"Jardin" et "jungle" en géopolitique
Les concepts de jungle et de jardin sont utilisés pour décrire les relations internationales du point de vue des néoconservateurs états-uniens selon une grille de lecture binaire. La jungle correspondrait aux États et régions du globe caractérisés par des régimes autoritaires, des situations de guerre ou de troubles civils. Inversement, le jardin correspond aux États et régions caractérisés par la démocratie, la paix et l’État de droit.
La dichotomie jungle/jardin a été utilisée explicitement par le politologue américain néoconservateur Robert Kagan (2018). Pour celui-ci, le jardin correspond à l’Occident développé, libéral et démocratique, et aux pays d’Asie qui ont adoptés ces valeurs, comme le Japon ou la Corée du Sud. Il constitue aussi une période : les sept décennies qui ont suivies la fin de la Seconde Guerre mondiale, marquées par l’hégémonie américaine, qui aurait diffusé la démocratie et le libre marché à la surface du globe, et assuré une relative stabilité de l’ordre international. Avec le retrait des États-Unis de la scène internationale à partir de la présidence de Barack Obama, « la jungle repousserait » dans le monde : la Chine, la Russie, le nationalisme identitaire ou l’islam radical incarneraient cette jungle et menaceraient à nouveau le jardin occidental. De plus, les idées illibérales propres à l’Occident seraient aussi une forme de jungle : Donald Trump et ses partisans seraient aussi dangereux pour l’Occident libéral que les régimes autoritaires chinois et russe. Il s’agirait alors, pour les États-Unis et leurs alliés, de réagir et de défendre à nouveau vigoureusement les idées libérales, leur propre sécurité dépendant du monde et garantissant celle-ci en retour.
Plus récemment, les concepts de jungle et de jardin ont été utilisés le 13 octobre 2022 par Josep Borrell, alors Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Dans son allocution prononcée devant l’Académie diplomatique européenne, il explique que l’Union européenne est un jardin grâce à ses institutions qui organisent « la meilleure combinaison de liberté politique, de prospérité économique et de cohésion sociale » qui ait jamais existé (Borrell, 2022a). Elle est entourée d’une jungle menaçante où « la loi du plus fort érode les normes internationales reconnues », comme dans le conflit russo-ukrainien. Pour Borrell, parler de jungle « renvoie à une question simple […] : l’ordre international doit-il être fondé sur des principes acceptés par tous, quelle que soit la force de ses acteurs, ou doit-il être fondé sur la volonté du plus fort, ce que l'on appelle communément ‘la loi de la jungle’ ? » (Borrell, 2022b).
Protéger le jardin serait une lutte de chaque instant : « L’ordre libéral est aussi précaire qu’il est précieux. Il est un jardin qui nécessite un entretien constant, sinon la jungle repoussera et nous engouffrera tous. » (Kagan, 2018, p. 168). Josep Borrell ne dit pas autre chose : « La plus grande partie du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin. Les jardiniers doivent s’en occuper, mais ils ne protégeront pas le jardin en construisant des murs. […] Car la jungle a une forte capacité de croissance, et le mur ne sera jamais assez haut pour protéger le jardin. » (Borrell, 2022a).
La métaphore atteint vite ses limites, et utiliser ces concepts pose des problèmes conceptuels. Comme d’autres concepts en géopolitique, ils sont tout sauf neutres et objectifs. Gearóid Ó Tuathail, un des principaux représentants de la géopolitique critique, écrivait ainsi :
Gearóid Ó Tuathail (2006), « General Introduction : Thinking Critically about Geopolitics » in Gearóid Ó Tuathail, Simon Dalby et Paul Routledge, The Geopolitics Reader, 2de édition, Routledge, Londres et New York, p. 2.
L’antithèse métagéographique jungle/jardin ne fait pas exception à cette règle, elle renvoie elle aussi à « un plus vaste ensemble de pratiques culturelles caractérisé par la séparation entre bien et mal, ami et ennemi, le soi et l’autre, et entre "notre" espace et "leur" espace » (Ó Tuathail, 2006, p. 7). Elle repose par ailleurs sur un occidentalo-centrisme et une méconnaissance des milieux tropicaux, la jungle étant, dans le langage courant et par ignorance, considérée comme l’espace de la sauvagerie, et le jardin celui de la civilisation.
Vincent Cerutti, avril 2025.
Références citées
- Borrell, Josep (2022a), « European Diplomatic Academy: Opening remarks by High Representative Josep Borrell at the inauguration of the pilot programme », 13 octobre 2022.
- Borrell, Josep (2022b), « À propos des métaphores et de la géopolitique », European Union External Action – Le Service Diplomatique de l’Union européenne, 19 octobre 2022
- Kagan, Robert (2018), The Jungle Grows Back. America and Our Imperiled World, Alfred A. Knopf, New York.
- Gearóid Ó Tuathail (2006), « General Introduction : Thinking Critically about Geopolitics » in Gearóid Ó Tuathail, Simon Dalby et Paul Routledge, The Geopolitics Reader, 2nde édition, Routledge, Londres et New York, p. 1-14.
Pour aller plus loin
- Adam Mouyal et Olivier Lévy, « Les jardiniers européens doivent aller "dans la jungle" », Le Grand Continent, 16 octobre 2022. Avec la traduction du discours de Josep Borrell et son commentaire par deux étudiants y ayant assisté.