Le rond-point en France : approches plurielles d’un objet géographique émergent

Publié le 16/05/2023
Auteur(s) : Serge Bourgeat, agrégé et docteur en géographie
Catherine Bras, professeure agrégée de géographie - académie de Grenoble

Mode zen PDF

De plus en plus nombreux depuis quarante ans, surtout dans le périurbain, les ronds-points sont devenus un objet géographique étudié aussi bien selon une approche fonctionnelle – sous l’angle des transports, de la mondialisation et de l’aménagement des territoires –, que selon une approche sociale ou culturelle. Les analyses de cet objet par les géographes, croisées avec celles des historiens, des anthropologues, des urbanistes ou des sociologues, témoignent du développement d’une pensée transdisciplinaire et font du rond-point un excellent révélateur des évolutions récentes de la géographie.

Bibliographie | mots-clésciter cet article

En France, les ronds-points se sont multipliés depuis une quarantaine d’années au point que l’on a pu affirmer que « la France serait [la] championne du monde des ronds-points » et que « près de la moitié des ronds-points dans le monde se trouvent en France » ((On date parfois la multiplication de ces installations à 1983-1984 (modification des règles de priorité, rapport Guellec). Les citations proviennent de BFM 01/02/2020 et Dailygeekshow.com 21/09/2022. De telles analyses se retrouvent dans de nombreuses autres publications, du Monde au Figaro, de la Dépêche du Midi au Télégramme de Brest.)). Le nombre de ces installations reste sujet à discussion : Éric Alonzo (2018, 2005) évoque « 20 000 ronds-points », alors que le code de la route 2022 dénombre « 300 000 ronds-points et giratoires » ((Si l’on peut faire une distinction entre rond-point et carrefour giratoire en fonction des règles de priorité, le terme « rond-point » fait néanmoins office de terme générique et sera donc indistinctement employé dans la suite de ce texte.)). Récemment, l’Atlas des mobilités et des transports (Bernier, 2023) dressait une carte du nombre de giratoires par habitant et par département (document 1), à partir d’une base de données mise à disposition sur un site personnel. Cependant, aucun dénombrement officiel n’existe, ce qu’a confirmé notre entretien avec un ingénieur de la DDT (direction départementale des territoires). La seule certitude est qu’effectivement, la France est un des premiers pays au monde en la matière.

Document 1. Giratoires ou ronds-points, nombre total et nombre pour 1 000 habitants, par département

carte ronds-points en france par département

Source : BeyondTheMap, 2018. La carte montre à la fois une diffusion du rond-point depuis Nantes et les Pays-de-la-Loire, et dans les départements ayant connu la plus forte croissance démographique dans les espaces périurbains et « peu denses » (Vallès, 2019) dans les dernières décennies. Elle est un indicateur indirect du phénomène de périurbanisation.

 

Le rond-point est devenu assez récemment un objet d’étude en géographie. Nous nommerons ici « objet géographique » non seulement « quelque chose qui a une dimension dans l’espace, qui met en jeu des lieux, et qui est étudié par le géographe » (Brunet, 1995), mais qui correspond aussi et surtout à un « construit cognitif » (Lussault, 2013), permettant d’étudier ce « quelque chose » dans ses multiples dimensions spatiales. Tout autant qu'au « lieu rond-point » en tant que tel, il est donc nécessaire d’étudier les discours s’y référant, de souligner la diversité des recherches l’analysant, de manière à cerner l’importance de cet objet. Les travaux pionniers sur les ronds-points relevaient logiquement de la géographie des transports, souvent en lien avec l’urbanisme et l’aménagement des territoires. Le mouvement des gilets jaunes de 2018-2019 a, quant à lui, fixé l’attention sur les ronds-points essentiellement sous l’angle d’une géographie sociale. Parallèlement, la décoration, voire l’artialisation de la partie intérieure de ces infrastructures, ont contribué à leur prise en compte par les géographes s’intéressant aux représentations, par les sociologues, les historiens et les anthropologues. Le rond-point suscite donc une diversité de travaux et est devenu à la fois un des nouveaux objets géographiques, au même titre que la gare ou la rue, et un objet transdisciplinaire intéressant tout autant les urbanistes que les sociologues.

Ce texte a pour premier objectif de dresser le constat de l’émergence de l’objet « rond-point » en géographie tout en dégageant la multiplicité des approches disciplinaires et transdisciplinaires. Au-delà de cet objectif, cette analyse permet aussi de s’interroger sur le caractère symptomatique de ces approches : en somme, le rond-point ne serait-il pas aussi un excellent révélateur d’une discipline en perpétuelle mutation ?

Les ronds-points furent d’abord des installations strictement urbaines : le premier aurait été inventé à Paris en 1907 et de nombreuses places de métropoles du monde entier en possèdent. Cependant, la majorité des ronds-points récents est localisée soit en entrée de ville, soit dans le périurbain. C’est dans ces communes périurbaines, en plein bouleversement paysager et marquées par l’effacement progressif d’une certaine ruralité, que leur étude prend un sens renouvelé. Ils possèdent en effet des caractéristiques propres, comme la présence plus importante de décorations intérieures. Ce sont ces derniers qui seront privilégiés par cette analyse.

 

1. Un objet qui change de statut : d’une infrastructure fonctionnelle à un lieu social investi en temps de crise 

Le rond-point a d’abord été un simple instrument de gestion des flux routiers, avant de devenir un lieu investi d’une fonction sociale et faisant l’objet de représentations.

1.1. Un objet fonctionnel, étudié dans le cadre de la géographie des transports puis d’une géographie de la mondialisation

Les ronds-points ont d’abord été analysés selon une approche purement fonctionnaliste. Dès les années 1950, la géographie des transports a étudié les modifications de l’organisation spatiale induites par les ronds-points, la réorientation des flux qu’ils créaient, ainsi que l’effectivité des buts de ces installations : fluidification de la circulation, baisse de l’accidentologie... Leurs performances en matière de capacité (des débits deux à trois fois supérieurs à ceux des carrefours conventionnels) et de sécurité ont notamment été soulignées (Pellecuer, Saint-Jacques, 2008). Les premiers ronds-points étant urbains, la géographie urbaine (Roy 1958) a très tôt étudié leur rôle structurant dans l’urbanisme et le développement de nouveaux quartiers, le rond-point précédant ou accompagnant les aménagements.

Plus récemment, notamment en Amérique du Nord, les travaux sur les notions de circulatique, de connectivité et de carrefour ont remobilisé l’étude des ronds-points dans le cadre de jeux d’échelle, allant du hub mondial à une microgéographie (Sullivan, Livingstone, 2017), témoignant de l’évidence de la démarche multiscalaire en géographie.

En parallèle à la multiplication de ces aménagements à partir des années 1990, les analyses se sont diversifiées, montrant par exemple la corrélation entre les ronds-points et le développement d’une « ville franchisée » (Mangin, 2004), souvent située dans les entrées de ville, voire dans le périurbain. Des travaux, souvent pluridisciplinaires en lien avec l’aménagement des territoires, l’urbanisme et les sciences politiques, se sont logiquement portés sur les acteurs de ces aménagements, sur leur coût, sur la prise de décision politique qui amenait à leur construction (Houk et al., 1996). Plus récemment encore, et à une époque de remise en question de l’automobilité en ville, les analyses sur les infrastructures routières ont insisté sur l’obstacle créé par ces installations, notamment pour les circulations piétonnières : le Dictionnaire pluriel de la marche en ville (Demailly et al., 2021) témoigne à la fois d’un souci transdisciplinaire de la géographie et du développement des études de microgéographie par exemple sur le corps, sur les parcours urbains… et sur l’inadaptation d’infrastructures comme les ronds-points.

Les travaux sur la mondialisation se sont également emparés du rond-point. Ce type d’aménagement, originaire d’Europe, et longtemps peu présent sur les autres continents, s’impose peu à peu à l’échelle mondiale, du Canada au Japon ou encore en Chine. Il est cependant moins présent pour l’instant dans les pays en développement, si ce n’est dans leurs métropoles où il est révélateur de la mondialisation et de l’uniformisation des formes urbaines, à Hanoï comme à Ouagadougou (Dupuis et al., 2010) ((On peut observer de manière saisissante la mondialisation des ronds-points sur ce blog http://trobenet.canalblog.com/ qui recense ces installations, non seulement en Europe, mais aussi dans le monde entier.)).

1.2. Un objet social et géopolitique : le rond-point en temps de crise

Dans les cœurs de ville, les ronds-points ont depuis longtemps servi de points de rassemblement à des manifestations (Dupont, 2019) du fait même de leur structure : une convergence d’avenues donnant sur une place dotée d’un rond-point central de grande taille sur lequel on peut stationner. On peut rappeler que les manifestations de la place Tahrir au Caire (2011), celles de la place Taksim à Istanbul (2013), voire les événements de la place Maïdan à Kiev (2014) ont tous eu lieu sur des places présentant cette topographie, ce qui témoigne aussi bien du rôle géostratégique du rond-point que de la mondialisation de cette forme urbaine.

Du fait du développement des ronds-points dans les entrées de ville et dans le périurbain, la géographie s’est beaucoup intéressée à eux, notamment lors du mouvement des gilets jaunes de 2018-2019. Investis et occupés par les contestataires, ils devinrent un objet d’étude privilégié, ce dont témoigne une bibliographie abondante (Floris et al., 2019, Gwiazdzinski, 2019, Lussault, 2019…). La revue Géographie et Cultures consacra un numéro spécial à ces « Géographies de la colère. Ronds-points et prés carrés » (Chevallier et Sibertin-Blanc, 2020). Outre leur fonctionnement en réseau et leur portée symbolique (des « anonymes » occupant des lieux anonymes), les ronds-points permettaient aussi, plus prosaïquement, de contrôler les entrées et les sorties des villes, donc d’être visibles par le plus grand nombre, dans un système dominé par les mobilités quotidiennes centre-périphérie. Le rond-point devenait le support d’un discours à visée politique clamant qu’occuper ces installations, c’était bel et bien une stratégie de contrôle de l’espace.

Cette même logique prévalut de façon plus visible encore en Guadeloupe et en Martinique en novembre et décembre 2021 lors des émeutes contre l’obligation du pass sanitaire : l’insularité et le rôle primordial des routes littorales accrurent ici le rôle pivot des ronds-points sur ces axes qui constituent l’épine dorsale autour de laquelle s’organise toute l’économie insulaire. La centralité et la macrocéphalie de Pointe-à-Pitre et Fort-de-France accentuèrent le rôle de certains de ces ronds-points (document 2). Ce sont eux qui, tout comme quelques autres lieux stratégiques (par exemple en Guadeloupe le pont de la Gabarre reliant Grande-Terre et Basse-Terre au-dessus de la Rivière salée), permirent effectivement de « bloquer » les deux îles. Ces lieux avaient déjà joué ce rôle lors de la crise de la « pwofitasyon » en janvier-mars 2009, confirmation de leur rôle stratégique.

Par ailleurs, plusieurs de ces ronds-points, comme ceux de Montebello ou du Perrin en Guadeloupe, ont joué un rôle emblématique et ont été fortement médiatisés : les manifestations et les différentes actions qui s’y déroulaient firent l’objet de très nombreuses vidéos et de reportages multiples sur les chaînes de télévision locales, mais aussi nationales.

Document 2. Le rôle stratégique des ronds-points aux Antilles françaises lors de la crise de novembre 2021

ronds points et blocages en guadeloupe et en martinique

Fond de carte : Admin Express IGN 2022. Sources : Guadeloupe la 1re ; Martinique la 1re ; Colette Ranély Vergé-Dépré, Géoconfluences 2019 ; Observatoire régional des transports de Guadeloupe 2020. Conception : S. Bourgeat et C. Bras. Réalisation : J.-B. Bouron, Géoconfluences, 2023.

 

2. De l’urbain au périurbain : le rond-point, un objet symbolique d’une « France moche » ?

La géographie s’intéresse aussi aux ronds-points par le biais des représentations, d’autant plus que dans l’opinion publique, on est peu à peu passé d’une vision fonctionnaliste, positive, d’un symbole de modernité, de rationalité, d’efficacité, à une vision souvent plus négative. Intrinsèquement associé au règne de la voiture individuelle, le rond-point peut représenter un obstacle aux circulations piétonnes et, pour les partisans de cette automobilité, un ralentissement intempestif des flux et une perte de temps, un effet de mode voire une gabegie financière… d’autant plus que l’utilité réelle d’un certain nombre d’entre eux échappe aux usagers. On retrouve le même type de critiques contre les ralentisseurs (dos d’ânes, gendarmes couchés…) qui se sont également multipliés depuis une trentaine d‘années.

La localisation de ces installations dans le périurbain et ses conséquences paysagères ont été soulignées. « Avant il n’y avait rien... que des champs... maintenant... ici, c’est pareil, c’est comme ailleurs, c’est comme partout » disait cette Jurassienne interviewée par l’anthropologue Véronique Nahoun-Grappe (2008) à propos d’un rond-point installé à la sortie d’une « ville très moyenne de 8 000 habitants ». Elle témoignait par là même des mutations du périurbain mais aussi de cette mauvaise presse qu’ont les ronds-points. En somme, selon l’historien Pierre Vermeren 2018, ici cité par le géographe Nicolas El Haïk-Wagner (2020), le rond-point serait devenu peu à peu un des « symbole[s] de la France moche et [de] l’emblème du malaise français ».

L’expression de « France moche », dont le rond-point serait un des emblèmes majeurs, est issue d’un article de Télérama de février 2010 (de Jarcy et Rémy, 2010), reprise en une de ce magazine culturel, qui fit florès. On peut résumer l’article initial, tout d’abord comme une critique de l’étalement urbain : « Partout, la même trilogie – infrastructures routières, zones commerciales, lotissements – concourt à l'étalement urbain le plus spectaculaire d'Europe ». Le fond de l’article, qui reprenait une partie des conclusions de l’ouvrage fondateur de David Mangin (2004), concernait avant tout les entrées de ville, et donc notamment les ronds-points :

«

« Des itinéraires de contournement des villes sont construits, le territoire se couvre d'échangeurs, de bretelles et de rocades. Vingt ans plus tard, les enfilades de ronds-points à l'anglaise, trop nombreux et trop grands, parachèvent le travail : ils jouent, constate Mangin, "le rôle de diffuseurs de l'étalement dans le nouveau Meccano urbain qui se met en place" ».

Xavier De Jarcy et Vincent Rémy. « Comment la France est devenue moche ». Télérama. 12 février 2010.

»

Cet article provoqua de très nombreuses réactions, parfois positives, remerciant Télérama pour « son rôle de lanceur d’alertes », mais aussi très hostiles, accusant le magazine d’une certaine condescendance vis-à-vis du périurbain, et de mépriser voire d’insulter ses habitants. L’anthropologue Éric Chauvier écrivit ainsi en 2011 un pamphlet intitulé Contre Télérama sur le thème « La France moche n’est pas celle que l'on croit » : 

«

Si l’auteur comprend « la provocation destinée à remuer les consciences assoupies, trop habituées à vivre au milieu de ces enseignes publicitaires, bâtiments commerciaux informes, couleurs criardes, ronds-points, hypermarchés… », il critique aussi « ceux qui observent le monde de façon professionnelle [et qui] se servent de mots-clefs pour faire autorité. Nous avions décidé de céder à cette habitude afin de consigner certaines impressions sur notre vie périurbaine. Nous refusions de continuer à vivre ici, dans ces lieux qui nous apparaissaient mutiques et inaudibles, sans tenter quelque chose »

Les citations sont extraites d'Éric Chauvier, Contre Télérama, éditions Allia, 2011.

»

Depuis cette date, l’expression a évolué et laisse s’installer un flou sémantique : caractérise-t-on par-là les atteintes au paysage visuel du fait de la multiplication de ces ronds-points (il a existé un prix du « rond-point le plus laid de France » ((Décerné en 2017 puis en 2018 par une association (Contribuables associés) qui dénonce notamment le coût de ces installations.))) ? Ou bien celle des panneaux publicitaires (un « Prix de la France moche » est décerné chaque année sur ce thème précis par l’association « Paysages de France ») ? Parle-t-on des entrées de ville, de leurs rocades et de leurs ronds-points, ou bien, d’une façon plus globale, du périurbain et de son urbanisme pavillonnaire qui serait désormais à proscrire car de plus en plus considéré comme inesthétique (du « rêve pavillonnaire » au « cauchemar pavillonnaire », selon les expressions consacrées) et porteur de conséquences environnementales ? Autant de flou qui, ajouté à un discours normatif sous-jacent, amène à considérer cette expression de « France moche » avec beaucoup de précaution.

Si le rond-point est à l’évidence porteur de fortes visions négatives pour certains commentateurs, d’autres représentations plus positives existent, non seulement liées à l’aspect fonctionnel mais aussi à l’artialisation de leurs espaces centraux.

 

3. Un objet approprié « qui se donne à voir », au prisme de la géographie des représentations

L’intérieur des ronds-points est le support de représentations territoriales. En effet, en zone rurale ou périurbaine, la plupart des entrées et sorties de commune s’organisent autour de ronds-points, qui sont l’occasion pour les municipalités de mettre en valeur leurs entrées de ville en les décorant. Le rond-point crée donc du territoire en renforçant l’épaisseur géographique du lieu (Bourgeat et Bras, 2023), tout en étant un outil récent mais essentiel de transmission patrimoniale, mettant en scène ce que les municipalités pensent correspondre à leur identité ou à leur patrimoine.

3.1. « Les ronds-points servent à l’expression artistique de nos édiles, plus ou moins heureuse »

Cette citation de l’historien Emmanuel de Waresquiel ((« Emmanuel de Waresquiel, historien : "On ne peut être curieux du passé sans être curieux du présent" », entrevue sur France Inter le 3 juin 2021 à 7h55.)) est assez révélatrice de la fonction attribuée aux ronds-points. Un rond-point mesurant jusqu’à quelques dizaines de mètres de circonférence, il a fallu combler le vide central, éventuellement en l’individualisant par rapport aux ronds-points des communes environnantes.

Les acteurs de cet aménagement sont, dans la plupart des cas les communes, parfois l’intercommunalité, voire le département ou la région. Ils peuvent être épaulés par des associations locales ou par les citoyens grâce à des consultations locales, par exemple à Savigné-L’Évêque (Sarthe) et à Castellane (Alpes de Haute-Provence) en 2020, ou encore à Talence (Gironde) en 2018 ((Conseil communal Talence Ouest, 2018 ; Le Maine Libre, 2020, Verdon-info.net, 2020)). C’est donc là l’occasion pour les municipalités de faire du marketing territorial et de promouvoir une image rêvée de soi par une démarche d’artialisation in situ, en s’efforçant de faire preuve d’inventivité. Il ne s’agit certes pas d’un acte systématique, mais seuls 30 % des ronds-points, principalement dans les zones peu denses et les périphéries fonctionnelles, ne présentent aucun aménagement central et sont simplement enherbés. L’effet d’aubaine pour les municipalités est indéniable et appuie cette perception de la nécessité – ou de la tentation – de l’action : l’espace central est un endroit présentant une visibilité maximale, d’autant plus qu’il est souvent en position légèrement surélevée. Sa situation renforce cette évidence : desservant plusieurs routes, le rond-point constitue une centralité secondaire par rapport au centre de la commune, qui n’est d’ailleurs plus forcément traversée mais est souvent contournée.

Le rond-point permet donc, du moins pour ses aménageurs, d’embellir l’entrée de ville ou village, mais surtout d’ôter sa banalité au paysage routier. Que mettre à l’intérieur ? Des fleurs ? Ce fut une solution classique et on a pu un temps parler du « triomphe des jardiniers municipaux » (Alonzo, 2005). Ou alors le nom de la commune, soit en « dur » (document 3c) soit par un massif de pensées ou de pétunias, comme ce fut la mode dans les années 1990 ? Cependant le choix de plus en plus opéré est plus ambitieux : c’est celui de l’implantation d’un symbole représentatif de ce que l’on pense être le territoire, de ce qui le représente et symbolise le mieux.

3.2. Le rond-point crée un territoire idéalisé

La volonté d’aménagement tient à la situation de très nombreux ronds-points périurbains : souvent en position périphérique, le rond-point est la porte d’entrée de la commune, au sens médiéval du terme. Soignée, souvent monumentale, celle-ci marquait symboliquement et matériellement l’entrée en ville. Elle permettrait le franchissement de murailles… dont l’emplacement correspond aujourd’hui à la voie de contournement ou à la rocade. Le phénomène de porte d’entrée est particulièrement important dans l’espace périurbain ou en banlieue, là où les limites communales sont parfois difficiles à repérer dans le paysage. C’est dans cette optique par exemple que la mairie de Sassenage (document 3h) édifia un rond-point monumental (une cascade artificielle), quitte à s’inspirer des faux rochers de Disneyland (Torgues et al., 2006). Le but était d’ancrer, au moins symboliquement, la commune au massif du Vercors, mais aussi de l’individualiser des communes environnantes. Le rond-point peut aussi marquer la sortie de la commune, l’ornementation principale étant alors orientée vers l’extérieur, comme à Cognin en Savoie, à Donzère dans la Drôme (documents 3b et 3g)… dernier souvenir de la commune, le rond-point indique la suite de l’itinéraire et inscrit la commune dans un territoire plus large et signifiant.

Si, selon ses promoteurs, l’ornementation du rond-point est destinée à embellir le paysage, ce lieu est plus que cela : il crée du territoire, car il a une fonction idéelle par la représentation qu’il donne de ce territoire (Di Méo, 2007). C’est lui, tout autant que le centre du village ou que la place de l’église, qui contribue désormais à l’unité symbolique du lieu. L’exemple du rond-point de La Boucan à Sainte-Rose en Guadeloupe est révélateur de cette évolution. Il avait déjà été le théâtre d’une occupation en 2009 lors de la crise de « la pwofitasyon » puis lors de celle des gilets jaunes en 2018. Il servit à nouveau en 2021 de check-point aux manifestants pour filtrer la circulation (document 2a). Il fut même un des points névralgiques de cette contestation. Le rond-point prit alors une double signification : géostratégique, en ce qu’il filtrait la circulation sur toute la partie occidentale de Basse-Terre, mais aussi et surtout symbolique, car c’est à quelques mètres de son emplacement, devant une usine aujourd’hui disparue, que Félix Éboué prononça en 1936 un discours de soutien à des grévistes. Gravé dans la pierre et surmonté du buste de l’orateur, ce discours est magnifié à l’intérieur même du rond-point (document 3j). Lors de ces manifestations, il s’agissait aussi de lutter pour « discuter comme des hommes libres », d’autant plus que la commune de Sainte-Rose avait été en 1736–37 le théâtre d’une des principales révoltes d’esclaves, alors matée par les colons ((Les manifestations de 2021 contre le Pass sanitaire ont parfois été vues par certains acteurs locaux comme un conflit néocolonial, la métropole imposant sa loi aux Antilles.)). Mais plus encore : en 2013, la statue de Félix Éboué, initialement située dans le bourg, avait été déplacée au cœur du rond-point, non par la mairie mais par un collectif ((Catherine Le Pelletier, « Félix Eboué au cœur d’une polémique », Guadeloupe Première. 12 décembre 2013. L’association est le « Collectif de défense mobile », collectif militant local qui dénonce notamment les injustices foncières.)), en partie du fait de la proximité de l’usine aujourd’hui disparue où Éboué fit son discours, mais aussi parce qu'« on l’y verra mieux ». Ce transport provoqua à l’époque une polémique, avant que la municipalité n’aménage définitivement le rond-point en 2016. Désormais, un système d’engrenages industriels sur le bas-côté complète la composition paysagère ; le rond-point devient alors un élément d’un dispositif mémoriel. Ce phénomène (l’association de l’intérieur du rond-point et de ses extérieurs) est d’ailleurs de plus en plus fréquent et fait du rond-point un des vecteurs essentiels de la patrimonialisation, au risque d’une surpatrimonialisation (Bourgeat et Bras, 2023).

Le rond-point est donc le lieu où l’on rappelle voire célèbre son identité. On y expose un patrimoine parfois bien vivant qui peut être une culture (document 3i), un événement marquant de la commune (depuis 1999, Saint-Dié-des-Vosges possède du fait du FIG un rond-point dédié à Claude Ptolémée), ou plus souvent une production emblématique, passée ou actuelle (documents 3e et 3f). L’avenir est peu présent au cœur de ces aménagements qui rendent parfois compte d’une vision passéiste du territoire, d’une nostalgie d’une France rurale idéalisée (document 3a), comme pour montrer, dans des paysages qui se couvrent de lotissements connectés au réseau principal par ces ronds-points, que l’endroit est authentique, qu’il a une épaisseur géographique et historique. Se dégage souvent de ces ronds-points une certaine mélancolie ((L’expression est empruntée à Emmanuel de Waresquiel (2019) qui l’utilisait dans une optique légèrement différente.)). Célébrant une « "civilisation villageoise" […] de jadis » (brouettes, puits, bassins, engins agricoles…), « malgré la présence réelle de "villages" dans lesquels le mode de vie est dorénavant urbanisé » (Nahoum-Grappe, 2008), le rond-point commémore ainsi un « terroir résistant face à un urbain envahissant » (Durand, 2004). Il est le reflet des mutations liées à la périurbanisation (document 1).

D’un certain point de vue, le rond-point est le triomphe du local sur le global (Augé, 2000) : sa fonction première, efficace et programmée, est de ralentir les flux globaux au profit des flux locaux, ce dont témoigne la quasi-disparition des « routes nationales » qui sillonnaient la France et privilégiaient les grands axes en laissant la circulation locale s’arrêter au stop. Mais le rond-point peut aussi stopper les flux lors des manifestations – une fonction tout aussi efficace mais non programmée – : le local impose alors sa volonté au national. Surtout, le rond-point donne à voir ce local jusqu’à satiété : un automobiliste parcourant 100 km de ces grands axes qu’on nommait autrefois « routes nationales » aura probablement le temps de faire connaissance avec 40 à 60 de ces micro-paysages, et constatera sans peine la relative banalité d’une vision patrimoniale finalement assez uniforme sur l’ensemble du territoire national.

 

Conclusion

La géographie a d’abord classiquement analysé le rond-point pour ses aspects fonctionnels, de gestion des flux, mais aussi pour ses localisations préférentielles, dans une démarche de constat territorial (une situation intra-urbaine puis banlieusarde et périurbaine).

L’objet rond-point a également été étudié pour son rôle dans les politiques publiques, nationales mais aussi, de plus en plus, locales. L’intérêt pour les acteurs, ici essentiellement des municipalités, est caractéristique du tournant actoriel de la géographie depuis le début des années 2000. Le rond-point est en effet un des moyens privilégiés des politiques d’aménagement des territoires, pour plusieurs raisons : il est aisé à mettre en œuvre, on peut facilement y associer divers groupes d’intérêt, et il est souvent apprécié de populations (Torgues et al. 2006) soucieuses de montrer l’originalité voire l’exceptionnalité de leur cadre de vie. Le rond-point n’est donc pas seulement un aménagement routier, un simple outil de marketing territorial, ou un dispositif mémoriel. Il est plus que cela : il est un dispositif social, dans le sens où il crée du discours, à une époque où la géographie s’intéresse tout autant aux discours sur les phénomènes spatiaux (« le tournant discursif de la discipline ») qu’aux phénomènes en eux-mêmes. À ce titre, l’article de Jean-François Thémines (2020) analysant le paysage de « son » rond-point lors du premier confinement montre à la fois le fait que le rond-point n’est pas un non-lieu, qu’il est un support de discours et d’analyses et que des processus de territorialisation s’y attachent : dans une France qui ne circulait plus, l’existence du rond-point gardait tout son sens !

Les études sur les ronds-points sont donc un révélateur de quelques-uns des nombreux « mouvements de géographie », pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Vincent Clément, Mathis Stock et Anne Volvey (2021) : une géographie « davantage politique », également soucieuse du social ; un mouvement d’insertion transdisciplinaire intégrant des analyses relevant de l’histoire, de l’anthropologie ou de la sociologie spatiale ; un « modèle de l’humain » qui correspond tout autant à l’habiter dans sa dimension la plus générale qu’aux microgéographies (quelles stratégies spatiales pour traverser à pied un rond-point ?). Les ronds-points sont donc bien, et à plusieurs titres, un objet géographique, qui reflète les évolutions disciplinaires.

Document 3. Le rond-point, lieu de l’affirmation d’une identité symbolique

3a. L’affirmation de la ruralité dans l’espace périurbain (outillage agricole, coq, pots de fleurs en bois…). La Buisse. Isère. Cliché : Serge Bourgeat, 2022.

3b. Sortie de ville et entrée dans la ruralité. Le dernier rond-point d’une banlieue de Chambéry, avant le Parc régional de Chartreuse. Cognin, Savoie. Cliché : Serge Bourgeat, 2022.

3c. L’affirmation d’une identité : le nom dans sa formulation provençale. Entrée de Vaison-La-Romaine. Vaucluse. Cliché : Serge Bourgeat, 2022.

3d. Le nom et sa symbolique territoriale, au travers d’un jeu de mot assumé (une « terre précieuse »). Le Diamant. Martinique. Cliché : Serge Bourgeat, 2019.

3e. Le produit patrimonial et la monumentalité du décor au pays des Côtes du Rhône. Saint-Pantaléon-les-Vignes. Drôme. Cliché : Serge Bourgeat, 2022.

3f. Une activité productive patrimonialisée. Un parc à huîtres à Bouzigues, Hérault. Un autre rond-point est orné d'une barque et planté d'une vigne, témoins d'activités traditionnelles en déclin. Cliché : Serge Bourgeat, 2023.

3g. Une porte vers l’extérieur et un produit patrimonial. (À proximité des ciments Vicat). Donzère, Drôme. Cliché : Serge Bourgeat, 2022.

3h. Le rond-point monumental (« La pierre qui pleure en cascade »), qui relie la commune au massif du Vercors et l’individualise par rapport à ses voisines périurbaines. Sassenage, Isère. Cliché : Serge Bourgeat, 2022.

3i. Le rond-point commémoratif d’une culture : « Yoleurs sur bois dressé » (la yole ronde martiniquaise est depuis 2020 sur la liste du patrimoine immatériel mondial de l’UNESCO). Le François. Martinique. Cliché : Serge Bourgeat, 2019.

3j. Le rond-point commémoratif d’un événement, affirmant l’épaisseur historique du lieu (un discours de Félix Éboué eut lieu en soutien à des ouvriers en grève, à 500 m de là). La Boucan, Sainte-Rose, Guadeloupe. Cliché : Serge Bourgeat, 2022.

Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : aménagement des territoires | gilets jaunes | marketing territorial | microgéographie | patrimonialisation | périurbanisation | représentations | ronds-points.

 

Serge Bourgeat

Agrégé et docteur en géographie

Catherine Bras

Professeure agrégée de géographie, académie de Grenoble

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Serge Bourgeat et Catherine Bras, « Le rond-point en France : approches plurielles d’un objet géographique émergent », Géoconfluences, mai 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/rond-point-en-france