Le nucléaire et le territoire : regards sur l’intégration spatiale des centrales en France
Bibliographie | citer cet article
Votée le 17 août 2015, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) prévoit une baisse de la part du nucléaire en France, de 75 % de la production d’électricité à 50 % à l’horizon 2025. Si la LTECV fixe un plafond pour la puissance du parc nucléaire français à 63,2 GW, soit la capacité cumulée des 58 réacteurs en fonction sans le futur réacteur de Flamanville, elle n’explique pas comment diminuer cette part. Faudra-t-il fermer des réacteurs autres que ceux de la centrale de Fessenheim – dont l’arrêt a été promis par le président François Hollande – ou pourra-t-on baisser statistiquement la part du nucléaire sans diminuer sa production, en augmentant la production d’énergie renouvelable ?
Jusqu’à présent, les débats sur la fermeture de centrales se sont principalement focalisés sur l’avenir de leurs travailleurs, invisibilisant la question du devenir post-nucléaire des territoires accueillant les réacteurs. Pour cause, peu de travaux se sont intéressés aux dynamiques spatiales de l’industrie nucléaire et encore moins à celles des centrales, en dehors des multiples recherches sur la perception du risque (Ronde et Hussler, 2012), malgré le développement actuel d’un nouveau courant de recherche, les nuclear geographies, porté par des chercheurs anglo-saxons (Alexis-Adams et Davies, 2017). Les géographes ne se sont que peu penchés sur l’énergie atomique à l’échelle locale en France, exception faite d’un dossier dédié de la Revue de géographie de Lyon (Chabert, 1987) et des recherches récentes de Romain Garcier sur la matérialité du nucléaire (Garcier et Le Lay, 2015). Les travaux questionnant les aspects spatiaux du nucléaire à cette échelle restent le fait d’anthropologues (Lafaye, 1994) et de sociologues (Fournier, 2001). Pourtant, la virulente opposition soulevée en Alsace par l’annonce de la fermeture de la centrale de Fessenheim témoigne de l’existence de dynamiques territoriales propre au nucléaire que cet article propose d’éclaircir.
1. « Au début était le territoire, c’est ainsi que pourrait débuter toute analyse de l’implantation d’une centrale nucléaire » (Lafaye, 1994)
1.1. Les déterminants de l’implantation d’une centrale nucléaire
Le choix de localisation d’une centrale nucléaire répond à plusieurs contraintes techniques et économiques (Mérenne-Schoumaker, 2007). Les besoins en refroidissement des réacteurs nécessitent un accès sécurisé à une source d’eau au débit suffisant et constant. De plus, l’emprise spatiale des centrales requiert de grands terrains, entre 150 et 200 hectares pour quatre réacteurs, disposant de sols suffisamment stables pour résister au poids des installations.
Toutefois, en France, la sélection par l’État des sites d’implantation des centrales a également répondu à des impératifs politiques. En 1974, Michel d’Ornano, alors ministre de l’Industrie, publie un rapport dans lequel il détaille les directives pour le déploiement du parc nucléaire et systématise la construction des centrales en zone rurale. L’éloignement par rapport aux villes y est décrit comme une mesure de prévention en cas d’accident, ainsi que comme un moyen d’échapper aux militants antinucléaires perçus alors comme principalement urbains. Les sites choisis pour accueillir une centrale, exception faite de Gravelines (Nord) et de Nogent-sur-Seine (Aube), se situaient alors dans de très petites communes rurales souffrant d’un déclin démographique et industriel (Lafaye, 1994).
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Figure 1. Les Allemands sont beaucoup plus nombreux à vivre près d'une centrale nucléaire que les FrançaisTeva Meyer, IFG, 2015 — Voir la carte en haute définition |
1.2. Mutations démographiques et sociologiques des territoires d’implantation
En dehors des périodes de maintenance, l’exploitation des centrales nécessite entre 700 agents pour un site ne comptant que deux réacteurs et 1 800 employés pour la centrale de Gravelines qui en compte six. Alors que la construction du parc nucléaire français débute à la fin de l’exode rural, l’arrivée des centrales a inversé la déprise des territoires hôtes. Comme on le voit sur le graphique suivant, l’évolution démographique des communes d’implantation entre l’année de construction et de mise en fonction des centrales a été largement supérieure à celle de leur département dans la quasi-totalité des cas.
Figure 2. Évolution de la population des communes d’implantation des centrales nucléaires françaises entre l’année de construction et celle de mise en fonctionSource : INSEE — Réalisation : Teva Meyer, IFG, 2015
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Figure 3. Les agents de la centrale de Fessenheim résident dans un nombre restreint de communesSource : Service des ressources humaines du CNPE de Fessenheim ; Cabinet Syndex. — Réalisation : Teva Meyer, IFG, 2015. |
Ces évolutions résultent, pour partie, de la stratégie résidentielle d’EDF qui a pris en charge l’installation de ses employés dans des cités construites pour l’occasion. Ces « colonies du nucléaire » (Chabert, 1987) ont concentré le flux des nouveaux arrivants dans quelques communes. Comme la figure 3 le montre dans le cas de Fessenheim, près de 50 % des employés de la centrale résident dans les villages voisins. La présence des centrales demeure perçue dans ces communes comme le garant passé et présent du maintien de la population (Meyer, 2014).
En plus d’être démographiques, les transformations induites par l’irruption du nucléaire sont sociologiques. L’emploi dans les centrales est caractérisé par une forte masculinisation (figure 6) ainsi que par un haut niveau moyen de qualification, entraînant une surreprésentation des cadres dont le pouvoir d’achat est plus élevé que la moyenne des locaux. Ainsi, sur les 740 salariés permanents de la centrale de Fessenheim, on compte 35 % de cadre, 60 % de techniciens et agents de maitrise contre moins de 4 % d’agents d’exécution. Près de 95 % d’entre-deux sont embauchés directement par EDF en contrat à durée indéterminée, le reste correspondant à des contrats d’apprentissage ou de professionnalisation. Faute de sources exhaustives, l’évaluation de la sous-traitance est difficile. Le nombre, la provenance et la nature des prestataires externes varient fortement d’une période à l’autre, allant, dans le cas de Fessenheim, d’une centaine de personnes en fonctionnement normal jusqu’à plus de 1 700 employés sous-traitants lors des visites décennales des réacteurs. Les besoins en emplois qualifiés ont initialement limité le recours à l’embauche locale. Les agents étaient recrutés dans les villes et migraient avec leur famille vers le bassin d’emploi de la centrale, important avec eux leurs habitudes de vie, ce qui fit, parfois, naître des tensions avec les locaux (Lafaye, 1994).
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Figure 4. Évolution de la population des communes d’implantation des centrales nucléaires allemandes entre l’année de construction et celle de mise en fonctionRéalisation : Teva Meyer, IFG, 2015
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1.3. Les centrales restent les principaux pourvoyeurs d’emplois
Le gouvernement français avait promu l’installation des centrales auprès des élus locaux comme un moyen d’industrialiser leur territoire, l’énergie atomique devant attirer d’autres activités soit grâce à la mise en place de tarifs avantageux de l’électricité, soit par la mise à disposition gracieuse des rejets thermiques des réacteurs. L’étude des bassins d’emploi des communes du nucléaire est toutefois sans appel. Même dans le sillon rhodanien, l’implantation des centrales n’a pas attiré d’autres activités industrielles découplées de la filière nucléaire, en partie à cause de leur localisation en zone rurale, et l’atome reste le principal pourvoyeur d’emplois privés. L’analyse cartographique du bassin d’emploi de Chinon en témoigne bien. La filière nucléaire, qui rassemble près de 18 % des effectifs salariés du bassin contre 13 % pour le commerce et 9 % pour l’artisanat, représente la plus grande part du secteur privé du territoire. |
Figure 5. Les trois premiers employeurs dans la zone d'emploi de Chinon sont liés au nucléaireRéalisation : Teva Meyer, IFG, 2015
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Deux communes font exception. Gravelines, d’une part, où dès 1989 la présence de la centrale avait été un des éléments motivant l’implantation de l’usine de Dunkerque Aluminium et qui a aujourd’hui attiré un data center de l’hébergeur de sites internet OVH. Saint-Vulbas (Ain), d’autre part, où la municipalité a diminué drastiquement le taux de la taxe professionnelle grâce à la rente nucléaire afin d’attirer des entreprises.
En plus d’être les plus grands employeurs de leur territoire, les centrales y sont également les principaux recruteurs. Comme la pyramide des âges ci-contre le montre dans le cas de Fessenheim, plus de 30 % des agents ont plus de 50 ans alors que l’âge moyen de départ à la retraite chez EDF était de 56 ans en 2012. Les centrales entrent aujourd’hui dans un cycle de renouvellement intensif des effectifs. |
Figure 6. Pyramide des âges des agents de la centrale de Fessenheim en 2012Réalisation : Teva Meyer, IFG, 2015
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Figure 7. La centrale nucléaire de Neckarwestheim dans le tissu industriel du nord Bade-WurtembergRéalisation : Teva Meyer, IFG, 2015 — Voir la carte en haute définition
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2. Usage des retombées fiscales : vers la constitution de territoires d’exceptionnalité
2.1. Une fiscalité qui systématise des flux massifs d’argent en France
La « très grande opacité [existante] sur les flux financiers concrets qu’apporte le nucléaire sur le territoire » (Garcier, 2011) entretient de nombreuses accusations sur une supposée corruption des communes et de leurs élus par EDF. Si au Japon, les « communes à l’ombre de la forteresse nucléaire » (Scoccimaro, 2014) perçoivent des donations directes d’argent de la part des exploitants des centrales, de telles pratiques n’existent pas en France où le système fiscal a formalisé, encadré et systématisé d’importants transferts financiers.
Les centrales françaises sont assujetties aux taxes foncières sur le bâti et le non bâti ainsi qu’à la taxe professionnelle, jusqu’à sa suppression en 2010((Elle a été remplacée depuis lors par la Contribution économique territoriale (CET) ainsi que par l’imposition forfaitaire sur les installations de production d’électricité d’origine nucléaire (IFER-Nucléaire).)). Ces taxes sont calculées en multipliant la valeur locative cadastrale des bâtiments de l’entreprise par un taux fixé par le conseil municipal((La valeur locative est réduite de 50 % pour le bâti et de 20 % pour le non bâti.)). Dans le cas des centrales, le Code général des impôts stipule que « la valeur locative […] est déterminée [par le] prix de revient de leurs différents éléments ». En d’autres termes, les taxes professionnelles et foncières reposent sur la valeur des matériaux, des machines et des biens présents dans les centrales. Or, les réacteurs nucléaires étant des infrastructures particulièrement intensives en capitaux, les montants payés par les opérateurs des centrales au titre de ces taxes sont, mécaniquement, très élevés, venant abonder les budgets de communes ne comptant que peu d’administrés. Les communes accueillant une centrale nucléaire se démarquent donc, comme les cartes suivantes le présentent, par leur aisance budgétaire, les volumes d’argent variant en fonction du nombre de réacteurs. |
Figure 8. L’exceptionnelle aisance budgétaire des communes d’implantation de l’industrie nucléaireRéalisation : Teva Meyer, IFG, 2015
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Les municipalités hôtes ne sont pas les seules à profiter de ces retombées. L’arrivée des centrales a motivé la création de districts ruraux, puis de communautés de communes. Ainsi, sur les dix-neuf communes hôtes en France, onze font partie d’un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) dont la fondation coïncide avec l’implantation des réacteurs. Comme les figures ci-après le présentent, pour certains EPCI, les liens avec le nucléaire persistent dans leur logo, symbolisant bien le rôle de marqueur identitaire pour le territoire. La réforme de 1992 donnant aux EPCI la capacité de s’autofinancer en taxant l’activité professionnelle a institutionnalisé l’expansion spatiale des retombées fiscales des centrales nucléaires. Plus marginalement, les départements ont également profité d’une part des retombées fiscales par le biais des fonds départementaux de péréquation de la taxe professionnelle ; les sommes redistribuées au titre de ces fonds sont toutefois limitées. À titre d’exemple, 2 936 133 euros ont été répartis entre 169 communes en 2010 dans le Tarn-et-Garonne, où se trouve la centrale de Golfech, soit en moyenne 17 000 euros par commune concernée.
Figure 9. Des centrales nucléaires sur les logos communauxLa Communauté de communes de Cattenom et Environs ainsi que la Communauté de communes de l’Essor du Rhin affichent sur leur logo des représentations des centrales implantées sur leur territoire. (Sources : sites internet des EPCI)
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Figure 10. Influence de la présence d'une centrale nucléaire sur les recettes budgétaires de la commune hôte (Land de Bavière)Réalisation : Teva Meyer, IFG, 2015 — Voir la carte en haute définition |
2.2. Une fiscalité objet de tensions politiques
Alors que l’exceptionnalité des recettes fiscales des communes hôtes françaises reposait largement sur la perception de la taxe professionnelle, leurs budgets n’ont pas été impactés par sa suppression. L’annonce de l’abrogation de la taxe professionnelle a soulevé l’opposition des élus des territoires du nucléaire. Ainsi, deux jours après l’annonce, Fabienne Stich, maire de Fessenheim, exprimait ses craintes dans le quotidien régional Les Dernières Nouvelles d’Alsace : « La suppression de la TP remettrait en cause beaucoup de choses, […] la commune ne serait pas ce qu’elle est sans la centrale, elle vit largement grâce à la taxe professionnelle et il en est de même au niveau intercommunal »((Interview de Fabienne Stich parue dans l’édition du 2 février 2009 des Dernières Nouvelles d’Alsace.)). Trois sénateurs géographiquement ou professionnellement concernés par le nucléaire ont relayé ce mécontentement au niveau national : Alain Fouché, sénateur UMP, membre de la commission énergie du Sénat, conseiller général de la Vienne, élu du canton de Chauvigny à dix kilomètres de la centrale nucléaire de Civaux, Xavier Pintat, sénateur UMP de la Gironde, ingénieur du Commissariat à l’énergie atomique, et Jean-Pierre Sueur, sénateur PS du Loiret, département d’implantation de la centrale nucléaire de Dampierre.
S’il est impossible d’évaluer l’influence de cette mobilisation, on doit remarquer que la réforme de la fiscalité locale intègre plusieurs dispositifs propres aux territoires du nucléaire. La taxe professionnelle a été remplacée par la Contribution économique territoriale. En plus de celle-ci, la présence de certaines infrastructures autorise la levée de taxes spécifiques. C’est le cas des éoliennes, des barrages, ou bien des centrales nucléaires qui sont assujetties depuis 2010 à l’imposition forfaitaire sur les installations de production d’électricité d’origine nucléaire (IFER-Nucléaire). Le produit de la taxe, versé à 50 % aux communes ou intercommunalités et à 50 % aux départements, est calculé en multipliant la puissance installée de la centrale en mégawatt par un coefficient de 3060. Grâce à l’IFER-nucléaire, la réforme de la fiscalité apparaît, au pire, comme un jeu à somme nulle pour les comptes des collectivités accueillant une centrale. Ces aménagements en faveur des communes du nucléaire révèlent tant la capacité qu’ont eue leurs élus à peser dans le processus, que la prise en compte par les législateurs des spécificités des territoires du nucléaire. Cet évènement a mis en exergue les peurs des élus locaux face à la disparition de la manne du nucléaire. Implantés en zone rurale, dans des territoires où les centrales avaient permis de fixer les populations, les élus craignent de voir leurs communes perdre leur attractivité. Cette représentation s’inscrit de plus dans une mobilisation, plus générale, contre la « désertification des campagnes » (Subra, 2014), le départ d’EDF étant assimilé au désengagement des services publics. La caricature publiée par le Conseil Général du Haut-Rhin dans son magazine de janvier 2014 (figure 11) dénonçant le retrait de l’État dans le département en témoigne bien. |
Figure 11. Caricature publiée dans le magazine du conseil général du Haut-Rhin (01/2014)La bande dessinée énumère les projets d’infrastructures menacés dans le département en y intégrant la centrale de Fessenheim. Source : Haut-Rhin Hebdo, magazine gratuit du conseil départemental (repabtisé depuis Mag'Haut Rhin). |
2.3. L’utilisation des recettes fiscales : la construction de territoires d’exceptionnalité
Dans l’ensemble des territoires du nucléaire, les retombées fiscales ont permis aux élus de réaliser des investissements de prestige et d’attractivité. Les recettes ont initialement été utilisées pour embellir les villages. À Belleville-sur-Loire (Centrale de Belleville), les réseaux filaires électriques et téléphoniques ont été enfouis. À Braud-Saint-Louis (Centrale du Blayais), l’église et le presbytère ont été restaurés et la mairie réhabilitée. C’est toutefois par leurs nombreuses infrastructures de loisir, habituellement hors de portée d’entités de leur taille, que les communes hôtes se démarquent. On retrouve des piscines et des centres aquatiques à Avoine, Belleville, Golfech, Paluel, Penly, Braud, Saint-Vulbas, Dampierre et Saint-Alban, parfois équipés de toboggans, de hammams, de spas ou encore de patinoires. Les communes se sont pourvues de bibliothèques, ludothèques et médiathèques aux fonds remarquablement fournis. Globalement, l’offre culturelle s’est également étoffée grâce à la fondation de nombreuses associations ainsi qu’à la construction de salles de spectacle. Belleville-sur-Loire accueille ainsi chaque année le festival « Val en Jazz » dont la programmation est d’envergure internationale tandis que la commune d’Avoine, qui compte 1 800 habitants, organise le festival « Avoine Zone Groove » qui attire des artistes internationaux. De plus, et comme le tableau suivant le montre, le financement de ces investissements ne repose pas sur les administrés, les communes du nucléaire se démarquant, pour la plupart, par des politiques fiscales particulièrement avantageuses pour leurs habitants.
Tableau 1. La taxe d’habitation dans les municipalités du nucléaire en 2016
Données compilées à partir de la base de données comptables et fiscales des collectivités locales (http://www.collectivites-locales.gouv.fr/). |
Les recettes du nucléaire ont également permis de mettre en place des services pour le moins exceptionnels pour leurs habitants. À titre d’exemple, depuis 1997, la mairie de Chooz offre gratuitement à l’ensemble de ses administrés une connexion internet à haut débit, un abonnement au bouquet de télévision Canalsat et des cours de familiarisation à l’informatique. En plus de ces initiatives locales les communes du nucléaire se démarquent systématiquement par un haut niveau de services d’aide aux personnes âgées et aux familles. Ces services sont orchestrés par des centres communaux d’action sociale profitant de subventions municipales bien plus importantes que la moyenne des communes. Alors qu’en 2012 les municipalités françaises versaient en moyenne 35 € de subventions par habitant administré aux associations de leur territoire, les dix-neuf villages hôtes donnaient en moyenne 450 € par habitant.
La richesse manifeste de ces communes leur a valu des surnoms locaux : « Koweït sur Rhône » pour Saint-Paul-Trois-Châteaux, « émirats » pour Saint-Vulbas ou encore « Petit Koweït d’Indre-et-Loire » pour Avoine. Mais outre les signes extérieurs de richesse, c’est le modèle économique qui rapproche les communes du nucléaire des pétromonarchies. Leurs économies reposent sur une rente de situation basée sur la présence d’une source d’énergie dont elles tirent profit : tout comme le tarissement des gisements d’hydrocarbures questionne le développement des économies pétromonarchiques, la sortie de l’énergie atomique interroge l’avenir des communes du nucléaire.
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3. Co-construction des territoires du nucléaire : regards sur les stratégies locales d’EDF
3.1. Les premières expériences d’implantation : pratique territoriale d’EDF et apprentissage géopolitique
Prenant en charge l’installation de ses agents, EDF a privilégié l’édification de pavillons individuels en cités-jardins en dehors des bourgs centraux, entraînant une ségrégation spatiale qui a été source de tensions avec la population autochtone. Constitués de maisons neuves à l’architecture originale, les lotissements se démarquaient des habitations déjà existantes. Situées en périphérie du bâti historique, ces cités dotées d’infrastructures de loisir, d’écoles et de supérettes rassemblaient les fonctions de communes à part entière. Dans certains cas, comme à Belleville-sur-Loire, les lotissements abritant les cadres de la centrale se situaient en position de surplomb par rapport au noyau villageois, sur une côte dominant le reste du bourg. |
Figure 12. L’implantation conflictuelle des logements des salariés d’EDF à Belleville-sur-LoireRéalisation : Teva Meyer, IFG, 2015. |
Craignant de voir ces tensions glisser vers une opposition contre son activité, EDF a repensé l’intégration de ses agents. Afin d’éviter les coupures vis-à-vis de la population locale, l’entreprise a acquis des terrains en continuité immédiate du bâti préexistant et a limité la taille des cités à trente logements alors que certaines en comptaient plus de cent auparavant. L’entreprise a également proposé des incitations financières aux agents pour la construction ou l’achat de résidences principales en dehors des cités. Cette stratégie se retrouve aujourd’hui. L’énergéticien a lancé en 2011 un programme de construction de 3 600 logements destinés aux salariés de l’ensemble des centrales du parc nucléaire. En répartissant ces maisons sur approximativement 150 lotissements dans autant de communes au sein du périmètre d’astreinte des centrales, EDF confirme le choix de répartir au maximum les employés sur le territoire. Ce programme a donné lieu à une compétition entre les communes pour lesquelles l’augmentation du nombre de résidants employés par la centrale signifie une hausse des recettes touchées au titre du fonds départemental de péréquation. La division entre ceux qui furent appelés « les EDF » et les habitants historiques provenait également des difficultés rencontrées par l’entreprise pour recruter localement. Afin d’y remédier, l’énergéticien instaura une obligation d’embauche locale parfois assortie d’un quota.
3.2. L’intelligence géographique d’EDF et l’utilisation stratégique des ressources locales
Dans toutes les communes hôtes, Électricité de France a noué des relations fortes avec les réseaux associatifs locaux. Son action se distingue de deux manières. Premièrement, l’établissement de partenariats avec les associations est systématisé pour l’ensemble du parc par des directives émanant des organes centraux de l’entreprise et se concentre autour de trois thématiques : le sport, les œuvres sociales et le développement durable. Deuxièmement, EDF s’appuie sur l’utilisation des ressources propres des territoires et adapte sa stratégie à chacun d’entre eux.
La stratégie de promotion du développement durable en est un parfait exemple. En plus de s’associer avec des groupes locaux, l’entreprise a créé ses propres organisations comme c’est le cas de l’association Au Fil du Rhin en Alsace. EDF a systématiquement utilisé le voisinage des centrales afin d’aménager des espaces naturels contigus à l’infrastructure qu’elle met en scène en finançant l’installation de circuits balisés et de panneaux explicatifs. La carte suivante présente quatre cas représentatifs de cette stratégie. À Nogent-sur-Seine, EDF a proposé en 1991 la création d’une Zone naturelle d'intérêt écologique faunistique et floristique (Znieff) sur le terrain de la centrale. L’entreprise finance depuis lors son suivi scientifique par l’association Nature du Nogentais qui y organise des visites. À Braud Saint-Louis, EDF a créé une réserve ornithologique de 75 hectares sur une friche attenante à la centrale. L’entreprise y a également financé la constitution d’un parc ornithologique qui accueille 25 000 visiteurs par an. À Cattenom, plusieurs sentiers ont été aménagés par EDF autour de la retenue artificielle du Mirgenbach, créée pour assurer le refroidissement de la centrale, afin de promouvoir sa richesse halieutique. Enfin, à Chooz, sur un terrain jouxtant la centrale, EDF a ouvert en 1999 un sentier dédié à l’observation de la faune où elle organise des visites principalement pour les scolaires. |
Figure 13. La mise en scène par EDF de la nature autour des centrales nucléaires : une utilisation stratégique de territoires à valeur symboliqueSources : EDF, Inventaire National du Patrimoine Naturel — Réalisation : Teva Meyer, IFG, 2014
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4. L’opposition à la fermeture de Fessenheim, marqueur des dynamiques territoriales du nucléaire
À l’occasion du Débat national sur la transition énergétique, seize communes et une communauté de communes ont signé une motion appelant à la prolongation de la durée de vie de la centrale, répondant alors à une motion inverse soutenue par l’association antinucléaire Stop-Fessenheim. Le soutien à la centrale de Fessenheim s’est cristallisé en 2012 dans l’Association Fessenheim notre énergie (AFNE). Parmi ses fondateurs, on trouve la précédente maire de Fessenheim (Fabienne Stich), le maire de Blodelsheim, un village voisin, qui est également agent de la centrale et l’ancien président de la communauté de communes de l’Essor du Rhin. En sus, l’engagement des collectivités locales est dynamisé par la forte politisation des salariés d’EDF dont beaucoup exercent un mandat électif local, comme le montre la figure 15. La carte ci-contre spatialise l’engagement des collectivités locales. Seules quatorze des quarante-six communes signataires de la motion pour la fermeture de la centrale se trouvent dans le Haut-Rhin. Inversement, aucun des signataires du texte en faveur de sa prolongation ne se trouve dans le Bas-Rhin. Rien ne porte à croire que le Bas-Rhin serait plus écologiste ou plus antinucléaire que le Haut-Rhin : les scores d’EELV aux élections présidentielles de 2012 y ont été sensiblement identiques ; seul un village haut-rhinois est dirigé par EELV alors qu’aucun ne l’est dans le Bas-Rhin ; enfin, il n’y a pas plus d’élus municipaux écologistes dans un département que dans l’autre. Cette carte laisse entrevoir un glacis de soutien politique autour de la centrale correspondant à la localisation des retombées économiques, des résidences des employés d’EDF ou encore des associations soutenues. Les frontières communales et départementales qui régissent la distribution de l’argent du nucléaire deviennent alors des frontières géopolitiques dans le conflit sur l’avenir du nucléaire. |
Figure 14. Banderole en faveur de la centrale nucléaire à Fessenheim.Cette banderole, sur laquelle on voit le logo de l’association Fessenheim notre énergie, a été attachée entre la mairie et l’église de Fessenheim, Cliché : Teva Meyer, octobre 2016. Figure 15. Les collectivités alsaciennes divisées par l’avenir de la centrale nucléaire de FessenheimSources : Association Stop Fessenheim, et http://www.transition-energetique.gouv.fr/ (site consulté en janvier 2013 et supprimé depuis) — Réalisation: Teva Meyer, IFG 2015
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Conclusion
Les centrales nucléaires sont des objets techniques fort difficiles à spatialiser. L’utilisation du combustible nucléaire les intègre dans des territoires réticulaires à l’échelle mondiale complexes à saisir, faits des sites d’extraction, de transformation et de stockage de l’uranium. Plus encore, la délimitation des « territoires du risque » (November, 2002) nucléaire apparaît incertaine, tant les conséquences d’un accident sont difficiles à anticiper et à modéliser. Pour comprendre ce que le nucléaire fait au territoire, il faut alors, comme le propose l’ethnologue Françoise Lafaye, s’éloigner de l’aspect « atomique » des centrales, pour embrasser celui de « mono-industrie », c’est-à-dire celui d’une grande usine dont l’échelle économique et démographique dépasse le territoire d’implantation. C’est dans cette complexité qu’il faut chercher les éléments qui motivent l’opposition à la fermeture de centrales en France portée par les collectivités locales, alors que de telles dynamiques étaient absentes dans le cas allemand.
Références bibliographiques
- Ronde, Patrick, Hussler, Caroline, 2012, « De l’impact de la localisation résidentielle sur la perception et l’acceptation du risque nucléaire : une analyse sur données françaises », Cybergeo, décembre 2012,
- Chabert, Louis, 1987, « Introduction à l'étude du nucléaire rhodanien », Revue de Géographie de Lyon, vol. 62, n° 2,
- Garcier Romain, Le Lay, Yves-François, « Déconstruire Superphénix », L’Espace Temps, février 2015,
- Lafaye, Françoise, 1994, Une centrale pas très… nucléaire, Thèse de doctorat en anthropologie, Université de Nanterre - Paris X,
- Fournier, Pierre, 2001, « Attention dangers ! Enquête sur le travail dans le nucléaire », Ethnologie française, vol. 32, p. 69–80,
- Mérenne-Schoumaker, Bernadette, 2007, Géographie de l’énergie, Paris, Belin, 271 p.
- Scoccimaro, Rémi, « (Ne plus pouvoir) Habiter la terre », Festival International de Géographie, 21 octobre 2014, Saint-Dié-des-Vosges.
- Garcier, Romain, « Qu’est-ce que la géographie peut dire du nucléaire ? », Café géo, Lyon, 7 décembre 2011,
- Subra, Philippe, 2014, Géopolitique de l'aménagement du territoire, Paris, Armand Colin (2ème édition), 350 p.
- Meyer, Teva, 2014, « Du « pays perdu » du Blayais à l’« émirat de Saint-Vulbas » : les territoires de dépendance au nucléaire en France », Hérodote, n° 155, p. 153–169,
- November, Valérie, 2002, Les territoires du Risque. Le risque comme objet de réflexion géographique, Berne, Peter Lang, 332 p.
- Alexis-Adams, Becky, Davies, Thom, 2017, "Towards nuclear geography: Zones, bodies, and communities", Geography Compass, vol. 8, n° 9
Faire des liens : le nucléaire au Japon dans Géoconfluences
- Rémi Scoccimarro, « La reconstruction du Tôhoku (nord-est du Japon) après les catastrophes du 11 mars 2011 », octobre 2017.
- Cécile Asanuma-Brice, « Les migrants du nucléaire », octobre 2017.
Teva MEYER
Docteur en géographie de l’Institut français de géopolitique (université Paris 8), chercheur associé au CRESAT (EA 3436 – Université de Haute-Alsace)
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Teva Meyer, « Le nucléaire et le territoire : regards sur l’intégration spatiale des centrales en France », Géoconfluences, décembre 2017.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-france-des-territoires-en-mutation/articles-scientifiques/nucleaire-territoires-france