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Archive. Le terroir, un territoire hybride. L’exemple des fromages des Alpes du Nord

Publié le 18/07/2005
Auteur(s) : Marc-Jérôme Hassid, Doctorant - Laboratoire BioGéo à l'ENS de Lyon de Lyon
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NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2005.

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Les fromages des Alpes du Nord (Reblochon, Tomme de Savoie, Beaufort, etc.) sont souvent pris en exemple lorsque l'on parle de produit de terroir. Cette réussite s'expliquerait par l'image forte de la montagne et d'une agriculture extensive respectueuse de traditions et de l'environnement.

Quels ont été les impacts de l'intensification agricole sur ces terroirs ? Nous verrons que les labels de qualité (AOC, AOP…) apparaissent pour beaucoup comme la solution face à la mondialisation. Pourtant des menaces internes pèsent sur le succès de ces produits.

Au préalable, le terroir est défini comme "une étendue limitée de terre considérée du point de vue de ses aptitudes agricoles" (Petit Robert). Le vin est le plus souvent employé pour l'illustrer : "goût particulier de certains vins, attribué à la nature même du sol où la vigne est cultivée" (Petit Larousse). Le terroir, ce serait donc une histoire de terre et une histoire de goût (Monnet, Gaiffe, 1998). Dans le cas du fromage, l'expression du terroir est encore un peu plus complexe : "une aire géographique caractérisée par des conditions de milieu et des types d'animaux qui, exploités par l'homme, conduisent à des produits spécifiques" (Grappin, Coulon, 2000). Enfin le terroir a également une dimension culturelle : "une région rurale, provinciale, considérée comme influant sur ses habitants" (Petit Robert) et plus près de notre sujet : "des liens identitaires unissant un produit, une société et un territoire" (Bérard et Marchenay, 1996). Le terroir se définit donc par une combinaison fine entre des dimensions culturelles (pratiques locales, organisation sociale) et un milieu physique s'exprimant par l'intermédiaire de la végétation et des sols. La fabrication du fromage fait intervenir un maillon supplémentaire : l'animal.

L'abondance, race locale des Alpes du Nord (Massif des Aravis)

Conduite des bovins en alpage près du col des Aravis

Clichés : Marc-Jérôme Hassid, juillet 2003

Des labels de qualité donnant un statut juridique à la notion de terroir. Ainsi, l'Appellation d'origine contrôlée (AOC) garantit "un lien intime entre le produit et son terroir, c'est-à-dire une zone géographique bien circonscrite par des facteurs naturels et des savoir-faire humains, qui permettent de tirer le meilleur parti de celle-ci. La notion de terroir englobe donc des facteurs naturels et humains étroitement associés qui rendent le produit qui en est issu unique et ne pouvant être reproduit hors de son territoire" (Richer, 2004). Cette définition semble quelque peu idéaliste.

Labels, certifications et territoires

Il existe différentes formes d'identification de l'origine et de la qualité des denrées agro-alimentaires en France et en Europe. À l'heure de la mondialisation des productions agricoles, certains producteurs y voient un moyen de promotion ou de défense. Une part des signes officiels font référence à des terroirs, à des territoires de production dont l'origine géographique est précisée. D'autres portent avant tout sur la qualité, les conditions de production, quelles qu'en soit la localisation.

 

AOC*

AOP*

IGP*

STG*

Label
Rouge

CQC*
AQC*

AB*

Label
Montagne

Territorialisation

Oui

Oui

Oui

Non

Non

Non

Non

Oui

Qualité

Oui

Oui

Oui

Non

Oui

Non

Oui

Non

Normes de fabrication

Oui

Oui

Non

Oui

Oui

Oui

Oui

Non

Extension à l'échelle européenne

Oui
(par l'AOP)

Oui

Oui

Oui

Non

Non

Oui

Oui

Appellation d'origine contrôlée (AOC) ; Appellation d'origine protégée (AOP) ; Indication géographique protégée (IGP) ; Spécialité traditionnelle garantie (STG) ; Certification de conformité : Atout Qualité Certifié (AQC) ou Critères Qualité Certifiés (CQC)

Entre label et certification de conformité il y a des différences. Si le label est un signe de qualité supérieure, la certification de conformité ne garantit que des caractéristiques spécifiques, objectives, mesurables ou le respect de règles préalablement fixées de production, de transformation ou de conditionnement (et depuis 1994 d'origine) d'une denrée alimentaire ou d'un produit agricole non-alimentaire et non-transformé.

Pour en compléter, dans la rubrique "Savoir faire" : Enquêter sur les étiquettes : traçabilité et qualité, comment s'y retrouver ?

En 2002, la France était le deuxième producteur de fromage en Europe (1 423 000 tonnes produites) juste après l'Allemagne (1 483 600 t.). La production de fromage des huit premiers producteurs de l'UE étant alors de 4 188 400 t. (source ONI lait, 2002).

Terroirs des AOC Beaufort et Reblochon

Parmi les 47 AOC laitières, 25 concernent des fromages de zone de montagne. Les Alpes du Nord, et plus particulièrement les deux départements savoyards, comptent 7 fromages sous label : l'Abondance (AOC), le Beaufort (AOC), le Chevrotin des Aravis (AOC), l'Emmental de Savoie (IGP), le Reblochon (AOC), la Tomme des Bauges (AOC) et la Tomme de Savoie (IGP). Quelques données montrent la bonne santé des filières fromagères des AOC de Savoie (tableau ci-dessous).

Les AOC savoyardes ont atteint une production de 21 000 tonnes en 1997 (10% de la production AOC fromagère nationale) et un chiffre d'affaires de 170 millions d'euros (source GIS Alpes du Nord). Malgré le versement de soutiens spécifiques en montagne (Indemnités compensatoires de handicaps naturels / ICHN et mesures agri-environnementales), reconnue comme zone à handicap, les aides directes dans les deux Savoie (10 900 euros) sont inférieures à celles perçues par les exploitations de plaine française (17 000 euros) et européenne (moyenne communautaire de l'UE à 15 : 12 300 euros) (sources INRA, productions agricoles). Cependant, la bonne valorisation du lait dans les montagnes des Alpes du Nord permet un revenu moyen par actif agricole (résultat net / UTAF : 13 000 euros) comparable à la moyenne française (13 400 euros).

La filière lait France entière et les filières fromagères AOC des Savoie
  Lait France AOC des Savoie Ecart
Quantité de lait produit (en milliers de tonne) 23 000 186  
Nombre d'emplois pour 100 000 kg de lait 0.96 1.56 + 63%
Valeur Ajoutée par tonne de lait (en euros) 325 401 + 23%
Subvention d'exploitation / emploi (en euros) 5305 3552 - 33%
Investissement / tonne de lait (en euros) 79 204 + 158%

Source : Coutre-Picart, 1999

 

Quels éléments peuvent expliquer cette bonne santé financière des AOC savoyardes et plus généralement des fromages des Alpes du Nord ? Y a-t-il une spécificité montagnarde qui explique cette réussite actuelle ?

Partant de la notion de terroir, on peut dresser un inventaire de ce qui ferait cette spécificité et décrire la chaîne qui permet de passer de l'herbe au fromage :

  • l'alpage, symbole du pastoralisme, est caractérisé en général par une biodiversité importante. L'herbe et le foin peuvent donner des qualités organoleptiques (certaines flores de montagne donnent un goût particulier au lait),
  • les caractéristiques des animaux et, notamment, les facteurs génétiques, peuvent modifier les caractéristiques sensorielles du lait. Les races locales (tarentaise, abondance, tarine) constituent un élément majeur du cahier des charges des AOC,
  • un savoir-faire local allant de la conduite des animaux au contrôle des restitutions organiques en passant par le mode de fabrication des fromages, l'utilisation de lait cru ayant une grande importance lors de l'affinage.

 

La chaîne de production correspond au modèle d'une agriculture extensive. L'agriculture contribue, à sa façon, à l'organisation du territoire, à travers ses systèmes de production ainsi que le montre le tableau ci-dessous.

Les pratiques traditionnelles et contemporaines dans l'agriculture de montagne

Pratiques traditionnelles. Leurs principes.

  • Pachonnée : vaches laitières attachées aux heures de traite et de repos sur les lieux de pâturage ; répartition des fumures assurée par le déplacement régulier des points d'attache ; traite manuelle extérieure.
  • Fertirrigation : épandage des déjections par canaux à partir des chalets d'alpage.
  • Fenaisons : coupe à la faux, séchage et récolte du foin.

Pratiques contemporaines. Leurs principes.

  • Parcs de traite ou de repos : vaches laitières clôturées aux heures de repos à proximité du lieu de traite ; traite mobile mécanisée, clôture électrique.
  • Epandage de lisier : épandage des déjections liquides à l'aide de pompes ou d'épandeurs mobiles.
  • Fauchage : fauchage, tournage et assemblage du foin mécanisés.

Source : d'après Bornard, 1994, modifié

Les alpages apparaissent comme un héritage de ces pratiques pastorales et de ces traditions. Il faut alors préciser que, contrairement aux idées reçues, les alpages sont principalement des prairies artificielles n'existant qu'en raison de déboisements anciens et d'entretiens séculaires par le pastoralisme ou la fauche (Dorioz, 1998). Autrement dit, si les caractéristiques du milieu physique (acidification, enneigement, humidité…) influencent le type de prairie pâturée, la conduite des animaux et les pratiques pastorales ont également des conséquences sur le milieu. Ce modèle d'agriculture s'est maintenu jusque dans les années 1950, reposant sur de petites structures nombreuses à forte main d'œuvre familiale, de type semi-autarcique, exploitant de petites unités à la fois dans les vallées et en montagne. La production de fromage était alors très réduite ainsi que le montre le graphique ci-dessous pour le cas du Reblochon.

Note : la donnée de 1900 repose sur une estimation. Il n'y a pas de données de synthèse disponibles antérieures à 1987.

Le cahier des charges de l'AOC Reblochon a fixé des normes plus strictes après 2000 (lait issu exclusivement des races locales par exemple) ce qui explique, en grande partie, la baisse observée de la production.

La mutation agricole intervient au début des années 1960 sous l'effet de plusieurs facteurs, dont, localement, le décollage économique des départements alpins (implantation d'industries à Annecy, en vallée de la Maurienne…) et surtout le développement des sports d'hiver. Ces deux événements ont eu de multiples effets plus ou moins bénéfiques. L'agriculture de montagne a connu une saignée démographique au profit des emplois dans le secteur secondaire et un développement de la double activité liée au tourisme. De plus, avec l'intensification des productions consécutive à la PAC (1962), l'agriculture de montagne a dû s'orienter principalement vers la production de fromage pour rester compétitive. De profondes transformations ont été nécessaires : modernisation de l'agriculture, modification des pratiques pastorales, respect des normes sanitaires dans les fromageries, et, parallèlement, évolution du confort domestique (eau courante et électricité dans les chalets d'alpage).

À partir des années 1970, des mesures ont encadré et accompagné le pâturage en montagne (loi du 3 janvier 1972) : aide à la mécanisation agricole, Indemnité Spéciale Montagne (ISM), dans le but d'entretenir les paysages (décret du 20 janvier 1974). De nouvelles attentes portent sur le maintien des paysages ouverts et sur la gestion de l'espace.

Face à ces évolutions, les démarches d'indication géographique de production, tant au niveau français (AOC) qu'européen (AOP, IGP), apparaissent comme des outils collectifs des agriculteurs pour la promotion des produits de leurs terroirs (voir l'encart ci-dessus et, dans la rubrique "Savoir faire" : Enquêter sur les étiquettes : traçabilité et qualité, comment s'y retrouver ?. Ces démarches ont souvent permis de valoriser des zones rurales difficiles, à faible productivité (Mauguin, 2004).

Lors d'un récent colloque (Chambéry 2004) intitulé "Qualité, produits, terroir…montagne et mondialisation", l'essentiel des préoccupations a porté sur la protection des produits face à la mondialisation des échanges commerciaux. La protection juridique des indications géographiques est apparue comme le fer de lance des responsables de l'INAO : "cette protection est légitime et doit être d'un niveau équivalent à celui dont bénéficient les marques agroalimentaires internationales". L'INAO mobilise ainsi un réseau de "50 avocats qui suit actuellement près de 600 actions précontentieuses ou contentieuses dans 75 pays".

On peut se demander si le succès actuel des fromages des Alpes du Nord repose effectivement sur un effet terroir (qualités organoleptiques et gustatives) ou s'il ne s'agit pas davantage de l'image forte que représentent les Alpes. L'analyse des cahiers des charges des AOC Beaufort et Reblochon montre que le lien entre qualité du produit et milieu géographique est structuré autour de la matière première et ses conditions d'obtention (Sainte-Marie, 2004). À titre d'exemple, le fromage est "plongé dans une saumure proche de la saturation c'est-à-dire dont la densité est comprise entre 1.17 et 1.20 maintenue à une température comprise entre 9 et 12°C, pendant 20 à 24 heures". Ne s'agit-il pas d'une standardisation des produits ? On ne note aucune donnée sur le mode de conduite des animaux en alpage, et plus étonnant, "au minimum, 20% des besoins annuels en foin pour l'alimentation des vaches sont issus de l'aire géographique". Rappelons l'importance de la composition floristique dans la qualité organoleptique des fromages (Coulon, 2005).

Terroirs et pistes de ski : enjeux et risques

Cliché : Marc-Jérôme Hassid, La Plagne, août 2003

"Dans une région agricole comme celle des Alpes du Nord où la bonne valorisation des produits laitiers s'appuie sur quelques fromages réputés, une crise de confiance du consommateur sur l'un d'eux aurait des répercussions économiques d'autant plus problématiques que la filière est actuellement peu organisée pour y faire face dans des délais de court terme (faible possibilité de substitution entre produits, spécialisation des outils de transformation…) (Chatellier, Delattre 2003). Les enjeux semblent particulièrement forts dans les stations de sports d'hiver, véritables vitrines des AOC (photo ci-contre à gauche).

En effet, les pistes de ski se sont implantés le plus souvent sur les zones d'alpage : agriculture et tourisme se côtoient allègrement. La situation de l'agriculture devient difficile dans certains secteurs, les problèmes étant d'ordre qualitatifs et quantitatifs.

Ainsi, dans la vallée de Thônes, la pression foncière devient très forte tant par l'implantation de logements que plus récemment la construction de retenue collinaire. Les agriculteurs, qui sont le plus souvent locataires des terrains, ne disposent que de peu d'outils de protection. Les rendements fourragers sur les pistes de ski sont plus faibles qu'avant terrassement, la végétation réintroduite étant exogène à ces écosystèmes d'altitude. L'utilisation de neige de culture ralentie inévitablement la période végétative. Une réhabilitation de qualité devrait être imposée pour conserver l'essence même du terroir et l'image de marque associée aux alpages.

Malgré la relative bonne santé financière des AOC des Alpes du Nord, des menaces apparaissent pour le futur. Elles semblent provenir d'avantage d'effets internes (intensification des pratiques, standardisation, diminution de la biodiversité des alpages ...) que de l'internationalisation des marchés. Les réformes de la PAC de juin 2003 qui concernent particulièrement le secteur laitier et les orientations des prochaines années ne donnent pas de garantie pour le devenir des filières AOC. La qualité sera une priorité pour rester compétitif dans le processus de globalisation.

 

Pour prolonger, des ressources

  • Bornard A., Brau-Nogué C. - La fertilisation organique en alpage : influence sur la qualité et l'évolution de la végétation - Fourrages n° 139, pp. 367-374 - 1994
  • Chaléard J.-L., Charvet J.P. - Géographie agricole et rurale dans le monde - Belin, coll. Atouts, 240 p. - 2004
  • Delfosse C. , Prost J.A. - Transmission et appropriation des savoirs fromagers : un siècle de relations entre industriels de Roquefort et transformateurs corses - Ruralia - 2003 http://ruralia.revues.org/document27.html
  • De Rosa M. - L'application de l'approche par les milieux innovateurs aux produits typiques : le cas des produits AOC et IPG - Colloque "Convergence et disparités régionales au sein de l'espace européen : les politiques régionales à l'épreuve des faits" : www.ulb.ac.be/soco/asrdlf/documents/DeRosa.pdf
  • Dorioz J.-M., Fleury P., Coulon J.-B., Martin B. - La composante milieu physique dans l'effet terroir pour la production fromagère quelques réflexions à partir du cas des fromages des Alpes du Nord - Le Courrier de l'environnement de l'INRA n°40 - 2000 : www.inra.fr/dpenv/so.htm
  • Monnet J.-C., Gaiffe M. - Le terroir, une réalité géographique mise en évidence par des critères édaphiques - Étude et Gestion des Sols, vol. 5, 1, pp. 43-60 - 1998
  • Pitte J.-R. - À propos du terroir - Les Annales de Géographie - 1999

En ligne

 

Marc-Jérôme Hassid, doctorant, Laboratoire BioGéo à l'ENS de Lyon,

pour Géoconfluences le 18 juillet 2005

Mise à jour :   18-07-2005

 


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Pour citer cet article :  

Marc-Jérôme Hassid, « Archive. Le terroir, un territoire hybride. L’exemple des fromages des Alpes du Nord », Géoconfluences, juillet 2005.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/territ/FranceMut/FranceMutDoc5.htm