surcroît, l’un des plus fréquentés depuis la fermeture définitive du pont de pierre à la circulation routière en juillet 2018. La fermeture du pont aboutit systématiquement à une congestion routière. Le blocage de cet axe routier, en plein milieu de la journée, exaspère certains usagers et élus municipaux ou métropolitains.

Document 9. Exemples de dispositifs de contrôle d’accès aux passerelles
dispositif dispositifs aussi

Ces dispositifs visent à la fois à dévier les flux d’habitants permanents devant les passerelles d’accès aux navires de croisière et à contrôler les allées et venues des croisiéristes. Clichés : Victor Piganiol, 2022.

Enfin, l’observation de pollution émise par les navires de croisière à l’arrêt, liée au rejet de particules fines (oxydes de soufre, oxydes d’azote) et de CO2 qui sortent des moteurs allumés est un problème environnemental majeur pour les élus locaux, les associations écologistes et les riverains. Le maintien des moteurs allumés est en effet indispensable au bon fonctionnement du navire, même à l’arrêt (alimentation électrique dont le système de climatisation et la marche des équipements à bord, vérification et entretien des moteurs, etc.). Ces pollutions sont loin d’être anecdotiques : selon l’association France Nature Environnement, un navire de croisière en escale pollue autant qu’un million de voitures, par la quantité de particules fines et de dioxyde d’azote émis ((France Info, « Un navire de croisière à l'arrêt pollue autant qu'un million de voitures », 22 juillet 2015 ; voir également, Sénécat A., « Les paquebots polluent beaucoup plus que les voitures ? », Le Monde, 3 juillet 2020.)).

Les navires font donc l’objet d’une attention particulière et sont scrutés par les autorités de surveillance de la qualité de l’air, à travers le déploiement de capteurs installés face aux moteurs des navires stationnés, notamment par l’Atmo Nouvelle-Aquitaine (agence de mesure de la qualité de l’air). En 2022, l’étude Capnavir (Caractérisation des Particules issues de la NAVIgation fluviale ou maRItime) codirigée par le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) et l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) permettra de mesurer les émissions émises par huit navires accostés le long des quais. Les résultats seront connus à l’automne 2023. La surveillance des taux d’émissions de substances polluantes et du respect des seuils règlementaires est régulièrement mise en avant par les autorités portuaires, les élus et les responsables de la politique touristique à l’échelle de la métropole, qui en font un élément majeur de leur communication, notamment auprès de la population mais également des touristes.

Document 10. Contrôle de la qualité de l’air aux abords de l’amarrage des navires

qualité de l'air

Cliché : Victor Piganiol, 5 septembre 2022.

 

La formalisation de partenariats et l’adhésion à un certain nombre d’engagements, dont la charte de bonnes pratiques environnementales signée en 2019 par la métropole, les pilotes de la Gironde, le Port de Bordeaux et certaines compagnies de croisière, visant « [...] à la fois à préserver l'estuaire de la Gironde et son écosystème et la Garonne en cœur de ville », est une avancée notable dans la lutte contre le dérèglement climatique. Cependant, face à une industrie très critiquée dont l’évolution des pratiques reste lente, nous sommes en droit de nous interroger sur l’efficacité de telles mesures, qui relèvent bien (trop) souvent d’un « effet d’affichage » (Knafou, 2021) que d’une réelle prise en compte des conséquences des rejets nocifs des navires, pour la santé publique comme pour l’atmosphère.

Conclusion

Les escales de croisière maritime à Bordeaux procèdent d’une diversification des sources de provenance des touristes. En plus d’assurer un certain nombre de retombées économiques, qui se diffusent plus ou moins dans l’espace touristique, elles contribuent à la politique d’attractivité touristique du territoire, tout en (re) façonnant l’image de la destination qui se construit aussi à partir des débarquements de croisiéristes. Tout cela est permis par le réinvestissement matériel et dans les représentations de la Garonne, objet-fleuve central de la ville. Toutefois, les considérations environnementales ne doivent pas être minorées et encore moins ignorées, pour permettre une cohabitation équilibrée entre croisiéristes et non-croisiéristes et une insertion complète dans le paysage bordelais.

 


Bibliographie

Pour aller plus loin : un dossier de presse

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : acteurs du tourisme | croisière | front d'eau (waterfront) | inscription à l'UNESCO | œnotourisme | pratiques touristiques

 

 

Victor PIGANIOL

Professeur d'histoire et géographie, doctorant en géographie, Université Bordeaux Montaigne, UMR PASSAGES 5319

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Victor Piganiol, « Les escales de croisière maritime à Bordeaux, entre retombées et nuisances », Géoconfluences, mai 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/les-nouvelles-dynamiques-du-tourisme-dans-le-monde/articles-scientifiques/escales-croisiere-maritime-bordeaux