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Le concept de troisième pôle : cartes et représentations polaires de la Chine

Publié le 20/10/2022
Auteur(s) : Olga V. Alexeeva, sinologue, professeure d'histoire de la Chine - Université du Québec à Montréal (UQÀM)
Frédéric Lasserre, professeur de géographie, directeur du Conseil québécois d’Études géopolitiques (CQEG) - Université Laval, Québec

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Des cartes publiées en Chine, centrées sur l'Himalaya et plaçant la Chine à mi-chemin entre Arctique et Antarctique, ont fait couler de l'encre en Europe et aux États-Unis. Si ces choix cartographiques n'ont rien de très nouveau, les intentions qui les sous-tendent révèlent un aspect de la politique chinoise de soft power : faire de l'Himalaya un « troisième pôle » est une façon de s'affirmer comme une puissance polaire.

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Même si la Chine se situe fort loin des pôles ((4 500 km du pôle Nord à l’extrême nord de la Chine à vol d’oiseau, 11 500 km du sud de Hainan au pôle Sud.)), elle veut devenir une puissance incontournable dans l'Arctique comme en Antarctique, et cherche à légitimer sa participation à la gouvernance des régions polaires, en particulier en Arctique. Si l’intérêt de la Chine pour le continent austral remonte aux années 1980, cela ne fait que quelques années que Pékin tourne son regard vers le Grand Nord et nourrit le souhait de participer à la gouvernance de la région. L’intérêt de la communauté scientifique chinoise se manifeste à partir de 1988 sur des thématiques de sciences naturelles, glaciologie, océanographie, climatologie, mais il faut attendre 2007 pour que des articles en sciences humaines n’apparaissent, notamment sur des questions économiques, juridiques et politiques (Alexeeva et Lasserre, 2012). La première mission scientifique arctique du brise-glace de recherche Xuelong [雪龙] remonte à 1999 et la station de recherche chinoise au Svalbard ouvre en 2004 (ibid.). La Chine a déposé une demande d’admission comme observateur au Conseil de l’Arctique en 2007, demande refusée en 2009 puis finalement acceptée en 2013, et a publié sa politique arctique en 2018, affirmant de plus en plus son intérêt pour la région du point de vue tant économique que politique (Wegge, 2014; Lasserre et al., 2017), tout en exprimant sa volonté de respecter la souveraineté des États arctique mais aussi de participer à la gouvernance et à la valorisation des ressources de la région (Lasserre, 2018).

Dans ce contexte, les discours ont une importance pour asseoir la légitimité de la participation de la Chine à la gouvernance arctique. Tout discours traduit une représentation, un élément important de toute analyse géopolitique (Lasserre et al., 2016). N’étant pas un État riverain de l’océan Arctique, la Chine a ainsi développé le concept d’État du « proche arctique » (« near-Arctic State » ou 近北极国家) (Bennett, 2015; Lanteigne, 2017). Ce concept permet à Pékin de justifier son intérêt pour l’Arctique en termes géographiques. La Chine se décrit comme l’un des états continentaux le plus proche du cercle polaire, tout en affirmant que tout changement des conditions naturelles en Arctique a des effets directs sur le système climatique et l’environnement chinois, et de ce fait pourrait affecter les intérêts économiques chinois (State Council, 2018 ; Jiao et al., 2022) : afin de défendre ses intérêts et sa sécurité, la Chine aurait donc toute légitimité à participer directement à la gouvernance de la région. Ce concept a été repris par le Royaume-Uni (HM Government, 2013) mais a été dénoncé par les États-Unis, qui ne souhaitent pas laisser la porte ouverte à une participation de la Chine dans la gouvernance de l’Arctique (Asia Nikkei, 2020). D’autres éléments interviennent dans cette promotion de la Chine comme participant légitime à la gouvernance arctique, comme la participation régulière à des forums de discussion comme l’Arctic Circle, ou la publication de cartes soulignant la relation particulière de la Chine envers les mondes polaires, en particulier l’Arctique.

En janvier 2022, une session du forum de discussion Arctic Circle devait se tenir à Abu Dhabi sur le thème du Troisième pôle – Himalaya et du modèle arctique, session annulée cependant pour cause de pandémie de covid-19. Si la Chine n’est pas à l’origine du concept de troisième pôle, qui recouvre l’idée que l’Himalaya et le plateau tibétain constituent une zone de forte contrainte physique proche des conditions polaires (froid, pergélisol), elle a contribué à le populariser et à le mettre en scène, notamment dans des forums comme l’Arctic Circle et à travers des représentations cartographiques particulières, qui lui permettent de valoriser sa légitimité comme puissance polaire.

Dans cet article, il s’agira d’analyser la portée symbolique et discursive de deux cartes publiées en 2002 et en 2013, qui ont surpris les Occidentaux (les Européens et les Nord-Américains), parce qu’elles traduisent effectivement un discours soulignant la pertinence et la légitimité de la participation chinoise à la gouvernance des pôles, en particulier de l’Arctique.

1. Des représentations cartographiques originales ?

La portée des cartes dans les discours et représentations géopolitiques est un élément déjà bien étudié, notamment sous la plume de Mark Monmonier (Monmonier, 2018), de Béatrice Giblin (Giblin, 2012) ou de Michel Foucher (Foucher, 2011).

Dans le cas des discours et représentations chinoises, des cartes chinoises dont les premières versions circulent depuis bientôt 20 ans illustrent une réflexion de la relation du pays envers les mondes polaires. Elles proposent une représentation cartographique du monde qui place la Chine de manière avantageuse et articule la présence des deux mondes polaires, voire d’un « troisième pôle », autour de celle-ci.

Les deux cartes ont été conçues par le chercheur cartographe chinois Hao Xiaoguang et son équipe de l’Institut de géodésie et géophysique de Wuhan. La première, publiée en 2002 (document 1) est centrée sur l’Arctique et fait valoir pour la Chine l’intérêt de ce premier pôle, pas très éloigné de son territoire, dans ses relations commerciales avec l’Europe et les États-Unis. Dans la version adoptée par la suite par la Chinese Arctic and Antarctic Administration (document 2), les routes arctiques y apparaissent comme nettement plus courtes que par Panama ou Suez, une réalité exagérée ici par la projection cartographique qui agrandit les distances en périphérie de la carte. Cette carte est utilisée depuis 2004 par la Chinese Arctic and Antarctic Administration pour cartographier les voyages dans l'Arctique et l'Antarctique et, depuis 2006, par l'Armée populaire de libération (APL) comme carte militaire officielle, selon Brady (Brady, 2017).

Document 1. Première carte du monde produite par Hao Xiaoguang, 2002

monde vu depuis la Chine

Source : Hao Xiaoguang, http://www.hxgmap.com/imag3/1106north.jpg, consulté le 14 mai 2022.

Document 2. Première carte du monde produite par Hao Xiaoguang, version diffusée par la China State Ocean Administration, 2004

routes maritimes vues depuis Chine

Le texte dans la carte précise Shanghai, Rotterdam, New York, la « route maritime du Nord-Est » (en rouge) et la « route maritime du Nord-ouest » (en bleu). On voit ici la version utilisée dès 2004 par China State Ocean Administration puis par l’Armée Populaire de Libération dès 2006.

Source : Jakobson, L., China Prepares For An Ice‑Free Arctic. SIPRI Insights on Peace and Security, 2, 2010,  consulté le 11 mai  2022 ; Brady, A.-M., China as a polar great power. Cambridge University Press, 2017

 

La deuxième carte, publiée en 2013, propose une présentation verticale qui permet de faire valoir un discours plus précis (document 3). Dans cette représentation, l’Asie se trouve en position privilégiée, avec la Chine au centre, tel un nœud névralgique de la planète, et la carte relègue en périphérie l’Amérique du Nord – dans un procédé classique de centrage du monde autour de soi, pratiqué aussi en Europe, en Amérique du Nord notamment. Là ne réside pas le cœur du discours de ces cartes. À mi-chemin entre les deux pôles, la Chine, au cœur du monde, fait graviter l’Arctique et l’Antarctique autour d’elle, et ce de manière d’autant plus légitime que la carte fait valoir que le « troisième pôle », le plateau tibétain et le massif himalayen, au centre de la carte, se trouve en bonne part sur son territoire. Selon Brady, l’Armée populaire de Libération aurait utilisé cette carte du monde verticale pour aider à déterminer l'emplacement des satellites et des stations de réception par satellite pour BeiDou-2, le système de navigation d'armes stratégiques de la Chine (Brady, 2017 citant Wang Pu, 2014).

Document 3. Seconde carte du monde produite par Hao Xiaoguang, 2013

les trois pôles vus depuis la Chine

Source : Hao Xiaoguang, http://www.hxgmap.com/imag3/1309dst.jpg, consulté le 14 mai 2022.

 

Hao Xiaoguang milite pour la révision de la conception de l’espace et de sa représentation graphique, fortement influencées selon lui par la vision et les références « occidentales » (comprendre : européennes et nord-américaines) (Baidu, 2019 ; Cheng 2016 ; Hao, 2018). Ses cartes traduisent des réflexions que le cartographe a menées depuis plusieurs années (Hao et al., 2003). Selon M. Hao, il s’agirait d’une « révolution copernicienne et de la connaissance », a-t-il expliqué à la télévision chinoise. Sa carte se démarquerait en effet, selon lui, de l’ancien point de vue imposé par « les Occidentaux », centrée sur l’Europe. En ce sens, a-t-il souligné, sa vision cartographique aurait une « signification historique » (Le Monde, 2017), oubliant au passage que les Nord-Américains centrent leurs cartes sur l’Amérique du Nord. Ce n’est pas uniquement la position centrale de la Chine dans cette carte du monde qui constitue le propos de ce document : c’est aussi l’importance stratégique de l’Arctique, océan reliant Amérique du Nord, Europe et Asie, et la légitimité polaire de la Chine, proche de l’Arctique qui baigne les principaux foyers économiques du monde; positionnée entre l’Arctique et l’Antarctique, avec à mi-chemin et aligné entre eux, le troisième pôle tibétain, en territoire chinois.

2. Les projections cartographiques sont toujours des images déformées

La carte chinoise se démarque en effet des pratiques habituelles en matière de projection cartographique, même si, contrairement à ce qu’affirme son auteur, elle n’est pas révolutionnaire dans sa conception cartographique.

Pendant longtemps, avant que d’autres projections plus fidèles comme celles de Mollweide (1805), de Gall-Peters (1974) ou plus récemment Equal-Earth (2018) ne se diffusent, la projection Mercator a prévalu : relativement facile à produire, elle suppose la projection des points de la surface terrestre à partir du centre du globe sur un plan cylindrique entourant la Terre. Cette projection conserve les angles, respecte les contours, mais déforme les surfaces et les proportions, surtout dans les hautes latitudes, donc les régions polaires. C’est du fait de ces déformations que le Groenland paraît plus grand que l’Afrique, alors qu'il est 14 fois plus petit en réalité (Monmonier, 2004). En effet, l’utilisation de la grille de cordonnées spatiales proposée par Mercator a conduit à ce que Jack Goody appelle « la distorsion de l’espace » en faveur de l’Europe sur le plan cartographique (Goody, 2003, p. 203).

Les cartographes ont depuis affiné les projections, afin de réduire les déformations qui sont inévitables dès que l’on veut projeter la surface du globe terrestre sur une surface plane, et les usages courants de projections parfois connues depuis longtemps (Lambert 1772 ; Gall 1855 ; Peters 1973) se sont multipliés. La projection conique conforme de Lambert en est une, souvent utilisée pour représenter les latitudes moyennes. La projection de Gall-Peters est une projection cartographique qui, contrairement à la projection de Mercator, permet de prendre en compte la superficie réelle des continents (Snyder et Voxland, 1998).

Pour originales qu’elles puissent être, il importe cependant de relativiser la portée épistémologique de ces cartes montées par Hao Xiaoguang. Certes, cette projection est peu usitée, et propose un monde centré sur l’Asie, et non plus sur l’Europe, l’Amérique du Nord ou le Pacifique occidental. L’image est donc nouvelle, surtout aux yeux des Occidentaux. Toutefois, ces cartes s’inspirent de modèles déjà existants. On peut penser notamment à la projection transverse cylindrique centrale, centrée sur les Amériques dans la version produite par le service américain de géologie (USGS) (ibid) (document 4).

Document 4. Projection transverse cylindrique centrale du monde, centrée sur les Amériques

Projection cylindrique

Source : Snyder et Voxland, 1998, p. 32.

 

De plus, si effectivement l’héritage de la vision du monde eurocentrée a longtemps orienté la vision cartographique dans de nombreux pays du monde (Leca, 2020), on trouve des représentations cartographiques du monde centrées sur la région de leur concepteur, avec des cartes du monde centrées sur les Amériques dès le XIXe siècle, des cartes asiatiques centrées sur le Japon (Sato, 1996 ; Leca, 2018 ; Bednarz et al., 2006) ou, en Chine, sur le Pacifique occidental et les côtes chinoises (Smith, 1996). Même si de rares auteurs comme Sato (1996) (Sato, op. cit.) rapportent la présence de cartes européo-centrées dans les manuels scolaires en Chine, en donnant la référence d’un seul manuel en anglais publié en 1984, les observations sur le terrain de manuels scolaires post-1949 d’Olga V. Alexeeva, et de cartes officielles ou grand public de Frédéric Lasserre soulignent le recours généralisé aux cartes du monde centrées sur la Chine ou le Pacifique occidental. Cette représentation d’un monde sino-centré dans les représentations cartographiques était profondément enracinée (Pelletier, 2011), et a perduré par la suite, ce que confirment d’autres auteurs (Chang, 2010 ; Holmes, 2015). Il n’est, de fait, pas très clair en quoi la carte de Hao de 2013 est si originale dans sa conception et se démarque des représentations déjà connues : ce n’est pas en proposant une vision sino-centrée du monde, puisque celle-ci existait déjà en Chine et, d’une manière générale, en Asie orientale avec des cartes du monde centrées sur l’Asie de l’Est (document 5), si ce n’est en s’efforçant de promouvoir précisément cette vision non centrée sur l’Europe. Ce n’est pas non plus grâce à une projection qui n’est pas nouvelle, même si effectivement la transverse cylindrique est fort peu usitée dans les cartes à travers le monde. Cependant, ces cartes sont intéressantes à plus d’un titre : elles sont présentées par leur concepteur comme novatrices et permettant de se libérer d’une représentation biaisée par celles des Européens, donc connotées politiquement; elles suscitent l’inquiétude des Occidentaux depuis la publication de Linda Jakobson en 2010 et d’Anne-Marie Brady en 2017, China as a Great Polar Power (Jakobson, 2010; Brady, 2017), qui reprend la carte en page couverture de son ouvrage ; et enfin, elles traduisent un discours implicite visant à renforcer la légitimité de la Chine dans la gouvernance des mondes polaires.

Document 5. Le Kunyu wanguo quantu de Matteo Ricci (1602), un planisphère en chinois centré sur l'Asie

Kunyu Wanguo Quantu Matteo Ricci

Cette carte a été réalisée par Matteo Ricci, missionnaire jésuite, en collaboration avec le cartographe chinois Zhizao Li et l'imprimeur Wentao Zhang. Il s’agit de la première synthèse des connaissances et visions cartographiques Chine-Occident qui place l’empire chinois au centre de la représentation. Voir l'original sur le site de l'université du Minnesota : https://umedia.lib.umn.edu/item/p16022coll251:8823.

 

3. Le discours derrière la carte : la Chine, pays du troisième pôle

Avec la prise de conscience du grand public face au changement climatique, plusieurs termes du jargon scientifique jadis réservés au cercle étroit des spécialistes sont entrés dans le vocabulaire courant en gagnant parfois un ou des sens nouveaux. La notion de troisième pôle, proposée par l’alpiniste suisse-allemand Dyhrenfurth en 1952 (Dyhrenfurth, 1952), puis théorisée par les scientifiques américains suite à l’expédition américaine vers l’Everest en 1963 (American Scientific Expedition to Everest) (Bahadur, 1993) en est une parfaite illustration. À l’origine, il s’agissait d’un terme faisant référence surtout à l’Everest lui-même – plus haut sommet de la Terre et zone englacée (Hagen 1963; Mingye et Shaochang, 1998) ou aux plus hauts sommets du monde – comme le titre original de Dyhrenfurth, Zum dritten Pol: Die Achttausender der Erde [Vers le 3e pôle : les sommets de 8000 m du monde]. Le concept s’est par la suite étendu, sous la plume d’auteurs chinois et indiens, à l’ensemble de la région himalayenne en embrassant une notion géomorphologique qui traçait des parallèles entre les paramètres environnementaux de l’Arctique, de l’Antarctique et du plateau tibétain et ses extensions centrasiatiques au nord (les chaînes de montagnes Kunlun, Pamir, Tian Shan et Qilian Shan) et himalayen au sud : température moyenne très basse, neige et glace pérennes, forte présence de pergélisol (sol gelé en permanence sous quelques centimètres de surface), saison végétative très courte, flore de type polaire. En effet, le plateau tibétain recèle les plus grandes réserves de glace en dehors de l’Arctique et de l’Antarctique, et par ce fait même, jouerait un rôle important dans le maintien de l’équilibre climatique de la planète. « Le “troisième pôle” du monde est une métaphore appropriée pour le Plateau himalayo-tibétain, en raison de ses vastes étendues gelées, rivalisant avec l’Arctique et l’Antarctique, de hautes altitudes mais de basses latitudes » ((« The ‘third pole’ of the world is a fitting metaphor for the Himalayan–Tibetan Plateau, in allusion to its vast frozen terrain, rivalling the Arctic and Antarctic, at high altitude but low latitude. »)), expliquent Wang et al. (2014). Le concept a par la suite été l’objet de plusieurs publications scientifiques, de chercheurs indiens notamment (Lall, 1981), occidentaux (Windley, 1985; Morton, 2011) puis de la part de chercheurs chinois (Mingye et Shaochang, 1998; Qiu, 2008 ; Yao et al., 2012), aujourd’hui majoritaires dans la reprise du concept : sur les 203 articles scientifiques publiés sur le concept depuis 2018 identifiés à travers un décompte sur Google Scholar en anglais en janvier 2022, 166 sont le fait d’équipes chinoises ou mixtes avec des membres chinois.

Dans les années 1990, avec l’intégration croissante du monde universitaire chinois à la communauté scientifique mondiale, la notion de troisième pôle (第三极) fut en effet adoptée par un nombre croissant de chercheurs chinois en sciences de la terre et de l’environnement. À l’instar de leurs collègues occidentaux, ils l’utilisent pour souligner l’importance des interactions entre ces trois pôles pour la compréhension des mécanismes du réchauffement climatique (Wang et al., 2016).

Au début des années 2000, cette notion quitte le champ restreint des publications scientifiques pour se greffer au domaine politique. En effet, établir des parallèles et des interdépendances entre le plateau tibétain, l’Arctique et l’Antarctique permet alors aux idéologues de Pékin non seulement de faire valoir les programmes polaires chinois, mais aussi de plaider la légitimité de l’intérêt de la Chine pour l’Arctique et l’Antarctique. Cet usage politique du terme influence à son tour la production des cartes géographiques de Hao ici présentées et qui traduisent des représentations de nature géopolitique.

Certains observateurs estiment que l’expérience de la gouvernance arctique (premier pôle) peut être bénéfique pour celle du troisième pôle, la région tibétaine et himalayenne (Marsden, 2016). Gageons que ce n’est pas ainsi que la Chine envisage les choses, alors qu’elle affirme avec force sa souveraineté sur le Tibet, sauf s’il s’agit de promouvoir la recherche scientifique, avec notamment la création de forums de discussion comme Third Pole Environment (Qiu, 2011) ou l’atelier sino-norvégien Third Pole – Arctic Center, dont la première rencontre s’est tenue en octobre 2019 à Bergen (Institute of Tibetan Plateau Research, 2019). Ainsi, en 2018, l’Institut de Recherches sur le Plateau Tibétain de l’Académie des sciences de Chine a organisé une session spéciale lors du forum Arctic Circle pour souligner les liens entre les trois pôles (Institute of Tibetan Plateau Research, 2018).

Selon d’autres observateurs, la Chine instrumentalise la notion de troisième pôle pour légitimer sa revendication de participation à la gouvernance de la région arctique (Rashmi, 2019; Bowman et Qingchao, 2020). Pour la Chine, il s’agirait de réaffirmer sa souveraineté sur la région himalayenne, mais aussi de tirer argument, précisément, de son expérience acquise dans cette région pour pouvoir prétendre à une certaine légitimité dans la participation aux affaires arctiques et antarctiques. Il est exact que le discours du programme Third Pole Environment, hébergé à Pékin par l’Académie des Sciences de la Chine, présente la recherche scientifique et les projets de recherche dans le cadre conceptuel du troisième pôle, en soulignant la similitude de l’Arctique et de la région du Troisième pôle :

«

« Le troisième pôle et l'Arctique sont tous deux d'une importance capitale pour le climat mondial, et sont tous deux extrêmement sensibles aux changements environnementaux et climatiques mondiaux. Les deux régions connaissent de fortes interactions entre l'air, la terre, la mer et la glace, lesquelles façonnent les forces dans l'atmosphère et l'océan. Comprenant de vastes glaciers, le troisième pôle et l'Arctique sont tous deux vulnérables à l'augmentation des températures. »

« The Third Pole and the Arctic are both of overriding importance for the global climate and are both extremely sensitive to global environmental and climate change. The two regions experience strong interactions among air, land, sea and ice, which shape forces in the atmosphere and ocean. Populated by vast glaciers, the Third Pole and the Arctic are both vulnerable to rising temperature. »

Third Pole Environment, 2019.

»

Au reste, la Chine n’est pas seule à développer ce rapprochement. Dans son projet de politique arctique, l’Inde se propose également de favoriser un rapprochement entre ses programmes de recherche arctiques et portant sur le troisième pôle (Sarna, 2014 ; Ghosh et Aggarwal, 2021; IASbaba, 2021) dans le cadre d’une active politique d’affirmation de puissance (Danilov, 2021; Ahmad, 2019) et d’un souci de ne pas laisser le rival chinois agir seul en Arctique (Banerjee, 2021). Dans le cadre de sa politique arctique publiée en mars 2022, l’Inde rappelle que le troisième pôle, l’Himalaya, se trouve sur son territoire, et établit ainsi un lien entre sa connaissance de ce milieu d’altitude, des impacts des changements climatiques qu’on y observe, et son légitime intérêt pour l’Arctique (Suryanarayanan, 2022). De même, le Dalaï-lama et ses porte-paroles mobilisent également ce concept de troisième pôle, car il permet de faire parler du Tibet sur la scène médiatique, notamment lors de son discours à la COP26 (Dalaï Lama, 2021). Le terme de troisième pôle fait désormais partie du vocabulaire international et, malgré la différence des objectifs poursuivis, chacun des acteurs impliqués dans le dossier – la Chine, l’Inde et le gouvernement tibétain en exil –, cherche à l’utiliser à son avantage. De fait, la propagande cartographique chinoise, de ce point de vue, sert aussi les représentations indiennes.

4. La récupération politique de la notion de troisième pôle

Cette notion géographique de troisième pôle semble se transformer en un concept politique avec des caractéristiques chinoises. Ainsi, en 2009, Huang Huilin, la doyenne de l’Academy of International Communication of Chinese Culture (AICCC) de Beijing Normal University, met en avant le concept du « troisième pôle culturel » (第三极文化). Selon Huang, tout comme le plateau tibétain sur le plan géographique, la culture chinoise constitue l’un des trois piliers essentiels de la civilisation moderne, les deux autres étant les cultures européenne et américaine (Huang, 2011). À la différence de ces derniers, le pôle chinois se fonde sur « la diversité culturelle » (文化多样性), conçue par analogie avec le concept de la biodiversité, et sur l’« harmonie de l’unité » (和合) qui devraient lui permettre de construire un paradigme universel pour la culture mondiale et contribuer ainsi à l’évolution de la société humaine. Si les deux pôles identifiés par les Occidentaux prédominaient aux époques moderne et contemporaine, aujourd’hui ce serait au tour du « troisième pôle culturel » chinois de rayonner sur le monde (Poddsr et Zhang, 2021). Aux yeux de Huang, ce concept devrait guider le soft power culturel chinois en affirmant le droit chinois de projeter et disséminer à travers le monde ses valeurs culturelles, ce qui confère à ce concept une importance stratégique (Huang, 2012).

L’idée que la Chine est le « troisième pôle culturel », capable de réunir sous son égide différentes cultures, semble en effet répondre aux objectifs du soft power chinois qui vise à présenter la Chine comme une puissance responsable et pleine d’énergie créative, mais aussi à promouvoir son propre modèle de gouvernance mondiale – « une communauté de destin pour l’humanité » (人类命运共同体) –, le concept-phare de Xi Jinping qui met justement l’accent sur la diversité culturelle et politique mais affirme en même temps la nécessité de préserver l’unité. Il s’agit de proposer une alternative au système de relations internationales existant qui s’est formé dans le contexte de la prédominance de l’Occident sur la scène internationale. L’alternative chinoise se fonderait sur le pluralisme culturel, la collaboration multisectorielle visant le principe « gagnant-gagnant », ce qui assurerait la répartition équitable et inclusive de ressources, de bénéfices et d’opportunités, car « l’humanité n’a qu’une seule planète et les pays n’ont qu’un seul monde à partager » (人类只有一个地球,各国共处一个世界) (Xi, 2013). Ce concept, ainsi que celui de troisième pôle, semblent désormais faire partie intégrante d’instruments de la diplomatie culturelle chinoise qui participe à l’affirmation de la stratégie de puissance chinoise sur la scène internationale.

Ces idées sont activement promues par l’AICCC crée par Huang en 2010 spécifiquement pour développer et populariser le concept du « troisième pôle culturel ». L’académie organise des conférences internationales (Third Pole Culture Symposium) et publie de nombreux articles dans sa revue anglophone quadrimestrielle, International Communication of Chinese Culture, dans le but « d’introduire et diffuser la culture chinoise à travers le monde de manière plus efficace en contribuant ainsi à la création de la culture mondiale harmonieuse » (Academy for International Communication of Chinese Culture, 2022). Les activités de l’AICCC s’appuient sur des ressources fournies par Beijing Normal University, mais aussi sur celles qu’offrent différentes structures gouvernementales chinoises. L’analyse de la production académique chinoise répertoriée par le CNKI [中国知网] ((Il s’agit de la plus grande base de données chinoise, qui intègre des revues universitaires, des ouvrages académiques, des actes de colloques, des annuaires statistiques ainsi que des thèses soutenues en Chine, https://chn.oversea.cnki.net/index/ )), montre que l’expression « troisième pôle culturel »  apparaît dans les titres ou résumés de 147 publications différentes rédigées entre 2004 et 2021. Si en Occident le concept du « troisième pôle culturel » reste peu connu, en Chine, il semble faire partie du nouveau discours académique que Xi Jinping a appelé les intellectuels chinois à développer pour endiguer l’influence du discours international de l’Occident (Eto, 2017).

Finalement, l’idée du troisième pôle a également trouvé une application géopolitique plus globale. Ainsi, la Chine a proposé de transformer le sommet BRICS en une plateforme plus souple et réactive, BRICS+, qui serait ouverte à tous les pays partageant les mêmes valeurs et objectifs. Cette transformation devrait permettre de créer un troisième pôle, dans le domaine des relations internationales cette fois, capable à faire face aux tensions causées par la polarisation croissante du monde. Initialement lancée par Pékin, cette idée a reçu une lecture originale à Moscou ou certains experts proches du Kremlin y ont vu un moyen de créer une nouvelle structure internationale, voire un nouveau mouvement de non-alignés. Ce troisième pôle global serait ainsi fondé sur le principe du développement équitable et indépendant qui devrait assurer à tous les pays participants l’accès aux technologies et ressources nécessaires sans qu’ils s’endettent ou deviennent excessivement dépendants de deux autres pôles existants – la Chine et les États-Unis. Parmi les initiatives concrètes, on propose la réforme du système de brevets qui restreint (ou protège, selon les cas) l’utilisation du savoir, la création de nouvelles structures financières et des mécanismes de prêts mutuels, la mise en place du contrôle multilatéral sur l’Internet qui rendra impossible le contrôle des serveurs DNS par un seul pays (Shakray, 2021). Un point de vue intéressant, qui met en perspective la réalité d’un rapprochement sino-russe, mais affaibli quelques mois plus tard par l’invasion de l’Ukraine par Moscou – la Chine s’abstenant de soutenir ouvertement la Russie de peur des sanctions économiques occidentales.

 

Conclusion

Si l’image des deux cartes présentées ici est peu usuelle, elles ne constituent cependant pas une innovation cartographique majeure, la projection mobilisée étant déjà connue depuis longtemps. Ce qui est novateur ici, c’est le discours, le symbole que l’on souhaite diffuser à travers ces cartes. Il s’agit de souligner la légitimité et l’importance de la participation de la Chine à la gouvernance de la région arctique, légitimité d’autant plus grande que la Chine bénéficie d’une crédibilité scientifique et géographique majeure du fait de sa tradition de recherche en Antarctique et de la présence du troisième pôle, le plateau tibétain et la chaîne de l’Himalaya, partie intégrante du territoire chinois. Célébrer l’existence du troisième pôle permet de plus de souligner la contribution de la Chine à la civilisation mondiale et de souligner le rôle bénéfique du pays dans la construction d’un monde plus harmonieux. La mise en exergue de ce concept de troisième pôle a donc des retombées à la fois dans la promotion des intérêts chinois en Arctique et en Antarctique, mais aussi pour étoffer le rayonnement du soft power chinois dans le monde.

Bibliographie

 Mots-clés

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Olga V. ALEXEEVA
Sinologue, professeure d'histoire de la Chine - Université du Québec à Montréal (UQÀM)

Frédéric LASSERRE
Professeur de géographie, directeur du Conseil québécois d’Études géopolitiques (CQEG) - Université Laval, Québec

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Olga V. Alexeeva et Frédéric Lasserre, « Le concept de troisième pôle : cartes et représentations polaires de la Chine », Géoconfluences, octobre 2022.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-chine/articles-scientifiques/troisieme-pole