Les espaces ruraux et périurbains en France : cadrage scientifique et pédagogique

Publié le 23/05/2018
Auteur(s) : Nathalie Reveyaz, agrégée de géographie, IA-IPR d'histoire-géographie - académie de Grenoble
Monique Poulot, professeure de géographie - Université Paris Nanterre

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Cadrage scientifique

par Monique Poulot

Le choix de réunir en 2018 dans Géoconfluences un ensemble de contributions sur les espaces ruraux et périurbains n’est ni fortuit ni anodin. Prenant acte du fait que cinquante ans de périurbanisation n’ont pas fait disparaître le rural comme annoncé, il part d’un dialogue fécond entre des chercheurs du rural et du périurbain, avec des mises en lien d’approches et des mises à l’épreuve de concepts, et permet d’appréhender finement les évolutions en cours. Il participe aussi d’un intérêt nouveau de la discipline pour le rural, catégorie en réélaboration à l’heure de l’urbain généralisé et du retour du fait alimentaire, comme en témoigne sa mise au programme des concours de l’enseignement à partir de 2019. Si la question précédente sur les marges avait déjà été l’occasion de réfléchir au rural comme marge et aux marges du rural, la formulation actuelle appelle une saisie globale dans un contexte marqué tant par le post-productivisme qu’une multifonctionnalité en train de s’inventer. Le texte introductif qu’il m’a été donné d’écrire sur cette thématique que j’explore depuis près de trente ans ne prétend pas à l’exhaustivité – notamment dans ses références bibliographiques – : il s’attache à repérer des tendances, des lignes fortes dans une géographie rurale dont les objets, la plupart en prise avec la demande sociale, n’ont sans doute jamais aussi été nombreux.

 

1. Entre rural et périurbain : vers une géographie rurale renouvelée

La question du rural et du périurbain suscite aujourd’hui moult débats et controverses médiatiques et politiques au point d’occulter une recherche scientifique en plein renouvellement sur ces objets. Dans le tout urbain généralisé des logiques de mondialisation et de métropolisation, le rural en tant que catégorie aurait même disparu (Lévy et Lussault, 2013). Les découpages INSEE, sans cesse remis sur le chantier, depuis les années1990, ont accentué la tendance et la nouvelle mouture du Zonage en aires urbaines adoptée en 2010 gomme toute référence au rural, l’espace français étant appréhendé au travers de la notion de pôles de différentes tailles, ces derniers concentrant des emplois et polarisant les populations. Quant au périurbain, il peine à se départir des analyses menées en termes d’urbanité diminuée par rapport à la ville dense (Lévy, 2013), réduit trop souvent à une ville sans forme, dévoreuse de la ressource sols et concentrant des populations volontiers tentées par des tendances extrêmes, à tout le moins nymbistes (Guilly, 2014 ; Charmes, 2011). Ces espaces accueillent pourtant entre 35 et 45 % de la population française selon les différentes entrées statistiques et témoignent de pratiques et de modes d’habiter originaux, spécifiques avec des formes d’innovation tout-à-fait remarquables.

Il est vrai que la géographie et la sociologie rurales universitaires, longtemps dominantes dans une France plus lente à s’urbaniser que ses voisins européens, ont connu ce qui a pu figurer un certain effacement dans la période 1970-90 (Hertzog, Sierra, 2010). Il est fort difficile de fixer des bornes chronologiques tant les travaux sont nombreux et éclatés et les délais de publications souvent longs ; notre objectif est seulement de pointer des scansions en gardant à l’esprit des recouvrements et des avant-gardes. Quand les études rurales, pour reprendre le titre de la revue créée en 1961 par le sociologue Isaac Chiva, s’étaient attachés jusque dans les années 1970 à montrer les infinies nuances de la mosaïque rurale française dans des approches régionales, l’entrée dans le productivisme agricole orchestrée par la Politique Agricole Commune et les lois d’orientation françaises du début de la décennie soixante annonce une forme de tournant agricole de la discipline d’autant que dans le même temps les paysages s’uniformisent sous couvert de contraintes et d’objectifs techniques (Renard, 1975). Après les analyses sur l’habitat, les paysages, les « genres de vie » – d’une certaine manière, l’habiter comme on dirait aujourd’hui – (Brunet, 1960 ; Bonnamour, 1966), les relations villes-campagnes – dont les occurrences sont particulièrement nombreuses dans les manuels ou écrits géographique de l’époque (Friedman, 1953 ; Gachon, 1954 ) comme dans les thèses (Phlipponneau, 1956 ; Dugrand, 1963 ; Brunet, 1966 par exemple) –, le temps est aux grandes thèses de géographie agricole consacrées aux « greniers à blé » (Charvet, 1985), à « l’industrialisation de l’élevage » (Diry, 1985), ou encore au « modèle agricole breton » (Canevet, 1992), dans un prisme économique nouveau et essentiel pour analyser la nouvelle phase de mondialisation de l’agriculture. Dans une autre veine, le renversement démographique des campagnes sanctionné par le recensement général de la population de 1975 après le temps long de l’exode rural conduit à l’émergence d’un débat entre fausse reprise (Béteille, 1981 et 1997) et renaissance (Kayser, 1990), lequel a dans un premier temps tourné à l’avantage de la première alternative. D’une part les espaces autour des villes, le périurbain (Bauer et Roux, 1976), sont considérés comme une ville en devenir (Berger, 2004) où les héritages ruraux vont être peu à peu gommés (Brunet et Charvet, 1994) ; de l’autre, les solidarités villes-campagnes semblent s’effacer dans une sorte d’horizon de fonctionnalité unique des espaces.

Dans cette logique de séparation des questions urbaines et rurales et de focalisation sur l’agriculture (Le Caro et al., 2016), dont témoigne le terme « d’agricolisation des campagnes » forgé pour caractériser les résultats démographiques et économiques de l’exode rural, la géographie rurale voit son espace référent se rétrécir et adopte une position défensive, regroupant de surcroît une communauté scientifique moins nombreuse du fait de la réduction de chaires universitaires dans la discipline et de leur concentration dans certaines universités et laboratoires. On peut ainsi souligner un certain effacement de la géographie rurale des pays des nords dans les établissements d’enseignement supérieur de la région parisienne – la région française urbaine par excellence – avec un meilleur maintien en régions, celles plus marquées par le fait rural, inscrites dans des espaces participant selon les définitions du rural profond, du rural isolé et aujourd’hui de l’hyperuralité (Depraz, 2017), la proximité des terrains d’étude constituant aussi un élément d’explication.

Sans doute fallait-il du temps pour prendre la mesure de cette urbanisation des campagnes évoquée par Étienne Juillard dès 1973 et de son double, la renaissance rurale conceptualisée en éclaireur par Bernard Kayser (Kayser, 1988 et 1990). Sans doute fallait-il instruire que « l’agricole ne fait plus le rural » (Diry, 2000) dans les nouveaux contours de cet espace devenu multifonctionnel pour en grande part mi-urbain mi-rural, dans une hybridation des modes d’habiter (Mathieu, 2004 ; Debarbieux, 2005 ; Poulot, 2008). Sans doute au final fallait-il prendre acte que le rural et l’urbain appellent de nouveaux critères de définitions –pas uniquement démographiques, ce qui reste la norme tant dans les définitions administratives que dans le zonage en ZAU de l’INSEE – et renvoient autant à des réalités géographiques qu’à des catégories de sens – l’urbanité, la périurbanité et la ruralité – ou des constructions sociales (Bontron, 1996 ; Sencébé, 2002 ; Vanier, 2005 ; Rieutort, 2012).

La vitalité de la géographie rurale est aujourd’hui bien réelle : si elle est reste fidèle à certains classiques (la faible densité, les paysages, l’agriculture), elle s’est aussi ouverte à de nouveaux champs, toujours plus attentive aux pratiques et représentations des habitants du rural, du périurbain et même de la ville qui plébiscitent comme le disait Henri Mendras en 1992 « (…) un je ne sais quoi qui paraît donner un sens à la vie » (Mendras, 1992). Le colloque « La Renaissance rurale d’un siècle à l’autre » organisé en 2016 à Toulouse en témoigne, offrant plus de vingt entrées allant des enjeux fonciers aux démarches participatives, des ressources agricoles locales au genre et agriculture, de la gestion des ressources et des conflits à la gentrification rurale((Voir : http://blogs.univ-tlse2.fr/dynamiquesrurales)). On pourrait également citer le colloque européen de géographie rurale organisé à Braunschweig (Allemagne) en 2017 sur les nouvelles géographies rurales en Europe qui a mis en lumière la diversité des recherches (inégalités, genre, perceptions, réseaux émergents, nouveaux acteurs…) et le décloisonnement en cours, les géographes ruraux participant désormais à des équipes ouvertes à l’ensemble des sciences humaines, sociales et environnementales((Voir : https://www.ruralgeo2017.de/)). Le retour du rural et du périurbain dans les grandes revues françaises de géographie en est une autre illustration avec des numéros spéciaux régulièrement depuis le milieu de la décennie 2000 : de Géocarrefour (2014) à Espaces et Sociétés (2014), des Annales de Géographie (2016) à Géographie Economie Société (2016) pour ne citer que les plus récents. Enfin il convient de retenir aussi le renouveau des thèses en géographie rurale dont le dossier rassemblé ici donne quelques échos.

Cette nouvelle géographie rurale s’aventure  sur le terrain du périurbain, revendiquant la même légitimité que la géographie urbaine dans ses analyses de cet espace mi-ville mi-campagne ; elle ne craint plus de revisiter des terrains qui offrent un « nouveau modèle de développement hors de la métropolisation » (Talandier, 2007), campagnes vivantes (Croix, 2000 ; Pierre, 2015) mais aussi certains territoires de marges qui peuvent s’avérer fort innovants (Grésillon et al., 2016 ; Pruvost, 2017) ; elle retrouve des accents de géographie culturelle (Delfosse, 2003 ; Pour, 2015) et s’inscrit fortement dans le tournant social de la géographie actuelle (Le Caro, 2007 ; Bonerandi et Deslondes, 2008).

 

2. Rural et périurbain : des catégories « efficaces » pour appréhender les évolutions géographiques de l’espace français

Loin d’être seulement des sous-catégories de l’urbain, le rural et le périurbain – même si le singulier n’est pas sans poser problème au vu de l’extraordinaire variété des situations – s’imposent comme des catégories opératoires qui donnent à lire les processus d’évolutions de l’espace français. Elles viennent signifier la fin d’une certaine monofonctionnalité extrême des espaces de la période de l’après-guerre et de nouvelles pratiques habitantes à l’heure de la mobilité et de la multirésidentialité. D’une part les solidarités villes-campagnes ne cessent de se réaffirmer -au-delà de l’émergence du périurbain qui en a été le premier révélateur- et plusieurs colloques récents, organisés sur ces nouveaux liens, ont donné lieu à des publications copieuses (Le Caro et al., 2016 ; Berger et Chaléard, 2017). De l’autre, des signes de ruralisation se repèrent partout accompagnant la montée des peurs autour de l’alimentation, le désir de campagne (Hervieu et Viard, 1996 ; Pour, 2010) qui semble avoir saisi la société dans des logiques parfois nostalgiques.

2.1. Le périurbain : un objet heuristique pour revisiter le rural

Au-delà des controverses dont il reste l’objet, le périurbain a bel et bien permis de revisiter la catégorie du rural. Héritier de ce vaste mouvement d’étalement urbain qu’a connu la France depuis le début des années 1960 et qui continue en dépit d’un certain tassement (Bonnin-Oliveira, 2013 ; Berger et al., 2014 ; Vanier, 2015), le périurbain, c’est aussi du rural tant en termes de paysages que de discours et de représentations. La fortune récente du terme d’espaces ouverts qui s’est ainsi imposé dans la recherche pour désigner ces morceaux de campagne dans et sous influence de la ville en témoigne (Poulot, 2013). En effet, si au cours des premières vagues de périurbanisation dans les décennies 1960 et 1970, la recherche d’un cadre de vie agreste n’a pas semblé constituer la principale motivation des nouveaux habitants, plus on avance dans le temps plus les trajectoires résidentielles se font l’écho d’aspirations paysagères et plus les périurbains déjà là proclament leur attachement à des formes rurales – des champs aux prairies en passant par un bâti de type villageois en maisons individuelles – conçues comme des garants d’une meilleure qualité de vie. De surcroît ces espaces ouverts continuent dans leur majorité à porter des récoltes agricoles et affichent même des performances de bon niveau : à l’échelle nationale, quelque 65 % du potentiel agricole français en termes de surface agricole utilisée se localise désormais dans les couronnes périurbaines et les communes multipolarisées (données RGA 2010, découpages INSEE). L’Île-de-France, la région urbaine par excellence, en témoigne tout autant avec près 50 % de son territoire en espaces agricoles et 25 % en espaces boisés ou dits « naturels ».

Le bon maintien de ces campagnes périurbaines dans des configurations multiples et complexes autour des villes requiert pour son analyse les outils du géographe rural. Il appelle une réinterprétation, voire une réinterrogation des caractéristiques attribuées aux espaces ruraux forgées dans une relation dichotomique entre ville et campagne. Il en est ainsi de la faible densité : si cette dernière demeure une des données de l’hyper-ruralité rappelant les pages remarquables du Voyage en France par les pays de faible densité (Mathieu, Duboscq, 1985), elle montre de fortes évolutions à l’image des nomenclatures européennes retenant des seuils de l’ordre de 120 hab/km² (Depraz, 2009). Sa déclinaison en densités thématiques – densité médicale, densité commerciale…– rend bien compte des nécessaires ajustements à opérer sur les concepts, ces dernières étant beaucoup plus significatives pour caractériser l’espace rural et fournir des analyses efficientes. Il en est ainsi de l’enracinement traditionnellement reconnu aux sociétés paysannes quand les populations périurbaines sont hypermobiles (Kaufman, 2008) et qu’il convient d’appliquer ce prisme de lecture au rural, la mobilité étant devenue nécessaire du fait d’une répartition toujours plus concentrée des commerces et des services. Là encore, l’invention et la documentation du terme d’ancrage sont significatives des évolutions des approches et des concepts (Dodier, 2012 ; Morel-Brochet et Aragau, 2013 ; Berroir et al. 2017), l’ancrage venant renouveler et réinventer l’enracinement dépassé. Il en est encore de l’étendue, notion centrale pour penser l’agriculture pratiquée sur des surfaces de plus en plus grandes dans les logiques productivistes triomphantes et qui n’est plus de mise dans l’agriculture urbaine (Aubry, 2014 ; Pour, 2014 ; Scheromm et al., 2014)) qui s’invente sur des micro-parcelles, toits ou bacs, et a donné lieu à la catégorie nouvelle de micro-fermes dont le nombre se multiplie (Morel, 2016). On pourrait également citer les élaborations autour de la notion de proximité (Pecqueur et Zimmermann, 2004 ; Torre, 2009) qui conduisent à réinterroger les voisinages – autre marqueur traditionnel du rural – mais aussi autour de l’agriculture, le concept de filières, le partage de la valeur ajoutée et les formes de reterritorialisation (Rieutort, 2009) dans une nouvelle économie de la confiance (Vincq et al., 2010) ; certes la notion tend à transcender les espaces mais les études sur le périurbain ont largement contribué à diffuser cette dernière. La liste est loin d’être exhaustive mais ces quelques exemples témoignent de la manière dont les études sur le périurbain ont conforté et ont renouvelé les outils et concepts de la géographie rurale et conduit à leur partage avec un certain nombre de chercheurs de l’urbain((Les programmes Plan Urbanisme Construction Architecture ont développé ces collaborations notamment l’appel « Du périurbain à l’urbain » (2011-2014).)).

2.2. Rural, ruralités, ruralisation : des formes, des représentations et des processus qui marquent l’espace français

Dans cet aggiornamento en cours de la discipline, le rural conçu dans ses dimensions spatiales, sociales, de représentation et de processus devient une catégorie d’analyse pour appréhender les évolutions de l’espace français : il s’agit ni plus ni moins d’évaluer les « figures rurales de l’urbain généralisé » (Bres et al., 2017) et d’envisager leur potentiel d’innovation (Rieutort, 2017).

Ainsi les espaces ouverts qui sont désormais largement présents dans les systèmes métropolitains s’imposent comme facteur d’attractivité dans la course aux avantages comparatifs que se livrent les grandes métropoles, quasi nécessaires à leur bonne santé ; ils deviennent un enjeu de l’aménagement des territoires de l’urbain avec la notion de ville durable qui fonde aujourd’hui les pratiques de ceux qui la construisent (Emelianoff, 1998). L’avènement d’une nouvelle urbanité, « urbanité rurale » au vu de son caractère hybride (Poulle et Georgeu, 1997), passe nécessairement par la promotion de ces espaces devenus trames vertes et bleues, corridors de biodiversité, lieux pourvoyeurs d’aménités et de biens collectifs voire d’espaces publics dans la ville. Le discours politique ne dit pas autre chose quand tous les documents d’aménagement sont remis en chantier depuis les années 2000 avec une meilleure prise en compte des paysages et des réalités rurales avec les SDAU et POS (Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme et Plan d’Occupation des Sols) devenus SCOT (Schémas de Cohérence Territoriale) et PLU (Plans Locaux d’Urbanisme) et la mise en place de PADD (Projets d’Aménagement et de Développement Durable). Les lois rurales et agricoles ne sont pas en reste, avec l’invention de nouveaux outils de sauvegarde qui viennent consacrer la prise en compte des espaces agricoles dans la construction de l’urbain (ainsi les Zones d’Agriculture Protégée en 1999 et les programmes agri-urbains en 2005). On assiste ainsi à une ruralisation de la ville, voire à son agrarisation (Ernwein et Salomon-Cavin, 2014) et certains documents d’urbanisme affichent une volonté d’inversion de regard en proposant de regarder et de faire la ville depuis les espaces ouverts périurbains. Il en est ainsi de celui de Rennes qui promeut le retour de la trame bocagère quand la révolution productiviste agricole l’avait supprimée et invente la notion de « champs urbains » qui sont des espaces agricoles intangibles pour les vingt prochaines années (Buyck, 2010). Certes, les données de consommation des sols agricoles ne montrent encore qu’un très léger tassement mais toutes les grandes métropoles se dotent les unes après les autres d’une politique alimentaire ou agricole, redoublée parfois à l’échelle régionale (Brand, 2015). L’agriculture est ainsi devenue une des entrées des référentiels pour aller vers plus de durabilité. L’architecture de ce modèle qualifié d’agri-urbain appelle des formalisations inédites : imbrication dans la ville, contrôle foncier, multiprofessionalisation des agriculteurs quand la révolution silencieuse des années 1960 avait souhaité construire un métier clairement identifié (BAGF, 2013).

Le renouveau des jardins et des pratiques jardinières au cœur même des villes témoigne tout autant de cette ruralisation : ruralisation qu’on pourrait qualifier de « par le bas » puisque prise en charge par les habitants et débouchant parfois sur des coordinations sociales (Weber, 1998). Les enquêtes près des jardiniers révèlent un attrait marqué pour la campagne en tant que mode d’occupation des sols mais aussi manière de vivre en lien avec la terre et le collectif qu’elle peut créer : « j’avais besoin d’avoir les mains dans la terre, j’avais besoin d’un espace pour respirer. […] Moi je vois ça comme une case, c’est ma petite case. En cinq minutes je suis à la campagne, de chez moi en dix minutes je suis à la campagne » ; « ça nous sert à plein de choses, hein… d'avoir un projet ensemble. Alors on a fait, au début on faisait la fête de l'automne, la fête de l'été, la fête du printemps, l'hiver c'était la fête du sapin etc… C'est une occasion de se rencontrer de se voir etc… » (extraits d’entretiens, jardiniers de Nanterre, Robert-Bœuf, 2014).

Cette ruralisation en cours prend acte d’une réévaluation de la ruralité, longtemps stigmatisée, renvoyée à la rusticité voire au retardé lors de l’urbanisation triomphante, et de toute façon appréhendée comme le contraire de l’urbanité. Ce débat, ruralité versus urbanité, ne paraît plus de mise aujourd’hui à l’heure des mobilités et des multiappartenances généralisées, lesquelles dessinent de nouveaux territoires de vie où le rural et l’urbain constituent des espaces en interaction et dont les limites s’effacent, au sein d’un même « système » global qui contribue à les structurer et à les modifier (Rieutort, 2012). Dans ces nouvelles constructions, la ruralité devient même un idéal signifiant liberté, épanouissement, équilibre (Mathieu, 2004) quand la ville est contrainte. Les formes les plus plébiscitées sont l’idylle paysagère et le désir de vivre dans des unités à taille humaine avec les pratiques sociales afférentes, soit la convivialité attribuée aux petites communautés du fait d’une interconnaissance généralisée et la solidarité qui débouche sur l’échange de services.

Face à cette ruralisation qui semble marquer la période récente, à rebours des tendances des cinquante dernières années, certains chercheurs restent méfiants, notamment quant à l’utilisation du terme ruralité qui peut revêtir rapidement une dimension idéologique, voire historique, avec une tendance à idéaliser la vie à la campagne. De fait les logiques de clubbisation dénoncées par exemple dans le périurbain francilien s’ancrent bien souvent dans ces revendications ruralisantes, le not in my backyard en étant une forme quand le refus de la densification est surtout refus de certaines populations et problèmes considérés comme urbains (Charmes, 2011). Mais il convient aussi de penser cette revalorisation du rural dans la durée car les années 1960-70 avaient déjà connu un retour vers le rural, back in the land et goût pour le local dans la plupart des pays. L’originalité de la situation actuelle est qu’il ne s’agit pas tant d’un retour vers le désert (Kayser, 1998) mais de la volonté de conjuguer ensemble ville et campagne, urbanité et ruralité sur un même espace et dans un métissage des manières de vivre.

La réflexion sur le rural et le périurbain avec les concepts, les outils et les méthodes d’une géographie rurale renouvelée vient donc enrichir notre compréhension des processus socio-spatiaux qui caractérisent la société actuelle. Elle vient donner sens à de nouvelles manières d’être et d’habiter, mais aussi à des tensions et des résistances qui s’expriment dans cet « espèce d’espace » en train d’advenir, marqué par l’hybridation rural/urbain et même périurbain, celui-ci affirmant désormais son historicité. Les ruralistes ne font pas de la géographie contre la ville ; ils font de la géographie avec le fait urbain (Lussault, 2016), soucieux d’analyser au plus près le continuum rural-périurbain-urbain toujours empreint de ruralité. Ils appellent en ce sens à dépasser les catégories statistiques existantes qui oblitèrent les métissages partout à l’œuvre en donnant une approche univoque de l’espace.

 

3. Les thèmes principaux du dossier

Le dossier rassemblé ici présente des textes originaux permettant d’illustrer la vitalité de la recherche rurale française et les interactions qu’elle entretient de plus en plus avec les autres courants :

  • Plusieurs textes apportent des éclairages épistémologiques précieux sur le rural et le périurbain. Pierre Pistre et Frédéric Richard évoquent ainsi les questions de définition de l’espace rural dans une lecture plurielle et critique soulevant les enjeux politiques et disciplinaires des différentes définitions. Lionel Rougé dans la Notion à la une de mars 2018 « périurbanisation » et Claire Aragau se livrent dans deux articles à un travail similaire sur le périurbain, soulignant l’épaisseur diachronique de  cet espace dans des comparaisons fructueuses avec les autres pays des Nords. Par ailleurs, Pierre Cornu s’attache à une « mise en perspective historique de la géographie rurale française » rappelant ses concepts-clefs et ses méthodes et montrant leur évolution sur les cinquante dernières années.
  • La question démographique et son renouvellement sont abordés dans l’article de Pierre Pistre et Frédéric Richard mais aussi dans celui de Greta Tommasi à partir de la notion de gentrification. Ce dernier article témoigne de la circulation des concepts entre géographies, urbaine et rurale.
  • Plusieurs articles sont expressément consacrés au périurbain dans ses dimensions spatiales, sociales et de représentation (Rougé, Aragau, Herrmann, Didier-Fèvre)
  • L’habiter ou mieux encore les modes d’habiter sont au cœur de plusieurs articles (Herrmann, Christophe Imbert, Julie Chapon et Madeleine Mialocq, Didier-Fèvre, Massal).
  • Le poids majeur de politiques publiques est rappelé dans plusieurs textes tant pour la politique du logement (Herrmann) que la politique des services (Massal) ou plus globalement de la politique d’aménagement (Cornu, Aragau).
  • Enfin la plupart des articles soulignent le potentiel d’innovation de ces espaces : en matière règlementaire (Herrmann, Aragau), en matière de pratiques (Aragau, Didier-Fèvre, Massal).


P. Pistre et F. Richard

à la une
L. Rougé


C. Aragau


P. Cornu


G. Tommasi


L. Herrmann


C. Didier-Fèvre

Bibliographie

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Cadrage pédagogique

par Nathalie Reveyaz

L’étude du phénomène urbain en France  et dans le monde occupe une place de choix dans les programmes scolaires comme fait majeur de l’occupation de l’espace par les sociétés. Les espaces ruraux peuvent apparaitre, dans une lecture rapide, comme seulement convoqués comme espace réserve ou en négatif des espaces urbains. Pourtant, leur étude est bien présente dans la compréhension tant des systèmes productifs que dans la contribution à la production d’espaces et de territoires, en interdépendance de l’urbain, d’autant qu’il n’existe pas de limite franche, mais au contraire un continuum urbain-rural par les espaces périurbains. Cette question des espaces ruraux et périurbains est difficile à faire appréhender aux élèves en termes géographiques car elle mobilise ou fait écho à leur vécu et à leurs représentations. Elle nécessite de la part des enseignants une maitrise épistémologique affirmée des notions de rural et de périurbain.

Le dossier « Espaces ruraux et périurbains en France : populations, activités, mobilités » apporte tant des contributions notionnelles que des exemples pouvant servir d’appuis aux études de cas sur les systèmes productifs, sur l’habiter, ou enfin sur les rapports rural-périurbain dans sa relation soit à la faible densité soit à la marginalité. Ces entrées pouvant être mobilisées pour aborder les différents programmes scolaires en cycle 3 tant pour l’école élémentaire (CM1, Se loger, travailler, se cultiver, avoir des loisirs en France) qu’en sixième sur la notion d’habiter ; toujours en collège en cycle 4 en troisième (Dynamiques territoriales de la France contemporaine) ; en lycée en première générale ES-L-S (Thème 2 aménager et développer le territoire français – La France en villes), en première STMG et ST2S (Thème la France : Population, mobilité et territoires) ; en BCPST où la question de la France rurale est centrale.

Quelques propositions de démarches ou d’utilisation pédagogiques du dossier :

Le dossier apporte des mises au point épistémologique sur les notions rural - périurbain. On se reportera par exemple à l'article sur l’histoire de la géographie rurale (Pierre Cornu, « La géographie rurale française en perspective historique ») à compléter avec la lecture critique des référentiels statistiques pour le classement des espaces ruraux avec l’article de Pierre Pistre et Frédéric Richard, « Seulement 5 ou 15 % de ruraux en France métropolitaine ? Les malentendus du zonage en aires urbaines ». Pour les espaces périurbains, on lira la définition de la « périurbanisation » de Lionel Rougé dans la Notion à la une de mars 2018, et la contribution de Claire Aragau, « Le périurbain : un concept à l’épreuve des pratiques », sur les formes et le fonctionnement du périurbain dans une permanence d’un lien entre le rural et l’urbain.

Appréhender la notion d'habiter en considérant les pratiques de l’espace en lien avec les attributs populations, activités, mobilités (Claire Aragau, « Le périurbain : un concept à l’épreuve des pratiques ») par la focale d’un groupe social (Catherine Didier-Fèvre, « La nuit : une nouvelle frontière pour les jeunes des espaces périurbains ? »), par les effets sociaux des mobilités (Greta Tommasi, « La gentrification rurale, un regard critique sur les évolutions des campagnes françaises »), mais aussi sur les formes spatiales découlant des mobilités qu’elles soient « classiques » (Lou Herrmann « Le lotissement en France : histoire réglementaire de la construction d’un outil de production de la ville ») ou revendiquées comme marginales mais pouvait faire modèle, ou contre-modèle, comme dans l'article de Christophe Imbert, Julie Chapon et Madeleine Mialocq, « L’habitat informel dans l’ouest de l’Ariège : marginalité ou alternative à la norme ? ».

Étudier les systèmes productifs en abordant des activités insérées dans les échanges, grâce à l'article de Grégoire Berche (Les campagnes viticoles du Jurançonnais : dynamiques des vignerons indépendants au sein d’un système productif en recomposition), par le constat de la recomposition de l’offre commerciale en lien avec les dynamiques démographiques (Céline Massal, « La fin des commerces de proximité dans les campagnes françaises ? »), ou par les mutations paysagères du rural alsacien (Dynamiques, mutations et recompositions paysagères des territoires ruraux alsaciens).

Appréhender les espaces urbains et périurbains en lien avec les faibles densités. Un travail à partir des définitions permet de construire la compréhension du rapport à la faible densité et la manière dont les référentiels statistiques peuvent modifier l'importance relative du fait rural et urbain (Pierre Pistre et Frédéric Richard, « Seulement 5 ou 15 % de ruraux en France métropolitaine ? Les malentendus du zonage en aires urbaines »). 

D’autres ressources de Géoconfluences peuvent compléter ces approches :

 

>>> Voir plus haut la bibliographie du cadrage scientifique, et voir aussi la bibliographie indicative pour la question de concours (à partir de la session 2019) : « Les espaces ruraux en France »

 

 

Monique POULOT,
professeure de géographie à l'Université Paris Nanterre, Laboratoire LAVUE

Nathalie REVEYAZ
IA-IPR histoire et géographie – Académie de Grenoble

 

Mise en web : Jean-Benoît Bouron. Dernière mise à jour : 21 mai 2021.

Pour citer cet article :

Monique Poulot, Nathalie Reveyaz, « Les espaces ruraux et périurbains en France : populations, activités, mobilités », cadrage du dossier, Géoconfluences, avril-mai 2018.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/cadrage

 

Pour citer cet article :  

Nathalie Reveyaz et Monique Poulot, « Les espaces ruraux et périurbains en France : cadrage scientifique et pédagogique », Géoconfluences, mai 2018.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/cadrage