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L’Inde dans la mondialisation pharmaceutique Sud-Sud

Publié le 15/05/2025
Auteur(s) : Yves-Marie Rault-Chodankar, maître de conférences - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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L’Inde est aujourd’hui le principal exportateur de produits pharmaceutiques du Sud global. C’est le résultat d’une stratégie d’émancipation face à une dépendance héritée de la période coloniale britannique. Son industrie s’appuie sur un tissu dense d’entreprises de tailles variées, organisées en districts industriels spécialisés. L’Inde joue un rôle clé dans l’accès mondial aux médicaments à bas prix, notamment en Afrique, où elle s’appuie sur des réseaux commerciaux structurés autour de la diaspora.
Sommaire
  1. 1. La trajectoire de développement de l’industrie pharmaceutique indienne
  2. 2. Les lieux de la mondialisation pharmaceutique indienne
  3. 3. L’Inde dans les chaînes de valeur pharmaceutiques Sud-Sud

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L’origine de nos médicaments retient l'attention du public de manière ponctuelle, quand leur approvisionnement se trouve soudainement menacé. Lors de la pandémie de covid 19, la pénurie de médicaments en Europe a mis en lumière une dépendance à la production étrangère de certaines molécules, comme le paracétamol, dont la fabrication est largement concentrée en Chine. Régulièrement, le retrait de médicaments du marché européen nous rappelle que ces derniers sont souvent produits dans des pays où cohabitent des normes de fabrication diverses, comme lorsqu’en juin 2024 de grandes firmes comme Biogaran ou Sandoz ont été contraintes par l’Agence européenne des médicaments de retirer près de 400 génériques produits par un sous-traitant indien et vendus à travers l’Union européenne.

Ces moments de tension mettent en lumière la dépendance croissante des pays du « Nord » vis-à-vis des médicaments produits par certains pays du « Sud ». Alors que les productions industrielles au « Nord » privilégient les médicaments à forte valeur ajoutée, des pays émergents comme l’Inde se sont spécialisés dans la fabrication de génériques à bas prix et sont salués pour leur contribution dans la démocratisation de l’accès au médicament. Dès 2001, le groupe pharmaceutique CIPLA, un des plus grands et anciens en Inde, commercialisait par exemple un traitement contre le sida pour un prix infime par rapport à celui exigé par la firme Pfizer, détentrice du brevet, et autorisé à la vente par plusieurs pays en développement, notamment l’Afrique du Sud, en dépit des règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). L’Inde, à nouveau, fut particulièrement utile lors de la pandémie du covid 19, produisant via la firme Serum Institute of India les milliards de doses de vaccin nécessaires aux pays en développement, quand des pays comme la Chine, Cuba, le Kazakhstan, la Russie, l’Iran, et la Turquie parvenaient à développer leurs propres produits.

L’Inde est aujourd’hui le principal exportateur des « Suds » en valeur, assurant 19 % des importations pharmaceutiques totales de l'Afrique en 2023 et dominant certains marchés nationaux, comme le Nigeria (81 %) et le Népal (74 %) (UN Comtrade, 2024). Le pays est le 11e plus grand exportateur de médicaments au monde, suivi de la Chine, du Mexique, de la Turquie et du Brésil, qui se sont également affirmés comme des acteurs importants du secteur (document 1). Le rang de ces pays serait certainement plus élevé en volume car ils exportent principalement des médicaments génériques et des principes actifs peu onéreux (Bjerke, 2022).

Document 1. Évolution du rang des cinq premiers pays des « Suds » et des États-Unis et de la France selon leurs exportations de médicaments en valeur

 

2001

2012

2023

États-Unis

3e

4e

3e

France

4e

7e

7e

Inde

17e

12e

11e

Chine

19e

17e

15e

Mexique

18e

24e

27e

Turquie

37e

38e

28e

Brésil

30e

28e

35e

Source : UN Comtrade, 2025.

La première entreprise des « Suds » par la capitalisation boursière, Sun Pharmaceuticals, n’arrive toutefois qu’à la 23ᵉ place mondiale, et seulement cinq entreprises issues des « Suds » figurent parmi les cinquante premières, dont trois chinoises et deux indiennes (document 2). Ces entreprises restent loin derrière les géants américains et européens tels qu’Eli Lilly (790 milliards), Novo Nordisk (380 milliards) ou Johnson & Johnson (371 milliards). De plus, certaines grandes puissances émergentes comme le Brésil ne sont pas représentées dans ce classement, en grande partie parce qu’une part significative de leur production pharmaceutique repose sur des laboratoires publics, qui échappent aux logiques de marché financier. C’est le cas de Fiocruz au Brésil ou de Sinopharm en Chine, dont l’influence sur les marchés pharmaceutiques mondiaux n’est donc pas mesurable à travers la seule capitalisation boursière.

Document 2. Classement des firmes pharmaceutiques par capitalisation boursière en 2025 : 5 premières mondiales et 5 premières des « Suds »

Rang

Nom

Capitalisation boursière (en milliards de dollars)

Pays

1

Eli Lilly

790

États-Unis

2

Novo Nordisk

380

Danemark

3

Johnson &Johnson

371

États-Unis

4

Abbvie

340

États-Unis

5

Roche

256

Suisse

23

Sun Pharmaceuticals

48

Inde

27

Jiangsu Hengrui Medicine

40

Chine

35

WuXi AppTec

22

Chine

40

BeiGene

20

Chine

42

Divis Laboratories

19

Inde

Source : companiesmarketcap.com

Cet article propose d’explorer la montée en puissance des pays du « Sud » dans la production pharmaceutique mondiale, en mettant l'accent sur le rôle central de l'Inde. Il analyse sa trajectoire de développement singulière, et son rôle dans les transformations en cours de la géographie économique mondiale.

 

1. La trajectoire de développement de l’industrie pharmaceutique indienne

L’Inde est passée d’une industrie pharmaceutique largement dominée par les firmes étrangères avant 1947 à un secteur national puissant grâce à des réformes visant l’auto-suffisance. Le Patent Act de 1970 a marqué un tournant en permettant aux entreprises locales de produire des génériques à moindre coût, réduisant progressivement la part des multinationales. L’entrée dans l’OMC en 1995 et l’alignement sur les ADPIC en 2005 ont conduit à une nouvelle phase de transformation, renforçant l’insertion des firmes indiennes dans les marchés mondiaux.

1.1. Du British Raj aux débuts de l’Union indienne : l’hégémonie des firmes étrangères

Les précieuses recherches de l’économiste Sudip Chaudhuri ont façonné notre compréhension de l’histoire de l’industrie pharmaceutique indienne (Chaudhuri, 1979, 1984, 1988, 2005). Avant l’indépendance en 1947, celle-ci est largement dominée par les firmes étrangères, principalement américaines et européennes. Ces dernières importent alors des formulations prêtes à l’emploi ou assemblent des molécules importées, ce qui limite fortement les transferts de technologie et freine le développement d’une industrie pharmaceutique nationale. La Première Guerre mondiale marque un tournant en interrompant les importations de médicaments, favorisant l’émergence de quelques entreprises indiennes telles que Bengal Chemical (Chaudhuri, 1988). Bien que minoritaires et encore technologiquement limitées, ces entreprises tentent de combler le vide laissé par les firmes étrangères, qui, elles, reviennent en force durant l’entre-deux-guerres, notamment grâce à une législation favorable à la création de filiales locales. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la production locale augmente, répondant jusqu’à 70 % des besoins nationaux en 1943, malgré la présence toujours importante de multinationales telles que Squibb et Glaxo.

Après l’indépendance, l’Inde adopte plusieurs mesures protectionnistes pour réduire sa dépendance, bien que la régulation pharmaceutique continue de favoriser les firmes étrangères, autorisées à établir des unités de production sans contrainte majeure. Dans les années 1950, des lois de licences industrielles obligent toutefois les multinationales à produire localement une partie des ingrédients de leurs médicaments. Cette mesure, intégrée dans une stratégie d'industrialisation par substitution aux importations (ISI), ainsi que les incitations fiscales et foncières, permet la création de nouvelles entreprises indiennes et la croissance de la production pharmaceutique nationale, qui triple en valeur entre 1952 et 1962. Toutefois, le marché reste dominé par les entreprises étrangères, qui détiennent encore près de 68 % des parts en 1970. Cette domination persiste en raison d’un cadre réglementaire toujours favorable aux multinationales et de la tension au sein du gouvernement indien, tiraillé entre son objectif d'autonomie industrielle et ses relations avec les puissances occidentales (Tyabji, 2012).

1.2. Du Patent Act (1970) aux ADPIC (1995) : la prise de contrôle des entreprises indiennes

Le tournant décisif intervient dans les années 1970, quand le gouvernement indien adopte une série de réformes pour libérer son industrie pharmaceutique de la dépendance envers les multinationales. Le Patent Act de 1970 constitue la première grande avancée, en introduisant un système de brevets axé sur les procédés de fabrication et non sur les produits eux-mêmes (Guennif & Chaisse, 2007). Cette nouvelle législation permet aux entreprises indiennes de produire des médicaments génériques en utilisant des techniques d’ingénierie inversée, contournant ainsi les brevets internationaux sur les produits (Cassier & Corrêa, 2010). En raccourcissant la durée de ce type de brevets de 16 à 7 ans, la loi permet à de nombreuses entreprises locales de se développer rapidement, tout en fournissant au marché domestique des médicaments à prix réduits. Le Tariff Commission Report de 1968 avait en effet dénoncé le système de brevet en place depuis la période coloniale, qui favorisait les filiales des multinationales en leur octroyant un monopole lucratif sur des produits essentiels. En parallèle, des lois telles que le Monopolies and Restrictive Trade Practices Act (MRTP) et le Foreign Exchange Regulation Act (FERA) renforcent les restrictions sur les multinationales, obligeant ces dernières à localiser davantage leur production en Inde et à se conformer aux exigences locales, comme la production de principes actifs.

Grâce à cette politique, l’industrie pharmaceutique indienne connaît une croissance rapide et de nouveaux acteurs nationaux émergent, comme Glenmark, Sun Pharma et Dr Reddy’s. Le nombre d'unités de fabrication augmente de façon spectaculaire, passant de 2 257 en 1969-1970 à 20 053 en 2000-2001, soutenu par des politiques de licences restrictives qui encouragent les entreprises indiennes à produire localement des machines et équipements pharmaceutiques. Dans les années 1990, alors que l’Inde engage des réformes libérales visant à une intégration accrue dans l’économie mondiale, le secteur pharmaceutique suit une trajectoire similaire. À l’approche de la signature de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) en 1995, elle compte déjà sept entreprises parmi les 200 plus grands fabricants mondiaux de médicaments, dont Ranbaxy et CIPLA. Lorsque les accords sont effectifs en 2005, l’Inde a réduit la part de marché des entreprises étrangères à 23 %, alors qu’elle était de 68 % en 1970 (Chaudhuri, 2005).

1.3. Depuis 2005 : le recouplage stratégique de l’industrie pharmaceutique indienne

La réintroduction des brevets de produit d’une durée de 20 ans est initialement perçue comme une menace pour l’industrie locale (Chaudhuri, 2012). Mais cet ajustement s’avère, au contraire, propice au développement de nombreuses entreprises indiennes. Pour maintenir un certain équilibre, le gouvernement indien a veillé à intégrer des clauses favorables aux entreprises locales, telles que la section 3(d) de la loi sur les brevets, permettant de rejeter les brevets jugés insuffisamment innovants. Le recours à la licence obligatoire, qui permet à l’État de contraindre les titulaires de brevets à accorder une licence de production pour des traitements essentiels, a également été mobilisé dans des cas comme celui de l’anticancéreux Nexavar, produit par Natco (Joseph, 2016). Grâce à ces dispositifs, l’Inde a pu préserver sa capacité à produire des génériques et à assurer l’accès aux médicaments à des prix abordables, tant pour le marché domestique que pour les pays du « Sud ».

Parallèlement, l’introduction du formulaire Schedule M en 2001 a harmonisé les normes de fabrication indiennes avec celles de l’OMS et de l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (USFDA), renforçant ainsi l’accès des produits indiens aux marchés mondiaux. Toutefois, cette standardisation a engendré des défis pour les petites et moyennes entreprises (PME), qui peinent à supporter les coûts associés aux nouvelles exigences techniques et sanitaires, menant à des fermetures pour certaines unités. Cette régulation accrue et l’accès au marché global ont surtout profité aux grandes entreprises, indiennes comme étrangères, qui bénéficient des nouvelles règles pour consolider leur position dans les chaînes de valeur mondiales. Cette transformation peut être interprétée comme un « recouplage stratégique » (Horner, 2014) : les multinationales indiennes, désormais bien intégrées dans les réseaux internationaux, réussissent à s'imposer comme leaders dans le secteur des génériques, tout en s’adaptant aux normes des pays du « Nord » et en conservant leur compétitivité dans les marchés émergents grâce à leurs coûts de production réduits (Mazumdar, 2013).

 

2. Les lieux de la mondialisation pharmaceutique indienne

L’industrie pharmaceutique indienne repose sur une organisation territoriale contrastée : les grandes métropoles concentrent les sièges sociaux et les services stratégiques, tandis que la production se déploie en périphérie et dans des États offrant des avantages fiscaux. Cette géographie inégale reflète des spécialisations industrielles et des capacités institutionnelles variées, influençant l’insertion des territoires indiens dans la mondialisation pharmaceutique.

2.1. Les villes indiennes, moteurs de la mondialisation pharmaceutique indienne

Les grandes métropoles indiennes, en tant que lieu d’accueil des sièges sociaux des entreprises, ont joué un rôle central dans l’internationalisation de l’industrie pharmaceutique. En 2016, l’Inde comptait ainsi près de 12 477 entreprises actives dans ce secteur, selon le Ministry of Corporate Affairs, et la plus grande partie d’entre elle étaient localisées à Delhi (1 929), Hyderabad (1 418), Mumbai (1 324) et Ahmedabad (756). Si l’on regarde seulement la localisation des entreprises exportatrices (document 3), au nombre de 484 selon Pharmexcil, l’agence gouvernementale en charge de la promotion des exportations pharmaceutiques en Inde, on constate toutefois que c’est Mumbai qui accueille le plus de sièges sociaux (149), suivie de Delhi (57 entreprises), Ahmedabad (44 entreprises) et Hyderabad (41 entreprises).

Document 3. Nombre de sièges sociaux d’entreprises pharmaceutiques exportatrices, par ville, en Inde

sieges sociaux

Les métropoles indiennes offrent en effet un réseau structuré d’activités et d’acteurs, intégrant divers services spécialisés et associations entrepreneuriales. Des complexes d’affaires comme le Peninsula Corporate Park à Mumbai rassemblent ainsi des entreprises pharmaceutiques, des cabinets de consultants en réglementation, des cabinets de conseil en propriété intellectuelle, et des services financiers essentiels à l’exportation. Ces métropoles concentrent aussi des bureaux de R&D, indispensables pour répondre aux exigences des marchés internationaux, et sont souvent proches de pôles logistiques comme le port de Nhava Sheva à Mumbai, par lequel passent plus de 55 % des exportations pharmaceutiques de l’Inde. On peut donc parler d’une filière organisée en un système productif complet.

La densité des entreprises dans ces centres urbains facilite les collaborations et permet des échanges de ressources avec des partenaires diversifiés, créant un environnement propice à l’innovation et à la collaboration, comme le montre la théorie des districts industriels de Becattini (1990). Ahmedabad, par exemple, s’est imposée comme un centre pharmaceutique majeur grâce à la proximité d’un vivier de talents formés dans des institutions de renom comme le LM College of Pharmacy et l’Indian Institute of Management. Ces écoles produisent une main-d'œuvre qualifiée, et la proximité des entreprises facilite le recrutement de talents essentiels pour des activités juridiques, commerciales et de R&D.

2.2. L’aménagement d’espaces périphériques pour la fabrication pharmaceutique

Si les premières usines pharmaceutiques ont émergé au cœur des grandes villes, les 5 099 unités que compte l’Inde (Annual Survey of Industries, 2016) sont aujourd’hui principalement implantées dans les périphéries urbaines et les villes secondaires, où le prix du foncier n’a pas encore chassé les activités industrielles. Nombre d’entre elles sont ainsi venues s’installer dans des zones économiques spéciales, dont la présence s’est démultipliée en Inde depuis le début des années 2000 (Grasset & Landy, 2007). D’autres, toujours à la recherches d’avantages fiscaux, sont venus se nicher au cœur d’États montagnards comme l’Himachal Pradesh et l’Uttarakhand, considérés comme des « régions défavorisées » (backward districts) par le gouvernement indien et de ce fait bénéficiant de mesures compensatrices (Durand-Dastès, 2015).

Document 4. La ville de Baddi dans l'Himachal Pradesh, vue depuis une colline environnante

baddi

Au premier plan, une usine de batteries électriques du groupe Okaya, entourée d’usines et d’entrepôts. Au deuxième plan, des espaces cultivés rappellent que Baddi était à l’origine un village agricole. En arrière-plan, de nombreuses usines pharmaceutiques se distinguent, avec leurs cheminées visibles à l’horizon. L’air fortement pollué confère au paysage un ciel grisâtre quasi permanent. Coordonnées : 30,96259°N, 76,8143°E. Cliché d’Yves-Marie Rault-Chodankar, mars 2023.

Ces implantations ont généré des emplois pour des dizaines de milliers de travailleurs, encourageant des migrations massives des campagnes environnantes ou même de villes éloignées. Ainsi, en 2016, le district de Solan en Himachal Pradesh, par exemple, employait à lui seul 42 423 ouvriers dans les industries pharmaceutiques (ASI, 2016), principalement regroupés dans la vaste zone industrielle de Baddi-Barotiwala-Nalagarh, un ensemble de trois villages situés dans la plaine, aux pieds de l’Himalaya (documents 4 et 5). Sur le plan environnemental, la croissance rapide de ces installations dans ces zones entraîne une pression importante sur les écosystèmes locaux. Souvent incapables de gérer l’afflux en constante augmentation des déchets liés à la production de médicaments, ceux-ci finissent par se retrouver dans les champs et les cours d’eau, générant de nouveaux risques sanitaires.

Document 5. Localisation des unités de production pharmaceutiques à Baddi-Barotiwala-Nalagarh (district de Solan, Himachal Pradesh)

Localisation des unités de production pharmaceutiques à Baddi-Barotiwala-Nalagarh (district de Solan, Himachal Pradesh)

Au pied de l'Himalaya et à proximité de la ville de Chandigarh, le district de Solan en Himachal Pradesh compte plus de 300 sites de production pharmaceutique, dont 200 sont figurés sur cette image satellite.

2.3. Des territoires inégalement insérés dans la mondialisation pharmaceutique indienne

Les territoires jouent donc un rôle inégal dans l’internationalisation de l’industrie pharmaceutique indienne. Les États les plus industrialisés concentrent ainsi les infrastructures de pointe et disposent d’une main-d'œuvre qualifiée. Le Gujarat, grâce à ses réseaux entrepreneuriaux historiques et des politiques favorables, est particulièrement dynamique : il accueille le plus grand nombre d'unités de production certifiées par l'OMS (280 unités en 2017), soutenu par des parcs industriels modernes et l’accès aux corridors logistiques stratégiques comme le Delhi-Mumbai Industrial Corridor (Cadène & Rault, 2019).

Lire aussi : Aurélie Varrel et Hortense Rouanet, « De Bangalore à Whitefield : trajectoire et paysages d’une région urbaine en Inde », Géoconfluences, mars 2015.

Ces disparités sont accentuées par les capacités fiscales et politiques industrielles des États fédérés, inégalement capables de mettre à disposition des entreprises les services et les infrastructures idoines. L’agence du médicament du Gujarat, fort bien dotée en personnel, propose ainsi des services de consultance aux entreprises locales pour les aider à se conformer aux normes manufacturières. En effet, les politiques de décentralisation mises en place depuis les années 1990 ont amplifié la concurrence entre États fédérés (Kennedy, 2015), renforçant les inégalités socio-économiques et territoriales à mesure que les États riches captent davantage les bénéfices de la mondialisation.

 

3. L’Inde dans les chaînes de valeur pharmaceutiques Sud-Sud

L’Inde est devenue un acteur incontournable des chaînes de valeur pharmaceutiques mondiales, en particulier dans les échanges Sud-Sud. En tant que premier fournisseur de médicaments génériques aux pays en développement, elle structure des réseaux de production, de distribution et d’innovation qui dépassent aujourd’hui le simple rôle d’atelier du monde. Grâce à l’implication croissante de ses petites et moyennes entreprises et à ses collaborations avec d’autres pays émergents, l’Inde contribue non seulement à la diffusion des médicaments essentiels, mais aussi au développement de l’industrie pharmaceutique dans d’autres pays des « Suds ».

3.1. L’Inde, premier fournisseur pharmaceutique des « Suds »

Le développement d’infrastructures pour la production et la commercialisation de médicament a permis à l’Inde de s’imposer comme un acteur majeur des chaînes de valeur pharmaceutique, en particulier celles connectées aux « Suds ». L’Inde joue un rôle essentiel dans la fourniture de médicaments génériques et de vaccins aux pays en développement (Singh, 2018). En 2023, le pays assurait 19 % des importations pharmaceutiques totales de l'Afrique, avec des parts de marché particulièrement élevées dans certains pays à faible revenu : 81 % au Nigeria, 74 % au Népal, 47 % en Haïti et en Afghanistan, 41 % au Venezuela et 37 % au Myanmar (UN Comtrade, 2024). Le document 6 présente les exportations pharmaceutiques indiennes en valeur par grande région du monde en 2023. Les exportations vers des régions comme l'Afrique subsaharienne (17 %), l'Amérique latine et les Caraïbes (7 %), l'Asie du Sud-Est (6 %), et l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient (5 %) témoignent de l’intégration de l’Inde dans un réseau de flux Sud-Sud.

Document 6. Exportations pharmaceutiques indiennes en valeur par grande région du monde en 2023

Données : UN Comtrade, 2024.

La principale destination des exportations pharmaceutiques indiennes reste l'Amérique du Nord, qui représente 37 % de ses exportations (soit 7,9 milliards de dollars), suivie de l'Europe de l'Ouest (17 %). Cependant, l'importance croissante des marchés des pays émergents montre que l’Inde joue un rôle crucial dans la démocratisation de l’accès aux médicaments essentiels pour des régions aux capacités de production pharmaceutique limitées. En fournissant des traitements abordables pour des maladies comme le sida (VIH), le paludisme et la tuberculose, l'industrie pharmaceutique indienne contribue à l’amélioration de l’accès aux soins dans des régions qui, sans elle, dépendraient de coûteuses importations depuis les pays riches (Löfgren, 2017; Ravinetto et al., 2013). Mais ce n’est pas seulement une question de coût : les grandes firmes pharmaceutiques du « Nord » investissent peu dans le développement de traitements pour des maladies majoritairement présentes dans les pays tropicaux, jugées peu rentables. L’Inde occupe ainsi un espace laissé vacant, en produisant non seulement des médicaments génériques essentiels, mais aussi des traitements spécifiques à ces contextes tropicaux, comme les sérums antivenimeux, dont elle est aujourd’hui le premier fournisseur mondial (Quet, 2023)

Document 7. Valeur des exportations pharmaceutiques, part de l’Inde dans les importation par pays, et part des pays dans les importations indiennes

Valeur des exportations pharmaceutiques, part de l’Inde dans les importation par pays, et part des pays dans les importations indiennes

Les États-Unis sont le premier pays de destination pour les exportations indiennes de produits pharmaceutiques (35,3 % des exportations indiennes) mais les produits indiens ne représentent que 6 % des importations pharmaceutiques des États-Unis. En revanche, l’Inde représente plus du tiers, voire de la moitié, des importations de produits pharmaceutiques dans de nombreux pays précaires, notamment en Afrique.

Malgré une présence plus limitée dans les segments plus sophistiqués, tels que les nouvelles entités chimiques et les systèmes avancés d'administration de médicaments, les entreprises indiennes ont également progressé dans le domaine des génériques à valeur ajoutée et des biomédicaments (Kale, 2019). Elle reste toutefois largement dépendante des principes actifs et excipients fabriqués en Chine, avec une part de marché chinoise atteignant 68 % des importations indiennes de ces substances en 2020-2021 (Chaudhuri, 2021)​. Cette dépendance constitue un défi stratégique, notamment dans un contexte de tensions commerciales et de ruptures potentielles d’approvisionnement, incitant le gouvernement indien à mettre en place des mesures pour renforcer la production locale de principes actifs, pour l’instant avec peu de succès.

3.2. Le rôle majeur des petites et moyennes entreprises

Les petites et moyennes entreprises (PME) jouent un rôle central dans l'internationalisation du secteur pharmaceutique indien, en diversifiant leurs stratégies de fabrication et de distribution. Une part notable de ces PME fonctionne selon le modèle des « fabricants sans usines » ou « manufacturers without factories » (Rault-Chodankar & Kale, 2022), se concentrant sur la coordination de la production sans posséder d'infrastructures manufacturières en propre. Ce modèle leur confère une flexibilité accrue et une maîtrise des coûts, en externalisant la production à plusieurs sous-traitants pour répondre efficacement et rapidement à la demande.

Cette flexibilité organisationnelle et leur capacité à s'adapter rapidement aux conditions de marché sont essentielles dans un secteur très concurrentiel, avec de nombreux intermédiaires et une pression continue sur les coûts (Horner & Murphy, 2017). Par ailleurs, les PME indiennes adaptent leurs produits et pratiques pour répondre aux variations des régulations et des attentes dans les pays en développement, où les exigences de qualité et de conformité peuvent être moins strictes que dans les pays du « Nord » (Haakonsson, 2009; Kale, 2019). Certaines d'entre elles adoptent des pratiques d'ajustement aux normes locales, tandis que d'autres développent des stratégies de « diversion » des normes selon les besoins (Quet, 2018), y compris concernant les bonnes pratiques de fabrication internationales (Rault-Chodankar, 2022a)

Pour pénétrer ces marchés, les PME indiennes s'appuient sur des réseaux construits de longue date. Par exemple, les Gujaratis, Sindhis ou Marwaris, très établis en Afrique de l’Est, non seulement permettent le partage d'expertise et de conseils, mais offrent aussi un soutien logistique et financier pour accéder à ces marchés. Ces communautés, souvent structurées autour de liens géographiques, culturels, religieux, linguistiques ou familiaux (Rault-Chodankar, 2022b), renforcent le développement de ces entreprises en favorisant les connexions avec les marchés émergents où la diaspora indienne agit comme relais de confiance et point d'entrée stratégique pour la commercialisation de médicaments génériques.

Lire aussi : Pierre-Yves Trouillet, « Les populations d'origine indienne hors de l'Inde : fabrique et enjeux d'une "diaspora" », Géoconfluences, septembre 2015.

3.3. La construction de réseaux de production et d’innovation pharmaceutique au « Sud »

Ces échanges entre l’Inde et les autres pays du « Sud » favorisent le développement industriel et technologique de cette partie du monde longtemps considérée comme absente de la carte de l’innovation et de la production pharmaceutique (Pollock, 2019). Les entreprises indiennes commencent même aujourd’hui à développer des productions localement, comme en Afrique (Chaudhuri, 2016), favorisant la « montée en gamme industrielle » (industrial upgrading) des systèmes de production pharmaceutiques locaux.

Les entreprises indiennes affirment d’ailleurs leur place non seulement comme « firmes pilotes » dans la production de génériques, mais aussi comme moteurs de l'innovation. Elles ne se contentent plus de fabriquer des médicaments anonymes ; certaines, comme la firme indienne Sun Pharma, cotée en bourse, démontrent leur capacité à pénétrer les marchés occidentaux indépendamment des grandes multinationales du « Nord », tout en contrôlant leurs propres réseaux de producteurs et distributeurs à l’échelle transnationale (Pradhan, 2010).

Des collaborations R&D importantes émergent ainsi entre pays du « Sud ». Par exemple, l’entreprise indienne Biocon a longtemps travaillé avec un laboratoire cubain autour du développement de produits biosimilaires (génériques de biomédicaments), brisant avec le modèle classique de transfert technologique du « Nord » vers le « Sud ». Cependant, Cuba constitue un cas particulier : son expertise en biotechnologie s'inscrit dans un projet d’État porté par le gouvernement communiste, qui a fait du secteur pharmaceutique une priorité stratégique dès les années 1980. Cette politique a permis de structurer un réseau d’institutions publiques dédiées à la recherche biomédicale (Reid-Henry, 2019). Cette collaboration indo-cubaine a en tout cas donné lieu à des innovations importantes, aujourd’hui brevetées dans les « Nords », comme l’illustre le document 8. Ces exemples sont significatifs d’une forme de bouleversement de la géographie du médicament, qui voient aujourd’hui les « Suds » accroître leur participation à la construction du capitalisme pharmaceutique mondial (Cassier, 2019).

Document 8. Brevet indo-cubain déposé aux États-Unis en 2016 sur une méthode de production biopharmaceutique

brevet indo-cubain

Conclusion

En conclusion, la montée en puissance des pays du « Sud » dans le secteur pharmaceutique redéfinit la géographie de la production pharmaceutique à l’échelle mondiale. L’Inde, en particulier, illustre cette évolution en passant d’un rôle de fabricant de génériques à un acteur central des chaînes de valeur Sud-Sud, capable d’innover et d’imposer ses normes. Cette transformation modifie les équilibres géopolitiques en permettant à des pays émergents d’exercer une « diplomatie du médicament », comme lors de la crise de la covid 19, par la fourniture de produits essentiels aux marchés internationaux. Alors que les pays du « Nord » envisagent une relocalisation pour sécuriser leurs approvisionnements, les infrastructures, les savoir-faire et les réseaux développés dans les Suds témoignent de leur rôle aujourd’hui incontournable dans la santé mondiale.


Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : chaîne de valeur | covid 19 | économie de la santé | émergence | ingénierie inversée | multinationale | sida | siège social | « Suds » | système productif.

 

Yves-Marie RAULT-CHODANKAR

Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Yves-Marie Rault-Chodankar, « L’Inde dans la mondialisation pharmaceutique Sud-Sud », Géoconfluences, mai 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/le-monde-indien-populations-et-espaces/articles-scientifiques/inde-dans-la-mondialisation-pharmaceutique-sud-sud

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