Archive. L'émigration de la main-d'oeuvre philippine : un marché organisé par l'État
NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2004.
L'archipel philippin est devenu le premier exportateur mondial de sa main-d'oeuvre. Le nombre de travailleurs migrants - officiels ou clandestins - est passé, au niveau mondial, de 45 à 180 millions entre 1965 et 2002, selon les estimations du Bureau international du travail (BIT). Ce phénomène touche tout particulièrement les Philippines. Ce pays est désormais le premier exportateur mondial de main-d'oeuvre, avec le soutien des gouvernements successifs de l'archipel, qui voient dans le bradage de sa population une source de devises considérable et une solution au sous-emploi structurel qui sévit dans le pays (voir la "fiche d'identité" ci-dessous).
L'exportation d'une main-d'oeuvre nombreuse et peu coûteuse : flux migratoires et transferts financiers
Les flux migratoires des Philippines sont ainsi passés de 300 000 à 866 000 départs annuels ces vingt dernières années. Aujourd'hui, 7,33 millions de Philippin(e)s vivent outre-mer. 2,55 millions d'entre eux sont devenus des résidents par acquisition d'une carte de séjour de longue durée, par naturalisation ou par mariage. Le nombre de travailleurs temporaires officiels s'élève à 2,94 millions et celui des travailleurs clandestins est estimé à 1,84 million.
La ponction démographique et socio-économique est donc considérable : l'émigration représente 10% des 77,2 millions d'habitants en 2002, soit l'équivalent de 18,5% de la population active de l'archipel (22,5% de la population active résidente). Cette politique assure des rentrées de devises croissantes. Selon la Banque centrale des Philippines, les transferts annuels des émigrés sont passés de 357 à 5 365 millions de dollars en vingt ans, soit de 1,5% du produit national brut (PNB) en 1962 à 8,2% en 2002, contribuant à équilibrer la balance des paiements et, donc, à stabiliser le peso face au dollar. Tout en soutenant le niveau de vie de la population, grâce à l'injection de sommes considérables dans la consommation nationale. Deux grandes catégories de main-d'oeuvre se dessinent au sein de l'émigration philippine. Les seabased sont les Philippins travaillant comme marins à bas salaires sur les navires de la marine marchande mondiale, les grands cargos et les pétroliers, et dont le Japon est le premier employeur. Leur recrutement a quadruplé ces quinze dernières années, passant de 50 000 à 205 000 postes par an, transformant l'archipel en première nation maritime du monde, si l'on en juge selon la nationalité des marins... |
Un pays exportateur de main-d'oeuvreRéalisation : Laurent Carroué et Madeleine Benoit Guyot, cartographe. (Cliquer sur les images pour les agrandir) |
L'autre grande catégorie, les landbased sont des salariés sous contrat à terre. Leur flux est passé de 300 000 à 600 000 par an durant la même période. Sur ces dix dernières années le profil des travailleurs expatriés laisse apparaître une forte féminisation (60%). Les emplois non qualifiés des services, très féminisés (domestiques, nounous...), en représentent plus du tiers, à égalité avec les emplois non qualifiés de la production et du bâtiment, très masculins (ouvriers, maçons, etc.). Aujourd'hui, un quart des flux est constitué de personnels plus qualifiés (infirmières, enseignants ou ingénieurs), dont le départ accentue les difficultés de l'économie du pays. Ainsi, en 2001, sur 10 700 Philippins partis au Royaume-Uni, près de la moitié étaient des infirmières.
Contrairement à de nombreux pays en voie de développement très peuplés, l'émigration a été promue, encouragée et coordonnée par les pouvoirs publics philippins. Ils sont en quelque sorte devenus la première agence de travail temporaire du monde. Initiée dès 1974 par le gouvernement dictatorial de Ferdinand Marcos, au pouvoir de 1965 à 1986, cette orientation a été depuis systématisée et progressivement mieux encadrée.
Une politique étatique active
Le terme d'Overseas Filipino Workers (OFWs) a été officialisé sous la présidence de Fidel Ramos, pour reconnaître enfin à des millions de Philippins un statut juridique et économique minimal. Le statut d'Overseas Contact Workers (OCWs), travailleurs sous contrat de six mois à trois ans, permet aux consulats de leur venir en aide officiellement. En 1995, le Migrant Workers and Overseas Filipinos Act reconnaît les difficultés spécifiques auxquelles est confrontée cette population. En 2001, la présidente Gloria Arroyo déclare le mois de décembre comme le "mois des travailleurs philippins expatriés". Tenant compte de ces spécificités, le gouvernement de Manille a engagé au début des années 2000 ce qu'il appelle une Labor Diplomacy, qui dicte partiellement sa politique étrangère.
Deux institutions gouvernementales gèrent cette politique à travers leurs nombreuses agences spécialisées, la Philippine Overseas Employment Administration (POEA) et l'Overseas Workers Welfare Admnistration (OWWA). Cofinancées par les salariés et les employeurs, ces institutions gèrent un double réseau. Aux Philippines, 14 bureaux répartis sur l'ensemble du territoire drainent les demandes et régulent officiellement les 1 300 agences privées de recrutement. À l'étranger, 27 bureaux coordonnent les demandes et les flux.
Une situation sociale explosive
Ce volontarisme étatique s'explique à la fois par la qualité de la main-d'oeuvre et par une situation sociale explosive. Du fait de la forte présence américaine, d'abord sous forme coloniale de 1898 à 1945, puis sous forme de quasi-protectorat jusqu'à nos jours pour des raisons stratégiques, l'anglais prédomine dans l'administration, les médias et l'enseignement. Cette situation se révèle un atout pour trouver du travail à l'étranger. Plus fondamentalement, la misère oblige à la mobilité. Le taux de pauvreté s'élève à 33,7% en 2000 et un tiers de la population vit avec moins d'un dollar par jour en 2003, dans un pays où les richesses sont très inégalement réparties.
L'augmentation de 2,5% par an de la population active, du fait de la croissance démographique dans un pays très majoritairement dominé par une hiérarchie catholique rétrograde (84%), se traduit par l'arrivée de 800 000 jeunes sur le marché du travail chaque année. Le chômage officiel touche directement 10,3% de la population active, en particulier les jeunes de 15 à 24 ans (qui en constituent la moitié) et les zones urbaines (deux tiers des chômeurs). À ceci s'ajoutent 5 millions d'actifs sous-employés (17% de la population active), aux deux tiers en zones rurales, du fait d'une structure agraire particulièrement concentrée et duale, héritée de la période coloniale américaine. L'économie présente encore une structure sectorielle de pays en développement, avec 37% d'emplois dans l'agriculture, contre 15,5% dans l'industrie et 47,5% dans les services. |
L'essor des flux de migrants, soupape à la pression démographique |
Il existe aussi une violence sociale endémique et une corruption généralisée que favorise un système oligarchique, directement issu des classes de caciques promues par la colonisation espagnole (de 1521 à 1898). Quelques grandes familles affairistes contrôlent, à partir de véritables fiefs régionaux, la politique et l'économie, en étroite alliance avec la haute hiérarchie militaire.
La spécificité de la politique d'émigration philippine est de chercher à se mouler le plus étroitement possible dans la demande émanant des pays riches en déficit ponctuel ou structurel de main-d'oeuvre. Historiquement, les besoins de main-d'oeuvre du Moyen-Orient et les emplois de service domestique de certains pays développés sont les premiers à apparaître dès les années 70 (Europe, Canada, Hongkong, Singapour). Dans les décennies 80 et 90, les vastes marchés des économies émergentes d'Asie (Corée du Sud, Malaisie, Thaïlande, Singapour), alors que les pays développés ferment leurs frontières.
Ces cinq dernières années, trois types d'États cumulent l'essentiel des flux : les pays producteurs de pétrole du Proche et du Moyen-Orient accueillent 63% des départs, dont 23% pour la seule Arabie Saoudite, devant les dragons asiatiques (25%) et les pays développés (12%, dont la moitié pour le Japon). Au total, les cinq premières destinations des migrants temporaires sont l'Arabie Saoudite, Taiwan, Hongkong, le Japon et l'Italie. Mais les États de résidence permanente, dans lesquels s'ancre progressivement une diaspora, sont les États-Unis, le Canada, l'Australie, le Japon, le Royaume-Uni et l'Allemagne.
Cette différence structurelle se traduit directement dans l'origine géographique des transferts financiers de ces dix dernières années : l'Amérique en représente 72%, devant l'Asie (12,5%), l'Europe (9%) et surtout le Moyen-Orient, en fait très marginal (6%) du fait de la surexploitation éhontée de la main-d'oeuvre. La somme moyenne annuelle transférée par chaque travailleur s'échelonne de 2 450 USD au Royaume-Uni à 973 en Arabie Saoudite et 64 en Malaisie. détérioration économique du pays d'accueil, soit d'une crise géopolitique grave. Ainsi, pendant la guerre du Golfe de 1990, un pont aérien a dû rapatrier en catastrophe 30 000 Philippins du Moyen-Orient ; lors de la crise asiatique de 1998, Hongkong a réduit de plus d'un tiers les salaires du personnel domestique étranger, alors que la Malaisie fermait brutalement ses frontières et chassait des dizaines de milliers de migrants. |
L'émigration, une manne pour les Philippines |
Enfin, les retombées culturelles, économiques et sociales de cette ouverture internationale sont très dif- férentes dans l'archipel lui-même. Sur seize régions, quatre contribuent pour 61% des flux migratoires, alors qu'elles ne représentent que 44% de la population nationale. En fait, l'émigration est pour l'essentiel l'affaire de l'agglomération du Grand Manille et de sa vaste zone d'influence métropolitaine, qui s'étend sur la plaine centrale surpeuplée du centre de l'île de Luçon. Cette géographie illustre à merveille l'extrême éclatement géographique, socio-économique et géopolitique du pays, comme en témoigne la guerre contre les groupes para-militaires islamistes dans l'archipel de Sulu, avec la fameuse île de Jolo, ou à Mindanao.
Les luttes sociales des migrants
Ces flux migratoires ont progressivement dessiné un réseau de liens sociaux multiformes transnationaux plus ou moins intenses, fréquents et durables selon les politiques migratoires des régions d'accueil. Surtout, les travailleurs migrants se pensent aujourd'hui comme une communauté. Ils se sont dotés d'associations culturelles ou de défense à travers le monde et aux Philippines mêmes. Dans cette dynamique sociale, il convient de souligner le rôle essentiel des télécommunications, et plus particulièrement d'Internet : le réseau mondial permet de rester plus facilement en contact avec la famille ou de tisser des liens amicaux et d'informations avec ses compatriotes. Cette prise de conscience collective, relayée par les médias sensibles aux violences dont sont parfois victimes certaines migrantes, entraîne de timides améliorations.
À l'échelle internationale, le gouvernement Arroyo s'est enfin décidé à mieux protéger ses ressortissants face aux abus multiples dont ils étaient l'objet. Des accords bilatéraux ont été signés avec un certain nombre d'États, des campagnes ont été lancées pour la ratification de la Convention pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants de 1999 et l'adoption d'une résolution de l'ONU sur la protection des femmes travailleuses migrantes.
À l'échelle nationale, à la suite de très nombreux combats des salariés et de leurs familles, le gouvernement a proposé une Absentee Voting Bill, afin de leur permettre de participer aux élections nationales et locales. Enfin, en 2002, le gouvernement a lancé l'Anti Illegal Recruitment Campaign, afin de lutter contre les aspects les plus immoraux de ce qui ressemble bien souvent à un vaste trafic de main-d'oeuvre. Il tente ainsi d'assainir les pratiques des milliers de bureaux de placement qui servent d'intermédiaires entre les candidats au départ et les pays d'accueil en fournissant un contrat de travail : abus au départ (escroquerie, faux visas, frais de recrutement excessifs supérieurs à un mois de salaire, emplois fictifs) comme à l'arrivée (postes dangereux, sous-payés, absence de protection sociale et juridique, sévices et brimades, voire abus sexuels et prostitution, en particulier pour les femmes, largement majoritaires).
À ceci s'ajoutent les travaux de nombreuses associations et ONG qui mettent aujourd'hui en évidence la profonde destructuration sociale, psychologique, éducative et affective des familles des travailleurs migrants. En particulier, l'accent est mis sur l'apparition de millions de familles éclatées, du fait de l'absence prolongée d'un ou des deux parents à la vie conjugale laminée, et le basculement de nombreux enfants dans la drogue, la dépression ou la délinquance.
Les effets de cet essor spectaculaire des flux migratoires, résultat d'une politique volontariste de l'État, sont donc très ambigus. S'il permet partiellement de desserrer la contrainte démographique, il ne résout aucun des problèmes structurels du pays. Il contribue au contraire à aggraver l'état de dépendance financière, commerciale et industrielle du pays envers le marché mondial. Cette dépendance est renforcée par une stratégie de développement intérieur jouant sur le faible coût de la main-d'oeuvre pour attirer les investissements étrangers (l'assemblage électronique contribue pour 60% aux exportations). Une stratégie qui permet surtout à l'oligarchie qui contrôle le pays de se procurer des ressources en devises et de limiter les risques d'explosion sociale.
Des ressources complémentaires
Les Philippines : fiche d'identité
L'économie philippine a été particulièrement frappée par la crises financière asiatique de 1998 : son taux de croissance a alors chuté de 5% en 1997 à 0,6% en 1998, pour revenir à 4,4% en 2002.
Le PNB/hab, en parité de pouvoir d'achat, était estimé à 4 600 USD en 2002. Les indicateurs témoignent d'une situtation sociale tendue : l'IDH n'est que de 0,79 (2001), la population en dessous du seuil de pauvreté est estimée à 40% (2001).
Les principaux partenaires commerciaux des Philippines sont les suivants (2002) :
- à l'exportation, les E.U. : 26.2%, le Japon : 14.9%, la Chine 7.4%, Taiwan : 5.8%, Singapoure : 5.7%, Hong Kong : 5.3%, la Malaisie : 5.3%, les Pays-Bas : 5%, l'Allemagne : 4.6%, la Corée du Sud : 4.3%
- aux importations, le Japon : 21.6%, les E.U. : 18.6%, Singapoure : 7.8%, la Corée du Sud : 7.5%, la Chine : 5.2%, Hong Kong : 4.5%, Taiwan : 4.1%.
Ressources en ligne : une sélection
NB. La sitographie accompagnant ce texte, comportant principalement des liens inactifs, a été retirée en 2024.
Laurent Carroué, professeur à l'Université de Paris VIII (UFR Territoires, Économie, Sociétés)
D'après un article paru dans "Alternatives économiques", n° 215 (06/2003)www.alternatives-economiques.fr/
Mise en page web et compléments, Sylviane Tabarly
Première mise en ligne le 27 avril 2004
Pour citer cet article :
Laurent Carroué, « Archive. L'émigration de la main-d'oeuvre philippine : un marché organisé par l'État », Géoconfluences, avril 2004.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/mobilites-flux-et-transports/articles-scientifiques/lemigration-de-la-main-doeuvre-philippine-un-marche-organise-par-letat