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Territoires européens : régions, États, Union

Archive. État, territoires et maillage. La construction de l'État bulgare en Europe

Publié le 07/06/2004
Auteur(s) : Emmanuelle Boulineau - Université de Lyon, ENS de Lyon
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NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2004.

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Construire l'Europe de demain : l'État et sa gestion administrative au cœur du processus

Rapprocher le maillage administratif et le territoire fonctionnel fait d'emblée surgir la notion d'État. Elle semblait quelque peu dépassée, démodée, au pire, évidente et avait de ce fait disparu du champ d'investigation des sciences humaines. Largement marquée par la pensée de F. Ratzel (1903, 2e édition), la géographie politique posait l'État comme seule catégorie d'analyse et comme unique lieu du pouvoir (Raffestin, 1980). Le pouvoir de l'État étant évident, cette géographie s'attachait à en rendre visibles les attributs, au détriment d'une étude de l'exercice du pouvoir sur le territoire étatique.

La définition la plus communément admise de l'État est celle de R. Carré de Malberg (Contribution à une théorie générale de l'État, 1921) qui le définit comme "une communauté d'hommes, fixés sur un territoire propre et possédant une organisation d'où résulte pour le groupe envisagé dans des rapports avec ses membres une puissance suprême d'action, de commandement et de coercition". Une telle définition omet de préciser que l'État est avant tout un artifice politique, construit en vertu de la loi par une société, pour être le support d'un pouvoir détaché des relations de sujétion entre individus. L'État a aussi une réalité géographique qui se manifeste par le territoire, sur lequel il exerce sa souveraineté et qui est circonscrit par la frontière. L'administration qu'il met en œuvre pour gérer son territoire se comprend comme le produit de son système de pouvoirs et de règles, comme le moyen de sa reproduction et comme un instrument privilégié de l'intégration territoriale. Le territoire étatique est ainsi l'enjeu de deux modes de territorialité : la territorialité politique, qui procède de l'exercice de l'autorité de l'État sur l'étendue de son ressort, et la territorialité identitaire, qui médiatise les rapports des hommes au territoire par les processus d'appartenance et d'identification.

Le "retour" de l'État dans le champ des sciences sociales s'inscrit dans un mouvement double de crise de l'État. Dans les pays de tradition démocratique, l'État semble menacé par la mondialisation des marchés, la perméabilité des frontières et les mobilités, les transferts de pouvoirs à des niveaux infra-étatiques ou supra-étatiques. Dans les pays d'Europe centrale et orientale, la crise des États socialistes, identifiée dès les années 1980, se solde par un effondrement du régime politique et l'entrée dans une phase de décomposition du système social, politique et économique. Ici plus qu'ailleurs, la crise de l'État prend une acuité particulière : le travail interne de reconstruction se heurte à de nouvelles pratiques territoriales qui s'affranchissent du cadre national. Les mises en réseaux et les mobilités portent des revendications nouvelles, au premier rang desquelles figure la reconnaissance d'identités multiples. L'ouverture internationale des États les confronte aux fonctionnements réticulaires de la mondialisation.

Le maillage administratif constitue une architecture mise en place par un État pour exercer ses compétences sur le territoire national. Découper pour gérer, tel pourrait être le mot d'ordre étatique. Cette définition liminaire insiste sur le principe fonctionnel qui préside à tout découpage du territoire. Le maillage administratif issu de cette partition recouvre pourtant une certaine polysémie : le maillage correspond-il au filet ou signifie-t-il uniquement ce qu'il y a entre les fils ? Retenons, par souci de clarté, le terme de maillage, imposé par le sens commun, et notons, avec C. Grasland (1997a), que l'étymologie latine du terme renvoie à la fois à la boucle, image du fil, et à la tache, figure de l'aire.

Si la maille administrative se caractérise par des limites et une étendue, son étude géographique nécessite de s'intéresser aussi bien au contenant qu'au contenu. L'ingénierie des découpages est une première approche pour comprendre la formation des maillages administratifs, la taille et le dessin des mailles en sont un aspect. Les "ciseaux des géographes", souvent très actifs en matière de découpage (Revue de géographie de Lyon, 1997 ; INSEE première, 1998), ne doivent pas pour autant occulter le fonctionnement interne de la maille. On peut l'étudier à travers l'analyse des compétences et des articulations entre les mailles, de niveau similaire ou différent. Elle permet de révéler des jeux de pouvoirs entre les différents acteurs qui s'investissent dans la gestion territoriale. On casse de la sorte la boîte noire d'un État omnipotent par l'étude des relations de pouvoirs au sein de la structure territoriale.

Simple filet posé sur un espace, le maillage administratif peut devenir un objet géographique en soi, lorsqu'il est reconnu et approprié par la population. La territorialité politique de l'État entre ici en résonance avec la territorialité identitaire de la société ; en cela le découpage administratif n'est pas neutre sur le territoire. Lorsque les détenteurs du pouvoir modifient le maillage administratif, ils perturbent les repères territoriaux des populations (Raffestin, 1980). L'appropriation de la maille administrative comme repère territorial par la population relève du processus de territorialisation ; le cas du département français est à cet égard exemplaire. Elle relève d'une temporalité longue, celle de la durée nécessaire à l'inscription du maillage administratif sur le territoire. À son tour, l'administration "invente le territoire" : le système administratif n'est pas le pur produit d'une soumission hiérarchique au centre, il installe la durée au cœur du territoire (Alliès, 1980). L'étude diachronique de la succession des maillages se révèle nécessaire.

Le dilemme d'un pays balkanique entre Orient et Occident

L'effondrement des démocraties populaires après 1989 a contribué à replacer l'État au cœur du questionnement scientifique. Il a aussi réactivé la question géopolitique d'une Europe centrale et orientale placée aux confins de l'orient et de l'occident. Cette position d'entre-deux "où l'extérieur gauchit et contrecarre les forces endogènes d'organisation" suggère l'interférence entre l'orient pour origine et l'occident pour projet (Rey, 1995 et 1996a). Les Balkans ont particulièrement cristallisé cette interaction, au point que les termes d'orient et d'occident ont resurgi à l'occasion des conflits yougoslaves (Ducellier, 1999). La Bulgarie a connu des remaniements frontaliers dans son premier demi-siècle d'existence, après la formation de l'État moderne. Elle a aussi éprouvé la chute du régime socialiste installé après la seconde Guerre mondiale. L'État moderne bulgare est sorti de la gangue impériale ottomane à la fin du XIXe siècle.

Modifications des frontières bulgares (1878-1945) Cartorama en six cartes : 1878 (deux cartes), 1885, 1913, 1919, 1945

 

Sources : Rizov (1917), Grosser historischer Weltatlas - Réalisation : Emmanuelle Boulineau

 

Cette jeunesse nous incite à porter un regard rétrospectif sur le projet social de ce jeune État. Après tout, il y a bien des sociétés qui luttent contre l'émergence de l'État (Clastres, 1974) et des peuples sans État, à l'image des Tsiganes. La formation d'un État bulgare moderne sur le principe de la territorialité présente de surcroît une rupture, après cinq siècles de gestion ottomane fondée sur un fonctionnement réticulaire, ce que J. Ancel (1930b) a très bien exprimé en parlant de "dromocratie".

Dans cet espace balkanique, l'État et son projet territorial borné s'accordent mal avec la nation, telle qu'elle y fut aussi importée. On sait que dans cette aire, la nation et l'État ont des territorialités différentes. La question de l'ajustement du territoire de l'État à celui de la nation, qui a trouvé une relative convergence à l'Ouest de l'Europe dans le modèle de l'État-nation, où le premier guide le territoire de la seconde, se heurte, dans la partie orientale du continent, à une rivalité entre les deux instances : la nation-État l'emporte sur l'État-nation (Rey, 1992). On sait aussi à quel point les régimes socialistes ont étouffé les velléités identitaires et mué les irrédentismes territoriaux en forces nationales, tendues vers l'avènement de la société communiste, sous la contrainte d'un État-parti omnipotent. La chute du système socialiste en 1989 réactive la question du rapport entre État, nation et territoire, tous trois objets d'une légitimité à reconstruire (Roux, 1992). En Bulgarie, l'affirmation de l'identité turque, le devenir des populations tsiganes et l'émergence d'identités construites par le discours politique sont trois aspects de la question nationale. Elle s'inscrit dans le champ des relations avec les États voisins et conditionne les choix opérés dans la façon dont l'État gère le territoire.

 

(R)entrer dans l'Europe : de nouveaux enjeux politiques et territoriaux

Lointain maillon de l'occident, la Bulgarie affiche son européanité, un "choix de civilisation, parce que nous partageons les mêmes valeurs" explique le président bulgare P. Stojanov. Mais la guerre du Kosovo isole le pays dans la périphérie balkanique.

Ce retour dans l'Europe, que l'on peut qualifier d'entrée tant le processus est inédit, s'inscrit dans un paradigme de la convergence avec les modèles occidentaux et leurs valeurs fondatrices : démocratie multipartite, État de droit, économie de marché. Pour y aboutir, les directions prises par les pays d'Europe centrale et balkanique sont communes. Elles passent par l'adhésion à l'OTAN, l'intégration dans l'Union européenne et l'adoption des mécanismes du marché, mais on sait, après une décennie de transition, combien les trajectoires empruntées par les pays sont différentes. La transition, ce moment menant de la sortie radicale du système socialiste à l'adoption de la démocratie libérale ouest-européenne, prend une tournure particulière dans chaque État.

L'échangeur routier au sud de Veliko Tarnovo

Les travaux, débutés en 1999, ont été achevés en 2001. Ils ont été financés par des programmes européens. Le réseau permet de relier Sofia-Varna d'est en ouest et Ruse-Haskovo du nord au sud.

Photo : Emmanuelle Boulineau, août 2001


Dans ce processus complexe et protéiforme, que sont les rapports du politique avec le territoire ?

En Bulgarie, la mise en place des collectivités territoriales et la mise en pratique de la politique régionale européenne sont impulsées par en haut et de l'extérieur par les instances européennes, dans un calendrier contraint par les échéances d'adhésion. Elles introduisent une forte rupture avec la gestion centralisée, hiérarchisée et sectorielle du système socialiste, particulièrement bien développée en Bulgarie. Enfin, elles recouvrent toutes deux une forte dimension territoriale qui fonde la démarche géographique. La mise en place des collectivités territoriales bulgares permet d'étudier l'introduction de la démocratie locale aux divers échelons du maillage administratif bulgare.

Le paysage palimpseste, l'héritage socialiste dans la commune d'Ivajlovgrad (région de Haskovo)

La place centrale d'Ivajlovgrad a été aménagée de 1971 à 1976. Auparavant, à cet emplacement, il y avait un ancien quartier de vieilles maisons et de ruelles où se tenait le marché. L'ancien lieu de sociabilité urbain a fait place à une esplanade, marqueur de la grandeur socialiste : matériau coûteux (marbre), volée de marches figurant le progrès et l'ascension socialistes, statue de la Mère Bulgarie symbole du patriotisme, agencement symétrique des bâtiments dévolus aux services à la population et à son bien-être.

Deux niveaux peuvent être retenus : le local, que l'on entend ici au sens de communal, et le niveau intermédiaire, entre le niveau local et le niveau central, associé à la région. Nouveau jeu des niveaux de gestion, nouvelles compétences, nouveaux acteurs, comment concrètement se fait le partage des pouvoirs entre les organes centraux et ces collectivités territoriales, dont on attend transparence et collégialité dans le fonctionnement interne ? Dans quelle mesure ces niveaux de gestion, qui répondent avant tout à la territorialité politique, correspondent-ils à des échelles de fonctionnement territorial, reconnues par la territorialité identitaire ?

L'adoption de la politique régionale promue par l'Union européenne constitue un autre laboratoire d'étude, celui de la territorialisation de l'action publique. Les incitations européennes se déclinent selon un paradigme territorial. Le territoire devient le lieu de définition, de décision et de mise en place de la politique régionale, dans une logique de gouvernance, c'est-à-dire de participation des habitants, qui va plus loin que la simple décentralisation et sa délégation de pouvoirs aux élus. Comment les Bulgares s'accommodent-ils de cette logique territoriale, contraire à l'expérience acquise jusqu'à présent ? Peut-on parler d'ailleurs d'un modèle européen de politique régionale, alors même que ce volet est en pleine construction dans l'Union européenne ?


Références bibliographiques

  • Alliès P. - L'invention du territoire, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. critique du droit n°6, 188 p. - 1980
  • Badié B. - L'État importé : l'occidentalisation de l'ordre politique, Paris, Fayard, 334 p. - 1992
  • Bafoil F. - Après le communisme, Paris, A. Colin, 250 p. - 2002
  • Ducellier A. - Les fantômes des empires : la longue durée politique dans les Balkans, Le Débat, n°107, pp. 69-96. - 1999
  • Grasland C. - Contribution à l'analyse géographique des maillages territoriaux - Thèse d'habilitation à diriger des recherches, volume A, Université Paris I, 372 p. - 1997
  • INSEE Méthodes - Dixièmes entretiens Jacques Cartier : les découpages du territoire, n°76-78, 415 p. - 1998
  • Latouche S. - L'occidentalisation du monde. Essai sur la signification, la portée et les limites de l'uniformisation planétaire, Paris, La découverte, 143 p. - 1989
  • Lévy J. - L'espace légitime : sur la dimension géographique de la fonction politique, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 442 p. - 1994
  • Maurel M.-C. - Pour une géopolitique du territoire. L'étude du maillage politico-administratif, Hérodote, n°33-34, pp. 131-173. - 1984
  • Radvanyi J. et Rey V. - Régions et pouvoirs régionaux en Europe de l'Est et en URSS, Paris, Masson, 190 p. - 1989
  • Raffestin C. - Pour une géographie du pouvoir, Paris, Librairies techniques, 249 p. - 1980
  • Revue de Géographie de Lyon (1997) - Les ciseaux du géographe, vol. 72, n°3.
  • Rey V. - Nation, État et territoire, deux structures rivales en région de semi-périphérie. Le cas de l'Europe centre-orientale, in ROUX M. (coord.), Nations, État et territoire en Europe de l'Est et en URSS, Paris, L'Harmattan, pp. 21-30. - 1992
  • Roux M. (coord.) - Nations, État et territoire en Europe de l'Est et en URSS, Paris, L'Harmattan, 294 p. - 1992

 

Emmanuelle Boulineau, d'après la thèse Maillages administratifs et gestion du territoire en Bulgarie, une lecture

géographique, sous la direction de Violette Rey, Université Paris 1, 2003.

 

Mise à jour :   07-06-2004

Pour citer cet article :  

Emmanuelle Boulineau, « Archive. État, territoires et maillage. La construction de l'État bulgare en Europe », Géoconfluences, juin 2004.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Europe/EurScient2.htm