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Dans la jungle des espaces protégés. Multitude, imbrication et superposition des dispositifs de protection en France

Publié le 06/11/2023
Auteur(s) : Lionel Laslaz, maître de conférences HDR en géographie et aménagement - Université Savoie Mont Blanc
Johan Milian, maître de conférences en géographie et aménagement - université Paris 8
Anne Cadoret, maîtresse de conférences en géographie et aménagement - Aix-Marseille Université

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La protection de l'environnement repose sur des outils, des zonages et des labels qui se recoupent, se superposent, s'additionnent ou s'évitent. Les acteurs et les gestionnaires eux-mêmes peinent parfois à s'y retrouver. L'article s'interroge sur les raisons de cet empilement, il en analyse la genèse, il soupèse les bénéfices et les effets contre-productifs pour répondre à une question : cette superposition est-elle vraiment un problème ?

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Le 6 juillet 2022, lors du comité de pilotage de la réserve naturelle nationale de Tignes-Champagny qui se tenait sur le glacier de la Grande Motte, le directeur du Parc national de la Vanoise, enjambant la limite entre cœur – identifiable par le drapeau tricolore – et réserve naturelle, insistait sur le double statut des gardes – matérialisé par leurs insignes de police sur deux vestes différentes –, en charge de la réglementation dans le cœur et de l’application de l’arrêté en réserve. Le tout est coiffé par un site Natura 2000 « massif de la Vanoise » dont les élus et acteurs économiques présents lors de cette réunion de terrain peinent à comprendre le contenu et la valeur ajoutée.

Document 1. En Vanoise, une réserve naturelle nationale jouxte le parc national, s’y ajoute une zone Natura 2000

Vanoise

Le glacier de la Grande Motte au bas du télésiège de la Vanoise (2713 m). À gauche, la réserve naturelle nationale de Tignes-Champagny, à droite le cœur du parc national de la Vanoise. En arrière-plan, Val Claret (2105 m) et le lac de Tignes. Cliché : Lionel Laslaz, 3 juillet 2017.

 

L’empilement administratif et juridique des espaces protégés peut faire débat. Non pas qu’il faille nécessairement supprimer pour économiser ou faire plus simple, même si leurs gestionnaires se questionnent à ce sujet. Mais parce que le rôle du chercheur est d’interroger la pertinence d’un dispositif et son adéquation avec ses finalités, tout comme de se pencher sur les politiques publiques de manière générale, notamment d’aménagement des territoires. Le plus délicat demeure toutefois d’identifier les critères à l’aune desquels on peut questionner cet empilement.

Nous avons interrogé depuis plusieurs années la superposition des dispositifs de protection, que ce soit dans le contexte français (Laslaz, 2005 ; Laslaz, 2023) ou crétois (Girault et Laslaz, 2015). Igor Babou (2019) fait de même pour Lanzarote dans l’archipel des Canaries, en lien avec les labellisations géoparcs et l’inscription de cette île comme bien au Patrimoine mondial de l’humanité. Les institutions internationales en charge des enjeux de conservation ont, elles aussi, regardé cette question. Une étude réalisée il y a quelques années à partir de la base de données du WDPA ((World Database of Protected Areas. Cette base de données, qui compile les informations transmises par gouvernements et ONG, est gérée par le PNUE et l’UICN. Elle est actualisée tous les mois, mais une grande prudence s’impose sur les modalités de comptabilisation et les espaces protégés référencés (« parcs de papier »).)) mettait en évidence que la superposition entre différents réseaux d’espaces protégés se rencontre dans différentes parties du Monde (Japon, côte atlantique des États-Unis) mais que le cas est bien plus fréquent en Europe du fait de la multiplicité des statuts et des héritages du temps long (Deguinet et al., 2017).

Cependant, remettre en cause cet état de fait constituerait aux yeux de certains créateurs des différents outils ou gestionnaires une menace sur les objectifs de protection qui se trouveraient, d’après eux, renforcés par cette multiplicité. Untermaier (1998) écrit de son côté que nous n’avons pas assez de droit, plutôt que trop, et que la simplification à outrance desservirait ces objectifs. Cans (2008) estime pour sa part que tout est utile car ce ne sont pas les mêmes objectifs qui animent ces dispositifs ; le défi impossible qu’elle mentionne n’est pas que chaque citoyen connaisse les réglementations, gageure s’il en est, mais qu’il comprenne déjà l’existant et les différences de l’un à l’autre des outils de protection. C’est déjà loin d’être le cas lorsqu’on observe l’ambivalence du terme parc, et la confusion, souvent savamment entretenue et instrumentalisée par leurs opposants en France, entre parc national et parc naturel régional (Laslaz, 2022).

Il ne s’agit pas ici de verser dans la systématicité du discours sur l’efficacité (qu’est-ce ? à quoi la mesure-t-on ?) associée à un niveau de protection : celle-ci est en effet très discutable car elle se doit d’être replacée dans le temps et dans l’espace. Elle est par exemple jugée très variable pour la protection de la biodiversité (Pasquaud et Lobry, 2010 ; Maxwell et al., 2020). La lecture de l’efficacité supposée des dispositifs de protection est souvent très réductrice car elle évacue toute dimension sociale, en dépolitisant les espaces protégés. Dans le cas des aires marines protégées (AMP), des discours scientifiques, basés sur des études de corrélation entre la biomasse et les mesures de gestion considèrent que l’efficacité est liée à l’existence d’un arsenal réglementaire spécifique (Zupan et al., 2018 ; Horta e Coasta et al., 2016), d’autres qu’elle est liée aux moyens mis en œuvre (Gill et al., 2017). Or, de nombreux travaux révèlent que l’efficacité supposée de la protection passe aussi par la manière dont les acteurs concernés la considèrent, l’adoptent, l’acceptent ou non (Depraz, 2005 ; Laslaz, 2005 ; Brockington and Igoe, 2006 ; West et al., 2006 ; West and Brockington, 2006 ; Beuret et Cadoret, 2021).

Cet article propose un éclairage sur la multiplicité de dispositifs de protection existants en France, et les formes d’empilement dans le temps et dans l’espace auxquels ils ont conduit : pourquoi cette superposition est-elle vue par les administrateurs et les gestionnaires de la conservation comme une plus-value ? Quelles sont les limites de ces superpositions et constituent-elles réellement un problème ?

Pour répondre à ces questions, nous dresserons l’état des lieux des outils existants avant d’étudier les formes d’adjonction et de superposition observables. Nous étudierons ensuite deux espaces particulièrement emblématiques et marqués par cette « surprotection » : la Camargue et la forêt de Fontainebleau.

 

1. La diversité des formes et des régimes de protection : se retrouver dans un panel de protections multiples

Les espaces protégés sont d’une grande variété de formes et de statuts. Ils se sont additionnés sur un siècle, de la loi de 1906 sur les sites inscrits et classés à la loi de 2006 créant l’outil du Parc naturel marin, sans qu’aucune de ces figures apparues au fil du temps ne soit supprimée ((même si certains se sont transformés : par exemple réserve naturelle volontaire en régionale en 2002.)), à l’exception de quelques-unes tombées en désuétude ou renommées. En 2022, l’affichage ostentatoire de 33 % du territoire national sous statut de protection (sans que l’on sache réellement ce que cela recouvre) cache en réalité des disparités fortes et une multitude d’outils dont les effets sont inégaux. Il masque également de grandes disparités entre la France métropolitaine et la France d’outre-mer.

 
Encadré 1. Principales lois relatives aux espaces protégés en France
  • Loi du 21 avril 1906 organisant la protection des sites et monuments naturels de caractère artistique
  • Loi du 2 mai 1930 ayant pour objet de réorganiser la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque, abrogée en 2000
  • Loi n°57-740 du 1er juillet 1957 modifie la loi du 2 mai 1930 sur les réserves naturelles
  • Loi n°60-708 du 22 juillet 1960 relative à la création de parcs nationaux
  • Décret n°67-158 du 1er mars 1967, instituant les Parcs naturels régionaux
  • Loi n°75-602 du 10 juillet 1975 portant création du conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres
  • Loi n°76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, instituant les Arrêtés Préfectoraux de Protection de Biotope (APPB)
  • Décret n°77-1141 du 12 octobre 1977 pris pour l’application de l’article 2 de la loi de 1976 sur la protection de la nature (procédure d’étude d’impact)
  • Programme ZNIEFF (Zones Naturelles d’Intérêt Ecologique, Faunistique et Floristique) lancé en 1982 par le Ministère chargé de l'environnement
  • Loi n°85-729 du 18 juillet 1985 relative à la définition et à la mise en œuvre de principes d'aménagement (loi de décentralisation créant les Espaces Naturels Sensibles)
  • Loi n°93-24 du 8 janvier 1993 sur la protection et la mise en valeur des paysages et modifiant certaines dispositions législatives en matière d’enquêtes publiques
  • Loi n°2002-92 du 22 janvier 2002 relative à la Corse créant les Réserves Naturelles de Corse
  • Loi n°2002-276 du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité distinguant les Réserves naturelles nationales (anciennement Réserves naturelles) et les Réserves naturelles régionales (par évolution du statut des Réserves naturelles volontaires).
  • Loi n°2006-436 du 14 avril 2006 relative aux parcs nationaux, aux parcs naturels marins et aux parcs naturels régionaux
  • Loi n°2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, dite « Grenelle I », reconnaissant les Conservatoires d’Espaces naturels, dont le premier a été créé en 1976 en Alsace
  • décret n°2012-1492 du 27 décembre 2012 relatif à la trame verte et bleue, précisant les définitions de la Trame verte et bleue (réservoirs de biodiversité, corridors écologiques, préservation/remise en bon état des continuités écologiques, fonctionnalité,...), le contenu et la procédure d'élaboration des schémas régionaux de cohérence écologique ainsi que le contenu du chapitre individualisé relatif à la Trame verte et bleue du schéma d'aménagement régional pour les DOM.
  • Décret n°2014-45 du 20 janvier 2014 portant adoption des orientations nationales pour la préservation et la remise en bon état des continuités écologiques
  • Loi n°2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages

Source : Laslaz (coord.), 2020, modifié.


 
Document 2. État des lieux des espaces protégés en France en mai 2023 (métropolitaine et outre-mer)
Types de protection Date création Catég. UICN Nombre Superficie terrestre (ha) Proportion du territoire terrestre (%) Superficie marine (ha)
Protections internationales au titre de conventions
Bien inscrit (naturel uniquement) sur la liste du Patrimoine Mondial (UNESCO) 1972 / 7 978 521  1,52  67 939 456 
Géoparc mondial (UNESCO) 2015 / 7 1 156 693  1,79   
Réserve de biosphère (UNESCO) 1971 / 16 4 434 303  6,73 5 288 189 
Zone humide protégée par la convention de Ramsar 1971 signée 1975 entrée en vigueur / 53 1 862 066  2,88  1 995 277 
Réseau européen
Zones de protection spéciale, "Directive Oiseaux" (sites Natura 2000) 1979 / 403 4 434 608  8,08 11 916 206
Zone spéciale de conservation / Site d’importance communautaire, "Directive Habitats Faune-Flore " (sites Natura 2000) 1992 / 1353 4 899 959 8,93 10 633 265
Protections nationales
Réglementaires
Réserve intégrale (en cœur de PN) 1960 Ia 4 4353 0,01  
Cœur de parc national 1960 II 11 2 568 345 3,98  49 758 
Réserve naturelle nationale 1930-2002* III-IV 169 1 217 666** 1,89  169 900 969
Réserve naturelle régionale 2002 III-IV 181 42 136 0,07  788 
Réserve naturelle de Corse 2002 / 7 6425 0,01 80591
Réserve nationale de chasse et de faune sauvage 1951 IV 12 34 421 0,06 7347
Périmètre de protection d’une réserve naturelle nationale / / 17 303 853 0,47  111 
Périmètre de protection d’une réserve naturelle régionale / / 1 22     
Arrêté préfectoral de protection de biotope 1977 IV 1 029 226 657 0,35  182 470
Arrêté préfectoral de protection de géotope 2015 / 28 566     
Arrêté préfectoral de protection des habitats naturels 2018 IV 10 7 261  0,01   
Réserve biologique dirigée 1953 IV 181 32 063 0,05   
Réserve bologique intégrale 1953 Ia 95 100 396  0,16   
Site classé (2017) 1906-1930 / 2700 1 026 342 1,8  
Site inscrit (2017) 1906-1930 / 4798 1 500 000 2,2  
Contractuelles
Aire d'adhésion de parc national 2006 V 11 2 341 648 3,68  345 779 
Parc naturel marin 2006 V 8     13 971 444 
Parc naturel de la Mer de Corail (Nouvelle-Calédonie) 2014 HC 1     129 100 000 
Parc naturel régional 1967 V 58 10 472 540 16,21  
Par la maîtrise foncière
Site du Conservatoire du Littoral 1975 / 808 193 859 0,3  19 468
Site CEN maîtrise foncière 1976 / 1874 31 308  0,05 
Espaces naturels sensibles 1985 / 4000      
Inventaires
Zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique 1982 / 19 929 23 210 306    456 615

Les superficies sont en hectares et sont celles de la BD Topo ©IGN. Les catégories UICN ne s’appliquent pas aux dispositifs internationaux/ HC : hors catégorie.

* De 1930 à 1957 puis de 1976 à 2002. ** La réserve naturelle des Terres australes françaises couvre depuis 2022 à elle seule 166,267 millions d’ha (environ 770 000 ha terrestres et 165,5 millions ha maritimes).

Source : INPN, 2022 et 2023 ; divers. Synthèse L. Laslaz, 2023.

Document 3. Les principaux types d’espaces protégés en France

Espaces protégés en France

>>> Afficher la carte en grand format.

 

Cette multiplication dans le temps des couches administratives, territoriales, des acteurs, des outils empilés au fil des lois, sans simplification, conduit à un dense maquis de dispositifs. Ceux-ci se superposent au mille-feuilles administratif français, notamment depuis l’avènement de l’intercommunalité. À la fin du XXe siècle, Bernard Kalaora (1998, p. 180) décomptait « 56 variétés juridiques d’espaces au titre de la protection au sens large, dont 14 relèvent d’une protection foncière, 22 d’une protection réglementaire, 12 d’une désignation en application d’une convention internationale et d’une protection contractuelle » dans le seul cas français. Ce nombre a continué à progresser avec l’apparition de nouveaux outils au cours des deux dernières décennies.

Les espaces protégés peuvent ainsi se distinguer en fonction des types de protection : contractuelle (parc naturel régional), réglementaire (parc national, réserve) et par acquisition foncière (Conservatoire d’espaces naturels, Conservatoire du littoral et des rivages lacustres, réserves privées ((Qui consistent pour des associations à lever des fonds pour acheter des terrains afin de les sanctuariser, comme celles créées par l’ASPAS (Association pour la Protection des Animaux Sauvages) ; voir Laslaz, coord., 2020, p. 41.))) ; ou encore, en fonction des types de gouvernance selon un gradient de concentration entre les mains du pouvoir étatique, une situation considérée par l’UICN comme un des facteurs favorisant la mise en œuvre d’une action de protection effective. Plusieurs espaces protégés peuvent être pilotés par un même gestionnaire. Les échelles d’intervention et de décision sont aussi un facteur distinctif. Les mesures de droit supranational, comme les directives européennes Habitats et Oiseaux qui ont donné naissance au réseau Natura 2000, et dont la mise en œuvre s’impose à l’État (devenant alors mesures de droit interne ; Cans, 2002) viennent s’ajouter aux cadres nationaux.

Document 4. Les types d’espaces protégés en France au regard des critères de gestion internationaux : gradients de développement et de protection

gradients protection

Source : Lionel Laslaz, 2015, 2023. Modèle théorique général, des exceptions existent.

 

2. Imbriqués, superposés, emboîtés. Quelques pistes dans la jungle des espaces protégés français

Il s’agit de réfléchir au contenu des dispositifs et de comprendre en quoi leur superposition conduit à certaines formes de saturation, aussi bien dans les objectifs de protection eux-mêmes que dans le ressenti des riverains et usagers. L’empilement doit garantir cette protection et sécuriser le périmètre concerné face au risque de « surfréquentation », entre autres. Pourtant, il n’empêche pas une certaine forme de perméabilité face à des usages non désirés, ce qui soulève la question de son efficacité.

2.1. Hyper-protection, surprotection, multi-protection, superposition : la valeur heuristique de la dénomination

Document 5. Exemples locaux d’imbrication des dispositifs de protection

val d'allier

La Réserve Naturelle Nationale du Val d’Allier (1450 ha, au sud de Moulins), au cœur du projet de futur parc national de zones humides, s’imbrique dans des sites Natura 2000 et des ZNIEFF. Cliché : Lionel Laslaz, juillet 2020.

cévennes

Le sentier du Villaret, au sein du parc national des Cévennes, également réserve de biosphère depuis 1985, et qui abrite plusieurs sites Natura 2000. Cliché : Lionel Laslaz, juillet 2021.

Ventoux

Le mont Ventoux (1910 m, vue sur la D 974, versant sud) cumule réserve biologique intégrale, arrêté de protection de biotope, site Natura 2000, ZNIEFF, réserve de biosphère (1990) et, depuis 2020, parc naturel régional. Cliché : Lionel Laslaz, octobre 2021.

baie de somme

En Baie de Somme s’ajoutent, entre autres : convention de Ramsar, réserve naturelle nationale, site Natura 2000, site classé, Grand Site de France, et depuis 2020 parc naturel régional. Cliché : Lionel Laslaz, juillet 2021.

Cirque de Gavarnie

Le Cirque de Gavarnie dans les Pyrénées a été classé comme site en 1921, avec un périmètre remanié plusieurs fois ; il a été intégré dans la zone centrale du parc national des Pyrénées en 1967, désigné ZNIEFF et plus tard inclus dans un vaste site Natura 2000 ainsi que dans l’ensemble transfrontalier inscrit au patrimoine mondial en 1997 (Pyrénées-Mont Perdu). Cliché : Johan Milian, 2009.

La sémantique de l’empilement distingue l’hyper-protection (avec un jugement de valeur fort), la surprotection avec la même idée de « trop » mais aussi celle de dispositif venant recouvrir un autre, et la multi-protection qui apparaît plus neutre, voire positive. Toutefois le premier peut traduire aussi une protection forte ((Décret n° 2022-527 du 12 avril 2022.)) redevable à un seul espace protégé et non nécessairement à plusieurs couches, a fortiori dans un contexte où l’injonction politique incite à la protection forte dans les années qui viennent avec un objectif de 10 % du territoire national sous ce statut en 2030 ((SNAP, Stratégie Nationale des Aires Protégées : à lire ici.)) (4 % du territoire à ce jour). « Par la clôture et le renfermement dans les espaces hyperprotégés, les acteurs sociaux tentent de conjurer la peur et la hantise des catastrophes en rejetant à tout prix le risque que l’on croit pouvoir réduire à zéro. » écrivait déjà Bernard Kalaora (2001, p. 593).

Le discours sur le « sur » est un des arguments déclencheurs des politiques de protection : l’humanité « en surnombre » et la terre « surpeuplée » et « surexploitée » en appelleraient à la surprotection, selon une rhétorique très malthusianiste. Mais renvoyer les logiques de surprotection au seul paramètre, agité et ostentatoire, de la menace, serait trop simple. Les espaces les plus « menacés » par des équipements et agissements divers ne sont pas forcément les plus couverts par des dispositifs de protection. En fait, au moins neuf facteurs entrent en ligne de compte pour expliquer cette propension à une couverture en dispositifs de protection empilés (Laslaz, 2016) :

1. le doublement d’une protection déficiente par un dispositif ultérieur jugé plus efficace. C’est alors le temps (création d’un outil plus adapté, recul sur l’efficience du dispositif précédent) et la réglementation / contractualisation plus performante qui fait son œuvre.

2. à l’inverse, le fait de compléter un espace protégé contraignant (de type site classé) par un dispositif plus contractuel (de type parc naturel régional) afin d’améliorer l’acceptation sociale de la protection, et de lui donner une composante plus participative et ascendante.

3. l’extension d’un espace protégé (de forme ponctuelle) en ayant recours à un dispositif plus vaste permettant de le faire.

4. une logique comptable : par exemple, pour atteindre les chiffres de couverture nationale exigée par l’Union européenne, le ministère de l’Environnement avait fait le choix à la fin des années 1990 de couvrir tous les espaces protégés à protection forte de France (cœurs de parcs nationaux notamment) d’un périmètre Natura 2000.

5. la temporalité, puisque l’ancienneté des mesures de protection agit comme germe favorable à la sédimentation des mesures (formulation adéquate si l’on envisage que certaines formes de protection sont méconnues, voire inactives). La Camargue (cf. partie 3) ou la mer d’Iroise (Van Tilbeurgh, 2007) l’illustrent sur plus d’un siècle.

6. la multiplicité des acteurs, chacun allant de son dispositif et de l’outil dont il dispose : Natura 2000 lié à l’Union européenne, mesures de l’État (parcs nationaux, réserves naturelles nationales, sites classés), réserves biologiques de l’ONF, Espaces Naturels Sensibles des conseils départementaux, initiatives des communes, mesures des associations comme la protection privée initiée par l’ASPAS (Association pour la protection des animaux sauvages) et d’autres réseaux.

7. les moyens mis en œuvre permettant le financement d’actions, sachant que tous les périmètres sont loin d’être l’objet d’un financement propre et à la hauteur des missions fixées à l’espace protégé. En d’autres termes, la surprotection se fait indépendamment des moyens financiers permettant de la rendre pertinente.

8. l’intérêt pour des labels et reconnaissances (parfois à visée de marketing territorial) conduisant à des demandes d’inscription et de désignation sur des listes, à l’échelle continentale ou mondiale.

9. ce dernier participe du souhait de saut scalaire, soit d’inscription d’un dispositif de notoriété restreinte à une échelle supérieure, permettant notamment de drainer des flux touristiques, et des financements.

Mesurer la superposition sur ces simples bases quantitatives demeure le plus évident ; mais elle comporte aussi une part de qualitatif, de non mesurable, parfois d’irrationnel. Le trop plein ne se jugerait pas à l’aune du seul empilement de mesures, mais du ressenti qu’elles occasionnent. Ainsi s’inscrit, de manière concrète ou subliminale, une subordination, voire un étouffement, de toute forme de réalité ou de pratique sociale autre, par rapport à la protection. L’ajout récurrent de dispositifs de protection conforterait une domination et une mainmise : on a déjà la main, on conforte l’emprise ; on occupe déjà le terrain, on le « barricade ». La surprotection renvoie donc à des espaces au sein desquels les mesures de protection se sont empilées dans le temps et conduisent parfois à des effets de saturation. L’exemple de La Chapelle-en-Valgaudemar, dont 88 % du territoire communal (un record en France) est en cœur du Parc national des Écrins, est révélateur (document 6). S’y ajoutent la Réserve naturelle nationale de la Haute-Séveraisse (15 mai 1974, 155 ha), trois sites classés sur des cascades, et deux sites inscrits. Sur le territoire restant, un PPR très restrictif limite les possibilités en matière d’urbanisme. La commune de Gavarnie, avant sa refusion avec sa voisine Gèdre, se trouvait dans une situation similaire.

Document 6. L'exemple d'un territoire saturé de protection, la commune de La Chapelle-en-Valgaudemar (Hautes-Alpes)

la chapelle en valgaudemar

 

Obtenir un espace ségrégé, séparé, peut inciter à en faire un bastion ((Comme fortification, le terme renvoie l’idée de place forte de la protection, mais il est issu du verbe bastire (bâtir) qui appelle l’idée d’une construction, méthodique et cumulative, de la protection en un lieu précis.)), un espace où l’on assoit son emprise, particulièrement illustratif de cet engouement pour la surprotection. Le document 7 présente onze formes et stratégies spatiales de superposition des espaces protégés qui serait notamment une forme de co-spatialité, mais sur des étendues identiques ou différentes. L’emboîtement serait ici hiérarchisé (Lévy, 2013, p. 570), dans la mesure où les objets espaces protégés le sont, de manière explicite (rigueur de la préservation) ou implicite (attachement à l’espace concerné, niveau de fréquentation, etc.).

Document 7. Formes et stratégies spatiales des superpositions

Formes et stratégies spatiales des superposition

 

2.2. Des labels ou des outils ? Trois interrogations sur l’empilement des espaces protégés

Les logiques d’empilement soulèvent au moins trois questions.

Les reconnaissances internationales interrogent en premier la finalité de certains espaces protégés : en sont-ils réellement ou ne sont-ils que des médailles visant à reconnaître des efforts de protection ? Il s’agit alors de « relabelliser » ce qui s’apparente déjà à un label (« bande, frange de quelque chose », même racine dans l’ancien français que « lambeau », qui a pris en anglais le sens d’étiquette) plus que de renforcer la réglementation. En d’autres termes, quelque chose de marginal et de secondaire qui, de plus en plus, se substitue aux finalités fondamentales de protection, au cœur de la mission de l’espace protégé. On peut avancer que l’appétit de label supplée parfois la fonction.

 
Encadré 2. Un exemple de label : la liste verte de l’UICN

La « liste verte » de l’UICN vise à labelliser au niveau international des espaces protégés nationaux, leur ajoutant de ce fait un label supplémentaire. Elle est présentée par l’UICN comme un « nouveau système de certification », initié en 2012 et officialisé en 2014 (6e Congrès mondial des parcs, Sydney) comme contrepoids des listes rouges (des espèces ou des écosystèmes menacés) à travers une approche positive. Il s’agit surtout de la reconnaissance de l’excellence, de la qualité de gestion, sous l’angle de l’efficacité et de l’équité. Parmi les 23 espaces protégés choisis sur les 50 candidats (seuls huit États étaient en course) se trouvaient cinq sites français (les parcs nationaux des Pyrénées et de la Guadeloupe, le parc naturel marin de la mer d’Iroise, la réserve naturelle nationale de Cerbère-Banyuls, et l’espace naturel sensible du marais d’Episy en Seine-et-Marne, près de Fontainebleau). On peut questionner les critères : comment se fait-il que le Parc national des Pyrénées, pourtant tancé à plusieurs reprises par le Conseil de l’Europe (qui lui a retiré en 1991 le diplôme européen des espaces protégés, obtenu en 1976, et il ne l’a pas recouvré depuis – Conseil de l’Europe, 2015) en raison de sa gestion des populations d’ours figure-t-il dans une liste de lauréats d’une « gestion modèle » à l’échelle internationale ?


 

La deuxième question est celle de la nécessité de cette surprotection. Ainsi, certains espaces protégés n’existent que parce que d’autres les ont précédés : la surprotection les fait naître, soit parce qu’ils sont requis, soit parce que leurs périmètres sont identiques ou proches, soit parce que les gestionnaires du premier sont nécessairement ceux du second. Par exemple, les opérations Grands Sites (30 en cours) puis le label Grand Site de France (21 sites) qui en résulte ne peuvent concerner que des sites classés, qui sont l’objet d’une intense fréquentation touristique (Pointe du Raz, Baie de Somme), avec la présence d’un ou plusieurs hauts-lieux marqueurs de cette fréquentation. Mais ils s’inscrivent dans un périmètre beaucoup plus vaste intégrant notamment les mobilités en amont du site classé.

Les réserves de biosphère (Cibien, 2006, p. 86) sont ainsi conçues pour l’intégration de différents dispositifs de protection. Cet outil, créé par l’UNESCO dans le cadre du programme MAB (Man and Biosphere) en 1971, présente quelques spécificités. C’est une des premières formes de matérialisation du nouveau paradigme intégrateur (Depraz, 2008), dans la mesure où il prend en compte les activités humaines dans les objectifs de protection.

Toutefois, concernant les réserves de biosphère, plusieurs limites sont à souligner :

1) En premier lieu, il s’agit davantage d’un label qu’un outil de protection, et de ce fait, il doit se surimposer à des espaces protégés préexistants, d’où l’effet d’empilement de protections. Il faut néanmoins produire un plan de gestion et une autorité pour sa mise en œuvre, attributs fréquents dans ces derniers. Si l’hétérogénéité peut être vue comme source de richesse, elle peut traduire aussi des constructions très incertaines et dont les finalités ne sont pas véritablement cadrées.

2) Le statut international du dispositif est la deuxième limite (ou souplesse, selon la façon dont on la considère). Cependant, selon sa déclinaison nationale, liée au libre droit des États, il peut s’avérer peu contraint. La France compte 16 réserves de biosphère (initiées à partir de 1977) sur les 738 réparties dans 134 pays (dont 22 transfrontalières) ((MAB France, « Les Réserves de biosphère françaises », novembre 2022. D’autres projets sont en cours, comme les hautes vallées de la Loire, de l’Allier et de l’Ardèche.)). Or, le comité MAB France est largement subventionné par le ministère en charge de l’Environnement et l’affichage de ce statut reste discret voire inexistant sur le terrain, au regard des dispositifs signalétiques des parcs nationaux : c’est le cas en Guadeloupe notamment (document 8).

Document 8. Le parc national de Guadeloupe, doublé d’une réserve de biosphère
carbet

La Guadeloupe inscrit son parc national (1989) dans une réserve de biosphère (1992), sans compter les réserves biologiques et les terrains acquis par le Conservatoire du littoral. À gauche, deuxième chute du Carbet. À droite, sommet de la Soufrière (1467 m). Clichés : Lionel Laslaz, avril 2015.

3) La dernière limite concerne justement l’exploitation du label. En 2015, 76 % des réserves naturelles sont inscrites dans un périmètre Natura 2000, valeur qui monte à 94 % pour les réserves naturelles nationales, dont 156 sont concernées (Réserves Naturelles de France, 2015). Derrière les superpositions se pose la question de l’efficacité des outils et de leur gestion relevant de certains acteurs : dans le cas des réserves naturelles justement, le bilan est en demi-teinte. Le transfert de compétences de l’État vers les régions dans le cadre de la loi Démocratie de proximité (2002) conduisant à la création des réserves naturelles régionales s’est ainsi effectué à l’avenant, sans que cela constitue un projet réfléchi en amont (Camproux-Duffrène et Durousseau, 2007, p. 99–112). Sous couvert de décentralisation, l’État a donc créé un nouveau type de réserve d’un point de vue juridique, tout en alourdissant la procédure, et sans que le transfert de compétences ne soit réel (rôle du ministère en charge de l’Environnement, du Conseil d’État, etc.), et ce y compris pour les réserves naturelles de Corse, la troisième catégorie instituée par cette réforme. De son côté, Bélier (in Camproux-Duffrène et Durousseau, (dir.), 2007, p. 115–131) a souligné toutes les limites des arrêtés préfectoraux de protection de biotope (APPB), dont la compétence est transférée du ministère au préfet, sans véritable possibilité de contrôle du juge administratif. L’indemnisation des propriétaires concernés n’est pas impossible mais difficile à obtenir, ce qui rend ardue son acceptation. Initialement mesures à caractère exceptionnel, les arrêtés préfectoraux sont devenus un « outil courant de gestion des espaces naturels » (id., p. 124), sans bénéficier de moyens spécifiques de suivi des milieux et alors même qu’ils disposent d’une faible portée juridique, nécessitant le recours à d’autres types de protection quand l’objectif est que celle-ci soit « forte ». L’auteur cité propose ainsi qu’ils deviennent un complément destiné à pallier les insuffisances du réseau Natura 2000. En d’autres termes, la faible efficacité du dispositif revient à en faire une doublure, appelle à la superposition, tout comme celle-ci peut, en retour, être jugée peu performante. Le phénomène s’inscrit alors dans un cercle vicieux dont il semble difficile de sortir (document 9).

Document 9. Le cercle vicieux de la surprotection

cercle vicieux

Source : Lionel Laslaz, 2015, 2016.

 

Enfin, une dernière question concerne le fait que cette superposition ne serait qu’une question d’échelles : à une échelle, un acteur, un espace protégé géré, une triple équation qui expliquerait les chevauchements ou les intersections qui s’opèrent. Ce serait donc un faux problème, puisque chaque espace protégé serait contingenté dans un périmètre et une échelle d’action propre. Mais dans les faits, le cas est rare, et le conflit vient aussi de la confrontation de différents niveaux d’acteurs et de l’empilement des usages. La surprotection repose certes sur la superposition d’un seul usage, la préservation, mais elle conduit au sentiment de saturation, de trop-plein qui entraîne une activation du processus de victimisation (Pinton, 2006) : « utiliser la rhétorique de la communauté agressée renforce la légitimité de la mobilisation » écrit Melé (2011, p. 103) dans le cas mexicain. Dans le bassin d’Arcachon, André-Lamat et Mellac (2014, p. 63) rejoignent ces observations : « les espaces caractérisés par une superposition importante de zonages environnementaux – sujets sensibles en général sur les territoires –, sont potentiellement porteurs de tensions, voire de conflits. ». Elles l’interprètent comme un élément bloquant de l’acceptation sociale, avant l’arrivée du parc naturel marin le 5 juin 2014 (435 km²), qui suit précisément le contour du bassin et conduit à 8 zonages superposés. L’ensemble de ces stratégies ne concourt guère au « relaçage entre territoires » (Sanguin, 2013, § 32). Cela renforce aussi l’idée selon laquelle la nature n’est qu’administrée et n’existe plus en tant que telle (Terrasson, 1991).

 
Encadré 3. Natura 2000 : un inventaire européen se superposant en grande partie à des espaces protégés préexistants

Dans le cas du réseau européen Natura 2000, l’étude coordonnée par Florence Pinton (2006) souligne le flou autour des superpositions et des outils mobilisés. Ainsi, les auteurs écrivent « disons que Natura 2000 n’est pas une protection » (p. 30), ce qui pourrait laisser supposer qu’il ne s’agit pas d’une couche supplémentaire mais traduit aussi les contenus et les objectifs vagues des différents dispositifs ; Natura 2000 serait davantage un « outil scientifique de la politique environnementale européenne » (id.). Johan Milian (2001) a rappelé l’antériorité des espaces protégés pour gérer Natura 2000 dans le cas des trois sites pyrénéens qu’il étudie, conduisant de facto à l’empilement de protections. Dans le cas de celui du Néouvielle, dont l’opérateur local est le parc national des Pyrénées, il avance l’argument de l’antériorité de la protection de la nature (réserve naturelle depuis 1935 et parc national depuis 1967) comme condition de préparation du terrain local pour la protection. Une stratégie qui peut effectivement se révéler payante (« un peu plus ou un peu moins de protections, on a déjà… ») mais aussi potentiellement facteur de blocages pour des acteurs locaux dénonçant le fait qu’ils ont suffisamment « donné », ce que les entretiens sur des terrains alpins ont bien montré (Laslaz, 2005). Pourtant, le réseau conduit à des formes d’évitement, comme Fortier (2008) l’a montré dans le Nord-Pas-de-Calais, dans le but de gérer en amont des conflits ; mais cela n’empêche pas le cloisonnement institutionnel et la partition territoriale entre les différents acteurs. Au demeurant, Natura 2000 comme couche supplémentaire s’impose réglementairement aux projets d’aménagement du territoire.


 

2.3. Entre empilement et évitement

Les espaces protégés « empilés » sont courants entre protection réglementaire et contractuelle, la deuxième étant fréquemment plus vaste que la première. Certes tout ne se superpose pas, mais tout coexiste : ainsi, parmi les espaces protégés qui ne peuvent se superposer figurent PNR et PN, car les textes précisent qu’une même commune ne peut appartenir aux deux types de dispositifs (Laslaz, 2022). Ce n’est pas spécifique aux espaces protégés, cette règle valant aussi pour le cumul de deux territoires de projet (les « contrats de pays » (1975-2010) et les PNR ne pouvaient pas se superposer), même si elle est contournée (par exemple, pays des Landes de Gascogne) et si elle a disparu avec leur remplacement par les Pôles d’Équilibre Territorial et Rural (PETR). Une réserve naturelle ne peut être située en cœur de parc national et il a pu arriver que des réserves disparaissent à l’occasion de la création de parcs (à La Réunion par exemple, le parc national créé en 2007 ayant absorbé les RNN de la Roche Écrite et de Mare Longue) ; en revanche l’existence d’un cœur de parc national constitue le préalable indispensable pour la création d’une réserve intégrale (Michaux et Laslaz, 2022). Il s’agit alors d’une troisième configuration, celle des « contigus », concernant par exemple cœur et réserve naturelle qui peuvent être adjacents.

 
Encadré 4. Un débat franco-français ? Les cas suisse, grec et islandais

La situation étudiée en France, d’un empilement dont on peine à mesurer l’intérêt et les finalités, est aussi dénoncée ailleurs. Ce peut être par les associations de protection de l’environnement elles-mêmes ; ainsi en Suisse, Pro Natura avance (Fehr et al., 2006, p. 12) : « Les bases juridiques relatives aux instruments cités sont fournies, au niveau fédéral, par six lois différentes, auxquelles s’ajoutent les accords internationaux et les législations cantonales. Dans certains cas extrêmes, il arrive qu’une seule zone soit protégée par dix instruments nationaux et deux instruments internationaux placés sous la responsabilité de différents services administratifs […], ce qui rend beaucoup plus difficile la coordination des mesures. ». Dans un souci d’efficacité, l’empilement n’a pas que du bon.

Dans le cas crétois, le projet d’inscription au patrimoine mondial de l’humanité des gorges de Samaria constituerait le treizième dispositif de protection du site (parc national, sanctuaire pour la faune, sites Natura 2000, réserve de biosphère, etc.). Pour l’instant, les Montagnes blanches ne sont que sur la liste indicative grecque (depuis 2014), sans que le dossier soit constitué. Cet empilement des couches n’est pas lisible (Girault et Laslaz, 2015) et ignoré des gestionnaires eux-mêmes : il n’existe, par exemple, pas de gestion des sites Natura 2000 et les porteurs de projets de bien inscrit au patrimoine mondial souhaiterait qu’une couche soit supprimée si celui-ci advenait.

Enfin, en Islande, seuls les « monuments naturels » (sur le modèle anglo-américain, sites de dimension assez limités protégés en raison de formations géologiques spéciales, notamment volcaniques et géothermiques) et les « parcs régionaux » peuvent être enchâssés, alors que 25,9 % du territoire est désormais sous statut de protection (122 espaces protégés sur 26 676 km²).


 

2.4. Les figures spatiales de l’empilement des protections

Ces tendances à superposer les outils ont pour principal revers de les rendre illisibles. Qui fait quoi ? Qui intervient sur quelle action et dans quel espace précis ? La gestion de certains périmètres de préservation par les équipes d’autres espaces protégés participe à ce flou et renvoie fréquemment à l’assimilation de l’environnement à des politiques privatrices de libertés publiques (document 10). Ces différents cas de figure nous ont permis de proposer un modèle spatial de la surprotection en France (document 11) ; ce cas théorique localisé sur un littoral est transposable dans de nombreuses configurations.

Document 10. Empilement et emboîtement des structures de protection

emboitement des dispositifs de protection

Document 11. Un espace protégé français : exemple de modélisation

modele de l'emboitement

La réserve de biosphère des Cévennes englobe en partie le périmètre du parc national. Le site du patrimoine mondial Pyrénées-Mont Perdu ne comprend qu’une petite partie du cœur de Parc national des Pyrénées).

 

3. Deux cas d’étude au prisme du foisonnement des dispositifs de protection : la Camargue et la forêt de Fontainebleau

3.1. La Camargue : une gestion mise à l’épreuve de dispositifs gigognes

La Camargue bénéficie de presque tous les types de statuts de protection :

  • réglementaire : réserves naturelles nationale (13 200 ha) et régionales, sites inscrits et classés (115 000 ha) ; arrêté préfectoral de protection de biotope
  • contractuelle : PNR (plus de 100 000 ha), Natura 2000 (260 000 ha terrestres et maritimes)
  • par acquisition foncière : (24 000 ha de terrains du Conservatoire du littoral, 1 600 ha en espaces naturels sensibles)
  • internationale : convention de Ramsar, réserve de biosphère (346 211 ha), réserve biogénétique du Conseil de l’Europe (13 117 ha).

Picon (2006) a souligné que cet empilement a été possible en dépit d’une mise en valeur précoce, avec le développement de l’industrie salinière (à partir de 1855, sur 30 000 ha), de la viticulture irriguée (dès 1880), puis de la riziculture au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En 1927 est créée la réserve naturelle nationale (en réalité « réserve botanique et zoologique », la deuxième de France après les Sept Îles en 1912, et avant Néouvielle en 1935) sur l’impulsion de la Société nationale d’acclimatation, une initiative privée de type philanthropique (Luglia, 2015). Elle constitue une des plus grandes réserves de zones humides d’Europe, et couvre la majeure partie de la zone centrale de la réserve de biosphère créée en 1977. Cette dernière comprend également une zone tampon (140 324 ha) et une zone de transition (169 621 ha incluant la mer) occupant l’ensemble du delta biogéographique du Rhône depuis 2006.

Document 12. Paysage emblématique de la Camargue associant élevage, faune sauvage et agriculture

Flamands et chevaux en Camargue

Ce paysage révèle que les zones humides sont des espaces propices à l’élevage, à la nidification des oiseaux ainsi qu'aux cultures. Elles sont par ailleurs très appréciées des visiteurs. On se trouve ici dans une réserve de biosphère du Parc naturel régional, sur un site Natura 2000. Les flamants roses, espèce protégée de Camargue, sont aussi source d’inquiétudes pour les riziculteurs dont les récoltes sont endommagées. Le Parc naturel régional, en partenariat avec les autres gestionnaires de sites, les usagers et les administrations compétentes, assure un suivi et propose des actions pour maintenir un équilibre entre protection de la biodiversité et pratiques rizicoles. Cliché : Christian Klein, juillet 2017, avec l'aimable autorisation de l'auteur.

Document 13. Les protections réglementaires en Camargue

carte Camargue

 

Deux principales structures assurent la gestion de ce territoire en menant des actions de préservation, d'accueil, de soutien aux activités agricoles et de valorisation des produits du terroir ou de découverte des patrimoines dans une perspective de développement soutenable : le parc naturel régional de Camargue, créé en 1970 ((Un projet de parc national avait été envisagé en 1964, c’est donc un choix par défaut lié à la mise en valeur précédemment décrite.)), pour la réserve de biosphère et huit sites Natura 2000, et le syndicat mixte pour la protection et la gestion de la Camargue gardoise. À l’ouest se situe le Grand site de France Camargue gardoise (40 000 ha), labélisé en 2014. Les écosystèmes des vastes étendues de lagunes, mares, marais sont reconnus d’importance internationale depuis 1986 avec la convention de Ramsar. Inclus dans un espace protégé plus vaste, certains sites protégés Natura 2000 deviennent des dispositifs invisibilisés pour le grand public et même pour les élus locaux, leur gouvernance étant noyée dans celle de la structure gestionnaire. Néanmoins, ils bénéficient des moyens financiers, d’une équipe qui a une vue d’ensemble sur les actions et le suivi d’écosystèmes d’une même entité spatiale. Jean-Eudes Beuret et al. (2021) évoquent une « gouvernance intégrée reléguée » où « les standards de gestion et objectifs de la structure englobante s’imposent, parfois au détriment d’une mobilisation des acteurs de la biodiversité telle que souhaitée dans le dispositif Natura 2000 ». Si cela ne nuit pas systématiquement aux actions de conservation, il existe un risque de perdre de vue les objectifs de conservation de la biodiversité que suppose un statut particulier, et, dans le cas de la Camargue, ce risque est multiplié dès lors que les compromis qui ont permis la construction du PNR se fragilisent. Si, au prix de conflits récurrents (Mathevet, 2004), des ajustements entre protection, développement d’une agriculture spécifique et enjeux politiques locaux et régionaux avaient été trouvés, le PNR reste soumis à des discordes politiques, des lobbies et des pressions financières, et la structure gestionnaire peine depuis quelques années à atteindre des objectifs qui eux-mêmes semblent incertains, mettant les agents dans des situations kafkaïennes et déstabilisant les proximités construites au fil des années avec les partenaires et les habitants. La pluralité des statuts de protection sur un même espace n’est pas problématique en soi, à partir du moment où l’on considère qu’il y a imbrication et non simple superposition de dispositifs, mais elle suppose une gestion intégrée, notamment pour des espaces en mutation rapide, soumis aux pressions anthropiques, aux conséquences du dérèglement climatique, ainsi qu’aux exigences de labels internationaux. Or, l’effet de dispositifs gigognes pâtit sévèrement des dysfonctionnements de structures gestionnaires englobantes, rappelant aussi qu’un espace protégé nécessite une stabilité politique (publique et politicienne) pour assurer ses missions de conservation.

3.2. La forêt de Fontainebleau, chasse gardée de l’ONF

La protection du massif forestier de Fontainebleau ((Sur l’histoire de Fontainebleau, on peut se référer à l’essai de P. Scheyder (2022) et à la réédition de textes de G. Sand (2022).)) représente un épisode fondateur du mouvement conservationniste en France, dont l’histoire a été largement relatée et documentée (Kalaora, 1981 ; Fritsch, 1997). Elle débute en pleine période de l’expansion industrielle et urbaine capitaliste du milieu du XIXe siècle ; elle illustre ainsi parfaitement la tension qui s’installe à l’époque entre les aspirations protectionnistes portées par le mouvement romantique et les approches utilitaristes légitimant l’exploitation des « ressources naturelles » à des fins de « progrès ». C’est à Fontainebleau qu’ont été créés parmi les premiers « espaces protégés » dans notre pays (juste après la Grande Chartreuse, 1857) avec les célèbres classements en « séries artistiques » alors accordés par l’Administration des Eaux & Forêts (13 avril 1861). Les paysages champêtres et ruiniformes de Fontainebleau étaient célébrés par de nombreux artistes, notamment ceux de l’école de Barbizon, qui doit son nom à une commune située en lisière de la forêt. Mais cette « entrée en protection », la forêt la doit aussi à sa localisation dans la périphérie francilienne : le train arrive là dès 1849, elle devient un lieu de villégiature alors que le Paris industriel prend forme et que sa banlieue s’urbanise (document 14).

Document 14. Carte touristique de 1938 : « forêt de Fontainebleau et ses environs »

carte ancienne fontainebleau

Extrait de la carte de 1938 réalisée par le Club Alpin Français montrant les « itinéraires à vocation pittoresque » (en bleu sombre) dans les périphéries immédiates de la ville de Fontainebleau. Source : Carte de « la Forêt de Fontainebleau et ses environs », Girard et Barrère, CAF, Paris. 1/30 000.

 

Carrefour biogéographique, Fontainebleau constitue une référence pour tous les naturalistes, professionnels comme amateurs, et pour son principal gestionnaire, l’ONF (les Eaux et Forêts jusqu’en 1965). On peut avancer sans trop exagérer qu’elle constitue, pour l’Office national, un joyau. Sa renommée justifia qu’elle accueillit le congrès fondateur de l’UICN en 1948 (à l’époque UIPN) malgré les dégâts que la guerre avait provoqués à la forêt soumise pendant plusieurs années à une intense exploitation. À ce titre, il est donc pertinent de se demander pourquoi un tel site n’a pas été classé comme parc national (Dalmon, 1914), alors même que la première évocation du terme en France concerne cette forêt, le 20 octobre 1892. Des raisons « objectives » sont volontiers avancées : Fontainebleau est une forêt très anthropisée, dont les peuplements sont en partie issus d’introductions d’espèces opérées pour certaines depuis la fin du Moyen Âge (les reboisements sont documentés depuis Louis XIV) ; elle a été largement exploitée, pour son bois, son gibier ou encore ses platières de grès. Ses milieux sont donc marqués par des interventions humaines nombreuses qui ont eu des incidences indéniables sur les dynamiques écosystémiques. De surcroît, les continuités écologiques forestières se trouvent fragmentées par des infrastructures de transport à grand gabarit : autoroute A6, routes à fort trafic (document 15), nombreux chemins carrossables, lignes de chemin de fer. La forêt serait enfin « trop » fréquentée au regard d’un tel classement, en raison des usages sportifs et ludo-récréatifs, nombreux et diversifiés, qu’on y trouve aujourd’hui (randonnée pédestre et équestre, course d’orientation, VTT, escalade de bloc et même chasse). Il n’existe pas de comptages précis mais cette fréquentation se chiffre aux environs de 10 millions de visiteurs annuels ((Source : Observatoire de la fréquentation du massif de Fontainebleau février 2016. Cet ordre de grandeur n’est qu’indicatif, puisqu’il n’est pas possible de mesurer la fréquentation d’une forêt publique.)), avec des niveaux d’intensité variables selon les secteurs et les saisons (Hotyat, 2013, 2017).

Document 15. Ruptures écologiques en forêt de Fontainebleau

fragmentation des milieux

Un exemple des discontinuités paysagères et écologiques créées dans le massif forestier par les infrastructures de communication ; ici l’échangeur de la Croix d’Augas, sur la RD 606 reliant Fontainebleau à Melun. Cliché : Johan Milian, mai 2017.

 

Ces arguments sont tout à fait entendables. Cependant on rencontre ailleurs en Europe des sites similaires en matière d’exposition aux activités humaines mais qui ont pu bénéficier d’un classement comme parc national (la forte pression anthropique constituant souvent un critère supplémentaire militant en faveur de cette protection), à l’image du Peak district lové entre les agglomérations de Manchester, Leeds et Sheffield ou bien du parc de Kampinos près de Varsovie, pour citer deux parcs très connus dans leurs cultures nationales respectives. Car la logique du classement comme parc national se trouve ailleurs. Un parc national constitue justement une vitrine, un étendard, un espace scénique en représentation, et sa valeur comme patrimoine culturel identitaire est au moins aussi importante que son intérêt proprement écologique. Les créations de parcs nationaux doivent donc s’apprécier en contexte, en prenant en compte l’histoire et la signification de ce classement dans leurs législations respectives.

Si Fontainebleau n’est pas parc national, c’est avant tout pour des raisons socio-culturelles et politiques. Le massif ne fait pas partie des projets envisagés par la Mission sur les Parcs nationaux lancée avec la loi de 1960 (encadré 1). Cinquante ans plus tard, il a de même été rapidement écarté des options envisagées pour accueillir un projet de parc national en forêt de plaine pour compléter le réseau, lequel a trouvé un point de chute dans le massif forestier du nord de la Bourgogne et du sud de la Champagne (créé le 6 novembre 2019 ; Michaux et Laslaz, 2022). Malgré le volontarisme des milieux associatifs naturalistes et l’engouement de plusieurs élus locaux dont les maires de Fontainebleau des deux dernières décennies, le ministère de l’Environnement n’a jamais poussé ce projet. Le massif en effet représente d’une certaine façon un patrimoine « moral » pour son principal gestionnaire, l’ONF (qui en est dépositaire au nom des Domaines) et à ce titre, en faire un parc national était assimilé à une forme de « dépossession » et de discrédit du travail de l’Office, sentiment aussi activé lors de la création du parc national de forêts (ibid.).

Du point de vue des forestiers, l’intérêt du massif de Fontainebleau tient dans la soumission d’un très vaste ensemble au régime forestier (22 000 ha) et dans son passé, jalonné de différentes expérimentations sylvicoles. En matière de culture professionnelle, c’est pour eux le fondement du caractère de cette forêt. Les forestiers ont pu dialoguer avec la recherche esthétique des artistes, car elle ne concurrençait pas cette approche et leur légitimité, même si des frottements ont pu avoir lieu (Polton, 2005). Ils ont ainsi accompagné la création de ces séries artistiques (le terme série est d’ailleurs issu du vocabulaire forestier), et plus tard au cours des années 1940–50 le classement ou l’inscription de toute une série de lieux « remarquables » au titre de la Loi sur la protection des sites de 1930. C’est finalement le massif tout entier qui a fini par être classé en 1965 pour ses valeurs paysagères. Il s’agit là d’une parfaite lecture muséographique du patrimoine forestier (Georgel, 2017).

Document 16. Graffitis porteurs de messages politiques sur un panneau de l’ONF en forêt de Fontainebleau

tag panneau onf

Panneau de communication de l’ONF relatif aux coupes de bois effectuées dans le massif, ici dans le secteur des Monts d’Ussy. Les auteurs du graffiti ont écrit « Spéculateurs mensongers – Par votre ignorance crasse vous mentez, créateurs de massacres durables de beauté essentielle – tous ensemble protégeons arbres et animaux merci ». Cliché : Johan Milian, avril 2020.
 

En revanche, les rapports avec les naturalistes et les mouvements écologistes sont plus compliqués. Des conflits sont survenus à plusieurs reprises. Pour justifier de sa capacité à conduire une véritable action en matière de conservation, l’Office a proposé ses propres outils. Dès les années 1970, il installe les premières réserves biologiques dans le cœur du massif, englobant pour partie les célèbres séries artistiques. La gestion de ces réserves (2 400 ha aujourd’hui, soit un dixième du massif), relativement discrète dans les premières décennies, évolue dernièrement avec la mise en avant du principe de libre évolution qui permet d’afficher là des unités de quelques centaines d’hectares dépourvues d’exploitation depuis près d’un siècle (mais pas exemptes d’usages, car les parcelles ne sont pas encloses).

Les années 1980 poussent aux approches de l’écologie fonctionnelle et ciblent des enjeux d’habitats d’espèces spécifiques. Quelques arrêtés de protection de biotope sont ainsi mis en place sur de petits périmètres en périphérie du massif. Avec les années 1990, Natura 2000 arrive et contribue à consolider les efforts de connaissance et de monitoring, mais ce dispositif ne change pas significativement les méthodes de gestion et le système d’acteurs. Toute la forêt se trouve d’ailleurs en périmètre Natura 2000, à la fois comme Zone Spéciale de Conservation (directive Habitats) et Zone de Protection Spéciale (directive Oiseaux), le document d’objectifs de cet immense site étant établi et suivi par l’Office.

Document 17. Empilement et recoupement des périmètres de protection en forêt de Fontainebleau

forêt de fontainebleau

 

Ce panorama donne à voir un ensemble disparate de processus et de périmètres, dont chacun témoigne d’une séquence de l’histoire de la conservation mais sans la cohérence d’ensemble qu’aurait peut-être permis un outil comme le parc national, en tout cas selon ses promoteurs. Au tournant du millénaire, deux nouveaux classements opérés sur des registres très différents – et presque antagoniques – viennent cependant, à leur manière, répondre à ce défaut d’unité. En 2002, un vaste ensemble de 22 000 ha est classé comme forêt de protection, ce qui permet à l’ONF de renforcer le caractère conservatoire du massif, la réglementation garantissant un niveau de protection très élevé des peuplements placés sous ce statut. Ce renforcement du statut juridique et de la vision « ressourciste » portée par l’ONF suit de peu la création de la Réserve de biosphère du Pays de Fontainebleau en 1998. Ce projet est annoncé lors de la célébration du 50e anniversaire de l’UICN. En proposant une lecture des enjeux écologiques à travers une approche de bassin de vie, cette réserve de biosphère replace le massif forestier dans un ensemble plus large (1 500 km², 60 000 habitants) intégrant d’autres usages et dynamiques socio-spatiales, notamment agricoles. Dans cette entité, la partie forestière gérée par l’ONF côtoie le PNR du Gâtinais français avec lequel elle partage différents outils d’animation et de suivi scientifique.

 

Conclusion. Simplifier en regroupant ou fusionnant : un faux débat et un leurre ?

Finalement, tout cela est-il si grave ? Ne peut-on faire l’hypothèse que cette surprotection n’aurait guère d’incidences ? Sauf que Caroline Fraser (2009, p. 351) avance qu’à l’échelle mondiale, dix milliards de dollars sont dépensés chaque année pour la conservation, surtout dans le monde développé (là où elle juge que c’est le moins nécessaire ; postulat moral qui mériterait d’être discuté, car pris au seul prisme de l’urgence de la crise de l’érosion de la biodiversité) avec seulement un milliard dans les Suds. On peut donc aisément imaginer que cette somme, qui est par ailleurs très inégalement répartie entre les espaces protégés, et qui ne sert qu’indirectement en raison de différentes formes d’évaporation au gré de son transit, serait sans doute mieux employée si elle n’était pas dispersée entre différentes structures qui agissent sur le même espace.

En France, l’objectif n’est pas de supprimer nécessairement, mais de questionner l’utilité, dans un contexte de restrictions budgétaires et aussi d’interrogations des citoyens sur la pertinence des politiques publiques. L’attachement à un outil qui a pu faire ses preuves est louable, même si un certain nombre ont convergé : ce qui était présenté initialement comme de l’inventaire est devenu prescriptif et s’adosse à du réglementaire ; dans un contexte où les moyens se font plus rares, les priorisations sont inégales et l’efficacité demeure questionnable et questionnée.

Ces interrogations ne sauraient être seulement le fruit de réflexions théoriques de chercheurs, puisqu’en 2019 deux réserves naturelles nationales contiguës du cœur du Parc national des Écrins (Torrent de Saint-Pierre et Pics du Combeynot) sont fusionnées à ce dernier, quand d’autres (Haut-Vénéon et Haute vallée du Béranger) sont déclassées et reclassées, retirant des secteurs artificialisés (Laslaz et al., 2023). D’autres réflexions sont en cours sur des projets de fusion. Cela souligne bien que ces périmètres ne sont pas intangibles et que la simplification de ces imbrications facilite la tâche des gestionnaires, comme nous l’avons évoqué en accroche.


Bibliographie

Références citées
Littérature
  • Scheyder P., 2022, Des arbres à défendre ! George Sand et Théodore Rousseau en lutte pour la forêt de Fontainebleau, Le Pommier, 214 p.
  • Sand G., rééd. 2022, Ecrits sur la nature, Le Pommier, 200 p.
Pour aller plus loin

Mots-clés

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Lionel Laslaz

Maître de conférences HDR en géographie et aménagement, Université Savoie Mont Blanc, UMR 5204 EDYTEM, CNRS / Université Savoie Mont Blanc

Johan Milian

Maître de conférences en géographie et aménagement, Université Paris 8 Saint-Denis. UMR 7533 LADYSS, CNRS

Anne Cadoret

Maîtresse de conférences en géographie et aménagement, Aix-Marseille Université. UMR 7303 TELEMME, CNRS, Aix-en-Provence

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Lionel Laslaz, Johan Milian et Anne Cadoret, « Dans la jungle des espaces protégés. Multitude, imbrication et superposition des dispositifs de protection en France », Géoconfluences, novembre 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-france-des-territoires-en-mutation/articles-scientifiques/superposition-des-espaces-proteges