Vous êtes ici : Accueil / Articles scientifiques / Dossiers régionaux / La France : des territoires en mutation / Articles scientifiques / Dévitalisation et revitalisation des villes petites et moyennes en Normandie

Dévitalisation et revitalisation des villes petites et moyennes en Normandie

Publié le 13/03/2023
Auteur(s) : Quentin Brouard-Sala, docteur en géographie, enseignant-chercheur contractuel - Université d'Angers – chercheur associé à l'Université de Caen

Mode zen PDF

En Normandie comme dans d'autres régions, les plus petites agglomérations sont celles qui parviennent le plus difficilement à maintenir leur population, leurs emplois et leurs activités. Les politiques mises en œuvre pour enclencher la spirale de la revitalisation sont principalement des politiques d'attractivité. Mises au point à l'échelle nationale et appliquées par les acteurs locaux, elles reposent toutes sur des mécanismes similaires, notamment la mise en projet et l'accent porté à l'événementiel.

Bibliographie | mots-clés | citer cet article

Les centres des petites villes éprouvent des difficultés structurelles depuis les années 1990. Alors que ceux des métropoles connaissent un renouveau, ceux des plus petites agglomérations continuent de s’essouffler avec le modèle du tout voiture, des supermarchés excentrés et des lotissements pavillonnaires. Un déclin démographique les affecte, couplé à de la vacance des logements et des commerces. Plusieurs politiques de revitalisation successives ont alors été mises en œuvre pour remédier à ces difficultés : Revitalisation des centres-bourgs (2014), Action cœur de ville (2017), Petites villes de demain (2020).

Au sein des sphères associatives et administratives, les définitions des petites villes se réfèrent à des seuils de populations communales : entre 2 500 et 25 000 habitants pour l’Association des Petites Villes de France, moins de 10 000 dans la politique « Revitalisation des centres-bourgs » ou encore moins de 20 000 dans « Petites villes de demain ». L’Association des maires ruraux permet l’adhésion aux communes jusqu’à 3 500 habitants, ce qui revient à dire que l’urbain commence au-delà de ce seuil, ou que les petites villes relèvent du rural. Pour l’Insee, les plus petites unités urbaines sont constituées de 2 000 à 4 999 habitants agglomérés. Le zonage en aires urbaines (de 1996 à 2020) définissait des petits pôles concentrant au moins 1 500 emplois. Depuis 2020, avec le zonage en aires d’attraction des villes, l’INSEE combine un critère de densité (plus de 300 habitants/km²) avec un seuil de population très bas (1 000 habitants agglomérés).

Dans la littérature scientifique, les seuils communaux les plus utilisés pour définir les petites villes sont de 5 000 à 20 000 habitants (Édouard, 2012). Ils suscitent des débats et dépendent de la structure régionale de population pour distinguer les petites villes, des bourgs pour la limite inférieure, et des villes moyennes pour la limite supérieure (ibid.). Pour dépasser ces débats, Jousseaume et Talandier (2016) ont proposé une base harmonisée pour l’ensemble de la hiérarchie urbaine qui prend en compte la présence d’équipements (scolaires, commerciaux ou de santé).

Face au flou notionnel, nous avons choisi un mélange de ces différentes définitions pour nous adapter à la structure de la population normande et au contexte du début de l’étude en 2015. Nous définissons que les petites villes possèdent au moins un collège, reprenant une partie de la définition de Jousseaume et Talandier (2016) impliquant une notion de centralité, et sont peuplées de moins de 10 000 habitants (la définition de « Revitalisation des centres-bourgs »). Nous prendrons des exemples sur des villes moyennes qui se distinguent par une population supérieure et un lycée (document 1).

Document 1. Les bourgs et petites villes étudiés par l’auteur

terrains

 
 
Encadré 1. Démarche méthodologique de la thèse (Brouard-Sala, 2021)

La démarche méthodologique s’appuie sur différentes méthodes (tableau ci-dessous), mixtes, c’est-à-dire alliant à la fois des méthodes quantitatives et qualitatives. Une première approche descendante apparaît : des méthodes quantitatives vers les méthodes qualitatives et respectivement de l’Europe et l’espace régional vers le local. Les premières servent principalement à tester l’hypothèse du déclin et de la dévalorisation des bourgs et des petites villes dans l’espace rural. Pour cela, nous mobilisons les bases de données institutionnelles, complémentaires et personnelles. Elles permettent l’étude des dynamiques sociodémographiques et résidentielles. Les méthodes qualitatives sont utilisées pour tester l’hypothèse d’un maintien des habitants voire d’une attraction de ménages plus aisés dans les stratégies de revalorisation.

Méthodes utilisées dans la thèse
Méthodes Normandie Hypothèses principales testées
Base de données institutionnelles
(quantitatives)
Eurostat Déclin et dévalorisation
INSEE
Base de données complémentaires
(quantitatives)
PERVAL
Base de données personnelles
(quantitatives et qualitatives)
Questionnaires 163
PQR et PQN 497 Dévalorisation et stratégies de revalorisation
Méthodes qualitatives Documents (par ou pour les institutions) 30
Entretiens 68 Stratégies de revalorisation
Observation participante 46

Source : QBS, 2022.


1. La dévitalisation des villes petites et moyennes : une fragilisation à nuancer

Les tendances présentées dans l’introduction sont à nuancer. Certaines petites villes peuvent s’en sortir mieux que d’autres. Une série d’indicateurs permet de caractériser cette diversité et de réaliser une typologie des petites villes. Celle-ci permet ensuite de caractériser un processus de dévitalisation.

1.1. Le profil des petites villes : entre les bourgs périurbains et littoraux et les bourgs défavorisés

À partir de la carte des petites villes en Normandie (document 1), des situations géographiques différenciées apparaissent. Certaines voient leur population augmenter, parce qu’elles sont prises dans un processus de périurbanisation, comme celles qui sont proches de pôles urbains comme Caen, Rouen ou Le Havre, ou de littoralisation. D’autres semblent éloignées de ces processus et perdent des habitants. À partir d’un ensemble d’indicateurs, nous avons effectué une analyse en composante principale (ACP) qui permet de rapprocher des variables entre elles à partir d’un certain nombre d’observations, ici l’ensemble des petites villes de Normandie. Outre l’évolution de la population et la vacance du logement qui permettent d’interroger l’attractivité résidentielle, nous avons intégré des déterminants sociaux, telle la profession ou le secteur d’emploi. Nous avons aussi choisi des éléments d’attractivité du quotidien (Talandier et Jousseaume, 2013) comme les services publics et les commerces.

Document 2. Analyses en Composantes Principales réalisées pour l'ensemble des bourgs et petites villes

ACP

Réalisation : Quentin Brouard-Sala, 2022.

 

Le premier ensemble en bas à droite, les petites villes et bourgs défavorisés, comprend comme valeur remarquable le taux de logements vacants en 2013 ((Cette date correspond à une géographie administrative de 2015, c’est-à-dire avant les fusions de communes qui sont fortement présentes en Normandie et qui font perdre du sens aux statistiques par une fusion entre un bourg et ses communes limitrophes)). Dans cet ensemble sont aussi comprises les variables suivantes : part d’ouvriers, part de personnes de plus de 15 ans sans diplôme et sorties du système scolaire, et part de résidences principales construites avant 1945. Une variable est proche de cet ensemble car elle est corrélée avec la vacance du logement : son évolution entre 2008 et 2013. Ces petites villes, où la vacance du logement est la plus importante, sont les plus populaires avec des quartiers composés de maisons anciennes. Elles disposent encore d’une présence industrielle forte, surtout agroalimentaire. Elles sont des bastions ouvriers, et populaires par la forte présence d’ouvriers et de sans diplômes, à l’échelle nationale (Mischi, et al., 2016) qui ont connu une certaine désindustrialisation et donc des départs de population, expliquant les taux de logements vacants importants. Si les logements vacants sont anciens, c’est à cause de leur dépréciation, surtout dans leurs centres, de nombreux ménages leur préférant une maison individuelle en périphérie (Bergel et Brouard-Sala, 2017). On retrouve dans cet ensemble des terrains étudiés : Orbec, Le Theil-sur-Huisne, Trévières, Isigny-sur-Mer (document 3), ou Périers.

Document 3. Emploi agro-industriel mais vacance résidentielle et commerciale à Isigny-sur-Mer (Calvados)
Isigny 1 Isigny 2
Isigny 3 Isigny 4
Isigny 5 Isigny 6

La première photographie montre l’usine principale qui est aux marges d’Isigny-sur-Mer. Fleuron international de l’agroalimentaire, c’est le principal employeur de la commune avec 1 000 employés en 2021 (source) pour une commune d’environ 2 500 habitants en 2018. La photographie 3b présente les marges immédiates du cœur de bourg, avec son port fluvial sur le cours de l’Aure inférieure, au fond de l’estuaire partagé avec la Vire. D’un côté, des logements de la reconstruction sont vacants voire en ruines (photographie 3c), quand de l’autre côté ce sont des logements sociaux construits à la fin des années 2000 ou début 2010 (photographie 3d). Les photographies 3e et 3f montrent le centre du bourg. Il se compose d’une place principale avec l’imposante mairie dans le fond (photographie 3e). La rue perpendiculaire qui la traverse est l’ancien cœur commercial, avec de nombreux commerces vacants (huit le long de la rue de la photographie 3f). Clichés : Quentin Brouard-Sala, 2020.

Pour continuer à définir le premier idéal-type, regardons le deuxième ensemble, en haut à gauche du plan factoriel, composé de six variables notables : taux de cadres, diplômés de l’enseignement supérieur, évolution de la population entre 2008 et 2013, et entre 1968 et 2013, taux de propriétaires et de résidences principales construites après 1990. La variable de l’évolution de l’emploi productif entre 1975 et 2013 est située à proximité. L’importance d’une variable d’un côté s’analysant à l’inverse de l’autre, nous pouvons affiner les caractéristiques du premier. Ces espaces connaissent une évolution négative de la population entre 2008 et 2013, et aussi depuis 1968. Ils se situent pour la plupart en dehors des processus de métropolisation. Ces dynamiques de déprise démographique sont confortées par les faibles taux de résidences principales construites depuis 1990 et la faible part des propriétaires.

Inversement, le deuxième idéal-type, comprenant les petites villes périurbaines et littorales, se rapproche plus de l’angle supérieur gauche du plan factoriel, surtout dans ces espaces où les taux de propriétaires d’une maison récente sont forts. C’est également dans ces lieux en « maturité périurbaine » (Berger, et al., 2014) que les cadres se déploient, et que les modes de vie locaux évoluent le plus, par leurs pratiques culturelles par exemple.

Ces petites villes du périurbain proche des grandes villes ou situées sur le littoral voient leur population augmenter depuis 1968 et entre 2008 et 2013. La population résidante est davantage constituée de cadres et diplômés de l’enseignement supérieur, représentant les « catégories supérieures », qu’ailleurs. Cet idéal-type est également composé de taux importants de propriétaires de résidences principales construites depuis 1990. Nous pouvons citer quelques exemples de ce type : Creully, Agon-Coutainville (document 4) ou encore Bourg-Achard.

Document 4. Littoral touristique et maisons bourgeoises à Agon-Coutainville (Manche, côte occidentale du Cotentin)
Agon-Coutainville 1 Agon-Coutainville 2
Agon-Coutainville 3 Agon-Coutainville 4
Cette petite ville littorale n’a pas été étudiée dans la recherche doctorale mais dans le projet Qu’on est loin des Amériques avec les photographes Hervé Dez et Pablo Fernandez, qui a permis la publication de l’Atlas de la Manche. Des polders au pôle d’air coordonné par Pierre Guillemin, Quentin Brouard-Sala, Stéphane Valognes et Philippe Madeline. On y retrouve de nombreux commerces sur la façade maritime (photographie 4a) ainsi qu’à l’intérieur de la ville (photographie 4b). La présence de ménages aisés, en résidence permanente ou secondaire, est attestée par les maisons bourgeoises présentes le long du littoral (photographie 4c) mais aussi dans l’arrière-pays (photographie 4d). Clichés : Quentin Brouard-Sala, 2020.

Le troisième idéal-type correspond aux plus peuplées des petites villes. Il est caractérisé par six variables remarquables : nombre d’habitants en 2013, présence de boulangeries, stations-services, supermarchés, collèges, et taux de locataires. Trois autres variables en sont proches : la présence d’une gare, de bureaux de poste et d’appartements construits entre 1945 et 1970.

Cet ensemble se situe entre et en opposition aux deux autres. Il est similaire au premier par la présence importante d’ouvriers et de sans diplômes, comme à l’échelle nationale (Delpirou, 2019). Dans le même temps, des cadres y résident en raison de l’importance administrative de ces villes. Elles sont également constituées de nombreux commerces, mais en difficulté. De plus, leurs périphéries comportent des centres commerciaux et des supermarchés, comme dans d’autres villes françaises (Madry, 2018). Les autres ensembles se caractérisent au contraire par une plus faible présence de ces types de commerces. Enfin, à l’instar du premier ensemble, ils connaissent des taux de vacance importants, par manque d’attrait résidentiel. L’offre locative est répulsive pour certains ménages qui sont relégués en périphérie, où le foncier est moins cher (Édouard, 2019). En conséquence, et en opposition au deuxième ensemble, ce dernier type est composé de moins de résidences principales en propriété. On retrouve au sein de cet ensemble des petites villes telles Verneuil d’Avre et d’Iton (document 5) ou Coutances.

Document 5. Ensemble de photographies présentant les paysages urbains de Verneuil-sur-Avre
Verneuil sur Avre 2016 - 1 Verneuil sur Avre 2016 - 2
Verneuil sur Avre 2016 - 3 Verneuil sur Avre 2016 - 4
Verneuil sur Avre 2016 - 5 Verneuil sur Avre 2016 - 6
Verneuil-sur-Avre est devenue Verneuil d’Avre et d’Iton en 2017 suite à une fusion avec la commune de Francheville. Le centre-ville s’organise autour d’une place principale composée de nombreux stationnements, d’une église et de maisons à colombages (5a). Autour, les rues commerçantes sont nombreuses, piétonnes (5b) ou partagées avec la voiture (5c). Dans ces rues, de nombreux commerces sont vacants. C’est la conséquence de départs à la retraite de commerçants (« L’heure de la retraite a sonné », photographie 5d) mais aussi du déclin du centre. Cet affaiblissement du centre est renforcé par de nombreuses constructions en périphérie, constituant de nouvelles centralités autour d’un supermarché : ce sont des lotissements pavillonnaires (5e), et des immeubles en grand collectif constitués pour partie de logements sociaux (photographie 5f). Clichés : Quentin Brouard-Sala, 2016.

L’analyse en composantes principales nous permet d’identifier des indicateurs de dévitalisation (vacance du logement, forte proportion d’ouvriers et de sans diplômes, déclin démographique, etc.) et d’identifier le profil des petites villes (avec plus de population, de commerces, etc.). En combinant les deux, nous obtenons le profil des petites villes avec des indicateurs de dévitalisation.

1.2. Schématiser le processus de dévitalisation

L’industrie est particulièrement importante dans la région : historiquement en Haute-Normandie, par sa proximité avec Paris et le long des boucles de la Seine, et plus récemment en Basse-Normandie, suite à la déconcentration industrielle des années 1950 (Collectif ROCS, 2020). Sa fragilisation depuis les années 1980 est à l’origine de la dévitalisation de nombreuses petites villes, processus qu’il est possible de schématiser (document 6). La fragilisation industrielle provoque une perte d’emplois majeure, entraînant un départ d’une partie des populations. Ce départ socialement sélectif concerne ceux qui ont suffisamment de capitaux économiques et sociaux pour déménager (jeunes diplômés, cadres, etc.). Les captifs (seniors modestes, jeunes non diplômés, etc.) appartiennent aux catégories populaires. Ils se retrouvent souvent dans une fragilité sociale, bien que déployant des résistances par leur ancrage local (Coquard, 2016). Ce départ de populations non renouvelées facilite deux processus : la paupérisation et le vieillissement. Il provoque aussi une libération de logements qui deviennent vacants (entre 10 % et 15 % de vacance en 2013 ; Brouard-Sala, 2021). Le marché immobilier est affecté par une baisse des prix provoquant l’arrivée d’une population plus modeste. La perte d’habitants réduit également le nombre de clients pour les commerces, qui connaissent des difficultés et ferment (plus de 10 % de vacance en France en 2015 ; Procos, 2017), alors qu’ils sont déjà fragilisés par le non renouvellement de ceux partant à la retraite (document 5). Enfin, le déclin démographique, ajouté à la réorganisation des services publics en France (Chouraqui, 2020), provoque le départ ou l’absence de services publics. L’ensemble de ces éléments entraîne une diminution des flux dans le centre de la petite ville.

Document 6. Le processus de dévitalisation d'une petite ville en France

processus dévitalisation

Conception : Quentin Brouard-Sala, 2021. Géoconfluences, 2023.

 

Le même processus se produit, exacerbé, à l’échelle des centres-villes. Avec la périphérisation de la ville, c’est l’ensemble des activités qui se déplacent du centre vers la périphérie, et provoque une fragilisation économique du cœur de la ville, une vacance des logements et des commerces, et un départ des services publics.

Sur place, ces marqueurs du déclin du centre sont au cœur des critiques. L’érosion commerciale cristallise les mécontentements de l’ensemble des habitants et particulièrement des seniors (Brouard-Sala, 2021) : « y’a plus grand-chose sur la place » (habitante de plus de 70 ans, Val-au-Perche, 2015). Les jeunes dénoncent plutôt l’absence d’activités pour leur classe d’âge, notamment le soir (ibid.) : « à 20h, plus rien du tout » (habitante de 18-30 ans, profession intermédiaire, Tillière-sur-Avre, pour qualifier Verneuil d’Avre et d’Iton, 2016). Ce sentiment d’abandon et de désappropriation du centre est renforcé pour les jeunes, notamment ceux qui ne sont pas issus d’un milieu modeste. C’est bien le signe d’une désappropriation du centre qui entraîne des représentations négatives. Ces représentations sont décelables d’une part chez ceux qui ont vécu le déclin depuis les années 1980, plutôt les seniors, modestes ou aisés, et d’autre part par les jeunes plus aisés, qui résident dans la ville et aspireraient à une vie plus citadine (Brouard-Sala, 2021).

 
Encadré 2. La mise en périphérie des équipements dans les villes moyennes

Les villes moyennes normandes sont moins concernées que d’autres par le départ direct des services publics. Cependant, les nouveaux équipements tendent à se situer en périphérie, qu’ils soient nouveaux ou par un départ du centre vers les marges de la ville. Ces nouvelles constructions participent à la périphérisation de la ville et rejoignent les centres commerciaux et les espaces pavillonnaires. C’est lié à la disponibilité du foncier, et à son prix moins élevé que dans les cœurs de ville. À Vire par exemple, le développement des centres commerciaux et industriels s’est accompagné d’une construction d’équipements publics dans la même zone. Ainsi, autour du centre commercial Leclerc, se situent certains équipements publics, tels que l’antenne de l’Institut Universitaire et Technologique (IUT) de l’Université de Caen Normandie, un lycée professionnel, ou encore des centres de formation pour adultes. Un constat similaire peut être produit pour la ville de Saint-Lô (document 7). Divers équipements publics se situent en périphérie de la ville : l’IUT, la gendarmerie nationale, la chambre d’agriculture, les locaux de l’agglomération, le centre aquatique ou encore la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM). Ainsi, bien que certains services publics soient encore présents dans le centre-ville comme la préfecture, la mairie ou le centre des finances publiques, nombreux sont ceux qui se sont installés en périphérie.

Ces éléments sont à mettre en lien avec le concept de la « ville franchisée » (Mangin, 2004). Le développement des périphéries ou des banlieues des villes correspond à une sectorisation des activités. La constitution de ces nouvelles centralités repose sur l’utilisation de l’automobile avec un accès facilité pour les consommateurs des commerces ou usagers des services publics par les boulevards périphériques urbains ou périurbains. Très développées dans le Grand Ouest, ces espaces facilitent l’accès aux usagers « hypermobiles » (Le Clec’h, 2020) mais le sont plus difficilement pour toute personne ne disposant pas de voiture, notamment les personnes les plus modestes.

Document 7. La localisation double des équipements publics et des services marchands

Saint-Lô

Une partie des services reste en centre-ville : la préfecture, l’hôtel de ville ou encore la médiathèque, ainsi qu’un marché couvert en face de la mairie. Les équipements consommateurs d’espace sont implantés plus au sud, dans une première périphérie (IUT, hôpital, gendarmerie). Encore plus loin, à proximité de la rocade sud, les zones d’activité accueillent des services publics plus récents (les locaux de l’agglomération, le centre aquatique ludique) ainsi qu’un grand nombre de commerces, à la fois des supermarchés et des grandes enseignes spécialisées (bricolage, vêtements, etc.). NB. Seuls quelques exemples significatifs ont été localisés sur la carte. Conception : Quentin Brouard-Sala. Réalisation : Jean-Benoît Bouron, Géoconfluences, 2023, à partir de données OpenStreetMap.


 

2. La revitalisation des centres des villes petites et moyennes : un projet global standard avec des adaptations locales

En réponse à ces fragilités, la mise en place des projets de revitalisation repose sur une fédération et une mise en réseau des acteurs où la participation habitante prend une place importante dans les discours (document 8). Les actions mises en place visent l’attractivité d’habitants et d’usagers par des politiques sur le logement, le commerce, ou plus globalement l’amélioration du cadre de vie. Ces politiques visent une réappropriation du centre et d'un retournement positif des représentations. Chacun des programmes nationaux mis en place insiste sur un axe du schéma de revitalisation. Après les avoir présentés, nous prenons l’exemple des actions réalisées pour résorber la vacance des logements et des commerces pour agir sur les espaces publics et leur attractivité.

Document 6. Le processus de revitalisation d'une petite ville en France

processus revitalisation

Conception : Quentin Brouard-Sala, 2021. Géoconfluences, 2023.

 

2.1. Les trois dispositifs de revitalisation des petites villes : vers une standardisation de la méthode

Document 9. Action cœur de ville, petites villes de demain et appel à manifestation d'intérêt centres-bourgs, trois dispositifs en Normandie

3dispo

 

En France, le programme de revitalisation des centres-bourgs a débuté en juin 2014 par la diffusion d’un Appel à Manifestations d’Intérêts ((Les paragraphes suivants sur l’AMI « Revitalisation des centres-bourgs » sont en partie issus de : Brouard--Sala Q., 2016, "Las políticas de revitalización de las villas y pequeñas ciudades de Normandia", in Ruiz Pulpon A., et al., 2016, Treinta años de Política Agraria Común en España. Agricultura y multifuncionalidad en el contexto de la nueva ruralidad, Ciudad Real, ed. Asociación de Geógrafos Españoles, p.523-536)). 302 communes cibles étaient sélectionnées par les préfets de région en concertation avec les communes, les départements et les régions. Ces communes devaient avoir entre 2 000 et 10 000 habitants, être un bassin de vie rural ou en troisième couronne périurbaine, et avoir initié des actions de revitalisation. 54 communes ont été retenues en France, la plupart en périphérie lointaine des régions et des grandes villes (document 10). Ces projets ont été retenus, selon un responsable du CGET en 2015, car « ils combinent une action sur le logement avec la volonté de se positionner comme nœud de nouvelles fonctions dans le maillage territorial ». Ce programme permet de financer à hauteur de 75 % un poste de chef de projet pour une durée de 6 ans (2014-2020) afin de pallier le manque d’ingénierie territoriale. Ce programme concerne une petite ville en Normandie, Pont-Audemer, avec une population autour de 10 000 habitants dans les années 2010, et deux plus petits bourgs ruraux, Périers et Orbec (document 9).

Document 10. Les 54 lauréats de l'appel à manifestation d’intérêt (AMI) « Revitalisation des centres bourgs »

centre-bourgs

Source : CGET, 2014.

 

La démarche de revitalisation repose sur 5 grands enjeux et 16 objectifs, dont deux seulement sont en rapport avec l’habitat : « Rénover l’habitat pour l’adapter aux attentes et besoins » et « Réhabiliter thermiquement le bâti ancien et construire des bâtiments démonstrateurs passifs ». Ce faible nombre d’objectifs sur l’habitat occulte son importance. Sur les 230 millions d’euros que l’État met en jeu, 200 millions vont à l’Agence Nationale de l’Amélioration de l’Habitat (ANAH). L’enjeu était de rénover les logements afin de faire reculer la vacance résidentielle. Presque 10 ans plus tard, ce programme a permis à de nombreux bourgs et petites villes de s’engager dans une démarche de revitalisation en pensant un projet global. La réhabilitation a été l’une des démarches les plus menées en mettant en place des Opérations Programmées d’Amélioration de l’Habitat (OPAH) avec l’ANAH. Cependant, de nombreux autres projets ont été bien souvent laissés de côté, par manque de financement, en attente d’un appel à projet permettant de les financer.

Le programme « Action cœur de ville », avec plus de 200 territoires lauréats en France (document 11), inclut une diversité de villes moyennes, allant de la petite ville normande de moins de 20 000 habitants (Vire, Louviers, Saint-Lô) à des agglomérations plus importantes comme Pau, Lorient ou Perpignan. Elles présentent aussi des profils sociodémographiques variés. L’importance de la vacance commerciale et résidentielle qui les touche est similaire à l’ensemble de la hiérarchie urbaine (Madry, 2018). Delpirou (2019) relève qu’Action cœur de ville s’oriente vers une politique « effet de levier » (ibid.), où l’action publique doit donner une « nouvelle impulsion » afin de stimuler une attractivité visant des habitants, des commerces et des entreprises. Pour l’enclencher, il s’agit d’inscrire la ville dans des programmes en lien avec la rénovation urbaine, sur l’habitat, les commerces, et globalement le « cœur » de la ville, en d’autres termes, le centre-ville. La revitalisation commerciale est particulièrement prégnante. Plus encore que l’appel à manifestation d'intérêt sur les bourgs, cette politique a soulevé un certain enthousiasme de la part des élus et techniciens locaux en s’engageant dans un projet global. Ils en ressortent d’autant plus frustrés que la multiplication des appels à projets, au détriment des dotations globales de financement (Epstein, 2015), se traduit par une concurrence généralisée dans l’accès à ces financements et des difficultés dans la finalisation des actions prévues. Le programme est prolongé par l’État de 2022 à 2026, concernant les mêmes villes moyennes, sur un axe prioritaire d’adaptation au changement climatique.

Document 11. Les 220 communes du programme « Action cœur de ville » en 2023

Action coeur de ville carte

Source : ANCT, 2023.

 

Le troisième dispositif étudié ici, « Petites villes de demain » est un programme national de revitalisation des bourgs et petites villes lancé en 2020 et concerne « les communes de moins de 20 000 habitants exerçant des fonctions de centralité sur leur bassin de vie montrant des signes de vulnérabilité, ainsi que leur intercommunalité » (source ANCT). Environ 1 600 communes sont concernées en France (document 12), soit un peu moins de 5 % des communes du pays. Le programme envisage d’accompagner « les collectivités à se doter d’une stratégie territoriale de revitalisation intégrant des objectifs de transition écologique, à concevoir des projets à fort impact et à conduire des actions concertées avec les habitants » (source ANCT).

Document 12. Communes du dispositif « Petites villes de Demain »

Petites villes de demain

 Source : ANCT, 2022.

 

Le dispositif « Petites villes de demain » reprend la méthodologie des autres programmes. Les communes retenues obtiennent un financement de 75 % pour recruter un chef de projet pour 6 ans (2020-2026). Elles ont également un accès facilité aux Opérations Programmées d’Amélioration de l’Habitat (OPAH), donc à des financements pour la rénovation des logements. En plus de la réalisation de maisons France services ((Une maison France services est un guichet multiservices mis en place par l’État pour remédier au recul de l’accès matériel des usagers des services publics de proximité. En 2023, il existe 2 379 structures labellisées « France service » (source ministère de l’Économie).)), le programme PVD facilite l’obtention et le financement d’un manageur pour dynamiser le secteur marchand et restructurer les locaux commerciaux. La forte augmentation du nombre de communes concernées d’une part, et la reprise des mêmes procédés d’autre part, montrent qu’on assiste bien à une standardisation de la méthode de revitalisation.

Le renouvellement de tous ces dispositifs peut aussi laisser penser à une efficacité limitée de ces programmes. Finalement, est-ce bien l’investissement public qui fait « effet de levier » sur la revitalisation des villes petites et moyennes ? Ou est-ce que la revitalisation n’a pas lieu dans des espaces déjà en reprise, et que les financements publics viennent appuyer ?

2.2. Une mise en ordre du centre par des politiques dédiées aux logements, aux commerces et aux espaces publics

Les politiques dédiées au logement s’orientent vers trois axes principaux (document 13) : la réhabilitation, la démolition et la patrimonialisation. La promotion de la réhabilitation est une politique incitative par la mise en place de subventions. Les politiques de démolition et de patrimonialisation sont plus discriminantes socialement. Les destructions sont davantage destinées au bâti des catégories populaires, quand la patrimonialisation concerne le bâti des catégories supérieures.

 
Document 13. Orientations des politiques dédiées au logement
Thématiques Normandie (exemple)
Réhabilitation OPAH (Pont-Audemer)
Démolition Logements sociaux + logements dégradés (Louviers)
Patrimonialisation Reconstruction + opposition patrimoine extraordinaire et ordinaire (Verneuil-sur-Avre)

La réhabilitation du bâti est une opération importante dans tous les centres à revitaliser. Cependant, plus sur une simple rénovation interne du bâtiment, de nombreux bureaux d’études insistent sur les rénovations extérieures. À Pont-Audemer par exemple, le bureau d’études en charge de la revitalisation prône le ravalement de façade pour rendre une attractivité homogène du bâti (Cibles & Stratégies, 2016).

Les démolitions, elles, concernent surtout les bâtis servant de logement aux catégories populaires. C’est le cas par exemple à Louviers, où une démolition est prévue sur un immeuble considéré comme indigne. Une seule personne loge encore dans le bâtiment et elle est en situation de pauvreté.

Enfin, la patrimonialisation se fait généralement sur des bâtis considérés comme à valeur historique. C’est le cas à Verneuil-sur-Avre où la « Maisons à Tourelles », ancienne demeure du duc d’Alençon, labellisée « 100 plus beaux détours de France », aujourd’hui reconvertie en bibliothèque municipale.

 

 
Encadré 3. La colorisation à Saint-Lô : montrer une ville pour la rendre attractive

Le contenu de cet encadré est issu d’un travail effectué pour le projet de recherche « Ressource culturelle et projet urbain : les villes moyennes de la seconde Reconstruction » coordonné par l'École Nationale Supérieure d'Architecture de Rouen dans le cadre du programme interministériel « Architecture du XXe siècle. Matière à projet pour la ville durable du XXIe siècle ».

Entièrement détruite par les bombardements alliés pendant la Seconde Guerre mondiale, la ville de Saint-Lô fait figure de laboratoire d’urbanisme. Plus récemment, un travail est mené sur les couleurs de la ville. Elle a ainsi connu plusieurs interventions sur le bâti, notamment dans ses rues les plus centrales et commerçantes. Les différentes phases de colorisation des bâtiments, que ce soit celle de Bruno Duffour Coppolani, artiste local normand (document 14), le ravalement de la place du champ de Mars, « Voyage dans le temps » ou la patrimonialisation, visent toutes à montrer ou à modifier la couleur des bâtiments pour améliorer l’image de la ville. D’après de nombreux acteurs locaux, les habitants et usagers du centre-ville de Saint-Lô apprécient beaucoup ces marques de colorisation :

« Ça c’est le grand truc que les gens ont aimé à Saint-Lô : qu’on mette des couleurs un peu partout. Il y a une demande pour ça » (directeur du musée des beaux-arts, 2019).

La colorisation, en montrant une image tonifiante de la ville par la requalification du bâti, sert aussi une volonté de redynamisation du centre-ville. La colorisation envisagée par Duffour Coppolani dépasse même l’intervention sur le bâti puisqu’il propose également une végétalisation de la ville en opposant les couleurs rouges des façades et celles de la végétation verte. Cette proposition du végétal est d’ailleurs reprise par le directeur de l’urbanisme des années 2000 qui souhaite instaurer plus d’espaces de détente et de loisirs dans la ville. C’est un point important pour les différents acteurs de la ville, qui soulignent l’importance du travail des techniciens des espaces verts pour l’embellir. Au travers de tous ces différents éléments, c’est bien la construction d’une identité collective (Bautes et Guiu, 2010) qui est visée, c’est-à-dire qu’en modifiant les bâtiments, la végétation et les couleurs du centre-ville, la ville cherche à changer la symbolique qu’elle renvoie. Il s’agit de tenter de retourner l’image d’une ville minérale/grise/triste pour celle d’une ville végétale/colorée/dynamique. La vision des acteurs du centre-ville, bien qu’avec des conceptions différentes, entre modification à la marge ou à grands coups de colorisation ou la patrimonialisation du bâti, sert à montrer plusieurs identités collectives du centre-ville.

C’est bien en insistant sur cette identité locale de la ville colorée et en la valorisant que les acteurs cherchent à acquérir une plus-value d’image par rapport à l’ancienne « ville minérale ». Ce qui est recherché est bien une augmentation de l’attractivité urbaine tant pour ses usagers réguliers qu’occasionnels. Il s’agit de leur donner l’envie de venir en centre-ville. En jouant sur ces différents éléments, le but des acteurs est plus largement de montrer que Saint-Lô est une ville où il fait bon-vivre dans sa quotidienneté. Pour ces acteurs, il s’agit de remettre finalement de l’attractivité pour cette ville moyenne, qui est la préfecture du département de la Manche, mais pas la ville la plus peuplée, qui est Cherbourg. Ce procédé de colorisation a déjà été utilisé par le peintre pour la petite ville de La Haye-du-Puits, et les villes moyennes de Lisieux et d’Évreux ont tenté de le reproduire. Il y a donc une certaine standardisation de la méthode de colorisation à l’échelle régionale, qui devient ainsi une « bonne pratique » (Devisme, et al., 2007). La colorisation est d’ailleurs standardisée dans de nombreuses villes françaises, à Brest, Saint-Brieuc, Cerizay, etc.

Document 14. Colorisation des bâtiments, rue Havin à Saint-Lô (Manche)

Colorisation des bâtiments, rue Havin à Saint-Lô (Manche)

La rue Havin, avec ses commerces sous arcades de béton typiques des centres urbains reconstruits après-guerre, donne un exemple de colorisation du bâti. L’initiative, fortement appréciée par les habitants, est critiqué par les spécialistes de la reconstruction au motif qu’elle ne respecte pas l’unité de l’architecture. La Tour Groupama, à l'arrière-plan tout en haut de la rue, et a été le premier bâtiment auquel l’artiste s’est confronté, en réalisant un trompe-l’œil. Cliché : Quentin Brouard-Sala, 2022.


 

Les politiques commerciales sont incitatives pour attirer des commerçants dans le centre de la petite ville (document 15). Les collectivités locales se portent acquéreuses de certains pas-de-porte ou proposent des subventions aux propriétaires afin qu’ils réduisent leur loyer. Certaines vont jusqu’à contrôler le type de magasins qui s’installent, et la « discipline spatiale » (Morange et Quentin, 2017) des commerçants dans leur mise en forme de leur devanture et vitrine, ainsi que l’intégration de leurs comportements dans le projet de renouvellement urbain. Les commerçants deviennent des « promoteurs de la ville » par assujettissement à un projet urbain, qui les contrôle en mettant en place un « ethos du bon commerçant » (ibid.) et qui se veut émancipateur pour l’activité du commerce en proposant un cadre spatial unifié et contrôlé (ibid.).

 
Document 15. Orientation des politiques dédiées aux commerces
Thématique Normandie (exemple)
Types de commerces Commerces de proximité ou haut-de-gamme (toutes les petites villes)
Contrôle des devantures et enseignes Vitrines dans l’ensemble patrimonialisé (Vire)
Contrôle comportemental des commerçants

Charte des commerçants (Pont-Audemer) + Ambassadeurs de la ville (Périers, Trévières, Vire, etc.)

Toutes les villes petites et moyennes ont en commun de chercher à attirer des commerces, alimentaires ou non, de proximité, voire haut-de-gamme. Surtout, elles en font la promotion quand un commerce plus rare pour ce type de ville s’installe. C’est le cas à Trévières lorsqu’un chocolatier-pâtissier s’est installé, dont l’un des collaborateurs provenait d’un grand restaurant parisien.

Par rapport au contrôle des devantures et enseignes, Vire semble être précurseur en mettant une charte des vitrines et des enseignes (sans aide financière) afin qu’elles correspondent aux volontés de valorisation d’un centre-ville patrimonialisé (et candidat aux labels Site Patrimonial Remarquable et Ville et pays d’art et d’histoire). Quand, dans la ville, il y a encore de nombreux commerces fermés, des trompe-l’œil peuvent être réalisés pour montrer l’image d’un commerce encore ouvert (Lisieux, Isigny-sur-Mer). Enfin, une charte des commerçants a été mise en place à Pont-Audemer dont l’un des items correspond à un contrôle de leur comportement. Cela rejoint dans l’ensemble la volonté d’intégrer les commerçants comme « ambassadeurs » des projets urbains, c’est-à-dire assujettis à un « ethos du bon commerçant » (Morange et Quentin, 2017) valorisé dans le projet de la ville. Bien que plus aseptisée dans le langage des politiques et techniciens locaux, cela peut prendre des formes racistes et xénophobes, dans une lutte contre les kebabs ou autres commerces ethniques dans les villes moyennes. C’est le cas d’une habitante de Louviers (2019) : « C’est mal isolé. Alors ça dépend beaucoup des gens qui sont, qui occupent les lieux. Il y en a qui sont nickels. Au tout début, il y avait un boucher-charcutier qui était là, on n’entendait rien. Et puis en plus le dimanche et le lundi c’était fermé, et le matin ça ouvrait vers 8H30-9h, etc. Bon bah là ça fait des relations correctes, mais un kebab c’est impossible dans un immeuble comme ça. Parce qu’ils ont des horaires jusqu’à 23h et davantage. Ils ouvrent à 11h, et puis c’est toute la semaine, 7j/7. […]Alors donc ça change beaucoup de choses et puis la vie est impossible, parce qu’il y a toujours du bruit dans la rue. [… A propos des places de parking] Oui mais ils sont quand même déçus parce que ce ne sont pas leurs clients à eux qui s’arrêtent devant. Ce sont d’autres clients moins désirables si vous voulez, on va dire ça. »

 

Les politiques commerciales vont au-delà du contrôle des types de commerces, et du comportement des commerçants (document 15), il s’agit également d’un contrôle de l’acceptabilité sociale des projets de rénovation. Pourtant, ils forment un contre-pouvoir local par leur statut de « petite bourgeoisie dégradée » (collectif ROCS, 2020) et disposent de suffisamment de capitaux économiques et sociaux pour que leur avis soit pris en compte par la municipalité. Il s’agit de tensions entre le contrôle des commerçants par la municipalité et l’autonomie qui leur est laissée :

«

« Quoi qu’il en soit, comme toujours dans les mécanismes néolibéraux, ce processus est fait de contradictions : il se construit en rapport à l’État, dans une tension entre autonomisation et contrôle, entre individualisation et enrôlement collectif, entre inclusion et exclusion sociale. »

Marianne Morange et Aurélie Quentin, 2017, « Mise en ordre néolibérale de l’espace et fabrication de "bons commerçants" au Cap et Quito : le commerce "de moins en moins dans la rue" », Métropoles, n°21, mis en ligne le 8 novembre 2017, p. 19.

»

Les commerçants sont considérés individuellement pour correspondre au projet de revitalisation. Il s’agit d’effectuer un contrôle de la correspondance de leur devanture et de leur vitrine à l’ensemble urbain que souhaite mettre en place la collectivité locale, de même que sa concordance comportementale à l’idée de ce qu’un commerçant doit être.

Plus largement, les projets de revitalisation intègrent une visée systémique pour répondre à l’ensemble des problèmes. Il s’agit de créer ou maintenir de l’emploi et de proposer un cadre de vie valorisé pour donner envie aux populations de résider dans ces petits pôles. Il s’agit plus généralement d’une mise en tourisme généralisée des petites villes en améliorant leur cadre de vie. Cette mise en tourisme généralisée peut être assimilée à du « domestic tourism » (Deely, et al., 2023), ne nécessitant pas forcément une nuit d’hôtel.

La revitalisation des espaces par des projets touristiques est un classique des projets urbains. À différentes échelles, les retombées économiques du tourisme peuvent être importantes. Le tourisme peut s’appuyer sur des lieux extraordinaires et de plus en plus sur des lieux ordinaires (Condeveaux et al., 2016), et domestiques (Deely et al., 2023), en s’orientant vers un tourisme local voire parfois micro-local. Le tourisme extraordinaire repose sur du patrimoine architectural ou environnemental d’exception, quand le tourisme ordinaire peut reposer sur des pratiques ou des lieux ordinaires. De cette deuxième catégorie, les pratiques quotidiennes peuvent devenir touristiques, et les habitants d’un lieu peuvent chercher du tourisme local ou domestique par la promotion d’événements et la mise en festivité de la vie quotidienne. Il y a ainsi une tension et un « brouillage » entre l’extraordinaire et l’ordinaire et le quotidien et le hors-quotidien dans les pratiques touristiques. Une analyse similaire peut être réalisée entre politiques ordinaires et extraordinaires (Gravari-Barbas et Jacquot, 2007). Ce sont sur ce deuxième type de politiques qu’insistent de nombreux élus locaux. Ils mettent l’accent sur les équipements exceptionnels qu’ils arrivent à mettre en place à leur échelle (document 16), bien que finalement cette manière de faire se répète dans de nombreuses villes petites et moyennes.

halle multifonctions

La halle multifonctions de Trévières a été construite en 2019-2020, et inaugurée en 2021, avec d’autres aménagements du centre-bourg. Elle se situe au cœur du bourg de 900 habitants, sur l’une des deux places centrales. Elle sert aujourd’hui d’abri pour des producteurs et commerçants locaux pour le marché hebdomadaire du mardi soir et du vendredi matin. Lors de la tenue d’événements plus exceptionnels, comme des concerts, elle peut servir d’abri aux artistes. C’est donc l’un des lieux centraux pour les habitants des environs à la fois dans la quotidienneté et pour de l’événementiel plus important. En arrière-plan, le cinéma « Le Normandy », à salle unique, accueille des scolaires et, en soirée, des projections ponctuelles organisées par une association locale. Hors-champ, sur la gauche du cliché, l’aménagement de la place reprend les codes actuels de l’aménagement des espaces publics urbains : piétonisation partielle, arceaux pour bicyclettes, végétalisation partielle. Un parking automobile d’une soixantaine de places a toutefois été maintenu dans ce centre-bourg. Cliché : Quentin Brouard-Sala, 2021.

 
 
Encadré 4. À Saint-Lô, l’événementiel pour montrer l’architecture

L’événementiel est souvent un outil au service d’un projet urbain (Gravari-Barbas, Jacquot, 2007). C’est le cas à Saint-Lô, où les différentes étapes des projets de rénovation urbaine sont ponctuées d’événements festifs, avant ou après. La colorisation de Duffour Coppolani a commencé par un événement festif intitulé Sensations urbaines (2004) où l’artiste proposait des projections de couleurs qui étaient faites sur les murs de l’architecture de la reconstruction. Première pierre d’un projet plus global, cet événement festif était considéré comme participant à une construction tant artistique que scientifique. Nous sommes bien ici dans l’idée que la fête est là pour montrer l’esthétique de la ville (Gravari-Barbas, 1998). Nous pouvons ici parler, à la suite de Benjamin Pradel (2007, p. 1–2), « d’un "marketing urbain" dans lequel l’imaginaire devient un construit à exporter, et l’animation un indice de vitalité des territoires. Or, les transformations temporaires de l’organisation urbaine participent de (sic) l’image d’une ville en mouvement contre celle d’une ville "carte postale" et ajoutent un "supplément d’âme" aux fonctions urbaines traditionnelles. ». Le festif permet en même temps de proposer de nouveaux aménagements possibles, vecteurs d’images tant matérielles qu’immatérielles pour rénover ou réhabiliter des bâtiments centraux (ibid.). Finalement, le concept de la « ville festive » devient un mode de construction de la ville (Gravari-Barbas, 2009).

Dans un deuxième moment, celui de la patrimonialisation du bâti de la reconstruction en en montrant les couleurs, les « cinquante nuances de gris » (directeur du musée des beaux-arts, Saint-Lô, 2019) du béton de la reconstruction, le lancement au grand public de cette patrimonialisation s’est fait en lien avec le 75e anniversaire du débarquement en 2019. En effet, pour cet événement, la mairie a décidé de communiquer autour de la reconstruction de la ville et des années d’après-guerre plutôt que sur les destructions engendrées par la guerre, le passage d’une « capitale des ruines » à une image complémentaire, celle de « capitale de la reconstruction ». Pour afficher cette passation sémantique, la mairie a organisé des événements festifs et des appels à projets autour du thème « années 1950 ». Ainsi, c’est à travers cette décennie qu’est évoquée l’architecture de la reconstruction :

« Et les événements festifs de Saint-Lô ont justement été teintés des années 50. Alors on est obligé effectivement d’élargir c’est-à-dire reconstruction on élargit années 50. Parce que c’est aussi ce qui permet de parler au public et de le toucher » (directeur du musée des beaux-arts, 2019).

Ainsi, l’appel à projets et les événements festifs se réalisent par la création d’un label 75e, qui a été lancé en octobre 2018 « auprès des forces de la population ; les institutions, les associations publiques, privées. » autour de deux axes : Saint-Lô « capitale de la paix » et « du débarquement ». Ces différents événements servent donc les discours de patrimonialisation du bâti de la reconstruction souhaitée par la mairie et sont de la promotion à destination tant des visiteurs extérieurs que des habitants (Barthon et al., 2007, p. 3). Les différents événements festifs permettent donc aux élus et techniciens locaux de diffuser un discours positif sur une architecture dévaluée : « Ils [les festivals] contribuent au (re)positionnement ou à l’émergence des lieux et sont utilisés par les acteurs locaux en tant que marqueurs des territoires et outils d’aménagement. » (ibid., p. 2). Par le changement d’image proposé par la mairie sur l’architecture de la reconstruction, il est bien question à la fois de patrimonialisation de l’espace du centre-ville par le biais de bâtiments publics emblématiques, dans le but d’attirer des investissements privés de la part de particuliers, de commerçants et d’entreprises, ou encore à des fins touristiques.

Après de gros événements durant l’été 2019, de plus petits événements sont organisés. Ainsi toute l’année 2019 est ponctuée d’événements consacrés à ce mode de vie des années 1950. Des événements sur le plus long terme sont aussi proposés tels des « visites de la reconstruction » et d’un « appartement témoin » représentant cette vision des années 1950. L’événementiel sur le 75e anniversaire fait donc à la fois référence au passé, présente une coupure par rapport à la précédente municipalité qui insistait plutôt sur la colorisation, et fait aussi référence au futur. C’est la construction d’une nouvelle narration au travers de l’urbanisme pour faire perdurer une identité collective à travers un ou plusieurs événements (ibid.).

Le contenu de cet encadré est issu d’un travail effectué pour le projet de recherche « Ressource culturelle et projet urbain : les villes moyennes de la seconde Reconstruction » coordonné par l'École Nationale Supérieure d'Architecture de Rouen dans le cadre du programme interministériel « Architecture du XXe siècle. Matière à projet pour la ville durable du XXIe siècle ».


 

Conclusion

Les petites villes apparaissent comme des espaces fragilisés par la perte de population et la dévitalisation commerciale. De plus, il semblerait que la surreprésentation des catégories populaires renforce cette impression de dévalorisation pour les acteurs. Ce sont leurs pratiques qui apparaissent comme déviantes pour de nombreux élus et acteurs institutionnels. La « mise en ordre de l’espace » (Morange et Quentin, 2017) correspond donc à une volonté de réguler leurs pratiques et leurs comportements afin qu’ils correspondent mieux au projet urbain. De même, les politiques publiques discriminantes socialement qui se dirigent vers une exclusion des catégories populaires ou une attraction de catégories supérieures répondent à la même volonté d’une régulation des pratiques et appropriations des centres des petites villes. La dévalorisation et la dévitalisation des petites villes est donc bien une construction sociale, de même que les enjeux politiques pour les revaloriser et revitaliser. Des politiques similaires sont mises en place pour revitaliser à la fois les petites villes et les villes moyennes par des politiques ciblant le logement et les commerces.


 

Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : Agence Nationale de l’Amélioration de l’Habitat (ANAH) | analyse en composante principale | désindustrialisation | méthodes mixtes | patrimonialisation | rénovation urbaine | vacance.

 

 

Quentin BROUARD-SALA

Docteur en géographie, enseignant-chercheur contractuel à l'Université d'Angers, chercheur associé à l'Université de Caen, UMR 6590 Espace et sociétés

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Quentin Brouard-Sala, « Dévitalisation et revitalisation des villes petites et moyennes en Normandie », Géoconfluences, mars 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-france-des-territoires-en-mutation/articles-scientifiques/devitalisation-revitalisation-villes-petites-moyennes-normandie