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Les hydrocarbures en Russie, entre promesses et blocages

Publié le 15/02/2005
Auteur(s) : Julien Vercueil - IUT Jean Moulin, Université de Lyon, Centre d'Étude des modes d'industrialisation (CEMI/EHESS)

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1. Le potentiel encore mal exploité du secteur pétrolier
2. Un secteur gazier sous le contrôle de l'État
3. Des retombées contrastées

Bibliographie | citer cet article

Aujourd'hui, plus que jamais, le secteur des hydrocarbures domine l'économie de la Russie. La production d'hydrocarbures représente plus de 25% du PIB et assure plus de 40% des recettes du budget de l'État. L'exportation fournit environ les deux tiers des recettes en devises du pays, les grandes entreprises du secteur sont les acteurs majeurs de son industrie. Dans un monde en proie à une incertitude grandissante en matière énergétique et, face à l'instabilité chronique des zones traditionnelles de production (Moyen-Orient), la Russie trouve dans ses gisements pétroliers une source de renouvellement de son influence perdue à la suite de l'effondrement de l'URSS. Premier producteur mondial de pétrole au début de 2004 - à égalité avec l'Arabie Saoudite -, deuxième exportateur mondial, premier producteur de gaz naturel, mais aussi troisième consommateur d'énergie (derrière les États-Unis et le Japon), la Russie est aujourd'hui un acteur incontournable du jeu énergétique mondial.

Cet atout qu'est la possession de ressources naturelles abondantes n'est pourtant pas un gage de prospérité. Mal exploité, ce potentiel peut receler des pièges économiques et politiques difficiles à éviter. La situation russe fournit un bon exemple des retombées contrastées de la manne pétrolière sur l'économie et la société d'un État.

Le potentiel encore mal exploité du secteur pétrolier

Longtemps maintenue au premier rang mondial, la production d'hydrocarbures de l'Union soviétique, portée successivement par l'exploitation des gisements de l'Oural, puis de la Sibérie occidentale a atteint son maximum en 1988 avec 12,5 millions de barils par jour (Mbj). Depuis, l'éclatement de l'Union, la crise économique et les conséquences de la "transition" ont précipité le déclin de la production, qui en Russie n'atteignait plus que 6 Mbj en 1998. À partir de 1999, la remontée des cours mondiaux du pétrole et la modernisation des infrastructures ont favorisé une nette reprise de l'activité : en 2003, la production totale a atteint 8,4 Mbj, dont 8,2 de pétrole brut, soit une augmentation de 10% par rapport à 2002.

Productions pétrolières en Fédération de Russie : infrastructures et gisements

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Pour l'essentiel, la production est extraite de deux grands bassins : la Sibérie occidentale (région de Tioumen) et l'ensemble Volga-Oural (région de Samara, république autonome du Tatarstan), qui assurent ensemble plus de 90% du total produit en Russie. Un vaste système d'oléoducs partant des principaux bassins de production alimente les zones de consommation et les marchés européens. Le plus important est connu sous le nom d'"Amitié" (Droujba) : mis en service dans les années 1960, il reliait initialement le bassin Volga-Oural aux pays européens du bloc socialiste. Il a été relié par la suite au réseau provenant de la Sibérie occidentale et assure l'acheminement de près de la moitié des volumes destinés à l'Europe occidentale. Une branche septentrionale et le nouveau "Baltic Pipeline System" permettent aujourd'hui d'atteindre les terminaux portuaires de Ventspils (Lettonie) et Butinge (Lituanie, mis en service en 1999) qui donnent accès aux marchés occidentaux via la mer Baltique.

Près de la moitié de la production de pétrole brut est directement exportée. Le reste, raffiné en Russie, est en majorité destiné à l'exportation sous forme de produits pétroliers. Au total, les exportations de pétrole brut et de produits pétroliers représentaient, en 2002, plus des deux tiers de la production. Le tiers restant assurait la satisfaction des besoins nationaux. Plus de 85% des exportations sont destinés aux marchés hors CEI.

La configuration du secteur pétrolier en Russie diffère de celle des principaux autres pays producteurs (Arabie saoudite, Emirats du golfe, Venezuela) où, en règle générale, il n'existe qu'une seule grande compagnie nationale publique. La production est assurée aujourd'hui par une petite dizaine d'entreprises restées sous contrôle russe, issues pour la plupart des privatisations menées entre 1992 et 1996. Jusqu'en 2004, Lukoil et Ioukos dominaient le secteur avec chacune environ 20% de la production nationale et plus de 19 milliards de barils de réserves prouvées. Les démêlés de Ioukos avec l'État russe ont, depuis, abouti au démantèlement partiel de l'entreprise, dont la principale filiale de production est passée sous le contrôle de Rosneft, entreprise contrôlée par l'État. Ainsi consolidé, le groupe public Rosneft devient, début 2005, le deuxième producteur pétrolier russe après Lukoil. Peu avant, l'entreprise britannique BP avait constitué une holding commune avec TNK et Sidanko pour se hisser au 3e rang. Il est toutefois important de noter que, dans cette industrie fortement intégrée verticalement, le transport d'hydrocarbures – et donc, dans les faits, l'accès aux marchés étrangers – est le seul segment qui soit maintenu entièrement sous le contrôle de l'État par l'intermédiaire des monopoles publics Transneft et Transnefteproduct.

Compte tenu de l'épuisement progressif des capacités des principaux bassins actuellement exploités, les possibilités d'extension de la production de pétrole brut dépendent, à moyen terme, de la mise en valeur de nouveaux gisements. Les estimations actuelles font état de 50 à 60 milliards de barils, soit plus de 5% des réserves mondiales, plaçant la Russie au 8e rang des nations pour l'importance des gisements. Une grande incertitude entoure cependant ces estimations, en partie à cause des méthodes utilisées par les entreprises russes pour évaluer leurs réserves, qui diffèrent de celles admises communément au niveau international. Les réserves non exploitées sont principalement situées en Sibérie orientale, en Extrême-Orient et dans la Sibérie septentrionale (république des Komis, région des Nenets) (voir la carte ci-dessus). Leurs conditions climatiques sont en général très défavorables, ce qui suppose des investissements massifs pour les mettre en valeur.

Là réside le premier goulet d'étranglement de la production pétrolière russe : depuis plus de quinze ans, l'activité d'exploration et de renouvellement des réserves, dont dépendent à long terme les capacités de production, s'est fortement réduite. L'investissement nécessaire au maintien d'un taux de remplacement satisfaisant des gisements au fur et à mesure de leur épuisement n'a pas été réalisé. En 2001, la production de pétrole a atteint 348 millions de tonnes, mais le montant des réserves nouvelles prouvées n'a été que de 298 millions. Si la tendance ne s'inverse pas, il ne faudra pas attendre longtemps avant que la production totale baisse à nouveau, du fait de l'insuffisance des nouvelles mises en production.

Une autre limite structurelle réside dans les capacités de distribution vers l'étranger des huiles extraites. C'est le rôle joué par le monopole public de transport par oléoduc qui est ici en cause. Jusqu'à présent, la stratégie de Transneft a obéi à des considérations plus politiques qu'économiques. En particulier, les conditions posées à l'allocation des capacités de transports aux entreprises productrices ont fait l'objet de nombreuses critiques. D'une part, elles donnent lieu à des marchandages opaques qui alimentent les accusations de discrimination et de corruption à l'endroit du monopole. D'autre part, les méthodes d'allocation des quotas ont eu tendance à stimuler la production au détriment de l'investissement des compagnies pétrolières, mais aussi à maintenir un écart substantiel entre les prix domestiques et les prix mondiaux. À la fin de l'année 2000, cet écart représentait une subvention à l'économie russe de plus de 5 milliards de dollars. Dans le même temps, l'opérateur s'est avéré incapable de faire face à la reprise de la production enregistrée après 1999 : le réseau semble avoir atteint en plusieurs endroits la saturation de ses capacités, alors même que d'autres segments sont notoirement sous-exploités. Là aussi, l'une des causes profondes de cette contrainte tient à l'insuffisance d'investissement dans les années 1990.

Les ports actuellement en service (Primorsk, Butinge et Ventspils sur la mer Baltique, Novorossisk, Touapsé et Odessa sur la mer Noire), qui assurent environ la moitié des exportations vers les marchés occidentaux, ne sont pas tous situés sur le territoire russe et ne peuvent supporter une augmentation substantielle des exportations par voie maritime. En tout état de cause, les détroits du Bosphore sur la mer Noire et de l'Oresund (séparant le Danemark de la Suède) constituent un autre facteur limitant des exportations : ils n'autorisent pas le transit de supertankers dont la capacité excède 150 000 tonnes. C'est ce qui explique l'utilisation récente, par les compagnies russes, des trains et du transport fluvial par barges pour une partie non négligeable (environ 0,5 Mbj) de leur production. Cette option apparaît toutefois davantage comme un palliatif lié à la hausse des cours du pétrole - qui a rendu rentable l'utilisation de ces modes de transports largement déficients - que comme une réelle solution alternative à long terme.

Conscients des limites structurelles qui affectent le secteur, les pouvoirs publics russes ont établi un plan de développement des capacités de production établissant les objectifs de production à 9,4 Mbj pour 2010. Fin 2003, les compagnies TNK et Ioukos tout comme des experts indépendants estimaient ce potentiel à 11 Mbj à la même échéance. Compte tenu du sous investissement passé et des incertitudes pesant sur l'environnement économique et politique du secteur, les prévisions de l'Agence Internationale de l'Énergie sont plus conservatrices : elles tablent sur une production de 8,6 Mbj en 2010, 9 Mbj en 2020 et 9,5 en 2030, ce qui entraînerait une érosion significative de sa part dans la production mondiale, quels que soient les scénarios retenus en la matière.

L'une des voies possibles de développement de la production consiste en la participation d'entreprises étrangères à la prospection et à l'exploitation des nouveaux gisements. Depuis 1996, la loi sur les "accords de partage de la production" (APP), modifiée en 2003, offre un cadre juridique pour ces projets. Mais dans les faits, la résistance des autorités fédérales et régionales à l'immixtion de sociétés étrangères dans ce qui est considéré par beaucoup comme une ressource stratégique, tout comme les nombreux revirements qui ont émaillé le développement institutionnel en Russie depuis 1992, ont considérablement limité la portée réelle de ces accords. La part maximale des réserves nationales pouvant être exploitées suivant le régime des APP a été plafonnée à 30% par la Douma. Si la vingtaine de projets d'accords éligibles à ce régime atteint d'ores et déjà virtuellement ce plafond, seuls trois accords sont actuellement réellement effectifs sur le terrain, sur les gisements de Sakhaline (Sakhaline 1 et Sakhaline 2) et de Sibérie (gisement de Khariaga, district autonome de Nenets). L'autre voie de pénétration des entreprises étrangères dans le secteur pétrolier russe consiste à participer à des alliances stratégiques avec les compagnies russes. En dépit des difficultés et des risques que ces accords comportent, BP, Totalfina Elf et Exxon Mobil, ont été jusqu'à ce jour les entreprises étrangères les plus actives en Russie.

Du point de vue du transport, les principaux projets de déblocage du développement des capacités d'exportation consistent à augmenter la capacité d'acheminement des huiles par oléoducs et à développer certains ports d'exportation. Ces projets sont portés par les principales sociétés de production, qui y voient un moyen de contourner le monopole de Transneft et d'augmenter leurs recettes en devises.

Ressources pétrolières en Fédération de Russie : projets d'extension des capacités d'exportation

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Six zones font l'objet de projets majeurs :

1 - L'inversion de l'oléoduc croate Adria permettant son interconnexion avec Droujba et le chargement de supertankers dans le port en eaux profondes d'Omisalj ;

2 - L'augmentation des capacités de ports pétroliers situés sur la baltique ;

3 - Le développement des terminaux portuaires sur la mer noire (Novorossisk, Odessa, Tuapse, S. Ozereievka) ;

4 - Le développement d'oléoducs vers la Chine (Daqing) et le Pacifique à partir d'Angarsk et Nakhodka ;

5 - Le développement d'infrastructures à partir des gisements à exploiter de Sakhaline ;

6 - L'utilisation du terminal de Mourmansk pour ouvrir une nouvelle voie nordique (notamment vers les États-Unis).

L'addition de ces nouvelles infrastructures ferait passer le potentiel d'exportation de la Russie de 3,8 Mbj actuellement à près de 6 Mbj à l'horizon 2010, confortant sa position d'acteur de référence sur le marché mondial du pétrole. Cette progression est toutefois subordonnée à la réalisation des projets d'extension de la production évoqués précédemment, qui peuvent être remis en cause à tout moment par une décision du pouvoir en place. Le démantèlement de l'entreprise Ioukos, survenu en 2004 alors que le groupe avait acquis une stature de premier plan au sein du secteur, a ainsi momentanément gelé certains de ces programmes, ainsi que des projets occidentaux dans le pays.

Un secteur gazier sous le contrôle de l'État

Riche en pétrole, le sous-sol russe l'est plus encore en gisements de gaz. Premier producteur et premier exportateur mondial, avec environ 20 % des capacités mondiales de production de gaz, la Russie détient des réserves prouvées gigantesques : les estimations actuelles font état de 1680 trillions de mètres cubes (Tmc), soit environ un tiers du total des réserves mondiales et plus de deux fois celles de l'Iran, deuxième détenteur mondial de ressources. La Russie fournit ainsi plus de 25% de la consommation annuelle de l'Union Européenne, et entend renforcer à l'avenir sa présence sur ce marché très lucratif.

À la différence du secteur pétrolier, la production de gaz n'est pas répartie entre plusieurs acteurs : Gazprom, entreprise contrôlée par l'État, détient plus de 60% des réserves et assure 90% de la production, tout en contrôlant le transport et les exportations par le réseau de gazoducs et les licences qu'il détient. Ce géant industriel joue un rôle de premier plan dans la vie économique et politique de la Russie. Principal pourvoyeur national de devises étrangères, le groupe contribue également à hauteur de 25% des recettes du budget de l'État. Toutefois, la politique menée depuis le début des années 1990 par l'entreprise n'a pas permis d'enrayer le déclin de la production, qui a baissé de 10% en 10 ans. Pour maintenir les volumes à leur niveau actuel, la Banque Mondiale estime que l'entreprise devrait investir une moyenne de 10 milliards de dollars par an durant les dix prochaines années. L'effort devrait être encore plus important pour permettre d'atteindre les objectifs de l'entreprise, qui sont d'augmenter la production de 10% d'ici 2020. Or, malgré une forte croissance, les montants investis depuis 2001 sont très loin d'avoir atteint les niveaux requis : 2,8 milliards de dollars en 2001, 4,7 milliards en 2002 et 6,1 milliards en 2003.

L'insuffisance des recettes courantes est souvent invoquée pour expliquer la faiblesse de l'effort d'investissement. Gazprom pratique en effet une tarification particulièrement favorable envers les consommateurs russes, tandis que les prix à l'exportation sont déterminés par les conditions du marché mondial des énergies primaires. Les recettes nettes enregistrées en 2003, malgré une forte augmentation par rapport aux années précédentes du fait d'un contexte de prix d'exportation particulièrement favorable, n'ont pas dépassé 8 milliards de dollars. En effet, les prix domestiques moyens représentaient 50 % du coût de production et de distribution du gaz en 2002. Après les révisions tarifaires autorisées par l'État, ils se sont établis à 80% de ce coût en 2004. Même après cette augmentation substantielle, les prix domestiques ne représentent que 25% des prix mondiaux, particulièrement élevés il est vrai du fait d'une conjoncture mondiale tendue. Le montant cumulé du préjudice supporté par Gazprom du fait de cette politique tarifaire est difficile à chiffrer. Si l'on s'en tient à la tarification au coût marginal, on peut le situer dans une fourchette comprise entre 16 et 19 milliards de dollars sur la période 2002-2004, soit un montant largement supérieur au retard d'investissement correspondant. Pour important qu'il soit, ce manque à gagner lié aux obligations imposées au monopole gazier ne saurait l'exonérer des doutes pesant sur la qualité de sa gestion, ni sur sa volonté de poursuivre une politique active de modernisation et de contrôle des coûts, dans un contexte concurrentiel encore peu menaçant.

Des retombées contrastées

La possibilité de bénéficier d'énergie à bas prix constitue a priori une opportunité économique pour les consommateurs du pays : les coûts moyens de production et de distribution nationale du pétrole et du gaz étant largement inférieurs aux niveaux mondiaux, le pays bénéficie de l'effet d'aubaine provenant de la rente des matières premières. Par le jeu de la fiscalité, une augmentation de 1 dollar du prix du pétrole entraîne un gain de un milliard de dollars pour le budget fédéral. Au niveau macro-économique, le gain est potentiellement considérable, particulièrement lorsque le prix international des hydrocarbures est élevé. Ainsi, en 2004 les revenus des exportations de pétrole sont estimés à plus de 70 milliards de dollars (soit près de 20% du PIB), tandis qu'un pays comme la France dépensait en 2003 près de 22 milliards d'euros (27 milliards de dollars courants) pour sa facture énergétique (soit 1,5% du PIB).

À plus long terme, cet effet d'aubaine peut cependant se trouver limité par une série de facteurs liés à une gestion malencontreuse de la rente. Du côté de la consommation, le faible coût de l'énergie n'incite pas le gouvernement, ni les acteurs économiques, à opter pour des usages économes, quels que soient par ailleurs les impératifs liés aux conditions climatiques. Ainsi, la Russie est le deuxième consommateur de gaz mondial derrière les États-Unis. Sa consommation de pétrole, ainsi que celle des autres anciennes républiques de l'URSS, est particulièrement élevée comparativement à son PIB et l'intensité énergétique de sa production industrielle est l'une des plus fortes du monde. Les tendances récentes de la consommation ne signalent pas d'évolution favorable dans ce point de vue : si la consommation de pétrole a chuté de 4,5 Mbj à 2,45 Mbj entre 1992 et 2002, c'est en raison d'une réduction des volumes de production plus que d'une réorientation vers des utilisations plus économes. De fait, la consommation a repris avec le redémarrage de la croissance depuis 1999.

Les autorités doivent compter cependant avec les conditions climatiques particulières du pays, qui imposent une gestion prudente des modalités d'accès au chauffage – c'est-à-dire, en Russie, au gaz – de la population. Confrontées au délabrement de leurs logements, les franges les plus vulnérables de la population dépendent de manière vitale de la fourniture d'énergie à très bas prix. Les projets d'augmentation des prix domestiques du gaz doivent tenir compte de l'insolvabilité d'une partie de la demande privée, par un transfert des dépenses nécessaires vers le système de protection sociale.

Du côté de la production, le risque est grand de voir le secteur des hydrocarbures, plus rentable que les autres, absorber progressivement l'essentiel des investissements industriels du pays, conduisant à une déformation de la structure de l'économie. Ce blocage du développement économique lié paradoxalement à l'excessive rentabilité du secteur des matières premières est connu depuis les années 1960 sous le nom de "syndrome hollandais". Dans le cas russe, si certains symptômes du syndrome hollandais sont présents depuis dix ans – le secteur énergétique absorbe une part disproportionnée des investissements du pays tandis que les autres secteurs souffrent d'une sous capitalisation caractéristique des effets de distorsion sectorielle –, la croissance de la production industrielle hors énergie est restée suffisamment forte depuis 1999 pour qu'on ne puisse pas conclure pour le moment à des déformations irrémédiables du tissu productif. Il reste, qu'alors que la production d'hydrocarbures n'emploie directement que 1% de la population active russe, elle pourvoit à près de 25% de son PIB. Cet écart donne la mesure de la concentration des revenus dans l'économie russe, qui n'a cessé de s'accentuer depuis l'éclatement de l'ex-URSS. Le développement à long terme de l'économie russe, qui passe par une diversification des sources de croissance, ne peut se satisfaire d'une polarisation excessive autour de ce secteur intensif en capital et fortement dépendant de l'état, par nature volatile, des marchés mondiaux.

 

Conclusion

La Russie dispose de ressources en hydrocarbures de première importance. L'immensité de son territoire, jouxtant les trois zones principales de consommation (l'Europe, l'Asie, l'Amérique du Nord) et la taille de ses entreprises de production et de transport en font potentiellement un acteur majeur du "grand jeu" pétrolier du XXIe siècle.

La politique suivie par les autorités concernant le secteur des hydrocarbures reste toutefois peu lisible : après une libéralisation débridée qui s'est traduite, au milieu des années 1990, par la privatisation sans contrepartie réelle des fleurons de l'industrie pétrolière, le pouvoir en place tente depuis le début des années 2000 de regagner l'influence perdue, au besoin par des méthodes opaques. Cette stratégie semble être couronnée de succès dans le cadre national, ainsi que les cas de Gazprom et de Ioukos l'attestent. Toutefois, faute d'une véritable stratégie de financement du développement énergétique, qui associe financement de l'offre et maîtrise de la consommation énergétique intérieure, la production et les exportations d'hydrocarbures risquent de ne plus progresser à l'avenir, condamnant les ambitions de puissance du pouvoir actuel à demeurer à l'état d'incantations.

>>> Suite de l'article : Politique et géopolitique du pétrole russe

 

 


Bibliographie

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  • Benmansour H. - La mer Caspienne : nouvel eldorado énergétique ? - AcComEx, n°58, juillet-août 2004, pp. 39-45.
  • Dodsworth J. R., Mathieu P. H., Shiells C. R. - Cross-Border Issues in Energy Trade in the CIS Countries - IMF Policy Discussion Paper, 02/13, december 2002.
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  • Locatelli C. - Pétrole russe et investisseurs étrangers. Des intérêts divergents - Le Courrier des Pays de l'Est, n°1045, septembre-octobre 2004, pp. 64-76.
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  • Sapir J. - La croissance russe détruira-t-elle la capacité d?exportation d?énergie en 2015 ? - AcComEx, n°58, juillet-août 2004, pp. 31-39.
  • Thomson P. - Reform of the Russian Gas Sector - The World Bank, May 2004. Mimeo, consultable sur le site : www.theworldbank.org
  • Vercueil J. - Transition et ouverture de l'économie russe (1992-2002). Pour une économie institutionnelle du changement - L'Harmattan - 2002
Autres ouvrages de l'auteur :
  • Pagé J.-P., Vercueil J. - De la chute du Mur à la Nouvelle Europe. Économie politique d'une métamorphose - L'Harmattan - 2004
  • Vercueil J. - La Russie et l'OMC : enjeux d'une accession annoncée - Le Courrier des Pays de l'Est, n° 1031, février 2003

 

D'autres ressources sur le Web

 

 

Julien VERCUEIL, IUT Jean Moulin - Lyon III,
Centre d'Études des Modes d'Industrialisation, EHESS, Paris.

 

Pour Géoconfluences le 10 février 2005.

Pour citer cet article :  

Julien Vercueil, « Les hydrocarbures en Russie, entre promesses et blocages », Géoconfluences, février 2005.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Russie/RussieScient2.htm