Réseau urbain et métropolisation en Italie : héritages et dynamiques
Dominique Rivière, professeur de géographie à l’université Paris-Diderot - Université Paris-Diderot
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Le regard des enseignants
La métropolisation en Italie est un phénomène complexe, au-delà de la classique dyarchie Rome-Milan et son insertion dans le réseau urbain européen. Entre un modèle ancien à forte « valeur symbolique culturelle identitaire » et la dérive contemporaine en ce qui est qualifié de « pathologie de l’habitat » propre à l’ensemble méditerranéen, cet article est utile pour approcher les notions de métropolisation mais plus particulièrement de la « città diffusa » (ou périurbanisation peu planifiée) voire celle plus spécifique « d’abusivismo » en DNL italien. Les photographies présentées permettent une lecture de paysage en classe de seconde pour l’urbanisation dans le monde, tandis que deux tableaux de classement des villes italiennes trouveront leur exploitation en classe de première, dans le cours du la métropolisation en Europe ou l’Europe des régions, avec la partie italienne de la dorsale de peuplement européenne.
C. M. / Atelier pédagogique de l’APHG de Lyon
La métropolisation renvoie au renforcement des fonctions supérieures en matière de décision, de direction et de gestion des systèmes économiques et leur concentration dans quelques pôles urbains majeurs. Ce processus complexe, qui implique à la fois une concurrence accrue entre grandes villes et leur mise en réseau, s’accompagne, à l’échelle des espaces urbanisés, de dynamiques de spécialisation fonctionnelle et de différenciation sociale.
Le cas italien permet d’étudier ce processus et les politiques qui y concourent à partir de l’un des territoires les plus marqués historiquement par le fait urbain. En effet, qu’elle soit d’origine étrusque, romaine ou médiévale, la ville structure la péninsule par ses paysages et par ses réseaux. Avec une densité approchant les 200 habitants au km² en 2010, l’Italie affiche un taux d’urbanisation inférieur à celui de la France (69 % pour l’une, 77 % pour l’autre, avec toutefois des définitions statistiques sensiblement différentes [1]), mais l’armature urbaine y est à la fois plus robuste et plus complète. En effet, le fractionnement politique qui a longtemps caractérisé l’histoire italienne a permis le développement d’un réseau dense et équilibré de villes, qui suscitent encore aujourd’hui un vif sentiment d’appartenance, parfois épinglé sous le terme de « campanilisme ». La métropolisation apparait, par ailleurs, fortement influencée par la persistance de clivages de développement infranationaux entre Nord et Sud. Dans ce contexte singulier, quelles formes prend la métropolisation et quelles sont ses traductions spatiales à différentes échelles ? Cet article s’attache à faciliter et à illustrer la compréhension de ces recompositions urbaines et territoriales, du quartier à l’Europe, cadre de référence permettant de mettre en débat le discours classique sur l’« anomalie italienne ».
1. Une armature urbaine robuste et bicéphale
Fixée pour l’essentiel pendant la Renaissance, au moment où l’Italie commence à être marginalisée dans la nouvelle économie-monde (Braudel, 1949), la hiérarchie urbaine n’a été ensuite que légèrement modifiée par la révolution industrielle et par l’unification du pays dans les années 1860 - hormis le déclassement de Naples, autrefois l’une des plus grandes cités du bassin méditerranéen [2]. Après Rome et Milan, on trouve sept villes majeures aux fonctions diversifiées, anciennes capitales de royaume (Naples, Turin, Palerme) ou héritières des cités marchandes médiévales (Gènes, Bologne, Florence, Venise). Parmi elles, Turin et Naples ont gardé une dimension européenne, voire internationale.
Population des quatre plus grandes villes italiennes
Source : Istat ; Rivière, 2012. |
Évolution démographique des quatre plus grandes communes italiennes (1861-2010) [3]
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1.1. Naples et Turin, d’anciennes capitales à la recherche d’un renouveau
Encore première ville d’Italie lors de l’unification, Naples a été rattrapée rapidement par Milan et Rome, mais elle demeure, avec une aire urbaine de plus de 4 millions d’habitants en 2013, l’une des plus grandes cités méditerranéennes (Douay, 2009). Fragilisée par le déclin des activités portuaires (Rodriguez-Malta, 1994) et des industries d’État, la ville connaît surtout des dysfonctionnements structurels. Par rapport à d’autres métropoles européennes, et malgré la présence d’importants équipements hérités de son passé de capitale (Bibliothèque nationale, universités), la ville se distingue par l’ampleur du travail informel, même dans l’hyper-centre (Froment, 2008), et par la pauvreté relative de sa population (le revenu par habitant de la Campanie atteint seulement les deux tiers de celui de la Lombardie).
La gouvernance napolitaine, souvent épinglée comme inefficace et corrompue, voire soumise à l’infiltration des réseaux camorristes (en témoigne le succès de l’ouvrage Gomorra, de Roberto Saviano) a pourtant été, dans les années 1990, un des fers de lance de la « renaissance urbanistique » italienne qui a suivi la décentralisation (voir le complément 3). Celle-ci, fortement soutenue par les fonds structurels européens (Manceau, 2011), s’est notamment fondée sur la modernisation du système de transports publics et sur de vastes opérations de renouvellement urbain (réhabilitation du centre-ville ; création, encore en chantier, d’un parc urbain sur l’ancien site sidérurgique Italsider de Bagnoli). Mais ce « modèle napolitain » s’est effondré dans les années 2000 et, plus récemment, l’économie napolitaine a mal résisté aux crises de 2008 et 2011. Malgré la présence de grandes entreprises italiennes (Fincantieri, Ansaldo), de centres de recherche réputés, de PME de services innovantes regroupées au sein du centre directionnel de Poggioreale, les perspectives de développement sont incertaines, alors que l’aggravation de la crise des déchets a durablement détérioré l’image de la ville.
Quatrième aire urbaine du pays (2,2 millions d’habitants), Turin fut le principal foyer de la révolution industrielle en Italie, puis l’une des plus grandes villes « fordistes » d’Europe (Freyssenet, 1979) - les usines FIAT ayant même été quelques années le plus grand site de construction automobile du monde. Destination privilégiée des migrants du Sud pendant le « miracle économique » de l’après-guerre, la ville connut une croissance démographique très rapide dans les années 1950 (+ 43 % entre 1951 et 1961), qui s’est précocement stabilisée toutefois. Un temps affaiblie par la désindustrialisation et la perte de ses productions culturelles (cinéma, télévision), la ville est certes restée fortement spécialisée dans l’automobile (avec un groupe FIAT revigoré mais dont les intérêts se déplacent outre-Atlantique), l’aéronautique (Alenia) et le textile (Kappa), mais elle a accompli, dans le cadre d’un processus de « planification stratégique » largement inspiré du modèle barcelonais (Salone, 2011), une ambitieuse reconversion dans le tertiaire supérieur. Le site du Lingotto, transformé en vaste complexe culturel, en offre un exemple frappant. Stimulé par l’accueil des Jeux olympiques d’hiver de 2006, le renouvellement urbain a investi de façon plus large l’ensemble de la ville, avec des opérations ambitieuses comme le recouvrement d’une large part des voies ferrées et la revalorisation du patrimoine ancien du centre historique.
Turin, une métropole industrielle en reconversion
La capitale piémontaiseAu pied des Alpes, le centre-ville a gardé le plan en damier hérité de l'époque romaine |
La ville de FiatLe Lingotto, ancien site industriel de Fiat, a été reconverti en centre de services multifonctionnel : bureaux de Fiat, centre commercial « 8 Gallery » |
1.2. De nombreuses villes intermédiaires à l’échelle européenne
Les autres agglomérations sont un peu en retrait dans les classements internationaux (Halbert et al., 2012) : Gênes [4] comme Venise demeurent des ports actifs (et pour Gênes, un pôle scientifique réputé), mais sans aucune commune mesure avec ce qui fut leur destin médiéval [5], tandis que Bologne est un centre universitaire de premier plan depuis le Moyen Age et que Florence fait toujours figure de capitale artistique et culturelle européenne. Hormis Palerme (qui atteint le million d’habitants), et à certains égards Bari, le Mezzogiorno manque de grandes villes.
Différents travaux sur le système urbain européen montrent que si l’on privilégie le critère fonctionnel pour définir les métropoles, ce sont non seulement Naples mais aussi l’ensemble des grandes villes du Mezzogiorno qui se voient rabaissées dans la hiérarchie. Les métropoles du Centre Nord se verraient au contraire rehaussées, y compris certaines d’entre elles relativement modestes au plan démographique comme Florence (370 000 habitants). Certes, aucune de ces études n’a valeur de classement absolu et on pourrait discuter de la place de l’une ou de l’autre – ainsi, de manière surprenante, dans celle de la Datar (Rozenblat et Cicille, 2004) destinée à actualiser l’étude Reclus de 1989 menée par Roger Brunet, Turin et Naples ne sont classées, au même titre que Nantes ou Nice, que comme « grandes villes à potentiel européen » [6] . Reste qu’en Italie, la « question Nord-Sud » se reflète dans la problématique métropolitaine bien plus qu’elle n’y trouve un remède.
Classement de quelques métropoles italiennes et françaises selon leur rayonnement européen d’après l’Atlas des villes européennes (2004)
Classement de 180 villes de plus de 200 000 habitants selon 15 indicateurs de fonctions internationales, d’activités économiques, de diversité ou de spécialisation économique. |
1.3. Une géographie urbaine qui reflète les contrastes de développement
Le réseau urbain italien est complété par un ensemble de 160 villes de 30 000 à 200 000 habitants. Souvent actives et bien équipées, accueillant même quelques fonctions supérieures (universités, sièges sociaux comme celui de Benetton à Trévise), ces villes moyennes jouent un rôle notable dans l’encadrement du territoire, notamment en Italie centrale. La vie urbaine y est sans conteste plus intense que celle des villes françaises de même taille, de telle sorte que cette « Italie des cent villes » [7] reste le cœur de l’identité italienne.
La géographie du système urbain italien reflète, comme celle des métropoles, les grands contrastes interrégionaux en matière de développement socioéconomique. Si le fait urbain est une référence prégnante partout dans la péninsule (seuls la Sardaigne et l’intérieur des Apennins sont des zones à forte ruralité), et s’il n’y a pas en Italie d’équivalent de la « diagonale du vide » française, avec son cortège de faiblesse métropolitaine, d’enclavement et de déprise, le clivage Nord-Sud s’impose sur ce plan aussi comme une disparité majeure.
En effet, le Nord constitue une région de tradition urbaine ancienne, où la densité est élevée et l’espace intégralement polarisé par un ensemble hiérarchisé de villes grandes et moyennes. Au contraire, l’Italie méridionale est marquée par la dispersion des grands foyers urbains et la profusion de petites villes aux fonctions incomplètes, laissant de nombreux espaces hors des aires de polarisation. Ce clivage est ancien : dès les années 1960 et 1970, alors que Naples et Rome (Seronde-Babonnaux, 1959) connaissaient une croissance de type « parisien » au détriment de leurs périphéries régionales respectives [8], l’Italie du Nord servait déjà de champ d’application à la notion de megalopolis, dans la lignée des travaux de Jean Gottmann (George, 1977). L’essor des districts industriels de la « Troisième Italie » [9] dans les années 1970 et 1980 a utilisé et conforté les petites et moyennes villes, qui forment la base de ce réseau, en particulier dans le Nord-Est mais aussi dans le Centre, tandis qu’il touchait dans une moindre mesure l’Italie méridionale. Aujourd’hui, dans un contexte désormais marqué par un desserrement urbain patent au Sud comme au Nord, Giuseppe Dematteis [10] relève encore que « dans le Mezzogiorno, les réseaux urbains locaux ou régionaux se présentent comme très fragmentés, tandis qu’au contraire ils sont très largement connectés dans le nord du pays, jusqu’à la Toscane septentrionale. » (Dematteis, 2009).
Complément 1 : L’organisation d’un système urbain régional : la via Emilia
L’ancienne voie romaine reliant Milan à l’Adriatique constitue l’axe structurant d’un réseau urbain régional marqué par son caractère linéaire et par la domination des villes moyennes. Cinq agglomérations organisées en un chapelet régulier ponctuent un couloir urbain étiré sur près de 250 kilomètres et rassemblant plus de 2 millions d’habitants. Le cadre de mise en place de ces villes est identique : des sites de contact entre les contreforts de l’Apennin et la fertile plaine padane, aujourd’hui valorisés par un important couloir routier et ferroviaire, une glorieuse période d’indépendance « communale » au Moyen Age, une mainmise seigneuriale à la Renaissance mettant en place des cours ducales, un développement économique contemporain lié à une rapide modernisation agricole et à un tissu industriel diffus et innovant qui ont fait de cette région l’une des plus riches d’Italie. Les aires de polarisation urbaine, correspondant à des sous-ensembles régionaux à cheval sur les hauteurs de l’Apennin, les collines du Piémont et la plaine padane, parsemés de très nombreuses petites villes, sont étroitement emboîtées. Face à ces capitales de province à la fois complémentaires et concurrentes et entretenant une intense vie de relation, Bologne, carrefour actif et dynamique capitale régionale, peine à affirmer sa prééminence. Source : Delpirou et Mourlane, 2011. |
Le système urbain de la via Emilia |
2. Duel ou archipel métropolitain ? Rome et Milan
Malgré ce relatif polycentrisme, les fonctions régaliennes et les principales fonctions directionnelles se partagent entre Rome et Milan, qui seules peuvent revendiquer, à des titres différents, le statut de « ville mondiale » [11]. Désormais reliées en moins de quatre heures par une ligne ferroviaire à grande vitesse, les deux capitales italiennes sont néanmoins autant rivales que complémentaires, ce qui participe des difficultés actuelles du pays.
Rome / Milan : entre concurrence et complémentarités
Sources diverses |
2.1. Le poids maintenu de Milan
Par sa structure industrielle diversifiée, son tissu bancaire (UniCredit, Banca Intesa), ses secteurs de pointe, ses foires commerciales (salon du meuble et semaine du design), son rôle international, Milan reste le centre d’impulsion et de décision du système économique italien. Principale place financière (Fininvest), siège de l’unique bourse des valeurs, la métropole lombarde regroupe la moitié des sociétés par actions du pays (Alfa Romeo, Campari, Pirelli, Telecom Italia), pour la plupart implantées au cœur de la ville, dans un centre directionnel de fait. Première gare et principal nœud routier du pays, à la tête d’une vaste région industrielle, Milan exerce également un incomparable rayonnement culturel : les principales maisons d’édition sont milanaises, tout comme les grandes chaines privées de télévision (le groupe Mediaset créé par Silvio Berlusconi), les marques de mode (Prada, Armani, Versace) et de design (Fiorucci). La ville compte aussi beaucoup pour les équipements universitaires (université Bocconi) et artistiques (la Scala) de prestige.
Cette primauté a des causes anciennes et multiples (Dalmasso, 1971) : bien arrimée à l’Europe rhénane dès le XVIe siècle, confortée par l’unification italienne, Milan a profité plus récemment de l’intégration européenne pour développer un rôle d’interface, fondé sur des échanges intenses avec la France, l’Allemagne et la Suisse. Employant une main-d’œuvre hautement qualifiée, une classe dirigeante industrielle et commerçante y a prospéré très tôt et accumulé savoir-faire et capitaux ; elle demeure aujourd’hui la plus riche et la plus puissante du pays.
Toutefois, alors que la préparation de l’Exposition universelle 2015 domine l’actualité milanaise, les secteurs traditionnels de l’économie régionale [12] n’ont pas été épargnés par la crise et le taux de chômage de la province, longtemps parmi l’un des plus bas d’Europe, a fortement progressé au début des années 2010 (8% à l’été 2013). Par ailleurs, des faiblesses structurelles (congestion, pollution, nuisances), longtemps ignorées par les politiques publiques, pénalisent la compétitivité du système productif milanais. La gouvernance n’est pas la moindre d’entre elles : dans le contexte de localisme exacerbé qui a caractérisé les deux dernières décennies, la ville-centre subit une forte concurrence de la part de ses périphéries - évidente par exemple en matière aéroportuaire -, qui à certains égards l’affaiblit (Conti, Salone, 2010). Enfin et surtout, la compétition est désormais vive avec Rome.
Pour aller plus loin avec Géoconfluences, un complément sur L’Exposition universelle de 2015 au service de la métropolisation milanaise |
2.2. La métropolisation romaine : une réalité méconnue
Rome occupe, pour sa part, une place singulière dans la mondialisation (Delpirou et Rivière, 2013). D’un côté, elle jouit d’une influence et d’une aura exceptionnelles à l’échelle internationale en tant que métropole religieuse et culturelle, pôle touristique majeur (troisième destination en Europe après Paris et Londres), capitale de l’Etat italien et siège du Vatican. De l’autre, ses bases économiques limitées, héritées des choix politiques pré et post-unitaires en faveur d’une ville administrative préservée de l’industrialisation, ont longtemps contribué à la marginaliser dans le système métropolitain mondial (Djament-Tran, 2011).
Toutefois, l’opposition ancienne entre « capitale économique » et « capitale politique improductive » est en passe d’être dépassée (Rivière, 2004, 2012). En effet, depuis une vingtaine d’années, l’économie romaine est restée dynamique dans un contexte national déprimé. Entre 1993 et 2008, le PIB par habitant du Latium est passé de 23 000 à 29 000 euros – avant de redescendre récemment à 27 000 euros (Lombardie 31 000, Ile-de-France 47 000), tandis que le nombre d’entreprises privées progressait de près de 15%. Le taux de chômage provincial, tombé de 15% en 1993 à 5,8% en 2007, est remonté à près de 11% à l’été 2013 mais reste légèrement inférieur à la moyenne nationale (11,4%). Cette « révolution de l’économie romaine » (Berdini, 2008), qui s’inscrit dans un contexte de renforcement des capitales dans la compétition métropolitaine en Europe (UE, 2010), est fondée sur le développement de l’économie présentielle (immobilier, tourisme), mais aussi d’activités technopolitaines à forte valeur ajoutée (gestion, conception, chimie, informatique). Elle s’est traduite par une progression notable de la ville dans les classements internationaux et par le renforcement de son attractivité auprès des grands acteurs de l’économie mondialisée.
Rome, l'expansion d'une capitale politique
La capitale politique de la République italienne
La place du Quirinal, un jour de fête nationale, devant la Présidence de la République italienne |
Les secteurs d’expansion urbaine prévus par le plan régulateur général de 2008
Source : Delpirou, 2009. |
La périphérie romaine a été le principal réceptacle de ces dynamiques : installation de fonctions directionnelles dans le quartier de l’EUR [13], implantation de vastes centres commerciaux, émergence de la pépinière d’entreprises technologiques Tiburtina Valley. La croissance et la complexification des mobilités (Delpirou, 2009), dans un territoire pourtant faiblement doté en infrastructures de transport, attestent des nouveaux liens fonctionnels qui se nouent entre le centre et une périphérie qui ne peut plus être analysée à travers les seuls prismes de la construction abusive (Vallat, 1995) ou de la marginalisation socio-spatiale.
Complément 2 : Une « révolution romaine » encore inachevée
A Rome, le Jubilé 2000 et l’action dynamique de municipalités réformistes (1993-2008) ont permis de réaliser des aménagements structurels : restauration des monuments, piétonisation du centre, création de nouveaux espaces publics. De grandes manifestations culturelles (« Nuit blanche », Fête du cinéma) ont restauré le prestige international de la ville. Des projets audacieux - et critiqués - ont été confiés à des stars de l’architecture mondiale, comme le nouvel Auditorium (Renzo Piano) ou le bâtiment en marbre et en verre imaginé par Richard Meier pour présenter l’Ara Pacis. Tandis que les musées existants, parmi les plus anciens du monde, ont été modernisés pour répondre aux standards internationaux, de nouveaux lieux d’exposition consacrés à l’art contemporain ont été créés (MACRO, MAXXI), rencontrant un succès inégal. La patrimonialisation a aussi été affirmée en périphérie, comme en témoigne la valorisation de l’architecture industrielle du quartier Ostiense (nouvelle université, transformation en musée de l’ancienne centrale électrique Montemartini). En contraste avec les diatribes de la Ligue du Nord à son encontre, la capitale est désormais plébiscitée par les sondages : 82% des Italiens déclarent avoir une image positive de Rome. Mais de nombreux acteurs dénoncent la face cachée de ce succès : flambée des prix immobiliers, reprise de la spéculation en périphérie, transformation du centre en un territoire exclusivement récréatif, vidé de ses habitants et de ses commerces, gentrification rapide des quartiers péricentraux comme Garbatella ou San Lorenzo (Berdini, 2008 ; Delpirou, 2013). Dans le même temps, la périphérie provinciale, qui a reçu l’essentiel de la croissance démographique depuis trente ans (Cremaschi, 2010) reste le parent pauvre de l’aménagement urbain, même si de notables améliorations ont été apportées en termes d’intégration par les transports publics.
3. Les conséquences spatiales de la métropolisation : périurbanisation et fragmentation
3.1. Abusivismo et città diffusa
L’espace urbain des métropoles italiennes porte le poids des échecs de la planification territoriale (Insolera, 2011), de la perversion des politiques publiques par les dynamiques spéculatives (Berdini, 2008), de la culture de l’illégalité (Vallat, 1995), de l’urgence et de l’exception (Maccaglia, 2009). S’affranchissant des documents et des normes d’urbanisme en vigueur, la croissance urbaine s’est souvent opérée de façon anarchique et sans le support d’infrastructures modernes ; la spéculation foncière et immobilière a été entretenue pendant les années du « miracle » par une alliance de fait entre promoteurs et politiciens locaux ; le logement social souffre d’un déficit chronique (l’agglomération de Milan compte moins de 5% de logements aidés).
Deux visages des périphéries délaissées des métropoles
À Naples, un quartier d'habitat collectif dégradéSource : Google Earth. Voir le fichier .kmz du Vele, Naples, latitude 40°53'55.79"N, longitude 14°14'26.09"E |
À Rome, un quartier d'habitat auto-construitDans la périphérie sud de Rome, le coeur de la borgata Acilia, quartier d'habitat spontané illégal, construit dans les années 1950. |
Dans ces conditions, l’abusivismo [14] a pris une ampleur inégalée en Europe occidentale, rattachant davantage les espaces urbains italiens à un modèle méditerranéen très présent également en Grèce ou en Turquie. Si les périphéries de Rome, Milan et Turin ont aussi leurs tours et leurs barres, certaines notoirement décrépies et/ou dépréciées (comme les Vele à Naples), elles ont surtout vu se multiplier les noyaux informels construits illégalement (borgate). A Rome et à Naples, les implantations se sont multipliées au cours des années 1960 dans les espaces résiduels de la lointaine périphérie. D’abord ignorés par les pouvoirs publics, puis bénéficiant d’une longue succession de lois d’amnistie (condono), ces quartiers de fortune sont longtemps restés dépourvus d’équipements et de services élémentaires, comme en témoigne avec humour le film d’Ettore Scola, Affreux, sales et méchants (1976). Si les borgate participent désormais pleinement à la vie des métropoles et ont été, souvent à grand frais pour la collectivité, équipées et raccordées aux différents réseaux, elles demeurent le signe concret d’une véritable pathologie de l’habitat.
Plus généralement, la périurbanisation a pris une ampleur particulière en Italie, pays resté longtemps rural et dépourvu d’une véritable tradition de maîtrise foncière. On y observe en effet des formes spécifiques à l’échelle de vastes territoires. Ainsi, en Lombardie, le desserrement du système productif milanais a suscité une urbanisation diffuse et à basse densité à partir des bourgs et des villages. Ni encore rural ni tout à fait urbain, le paysage est marqué par une juxtaposition ininterrompue et désordonnée de maisons individuelles, de zones industrielles, de centres commerciaux et d’échangeurs routiers. L’émergence de cette città diffusa (Indovina, 1990 ; Barattucci, 2006), qui traduit également les choix des gouvernements successifs en faveur de l’accession à la propriété, pose d’importants problèmes de consommation des sols et de dégradation des paysages. Elle souligne aussi, en creux, l’absence d’une gestion métropolitaine. |
La città diffusa, une forme de périurbanisation à l'italienneDans la périphérie nord de Rome, les stigmates des carences de la gouvernance urbaine. |
Complément 3 : L’Italie à l’heure des mailles métropolitaines ?
Comme de nombreux pays européens, l’Italie est engagée dans un difficile processus de recomposition de la gouvernance urbaine (Rivière, 2012 ; Tanter-Toubon, 2006). Echelon historiquement majeur en matière d’urbanisme [15], la commune a été renforcée par le mouvement de décentralisation lancé dans les années 1990 (élection directe des maires à partir de 1993), dans le cadre de la refonte de l’organisation générale de l’État après l’opération Mains propres. Les grandes villes italiennes sont dès lors devenues des vitrines du « bon gouvernement du territoire », et parfois un tremplin vers des fonctions politiques nationales ; en témoigne encore aujourd’hui l’importance prise par Matteo Renzi, le jeune maire de Florence, au sein de la gauche italienne. Plus que par la réforme des plans régulateurs généraux hérités des décennies de l’après-guerre (PRG, l’équivalent des PLU français), c’est le plus souvent dans le cadre de variantes [16] (Naples) ou d’une programmation stratégique (Turin : Salone, 2011, Rome : Delpirou, 2009), fortement critiquées par la gauche radicale et environnementaliste, que s’est opéré ce renouveau urbanistique.
Toutefois, avec un temps d’avance sur bien d’autres pays européens, l’échelle de gouvernement des métropoles est depuis le début des années 1990 l’objet de débats récurrents. Ainsi, les principales villes du pays ont été définies comme aires métropolitaines par une loi de 1990 destinée à créer de nouvelles structures intercommunales adaptées aux grandes agglomérations [17] (Rivière, 2012). Rattrapée par le mouvement plus général de décentralisation et de régionalisation des années 1990 et 2000, cette réforme n’a jamais véritablement été mise en œuvre. Mais le principe de città metropolitane a été plusieurs fois réaffirmé (réformes constitutionnelles de 2001 et 2009), en partie sans doute en contrepoint potentiel au « fédéralisme régional » défendu, de façon parfois très agressive, par la Ligue du Nord (Rivière, 2004). Plus récemment, c’est, comme en France, dans le cadre d’une tentative de simplification du « mille-feuille territorial » au service de l’austérité budgétaire, que les gouvernements Monti puis Letta ont entrepris la relance de cette maille métropolitaine [18]; elle viendrait, dans le cas de la douzaine de villes concernées, se substituer aux actuelles provinces.
Toutefois, l’issue de ce processus est loin d’être assurée et l’hésitation entre mailles communale, intercommunale et régionale - les régions disposant depuis les années 1970 des compétences majeures en matière d’aménagement du territoire – est, comme en France, une constante dans les politiques publiques récentes. Par exemple, Rome est dotée depuis 2009 d’une instance métropolitaine (Roma città metropolitana), mais, pour l’heure, à l’échelle de la seule commune !
3.2. La fragmentation métropolitaine en question : un modèle italien ?
En dépit de cet étalement incontrôlé, les quartiers centraux des métropoles italiennes ont gardé une forte valeur symbolique, culturelle et identitaire. Le maintien d’activités productives et commerciales a permis d’entretenir une relative diversité fonctionnelle ainsi qu’une vie urbaine active, incarnée par la tradition de la passeggiata, la promenade de fin d’après-midi. Une partie des quartiers centraux accueille encore des populations modestes, dans un décor urbain souvent prestigieux mais dégradé, comme à Gênes ou à Naples (Froment, 2006). Mais la plupart d’entre eux ont été concernés par des politiques de rénovation et/ou de réhabilitation, dont Bologne a été l’un des modèles en Europe, souvent au prix d’une accélération des processus de gentrification et de muséification à l’œuvre dans la péninsule comme ailleurs dans l’Europe urbaine. Même Naples voit ses petites activités si souvent associées à l’image de ses rues, comme le travail de la ganterie, issue de la longue tradition artisanale de l’ancienne capitale, quitter le centre vers les périphéries de l’agglomération, tandis que des opérations culturelles, comme le musée d’art moderne MADRe, contribuent avec plus ou moins de bonheur, à la revitalisation des quartiers historiques (Froment, 2010).
Naples, les mutations d'une métropole européenne au début du XXIe siècle
Métro de Naples : station ToledoDessinée par l'architecte catalan Oscar Tusquets Blanca, la sortie de la station Toledo sur Via Roma, mise en service en septembre 2012 est un élément de l'ambitieux projet du métro de l'art (avec l'aimable autorisation de P. Froment). |
Manifestation d'immigrés à Naples« Combien vaut la vie d'un immigré ? », question posée par les migrants africains en 2004 (avec l'aimable autorisation de C. Schmoll). |
Toutefois, selon plusieurs observateurs, ces dynamiques socio-spatiales typiquement métropolitaines auraient pris en Italie des formes originales. Ainsi, la faiblesse du zonage fonctionnel, la diffusion de la propriété et le fort ancrage local de familles peu enclines à la mobilité résidentielle auraient contribué à limiter la ségrégation résidentielle (Barbagli et Pisati, 2012). Si la proximité familiale dans le voisinage est une réalité bien présente, même au cœur des grandes villes - en 1998, les deux tiers des Italiens mariés habitaient dans la même commune que leur mère (Pfirsch, 2011a, 2011b) -, il reste que cette thèse d’une moindre ségrégation est fortement discutée, alors que les métropoles italiennes sont confrontées à des tensions sociales croissantes. La difficile prise en charge d’un cosmopolitisme récent, ancré à la fois dans les métropoles (Rome compte près de 270 000 résidents étrangers, soit 10% de la population communale : Weber, 2004) et dans les districts industriels de l’Italie du Nord-Est, a rythmé l’actualité politique et sociale des dernières années. Alors même que les immigrés de « seconde génération » constituent déjà plus d’un cinquième de la population étrangère (Barbagli et Schmoll, 2011) et que la croissance démographique du pays dépend quasi exclusivement de cet apport, le fait migratoire reste largement ignoré par les politiques urbaines, avec pour conséquence des conditions de vie parfois dramatiques.
Conclusion
Le réseau urbain italien semble finalement dans une situation complexe au regard des processus de métropolisation qui affectent l’ensemble des pays européens. Si la structure bicéphale Rome / Milan évite les effets pervers de l’hyper-concentration à la française, elle entraîne de vives concurrences qui peuvent se révéler contre-productives dans la compétition métropolitaine à l’échelle européenne. Ainsi, les deux capitales se disputent pour attirer investissements étrangers, manifestations internationales et grands équipements métropolitains. Ces dernières années, le conflit s’est cristallisé sur la question de l’emplacement du grand hub aéroportuaire d’Alitalia, finalement attribué à Fiumicino (Rome). Avec la réduction de l’historique et persistant clivage Nord / Sud, dont la revitalisation métropolitaine de Naples serait un élément incontournable, la gestion de la concurrence Rome / Milan sera sans doute la grande affaire des politiques territoriales des prochaines décennies.
Notes
[7] Telle que la définissait au XIXème siècle le philosophe et patriote italien Carlo Cattaneo.
[16] Modifications partielles des documents d’urbanisme.
Pour compléter :
Ressources bibliographiques :
- Barattucci, C. 2006. Urbanisations dispersées : interprétations actions. France et Italie 1950-2000, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
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- Barbagli, M. et Pisati, M. 2012. Dentro e fuori le mura. Città e gruppi sociali dal 1400 a oggi, Bologne : Il Mulino.
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Aurélien DELPIROU,
maître de conférences à l’Institut d’urbanisme de Paris (université Paris-Est Créteil Val-de-Marne), laboratoire Lab’Urba (université Paris-Est)
Dominique RIVIÈRE,
professeure de géographie à l’université Paris-Diderot, UMR 8504 Géographie-cités
Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul
Pour citer cet article :
Aurélien Delpirou et Dominique Rivière, « Réseau urbain et métropolisation en Italie : héritages et dynamiques », Géoconfluences, décembre 2013.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/de-villes-en-metropoles/articles-scientifiques/reseau-urbain-et-metropolisation-en-italie-heritages-et-dynamiques