Les cortiços à Salvador de Bahia, entrer dans un logement caractéristique des villes brésiliennes
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Aborder les questions du logement populaire dans les villes brésiliennes conduit la plupart du temps à parler des favelas, image urbaine mondialement connue et particulièrement médiatisée. À titre d’exemple, nous pouvons citer les films de portée internationale les mettant au cœur de leur synopsis tels que La Cité de Dieu((Meirelles F. et Lund K., 2002, voir la bande-annonce sur YouTube.)) ou Troupe d’élite((Padilha J., 2007, voir la bande-annonce sur YouTube.)) qui en sont les plus représentatifs. Cependant, elles sont loin d’être la seule solution de logement populaire pour les citadins brésiliens. En effet, dans le panel d’habitats populaires urbains brésiliens, la favela est un emblème mais n’en est qu’un exemple plus récent que d’autres plus historiques (Vaz, 1994) : par exemple les palafitas (cabanons en bois sur les cours d’eau), ou encore le cortiço. Parmi ces exemples, le cortiço est caractérisé comme « semente da favela » (la graine de la favela) (Vaz, 1986 p.30).
Le cortiço est un logement collectif, locatif, multifamilial (Kowarick, 1982) qui se développe dans d’anciennes bâtisses, datant parfois de l’époque coloniale, situées dans le centre-ville. Cet habitat, développé le plus souvent dans des casarões((Bâtiment colonial du centre-ville brésilien généralement à un étage ou deux maximum.)) majoritairement composés de deux étages, est caractérisé par la promiscuité et la précarité dans lesquelles vivent ses habitants. Inscrit dans la ville formelle, le cortiço constitue un entre-deux (Rey, 2006 ; Paris, 2014) puisqu’il développe des modes d’habiter relevant de l’informel et de l’invisible. Cet entre-deux est des plus intéressants lorsqu’on s’intéresse à l’équilibre entre formel et informel et lorsque ces deux notions plus complémentaires qu’antagoniques sont regroupées dans un même espace (Santos, 1959 ; Bennafla, 2015). Soulignons que nos travaux sur l’habitat en cortiço renvoient également à d’autres travaux sur des types de logements populaires latino-américains partageant nombre de ses caractéristiques : les conventillosà Santiago , les mesones à San Salvador, les inquilinato à Bogotá (Dureau et al., 2004) ou encore les vecindades mexicaines (Melé, 2014; Diaz, 2014). La question du logement informel dans les quartiers des centres villes est un sujet complexe qui s’insère également dans d’autres problématiques parmi lesquelles la gentrification et les questionnements sur la possibilité et la nécessité de préserver une fonction résidentielle populaire dans les centres villes historiques (Rivière d’Arc, 2006 ; Giroud, 2011). |
Figure 1. Cortiço dans un casarão d’un quartier du centre historique de São Paulo, Bela VistaCliché : Octavie Paris, avril 2012. |
Dans son recensement de 2010, l’Institut brésilien de géographie et de statistique (IBGE) définit le cortiço dans la catégorie « habitação em casa de cômodos, cortiço ou cabeça de porco », autrement dit, comme une unité de logement multifamilial, qui présente les caractéristiques suivantes :
— un usage commun des installations hydrauliques et sanitaires (salle de bain, cuisine…)
— la multifonctionnalité d’une seule pièce de vie (pour dormir, cuisiner, manger, travailler…)
— plusieurs foyers (domiciles particuliers) construits en lots urbains ou avec subdivision de logement en une seule édification généralement louées, sous-louées ou cédées et sans contrat formel de location.
C’est à l’échelle de la ville de São Paulo que l’identification et la prise en compte des cortiços sont les plus développées. La loi municipale de la ville de São Paulo, la loi Moura (loi n° 10.928 du 8 janvier 1991, Art. 1), est la seule loi municipale à définir le cortiço officiellement. Il s’agit d’une « unité utilisée comme habitat collectif multifamilial présentant, totalement ou partiellement, les caractéristiques suivantes :
a) une ou plusieurs constructions sur un sol urbain,
b) subdivision en plusieurs pièces louées, sous-louées ou cédées,
c) plusieurs usages de la pièce de vie,
d) accès et usage communs des espaces non construits et des installations sanitaires,
e) précarité des espaces de circulation et de l'infrastructure,
f) état de surpopulation. »
(Traduction de l’auteure depuis l’article 1 de la loi Moura depuis le site de la Mairie de São Paulo ; le lien a été désactivé depuis).
Le site institutionnel de la Mairie de São Paulo propose une cartographie des cortiços dans les quartiers centraux de la ville. Bien que non actualisées et difficilement exhaustives, ces données permettent une compréhension de la répartition des cortiços dans le tissu urbain pauliste.
Cependant, malgré ces définitions, le cortiço reste aujourd’hui un indéfini dans nombre de villes brésiliennes. Parmi l’éventail de solutions de logement populaire, il est aussi l’un des moins étudiés et fréquemment stigmatisés. Ce logement est souvent présenté comme un élément urbain du passé, écarté des principales lignes d’actions des politiques publiques. Il renvoie à une image désuète laissant penser que ce type de logement a disparu. Certaines traductions proposées du terme cortiço emploient même les termes taudis ou habitat taudifié. De plus, la définition officielle reste de l’ordre des besoins de l’institut de recensement et de statistiques qu’est l’IBGE et n’est pas vraiment opérationnelle. En effet, selon le découpage politico-administratif brésilien, c’est aux municipalités que revient la responsabilité de mettre en place les principales lignes d’actions des politiques publiques de logement dans leur Plan Directeur Municipal, ceci de manière renforcée depuis la création de l’Estatuto da Cidade (« Statut de la Ville ») en 2001. Des lignes d’action difficiles à mettre en œuvre concernant le cortiço en dehors de São Paulo, puisqu’aucune loi municipale ne prend en compte ce logement.
Ces indéfinitions ne transcrivent pas suffisamment les spécificités tant historiques qu’actuelles du cortiço alors qu’il est une bonne illustration de la diversité des dynamiques urbaines brésiliennes. Dès lors, cet article propose d’interroger la place du cortiço dans l’imaginaire collectif des sociétés urbaines brésiliennes. Il s’appuie sur différents terrains de recherche autour du logement en cortiço, entre 2012 et 2016, menés à São Paulo, à Recife, à Salvador et à Belém, quatre villes, capitales d’États, devant répondre à une forte demande en logements populaires.
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Seules les données de Salvador de Bahia, collectées en 2015, serviront à cette contribution. Ainsi, nous présenterons dans un premier temps, le terrain d’étude et les caractéristiques de l’habitat en cortiço. Le second temps de cet article permettra de revenir sur certaines idées reçues sur le logement en cortiço en étudiant deux cortiços du quartier de Saúde à Salvador de Bahia. Notre troisième partie tentera d’interroger les représentations autour de ce mode d’habiter et de donner plus de visibilité – ou du moins de lisibilité puisqu’il n’a peut-être pas intérêt à être trop visible – à cet habitat populaire peu visible sur la scène urbaine brésilienne.
Il existe autant de diversité de formes de cortiços au sein d’une même ville que de spécificités de chaque ville déterminant certains traits de l’habitat en cortiço et de ses populations habitantes (importance du patrimoine architectural, des politiques publiques de valorisation du centre historique, de la dynamique d’industrialisation et de répartition des opportunités de travail…). Ainsi, les cortiços paulistes situés dans la capitale économique du pays présentent d’autres caractéristiques spécifiques que celles présentées dans ce papier sur les cortiços de Salvador de Bahia.
1. Le cortiço, de sa définition historique à sa place actuelle dans le contexte urbain brésilien : un logement populaire lié à l’industrialisation brésilienne.
Grand classique du programme des œuvres littéraires étudiées dans l’enseignement secondaire au Brésil, O Cortiço (Azevedo, rééd. 1890, 1988) décrit, en des termes naturalistes, cette réalité urbaine brésilienne.
« Não obstante, as casinhas do cortiço, à proporção que se atamancavam, enchiam-se logo, sem mesmo dar tempo a que as tintas secassem. Havia grande avidez em alugá-las; aquele era o melhor ponto do bairro para a gente do trabalho. Os empregados da pedreira preferiam todos morar lá, porque ficavam a dois passos da obrigação. » (Azevedo, 1988 : 20)
« Pourtant, les petites maisons du cortiço, à mesure qu’elles se construisaient se remplissaient rapidement sans même laisser le temps aux peintures de sécher. Il y avait une grande avidité pour les louer, c’était le meilleur endroit du quartier pour les personnes qui travaillaient. Les employés des carrières préféraient tous habiter ici, parce qu’ils se trouvaient à deux pas du travail. »
Cet extrait du roman souligne le lien étroit entre le lieu de travail dans les premières industries situées dans le centre-ville et les autres lieux de travail tels que les carrières de pierre et l’emplacement des cortiços. Ces derniers à proximité immédiate du lieu de travail dans le centre-ville apparaissent comme la meilleure option pour les travailleurs. Au fur et à mesure que s’intensifiait l’installation des premières industries dans le centre ville des grandes capitales brésiliennes, le logement en cortiço gagnait en importance.
« Durante dois anos o cortiço prosperou de dia para dia, ganhando forças, socando-se de gente. E ao lado o Miranda assustava-se, inquieto com aquela exuberância brutal de vida, aterrado defronte daquela floresta implacável que lhe crescia junto da casa, por debaixo das janelas, e cujas raízes, piores e mais grossas do que serpentes, minavam por toda a parte, ameaçando rebentar o chão em torno dela, rachando o solo e abalando tudo. » (Azevedo, 1988, p. 21)
« Durant deux ans le cortiço a prospéré de jours en jours, gagnant des forces, se remplissant de gens. Et à côté Miranda prenait peur, inquiet de cette brutale exubérance de vie, atterré face à cette forêt immense qui grandissait à côté de sa maison, sous ses fenêtres et dont les racines, pires et plus grosses que des serpents, sortant de toutes parts, menaçant de retourner le sol, fendant le sol et tout autour d’elle ».
Depuis la fin du XIXe siècle et les descriptions du cortiço carioca d’Azevedo, cette solution de logement – longtemps dénoncée par les mouvements hygiénistes visant son éradication –, reste actuellement une possibilité dans l’éventail de logements populaires des grandes villes brésiliennes. Le glissement sémantique du terme cortiço et la difficulté à en donner une définition claire et univoque mène à de nombreuses confusions avec d’autres logements urbains qui lui sont proches parmi lesquels la pensão, l’ocupação mais aussi les repúblicas et autres logements collectifs populaires. La réalité urbaine du cortiço fait partie des logements connus sous l’acronyme général de HCPA Habitação Coletiva Precária de Aluguel (logement collectif précaire locatif) (Piccini et Kohara, 1999). Cet acronyme est bien trop général et ne nous permet pas d’appréhender les spécificités de l’habitat en cortiço parmi ces HCPA. Le tableau ci-dessous présente les caractéristiques du cortiço parmi d’autres HCPA localisés généralement dans le centre-ville également.
Figure 2. Tableau non-exhaustif des types de logements populaires collectifs des centres villes brésiliens.
Notes : « Population hétérogène » fait référence à la composition des ménages, qui ne sont pas seulement des personnes seules, mais aussi des familles, des personnes travaillant ou non, ne travaillant pas toutes dans le même secteur, etc. L’homogénéité des populations habitantes peut être en raison d’application de critères de sélection pour la location : de genre (pension uniquement pour les femmes etc.), d’âge et de situation (uniquement pour retraités etc.) ou encore de composition des ménages (uniquement pour couples sans enfants, etc.) Source : travaux personnels, O. Paris, 2015. |
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Dès l’intention de traduction du terme cortiço, son indéfinition est notable : chercheurs et praticiens parlent, par exemple, de « taudis du centre » (Ferreira Coelho, 2013 ; Pesavento, 2006 p.384), mais cette traduction fait perdre toute la valeur patrimoniale, culturelle et historique de l’habitat en cortiço. C’est pourquoi nous choisissons de laisser le terme dans la langue source. Le terme cortiço renvoie à deux familles de mots latins : corticeus, avec le sens de ruche ou de caisse en écorce qui abrite les abeilles, et cohors avec le sens de la cour.
Ainsi, Pesavento dans L’aventure des mots de la ville (2010 p. 106) définit le cortiço comme « une habitation populaire, un logement de gens pauvres qui a, à la fois les caractéristiques de la ruche et de la cour, c’est-à-dire d’un espace délimité et fermé concentrant un grand nombre d’occupants. »
Le terme cortiço est devenu un mot désignant souvent le désordre et la surpopulation d’un lieu, stigmatisant les populations habitantes alors que ce type d’habitat représente une solution de logement particulièrement liée aux dynamiques des villes brésiliennes, de leur industrialisation et leur métropolisation, permettant aux travailleurs de se loger à proximité du centre. En réalité, c’est toute la métaphore de la ruche d’abeille qu’il faut filer, pour comprendre l’habitat en cortiço qui accueille une densité élevée de familles de travailleurs en son sein, dans sa subdivision interne en alvéoles, en petites unités de vie multifonctionnelles.
Au fil de l’histoire de la ville brésilienne, de nombreuses nomenclatures ont été attribuées au cortiço : quintal, casa de cômodos, estalagem, cabeça-de-porco... La diversité des définitions données au cortiço rend possible une importante typologie qui peut se résumer en deux catégories : les cortiços conçus et les cortiços adaptés (Kowarick, 1993). La première catégorie renvoie à l’exemple de cortiços où la construction de petites maisons en enfilade est dès le départ conçue pour fonctionner comme cortiço.
C’est sur la deuxième catégorie que nous construirons nos propos. Le cortiço adapté se développe souvent dans d’anciennes bâtisses, appelées casarões, ce qui nous amène à questionner des thématiques patrimoniales. Dans bien des cas, habiter en cortiço dans le centre-ville c’est habiter le patrimoine (Gravari-Barbas, 2005). Le choix de nos villes d’étude et des quartiers centraux n’est alors pas anodin.
Si nous avons fait le choix de centrer cet article sur l’exemple de la ville de Salvador de Bahia, nous pouvons tout de même rappeler la tendance à l’échelle nationale avec une importante dynamique d’industrialisation dans les années 1950-1960 au Brésil. Cette dynamique est également due à la politique développementaliste du président Kubitschek et son Plano de Metas servant son slogan de « 50 ans de progrès en 5 ans ».
Une pression démographique urbaine s’opère alors témoignant de la transition démographique du pays autour de 1964. L’apparition généralisée des favelas dans les années 1950-1960 ne suffit pas à résorber toute la demande en logements et renforce l’importance d’autres solutions alternatives de logements populaires préexistantes telles que le cortiço, situé à proximité des premières industries des villes brésiliennes.
2. Salvador de Bahia : un contexte métropolitain propice à la pérennisation de l’habitat en cortiço.
Actuelle quatrième ville brésilienne en termes de population avec plus de 2,9 millions d’habitants, Salvador est également la septième région métropolitaine brésilienne avec 3,5 millions d’habitants (IBGE COPIS, 2017) depuis la création de cette entité en 1973 regroupant dix municipalités dont la ville de Salvador.
Définie par Milton Santos comme une « métropole incomplète » (Santos, 1959, p. 68), Salvador est perçue pourtant comme la véritable métropole de la région du Nordeste. Elle est décrite comme une ville qui bénéficie des caractéristiques attractives d’un pôle régional (Théry et De Mello, 2005). Salvador concentrait, jusque dans les années 1950, la grande majorité de l’industrie de l’État de Bahia. La capitale bahianaise présente toujours un important dynamisme économique notamment en raison de ses activités industrielles ayant attiré et attirant toujours des travailleurs dans les complexes pétrochimiques et industriels de Camaçari et d’Aratu, situés à quarante kilomètres au nord de la ville. Ces deux centres industriels sont particulièrement bien reliés tant par voie maritime au port d’Aratu qu’aux autoroutes principales de l’État de Bahia et à son aéroport au nord de la ville capitale.
Première capitale du Brésil de 1549 à 1763, elle perd ce titre au profit de Rio de Janeiro, alors que l'administration publique et l'activité économique se déplacent vers le Sudeste. Bâtie par les portugais à l’image de Lisbonne, Salvador a été implantée sur un site présentant une faille géologique nord-sud qui a conduit à l’organisation et à la construction de la ville sur deux niveaux, la ville haute et la ville basse.
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Au début du XXe siècle, pendant le mandat de Joaquim José Seabra, se met en place la politique d’hygiénisation et d’européanisation de la ville, comme dans de nombreuses villes brésiliennes, avec l’aval du président de la République de l’époque Rodrigues Alves (Chalhoub, 1996). Les gouvernements qui lui ont succédé ont poursuivi ce projet d’hygiénisation et ont promu, d’une part, l’apparition de quartiers nobles dans la partie sud de la ville et, d’autre part, l’augmentation de cortiços dans le centre-ville suite au départ de ces familles pour les nouveaux quartiers (Brandão, 1980).
En 1985, le centre historique de Salvador est classé au Patrimoine mondial de l’Unesco. Appelé Pelourinho et situé dans la ville haute, il voit son attrait touristique renforcé, produisant un effet carte postale dans les principales rues pavées du centre, alors que les conditions de vie dans ses perpendiculaires et dans les quartiers appelés entorno (« contours ») se dégradent toujours un peu plus. Après ce classement, de nombreuses opérations urbaines ont délogé les personnes habitant les cortiços et autres logements populaires du Pelourinho, les repoussant hors de ce périmètre vers l’entorno. À deux pas du Pelourinho, l’entorno, offre à ses habitants la proximité au centre touristique, au centre-ville et à ses aménités.
L’importance du tourisme dans l’économie de la ville de Salvador (deuxième destination après Rio de Janeiro à l’échelle du pays) favorise dans le même temps l’installation de commerces ambulants – tant formels qu’informels. Cette activité a aussi des besoins de main d’œuvre dans le secteur des services ce qui explique que le centre-ville de Salvador soit aujourd’hui encore pourvoyeur d’une part importante des types d’emplois occupés par les habitants des cortiços (serveurs, cuisiniers, agents de sécurité dans les restaurants…). Le patrimoine architectural bâti est également un élément explicatif d’un terreau propice à la pérennisation du cortiço. En effet, nombre d’anciennes bâtisses du centre-ville sont au cœur de désaccords d’héritages entre les propriétaires et sont en attendant investies par des activités de location et de sous-location des pièces de vie sans aucun investissement dans le bâti.
Les cortiços présentés dans cet article se situent dans un des quartiers de l’entorno : Saúde, à proximité immédiate du Pelourinho. Même s’il est situé en dehors du centre historique, Saúde est aussi emblématique du patrimoine architectural de Salvador, tant par la présence d’édifices religieux que par le nombre d’anciennes bâtisses. Il présente toutes les caractéristiques attenantes à la question du maintien de la fonction résidentielle populaire dans les centres villes historiques et touristiques (Rivière d’Arc, 2006 ; Veschambre, 2014), maintien qui parfois passe par le choix « contraint » de certains citadins de se loger dans un type d’habitat particulier, le cortiço. Or, il ne s’agit pas d’un choix optimal mais d’un choix contraint par un contexte urbain particulier et/ou par des contraintes d’ordre socio-économiques ou encore administratives, un choix restreint dans un panel de logements populaires. Ce n’est pas un choix au sens de la théorie économique mais une préférence dans un éventail de solutions de logements limité.
Figure 3. Vues depuis la rue de la façade d'un cortiço à Salvador de BahiaLe cortiço n° 1 fait partie de ceux enquêtés par l'auteure dans le quartier de Saúde à Salvador de Bahia, Cliché : Octavie Paris, janvier 2015. |
Ce cortiço est situé à l’angle de deux rues du quartier de Saúde dans le centre-ville de Salvador. La façade la plus imposante donne sur une petite rue pavée alors qu’une deuxième façade plus étroite donne sur une rue asphaltée((Nous avons choisi de ne pas révéler les adresses précises pour préserver l’avantage de l’invisibilité de ce type de logement.)). On y compte quinze unités de vie et ménages en son sein.
Les multiples entrées de ce cortiço ne correspondent pour autant pas au nombre de ménages vivant en son sein. Ainsi, il est à souligner le rôle important de la façade qui nécessite d’entrer dans le cortiço pour l’étudier.
En effet, les cortiços ne se donnent pas toujours à la vue, le rôle de la façade y est bien souvent déterminant et il est difficile de soupçonner le développement interne du cortiço du fait de son « régime de visibilité »((Le régime de visibilité est défini par Michel Lussault comme « cette advenue au visible, cette présentation aux regards... » qui permet que « [leur] existence au sein de la société se cristallise » puisque « parler d’espace, c’est évoquer le régime de visibilité des substances sociales. » (Lévy et Lussault, 2013 p.1091))). Parmi les nombreuses explications à donner pour comprendre le discret régime de visibilité des cortiços, nous n’évoquerons ici que celle de la distribution très ponctuelle des cortiços dans le tissu urbain du centre ville. Le cortiço n’est pas caractérisé par une étendue continue facilement identifiable mais est dispersé dans l’espace, c’est en cela que l’on peut dire qu’il se fond dans le paysage du centre-ville.
C’est quelques rues plus loin, dans ce même quartier, que se situe le second cortiço de notre étude.
Figure 4 : Vue depuis la rue et depuis la cour intérieure d'un cortiço à Salvador de BahiaCortiço n° 2, enquêté dans le quartier de Saúde à Salvador de Bahia. Cliché : Octavie Paris, janvier 2015. |
Ce cortiço est situé dans une ladeira((Rue pavée avec forte inclinaison caractéristique de la topographie accidentée de la ville de Salvador.)) menant directement à l’avenue qui sépare le quartier de Saúde du centre-ville historique de Salvador appelé Pelourinho. Il est constitué de onze unités de vies et ménages d’habitants.
Ce second cortiço donne un exemple de la discrétion du bâti du cortiço dans le tissu urbain du centre-ville. Cette façade jaune étroite ne laisse pas deviner son développement horizontal en enfilade. Il est nécessaire de passer la frontière de la façade et d’entrer dans le cortiço pour imaginer l’espace interne et les différents logements qui s’y trouvent. Les constructions qui entourent ce cortiço renforcent le caractère ponctuel de la localisation des cortiços dans un quartier. En effet, la façade attenante à droite du cortiço est celle d’une église évangéliste, celle de gauche est celle d’un bâtiment résidentiel, et en face se trouve une scierie de bois. Le cortiço est isolé et fondu dans le tissu urbain sans continuité entre les différents cortiços d’un même quartier.
L’une des descriptions du fonctionnement de l’habitat en cortiço le présente comme une solution de logement temporaire et transitoire qui n’est donc pas propice à l’installation sur le temps long de ses habitants. Or, cette affirmation est à questionner aux vues des résultats de nos enquêtes.
3. Donner la parole aux populations urbaines invisibles : retours sur les discours des habitants des cortiços pour appréhender une modalité de logement informelle ancrée dans la ville formelle.
Les résultats de nos enquêtes auprès des habitants remettent en cause au moins les deux principales idées reçues liées au cortiço : celles d’un logement destiné aux néo-arrivants et celle de l’oisiveté qui caractériserait ces populations comme désœuvrées et pauvres.
Le cortiço peut difficilement être caractérisé comme une solution de logement pour les néo-arrivants dans une ville comme Salvador puisque nombre des habitants de l’enquête menée entre janvier et mars 2015 ont toujours vécu dans le quartier ou y vivent depuis de nombreuses années. Sur les 14 habitants enquêtés dans le premier cortiço de l’étude, 11 vivent depuis deux ans dans leur logement et parmi ceux-ci, 7 ont plus de 9 ans d’ancienneté dans leur logement. Le cortiço ne peut donc pas être catégorisé comme une solution de logement transitoire dans les trajectoires de vie de ses habitants, comme un logement à court terme ou une solution de logement peu pérenne comme il est souvent décrit et perçu par la société brésilienne.
Le cas du deuxième cortiço vient conforter cet argument, puisque 5 des 7 habitants interrogés vivent dans leur logement depuis plus de deux ans. De plus, cette population peut difficilement être généralisée comme une population de migrants, puisque dans le premier cortiço, 6 habitants sur 14 sont nés dans la ville de Salvador et 9 sur 14 sont nés dans l’État de Bahia ; de même, dans le second cortiço, 4 habitants sur 7 sont soteropolitanos (habitants de Salvador de Bahia), et 6 sur 7 sont nés dans l’État de Bahia. Le faible nombre d’enquêtes, que nous avons voulues qualitatives, ne nous permet pas de prétendre à la représentativité mais donne à voir des contre-exemples des généralisations souvent stéréotypées qui qualifient souvent le cortiço et ses habitants.
En outre, une autre stigmatisation des populations vivant en cortiço est celle de l’oisiveté qui leur serait caractéristique en les présentant, dans le même temps, comme des populations désœuvrées et pauvres. Or, l’acquittement d’un loyer mensuel nuance cet argument de pauvreté pour défendre celui de la précarité. En effet, sur l’ensemble des deux cortiços, seul un habitant sur 21 est sans emploi, trois sont mères au foyer, une est étudiante et trois sont à la retraite. Il n’en reste pas moins que ceux qui occupent un emploi le font dans le secteur de l’informel. Tous n’ont pas d’aides sociales et certains honorent donc leur loyer uniquement avec les revenus qu’ils tirent de leurs activités informelles, loin de cette image d’oisiveté qui leur est souvent attribuée. En privilégiant le fait d’habiter dans un quartier central, ils réduisent leur vulnérabilité du point de vue de la mobilité. Il leur suffit de traverser l’avenue Seabra (connue comme Baixa dos Sapateiros) pour être sur leur lieu de travail. Ils s’évitent également le stress des transports, les dépenses en temps et en argent. La plupart d’entre eux n’ont pas de point fixe de travail et sont ambulants dans les rues du centre historique de Salvador, où affluent les touristes, à deux pas de leur logement.
La localisation du cortiço dans la ville formelle lui prodigue paradoxalement une certaine lisibilité – à défaut d’une visibilité – puisqu’il apparaît plus aisé pour n’importe quel soteropolitano de situer une rue du quartier de Saúde avec une adresse cadastrée et des points de références connus de tous en centre-ville, plutôt qu’un autre type de logement populaire informel, plus éloigné du centre qui n’aura pas forcément d’adresse postale référencée. Les habitants de cortiço bénéficient ainsi d’un référencement de leur logement avec une adresse précise dans la ville formelle. Et ce, non pas pour « le prestige de l’adresse elle-même, ou, à défaut, de l’image valorisante dont bénéficie le quartier » (Grafmeyer, 1991), mais pour le simple référencement et les aménités que cette adresse procure.
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La localisation du logement en cortiço dans le centre-ville, près des quartiers touristiques notamment, assure une offre permanente et conséquente dans le secteur du travail informel (vendeurs ambulants, artisanats de rue,…) à ses habitants. Cette localisation constitue l’une des tactiques économiques pour les habitants des cortiços pour rester dans le centre-ville (Giroud, 2011). En effet, même s’il se définit comme un logement informel, il permet à ses habitants d’accéder à un logement sans forcément avoir les papiers requis ou les ressources nécessaires sur le marché formel de la location.
Conclusion
Souvent mal connu, le cortiço est pourtant aujourd’hui encore une option ayant une place importante dans le panel de solutions de logements populaires des villes brésiliennes. Solution de logement antérieure à la généralisation des favelas dans les grandes villes brésiliennes dans les années 1950-1960, le cortiço conserve son importance dans le panorama des solutions de logements. Malgré l’intensification de la mise en tourisme des centres villes - comme c’est le cas à Salvador - ou encore de la production d’un discours officiel de revalorisation du centre-ville - comme à São Paulo avec un processus de gentrification beaucoup plus marqué -, le cortiço se maintient comme solution de logement pour les classes populaires brésiliennes.
Salvador a signé en juin 2017 un accord avec la banque interaméricaine de développement (BID) pour investir 350 millions de reais dans l’amélioration de la mise en tourisme de la ville. À São Paulo, les promoteurs immobiliers ont particulièrement investis les parties centrales de la ville ces dernières années en prônant un retour au centre-ville par la construction de nombreuses kitchenettes et de studios modernes pour les classes moyennes hautes notamment. Face à ces nouvelles dynamiques, par des mécanismes relevant de l’informel, le cortiço assure un maintien d’une fonction résidentielle populaire dans le centre-ville des métropoles brésiliennes.
Le cortiço apparaît toutefois comme un insaisissable urbain. Logement de l’entre-deux situé dans la ville formelle avec un mode de fonctionnement informel, il est une clé de lecture des dynamiques des villes brésiliennes actuelles.
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- Vaz, Lilian Fessler, 1994. Dos cortiços às favelas e aos edíficios de apartamentos – a modernização da moradia no Rio de Janeiro. Análise social. 1994. Vol. XXIX, n° 3, pp. 581–597.
- Veschambre, Vincent, 2014. Production et effacement des lieux de mémoire dans une commune- centre anciennement industrielle : le cas de Villeurbanne (France). Journal of Urban Research. 2014. N° 5.
Octavie PARIS
Doctorante, Université de Lyon, Université Jean Moulin Lyon 3, UMR 5600 EVS.
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Octavie Paris, « Les cortiços à Salvador de Bahia, entrer dans un logement caractéristique des villes brésiliennes », Géoconfluences, mars 2018. |
Pour citer cet article :
Octavie Paris, « Les cortiços à Salvador de Bahia, entrer dans un logement caractéristique des villes brésiliennes », Géoconfluences, mars 2018.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/de-villes-en-metropoles/articles-scientifiques/corticos-salvador-de-bahia