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Le développement durable, approches géographiques

Buenos Aires, ou les territoires de la récupér-action

Publié le 19/11/2008
Auteur(s) : Marie-Noëlle Carré - Université de Lyon, ENS LSH et Centre de Recherches et d'Analyse en Géopolitique / Paris 8

Mode zen

Comme la majorité des grandes villes du monde, Buenos Aires, la capitale de l'Argentine, est confrontée à la gestion problématique des déchets produits par les 13 millions d'habitants du Grand Buenos Aires : les 3 millions d'habitants de la capitale fédérale, ou ville-centre, et les 10 millions d'habitants vivant dans les 24 municipalités de la banlieue (ou conurbano, INDEC, 2005).

Le débordement de ses décharges contrôlées, situées dans les zones les plus pauvres de la métropole, soulève des problèmes sanitaires et environnementaux. Le pays est un modèle du développement économique néo-libéral en Amérique Latine jusqu'en 1998. Pourtant il bascule dans une crise sans précédents, à son paroxysme en 2001. Comme pour ses homologues latino-américaines, la ville-centre est alors investie par les plus pauvres qui trient et revendent informellement les déchets pour survivre. Le gouvernement de la ville-centre a essayé d'encadrer la pratique puis de l'intégrer dans son propre programme de récupération et de sélection des ordures pour résoudre le problème des décharges métropolitaines et pour donner à la ville une image de marque.

Autour des problématiques du développement durable urbain et de la participation citoyenne, il s'agit donc de se demander comment la naissance de nouveaux réseaux de collecte et l'émergence de nouveaux acteurs contribuent à remodeler les territoires et les échelles de gestion des déchets urbains dans la capitale fédérale .

Terrain d'étude et localisations

Buenos Aires face à ses déchets : deux crises pour une exception rudologique [2]

La capitale argentine rassemble un tiers de la population totale du pays. Sa production de déchets est fortement différenciée dans l'espace urbain. La prépondérance de la ville-centre souligne le décalage de cette "île du premier monde" (Prévôt Schapira Marie-France, 2005a) avec ses banlieues et traduit par un indicateur rudologique la dualité économique et sociale de la métropole. Cette production de déchets est confrontée à deux crises dont la seconde semble paradoxalement désigner la solution à la première.

La poubelle, "miroir social" [3] de la ville-centre

La production de déchets domestiques de la Ville autonome de Buenos Aires (Ciudad Autónoma de Buenos Aires, CABA) représente près de 5 000 tonnes quotidiennes, soit le tiers de la production métropolitaine totale des déchets enfouis. Elle se caractérise par une production individuelle proche de celle des pays européens du fait du niveau de vie élevé de ses habitants (Dorier-Apprill Elizabeth, 2006).

La prépondérance des déchets portègnes [4] dans les décharges métropolitaines

Données CEAMSE ; FIUBA/CEAMSE [5]

* CABA : Ciudad Autónoma de Buenos Aires

La population de la ville-centre de Buenos Aires est stable depuis 1980 (environ 3 millions d'habitants) mais sa production de déchets a augmenté pour culminer en 2001. À cette date, la production moyenne de déchets par habitant de la Ville autonome atteint 1,4 kg par habitant et par jour, contre une moyenne comprise entre 0,5 et 1 kg par habitant et par jour dans le conurbano. Après une diminution entre 2001 et 2003, due à la crise économique, la production de déchets de la capitale fédérale se trouve actuellement dans une phase ascendante.

La production moyenne de déchets par personne et par jour de la CABA a connu une forte augmentation depuis les années 1970 [6]. Elle passe de 0,7 kg/hab/jour en 1972 à 1 kg/hab/jour en 2006. La croissance économique du pays au cours des années 1990 et l'apparition de nouveaux modes de consommation en sont la cause : livraison à domicile ou vente à emporter de glaces, de pizzas et d'empanadas (petits chaussons fourrés à la viande, au fromage, aux légumes) ; consommation de boissons gazeuses, de produits surgelés et préparés. Pourtant, cette croissance n'est pas homogène. Sa distribution spatiale reflète les disparités socio-économiques de la ville, la densité différenciée de la population et des activités, la nature de l'occupation des sols.

La production et la nature des déchets : spatialisations

Source des deux cartes: données FIUBA/CEAMSE - Réalisation : M.-N. Carré, 2008

D'après la carte ci-dessus à gauche se détachent nettement : le Sud de la ville où la production de déchets peut descendre jusqu'à 0,48 kg/hab/jour dans le quartier pauvre et en reconversion industrielle de Nueva Pompeya ; le microcentro, sans cesse effervescent où immeubles de bureaux et d'habitation se mêlent aux luxueux shoppings et restaurants ; l'élégant quartier résidentiel de Recoleta habité par les grandes familles bourgeoises de Buenos Aires ; le quartier neuf et "branché" de Puerto Madero ; l'enclave aisée de Belgrano dans les zones résidentielles de classes moyennes à l'Ouest. Il faut noter l'exception de Villa Pueyrredón, à l'Ouest, dont la production de déchets par personne et par jour s'apparente à celle des espaces plus denses et plus aisés alors qu'il s'agit d'un quartier résidentiel de classes moyennes. Le grand quartier de Palermo dispose d'un niveau de vie très élevé mais il est représenté comme producteur moyen ou faible de déchets et de déchets recyclables car il s'agit d'un quartier résidentiel à faible densité de population composé de nombreuses maisons individuelles.

La comparaison avec la carte de droite indique que plus la production de déchets par personne et par jour est élevée, plus la production de déchets recyclables par quartier est importante. La distribution pondérale des déchets recyclables est bien fonction d'un niveau supérieur de consommation.

Cette augmentation quantitative s'accompagne d'une modification qualitative de la nature des déchets. J. Gouhier indique que "quatre classes générales de déchets (…) signalent l'accès au seuil supérieur de consommation : les déchets animaux, les déchets cellulosiques, les déchets de verre, les déchets plastiques." (Gouhier Jean in Bertrand Jean-René, 2003). À Buenos Aires, on constate un fort accroissement des cartons d'emballage. Les bouteilles de plastique, apparues à partir de 1991, représentent 14,4% des déchets dans la Ville autonome et remplacent le verre, auparavant utilisé pour les boissons. En revanche, le conditionnement des sodas en canettes est rare, contrairement au Brésil ou au Canada grands recycleurs d'aluminium. La part des rebuts alimentaires diminue et ne représente plus que 33,4% de la composition des déchets en 2001 contre 63,5% en 1972 (FIUBA/CEAMSE, 2006). Ces matériaux représentent ce que nous appelons les "déchets recyclables" et constituent 30 à 60% de l'ensemble des déchets de la CABA en 2007.

 

La crise du modèle de la décharge périphérique

L'organisation industrielle de l'entrepôt contrôlé des ordures date de la politique planificatrice mise en œuvre en 1976 lors de la dernière dictature militaire (1976-1983). L'entreprise publique de la Coordination écologique de l'Aire métropolitaine (CEAMSE, Société d'État) est créée conjointement par la Ville de Buenos Aires et la Province éponyme pour contrôler leur acheminement et leur enfouissement dans les décharges contrôlées en périphérie de la ville.

La crise du débordement des décharges et de leurs effets néfastes pour la santé et l'environnement a débuté en 2000 sur le site de Villa Domínico (Avellaneda), une municipalité de la Province de Buenos Aires située au sud-est de la Ville autonome. Aujourd'hui, le collectif d'habitants de la Matanza "No al CEAMSE" demande la fermeture du site de Gonzalez Catan en attribuant à la décharge contrôlée, à quelques centaines de mètres des habitations, l'omniprésence de dermatites et la recrudescence des cancers. Bien que le Collège médical de Brandsen (municipalité du sud de la métropole) ait publié un rapport sur la corrélation entre la pollution et ces maladies, il n'existe pas d'étude médicale officielle sur l'effet de cette décharge. De fait, par son site, l'ensemble de la métropole est confronté à de graves problèmes de pollution aggravés par la prolifération des décharges sauvages.

La ville se situe sur la rive droite du Río de la Plata, immense embouchure du Río Paraná, qui a été utilisé comme déversoir pour certaines activités urbaines : tanneries, abattoirs, etc. (Prignano Ángel, 1998). La plaine de la Pampa, sur laquelle est construite Buenos Aires offre une surface plane dont la nappe phréatique affleure, rendant problématique l'enfouissement des déchets, y compris dans des sites contrôlés. Le cours d'eau du Riachuelo qui marque la limite sud de la capitale fédérale est devenu l'égout à ciel ouvert des industries qui y déversent leurs effluents. Près de la décharge de Norte III, le río Reconquista a fait l'objet d'opérations de dépollution.

Bien que la production de lixiviats et des percolats (liquides résiduels issus de la percolation de l'eau à travers les déchets) du site soit canalisée et contrôlée, on peut se demander si ces derniers ne contribuent pas à contaminer le cours d'eau.

La répartition des décharges dans une métropole à fleur d'eau

La recherche de sites plus lointains pose le problème du coût du transport des déchets, évalué à 60-70% du coût total de la gestion. Et chaque décision d'implantation d'une nouvelle décharge se heurte au rejet des populations, selon le phénomène NIMBY - Not In My Backyard (Fundación Metropolitana, 2004).

Le modèle métropolitain de la gestion des déchets à Buenos Aires

Données CEAMSE (2005, pp. 9 à 15) Réalisation : M.-N. Carré, 2008

Commentaires des photos ci-dessous :

- à gauche, l'amoncellement des déchets dans la  décharge contrôlée de Norte III.

Les déchets de la Ville autonome sont acheminés vers l'unique décharge contrôlée de Norte III dans les périphéries pauvres et mal desservies du nord de la ville. D'un côté de la décharge contrôlée se trouve le terrain militaire de Campo de Mayo, de l'autre les bidonvilles et leurs maisonnettes en adobe (brique de terre argileuse séchée), construites au bord de l'autoroute, sur des décharges sauvages de rejets dangereux.

- à droite, une décharge sauvage dans le municipe Almirante Brown

Située dans l'un des municipes les plus pauvres du sud de l'agglomération, cette décharge à ciel ouvert se situe à côté de zones d'habitat précaires.

Clichés : Marie-Noëlle Carré, avril 2008

Au moment du Sommet de la Terre de Rio en 1992, des groupes de réflexion se sont constitués et un colloque de l'International Solid Waste Association (ISWA) se tint à Buenos Aires en 1993. La collecte sélective y est envisagée comme une solution à la crise des décharges dans la mesure où la production des ordures ménagères se modifie et que l'enfouissement de quantités importantes de déchets à la décomposition plus lente compromet l'avenir des décharges existantes. Or, l'activité est fondée sur un investissement important en équipement et en campagnes de communication auprès des habitants. Le coût engendré semble rédhibitoire pour l'Argentine où les montants investis pour l'enfouissement sont inférieurs à la norme internationale et ne peuvent assurer le financement d'une telle modification : 10 dollars par tonne en 1993, contre 40 dollars aux États-Unis (CEAMSE, 1992-1993).

La crise économique argentine : catalyseur de nouveaux  acteurs et pratiques du déchet

La collecte sélective des déchets est pourtant devenue la solution de survie pour des milliers de familles au moment de la crise économique argentine de 1998 à 2003. Produits de l'exclusion sociale, les cartoneros, estimés à 30 000 au cours de la crise [7], viennent souvent du secteur industriel frappé par les faillites et les fermetures d'usine.

Le déchet recyclable, vendu dans des entrepôts informels, acquit une valeur économique, surtout après la dévaluation : le prix du carton est multiplié par 1 000, celui du cuivre par 3 (Suárez Francisco in Lestrange Ivonne, 2006). Le choix des territoires de la collecte répond au principe de la productivité spatio-temporelle. Il s'agit d'un rapport entre la quantité de déchets recyclables ramassés, le nombre de cuadras [8] arpentées avec un chargement quotidien proche de cent kilos entassé dans un sac à sable et posé en équilibre précaire sur une carriole de fortune, et le temps passé à cette activité, pratiquée entre la sortie des bureaux et le dernier passage des camions de collecte dans la nuit.

Cliché : M.-N. Carré, 2008 - Dans le quartier de Villa Pueyrredón, un récupérateur urbain de la coopérative El Álamo (voir infra) dont il porte le T-shirt prépare le chariot à deux roues, traditionnellement utilisé par les cartoneros pour leur tournée.

La production des déchets est le reflet des différences socio-spatiales. Les quartiers de Nuñez, Belgrano, Palermo, Caballito, où se déroule un "boom immobilier" des classes moyennes et aisées depuis les années 1990, et le microcentro, où la concentration de bureaux, de banques, d'hôtels et de commerces est importante, fournissent 14% du total des déchets récupérés. Au sud, les quartiers de Villa Soldati, Villa Lugano et Nueva Pompeya, de part et d'autre de l'enfilade des avenues San Juan, Directorio et Eva Perón, pauvres et moins densément peuplés, contribuent pour à peine 8% des déchets récupérés.

 
Encadré 1. Mafia et corruption : mythes ou réalités ?

Le contrôle des ordures à Buenos Aires est associé, surtout depuis son industrialisation, avec les termes de mafias et de corruption. Une fois ce lieu commun énoncé, il faut rester prudent face à l'enchevêtrement des situations. La main mise des mêmes quelques groupes industriels sur la collecte des ordures dans la ville va dans le sens de l'affirmation de Bombal qui concerne l'ensemble du Grand Buenos Aires au moment de la dictature (1988, in Suarez F., ) : "Le Grand Buenos Aires se divisait en fiefs contrôlés par le monopole d'entreprises prestataires de services qui, par une action concertée, dominaient l'ensemble des services publics et gagnaient ainsi des sommes très élevées".

Par ailleurs, ces entreprises et le gouvernement, qui se consacrent à la collecte des déchets dans la zone sud la plus démunie de la Ville, sont eux-mêmes sous la forte pression du syndicat des camionneurs, appartenant à la Confédération générale des travailleurs (CGT) et dirigé par Hugo Moyano: la très grande majorité des employés des entreprises de collecte appartiennent à ce syndicat, y compris les balayeurs. Suivant un accord entre l'entreprise et le syndicat, seuls les chefs d'équipe sont recrutés et le reste de l'effectif est choisi et distribué par le syndicat (entretien avec les consultants d'Ingeniería y Asistencia Técnica Argentina / S.A., IATASA, septembre 2008). La crainte des grèves de collecte est si importante que l'ensemble des revendications présentées par le syndicat des camionneurs, en matière de salaires notamment, est accordé.

La CEAMSE est perçue, dans l'imaginaire collectif, comme un important bastion de la corruption. Au cours de la dictature militaire, les postes à la CEAMSE faisaient office de récompense financière aux sympathisants de la junte : Eduardo Passalacqua indique que lorsqu'il est nommé directeur de la CEAMSE juste après le retour de la démocratie, son salaire est supérieur à celui de l'Intendant de la Ville de Buenos Aires (Passalacqua E., historien et ex-directeur de la CEAMSE, entretien octubre 2008) et qu'il doit procéder à des réajustements. Néanmoins, cette société d'État, composée et gérée par la Province et la Ville de Buenos Aires inspire toujours peu confiance, dans la mesure où le circuit financier ne fait pas l'objet d'un contrôle externe mais reste cantonné à celui de la Ville et de la Province. Enfin, les groupes mafieux qui infiltrent les cartoneros n'ont pas fait l'objet d'une étude approfondie. Bien que la majorité des entrepôts de vente/revente soient illégaux, c'est surtout leur relation avec les entreprises de recyclage et les accords que celles-ci passent avec les cartoneros qu'il faudrait approfondir. Jorge Lulo, (secrétaire académique de la Faculté de Sciences Sociales de l'Université de Buenos Aires, entretien, avril 2008) indique que de nombreuses entreprises de recyclage disposent de camions "au noir" qui vont chercher les récupérateurs urbains dans les bidonvilles de la banlieue pour les amener jusqu'au centre de la Ville autonome et s'assurer ainsi, à moindre coût, une quantité régulière de matériaux recyclables.

MNC, novembre 2008


 

La polarisation spatiale socio-économique de la ville est renforcée par un clivage distinguant, d'une part un bassin de collecte (le nord), d'autre part un espace de résidence et de revente (villas de emergencia, entrepôts) avec sa prolongation dans le conurbano. Les sommes brassées résultant de la vente informelle des déchets à des intermédiaires ou aux entreprises de recyclage sont de l'ordre de 500 millions de pesos par an. Certains auteurs soulèvent l'hypothèse d'une géopolitique occulte de la collecte sélective des déchets où les territoires de collecte se construiraient selon les rapports de force inégaux entre les cartonerosDans tous les cas, les connexions entre le marché informel du déchet et les grandes entreprises de recyclage restent particulièrement obscures et peuvent relever de la mafia (voir, : Mafia et corruption, mythes ou réalités ? voir : mafia et corruption, mythes ou réalités ?).

Inégalités de revenus et production de déchets urbains

Les cartoneros, contrepoints géographiques à la richesse urbaine

Source : AABA [9] et données personnelles

Source : INDEC [10]

 

Les rivalités territoriales pour le contrôle de la sélection des déchets

En 2005, la loi Basura Cero (Zéro Déchets) soumet la pratique de la collecte sélective, déjà en voie de formalisation et de contrôle par le gouvernement urbain, à un changement d'échelle. Désormais, les grandes entreprises de ramassage de déchets opérant dans la ville doivent s'en charger. Plusieurs acteurs convoitent donc le déchet recyclable comme nouvelle ressource et la maîtrise des nouveaux territoires de collecte devient, pour le gouvernement, la garantie du succès d'une pratique montrant que Buenos Aires est une ville durable, capable de donner la réplique aux grandes villes développées.

L'industrialisation de la collecte sélective des déchets à l'échelle de la Ville autonome

Le service de collecte des déchets de la ville fonctionne sur le modèle de la délégation de gestion de service depuis 1977. La collectivité a fait l'objet de redécoupages successifs en plusieurs zones remises en gestion à de grandes firmes privées ou publiques. La politique néo-libérale menée par C. Menem dans les années 1990 s'est traduit par une vague de privatisation des services urbains (De Gouvello Bernard, 2001) qui touche aussi la gestion des déchets. La zone gérée par le service public s'est contractée pour être désormais limitée aux quartiers pauvres du Sud. En 2003, cinq entreprises privées, CLIBA, AESA, INTEGRA, NITIDA et URBASUR, issues de grands groupes industriels d'envergure nationale et internationale (Macri, Roggio), ont obtenu la gestion du reste de la Ville autonome pour six ans. Elles sont rémunérées selon le nombre de cuadras entretenues, grâce à la redistribution du produit de la taxe d'habitation Alumbrido, Barrido, Limpieza (Éclairage, Balayage, Nettoyage) pour le service de collecte et de transport des déchets. En 2005, le contrat fut complété par la collecte sélective et l'acheminement des déchets recyclables jusqu'aux centres verts (voir carte “Les échelles des circuits de collecte sélective”, infra). Le système auparavant informel est régulé et standardisé. Un équipement nouveau, le conteneur, est installé dans les rues pour recevoir les déchets séparés des producteurs individuels et un service spécial est assuré pour les producteurs exceptionnels (immeubles de plus de 19 étages, bâtiments publics, hôtels de quatre et cinq étoiles ; commerces de plus de 10 employés ; la corporation de Puerto Madero (association des habitants et commerçants).

Les nouveaux équipements de la collecte sélective dans la Ville autonome de Buenos Aires

Ci-contre, les conteneurs de déchets d'une capacité de 1 000 litres sont équipés d'un couvercle orange pour les déchets recyclables et gris pour les déchets non recyclables. Ils sont diffusés à raison de deux paires par cuadra dans les quartiers résidentiels à faible densité de population de chacune des zones de collecte des déchets, soit 6000 cuadras, (28% de la superficie de la Ville autonome).

Ci-dessous à gauche, les entreprises de collecte remplacent leur parc traditionnel automobile par des camions à levage semi-automatique.

Enfin, à droite, des points d'apport volontaires pour le plastique, le papier et le carton et le verre sont installés dans les endroits les plus touristiques de la ville et représentent un enjeu pour l'image de marque de Buenos Aires. Ici, à la réserve écologique.

Clichés : Carré M.-N., avril 2008

Par la construction d'un territoire organisé et normalisé du déchet, les entreprises de ramassage s'assurent le contrôle d'une ressource à collecter et à transporter, honorent le contrat avec le gouvernement et perçoivent le forfait correspondant au service. Le déchet recyclable devient donc aussi le faire-valoir politique d'une initiative audacieuse et controversée : diminuer de 50%, en 2012, la quantité de déchets recyclables enfouis en décharge.

Tout court-circuitage ou désordre produit par les cartoneros est perçu comme un obstacle territorial mettant en danger la réussite d'une politique de Gestion intégrale des Déchets solides urbains promue par le gouvernement de la Ville de Buenos Aires et consistant à prendre en compte l'ensemble de la chaîne de gestion des déchets.

Quels territoires pour une politique de Gestion intégrale des Déchets solides urbains ?

La responsabilité de la CABA sur ses déchets recyclables semble s'arrêter lorsque ceux-ci franchissent l'avenue General Paz, "véritable frontière politique et symbolique de la Ville" (Prévôt-Schapira M.F., 2007) et il y a rupture du contrôle législatif sur le déchet. S'il faut prendre en compte "un grand nombre d'acteurs dont les logiques d'action, les représentations et les champs d'évolution sont très différents" [11], il faut aussi composer avec l'absence d'une échelle métropolitaine décisionnelle qui freine toute tentative de déploiement d'une politique publique commune. Le clivage entre les deux territoires juridictionnels, la CABA et la banlieue, s'accentue d'autant plus que le marché du recyclage, localisé en grande partie à l'extérieur de la CABA est exempt de loi sur la production des emballages, même au niveau national. Le cloisonnement juridique et politique des territoires empêche la coordination des efforts et accentue les clivages. Le centre vert occupe alors une position de synapse territoriale.

Les nouveaux acteurs d'un développement durable urbain : les coopératives de récupérateurs urbains

Nées dans les années 1980 en Colombie avec la coopérative Recuperar (Medina Martín, 2002), les coopératives de récupérateurs urbains ont essaimé dans toutes les grandes villes du continent (Schamber Pablo, Suárez Francisco, 2006) avec succès. Nous appellerons récupérateurs urbains les cartoneros qui se sont réunis en coopératives. La crise économique et sociale argentine provoque en 2001 une renaissance du mouvement coopératif qui, face au désengagement de l'État, recherche des solutions sociales alternatives pour la survie. Les récupérateurs urbains regroupés obtiennent ainsi de meilleurs prix de vente des matériaux qu'ils collectent en négociant des quantités plus importantes et en supprimant les acteurs intermédiaires qui s'octroient de larges marges. Les cinq coopératives principales de la Ville autonome nées de la crise (El Ceibo, Reciclando Sueños, Cooperativa del Oeste, El Álamo, Cooperativa Ecológica del Bajo Flores (CERBAF), reconnues d'utilité publique et environnementale en 2002, continuent de collecter en partenariat avec les autorités. Le travail coopératif des cartoneros est fortement encouragé même si les coopératives ne regroupent pour le moment qu'une toute petite fraction d'entre eux. Leur organisation territoriale repose sur les circuits de collecte sélective au porte-à-porte et sur les centres de tri, appelés centres verts. Les récupérateurs urbains y conditionnent avant la vente le fruit de leur collecte. Ils y conditionnent aussi le produit de leur collecte sélective des matériaux déversés par les camions des entreprises de ramassage qui déchargent dans le centre vert correspondant.

La collecte au porte-à-porte des coopératives de récupérateurs urbains

Une récupératrice urbaine de la coopérative El Ceibo en pleine tournée de ramassage dans le quartier résidentiel aisé de Palermo : le sac de toile (sac de sable) arbore l'effigie de la coopérative, également reproduite sur l'uniforme orange de la récupératrice.

Cliché : M.-N. Carré, 2008

Paroles de cartoneros (versions française et espagnole) En pop-up

1) Les coopératives del Oeste et Reciclando suenos, LTDA - Villa Soldati

Entretien avec Miguel et Valentín HERRERA, secrétaire de la Cooperativa del Oeste et coordinateur de la coopérative Reciclando Sueños, entretien du 19 mars 2008

2) La coopérative El Ceibo

Entretien avec Cristina LESCANO, coordinatrice de la coopérative El Ceibo, 22 avril 2008
Extraits :

"On a commencé à collecter [les déchets] dans la rue, on s'est fait une sorte de clientèle qui donnait les matériaux quand on passait. Et c'est comme ça qu'on commence, petit à petit, pour vendre [les matériaux], avoir des prix de gros et du volume. Plus il y a de volume, meilleurs sont les prix."

"Y se comienza así de a poco para venderlo, conseguir precios grandes, tener volúmen. Para mayor volúmen, mejores precios. Luego nos asociamos en cooperativas legalmente constituidas, adentro del registro. Pero te lo digo, por necesidad económica."

Deux exemples de prix des matériaux  selon le statut des récupérateurs
Type d'acteur/
matériau
Cartonero seul ou en famille (revend au premier intermédiaire de la chaîne du recyclage) Coopératives de récupérateurs urbains (revend au dernier intermédiaire de la chaîne du recyclage)
carton
0,30 peso
0,50 peso
plastique
0,30 peso
1,60 peso
Source des données : SUAREZ Francisco, in L'EStRANGE Ivonne, 2006

Les circuits de collecte sélective au porte-à-porte organisés par les coopératives de récupérateurs urbains sont localisés dans les quartiers non conteneurisés. Construits avant la mise en place d'une collecte sélective généralisée, ils ne contreviennent pas à son développement. Ils s'appuient sur la base territoriale de quartiers à forte production de déchets recyclables, en privilégiant la densité des habitants et leur production de déchets recyclables (quartiers de classes moyennes à élevées) ou la spécialisation de leurs rebuts (déchets métalliques des ateliers industriels au sud de la ville). Les infrastructures de collecte, légères et piétonnes, permettent de desservir un réseau de producteurs-trieurs de déchets volontaires et réguliers. Les récupérateurs urbains, équipés de leur carriole et d'un signe de reconnaissance (uniforme ; casquette) passent à heure fixe. Ils se transforment en véritables figures du quartier, sans pâtir de l'image de dangerosité généralement associée aux cartoneros depuis la fin de la crise. Leur activité est en voie de valorisation et de professionnalisation.

Les déchets recyclables collectés sont ensuite rassemblés et envoyés aux centres verts qui, en 2008, sont au nombre de trois dans la ville. Il ne semble pas y avoir eu de véritable stratégie de localisation pour ces équipements pourtant destinés, d'une part à revaloriser le travail des récupérateurs urbains, d'autre part à donner aux déchets recyclables le statut de matière première. Le premier des centres construits (1999) était un prototype et il s'agissait d'une opération menée par le gouvernement. Remis en gestion à une coopérative de récupérateurs urbains, il s'inscrivait dans la perspective d'un développement durable urbain, censé concilier "la pauvreté, le développement du libéralisme économique et la préservation des ressources renouvelables et de la biodiversité" (Mathieu N., Guermond Y., 2005, p.15). Il devait assurer une gestion responsable des déchets produits dans le périmètre de la ville-centre en : désamorçant le conflit lié au débordement des décharges du conurbano ; en employant une population marginalisée ; en créant une petite entreprise sociale.

Les échelles des circuits de collecte sélective - conteneurs et coopératives de récupérateurs dans la Ville de Buenos Aires

Sources : FIUBA/CEAMSE, Felisetti R., 2007 et données personnelles. Réalisation : M.-N. Carré

Les intermédiaires disposent d'un entrepôt où ils accumulent les matériaux recyclables, avant de les vendre à d'autres intermédiaires plus grands ou spécialisés. Ils se situent entre les collecteurs de déchets et les entreprises de recyclage qui transforment le carton ou le plastique, les deux principaux matériaux récupérés dans la ville de Buenos Aires, et les réinjectent sous forme d'emballages sur le marché. Informel depuis le cartonero ou la coopérative jusqu'à l'entreprise de recyclage (sauf dans de très rares cas) l'ensemble du commerce du déchet recyclable se déroule sur le territoire du conurbano. Il ne redevient légal que lorsque le matériau transformé ressort sur le marché. Comme on le voit, les coopératives disposent de meilleurs tarifs que les cartoneros seuls. Elles négocient de plus grandes quantités et peuvent ainsi s'adresser directement à de très grands intermédiaires. (1 euro = 4,99 peso en avril 2008).

Entretiens avec les coopératives El Ceibo, El Alamo, CERBAF, Coop. Del Oeste, Reciclando Sueños)

Depuis les contrats de gestion passés par le gouvernement de la Ville avec les entreprises de ramassage des déchets en 2003, ces dernières doivent prendre en charge la construction d'un établissement similaire dans la zone qu'elles sont chargées d'administrer. Pourtant, ces "vitrines" durables de la ville-centre de Buenos Aires ne se sont toujours pas multipliées et les centres verts actuels sont confrontés à de graves dysfonctionnements techniques ou d'approvisionnement qui empêchent les coopératives en charge de leur administration de mener correctement la vente de déchets recyclables. Les pressions des ONGs environnementalistes ne semblent pas avoir de véritable impact favorable, même si leurs demandes pressantes sont soutenues par les coopératives de récupérateurs urbains qui ne disposent pas encore d'un centre vert. Ce dernier ne fonctionne de manière idéale que sur le site Internet de la municipalité de Buenos Aires et sur les brochures distribuées par les entreprises de ramassage…

Les centres verts, des établissements aux activités variables situés dans les interstices urbains

Clichés : (1),(2) et (4) M.-N.Carré, février-mars 2008 ; (3) Harris V. E., octobre 2007

Dans les centres verts, les récupérateurs urbains centralisent leur collecte au porte-à-porte et réceptionnent les déchets recyclables collectés par les camions de ramassage des entreprises de collecte. Certaines coopératives se spécialisent : Reciclando Sueños et Cooperativa del Oeste récupèrent la ferraille pour l'exporter en Espagne (1). Si le centre vert construit par la municipalité est équipé d'un tapis de tri (2), il s'agit de l'unique exception (en 2008) et, dans les autres établissements, l'opération s'effectue de manière artisanale.

Les centres verts sont localisés dans des interstices urbains au nord de la ville. Le centre vert temporaire de la coopérative El Ceibo se situe au bord de l'autoroute et des zones d'entrepôt des conteneurs du port de Buenos Aires (4). Au sud de la ville, les centres verts reprennent la localisation traditionnelle des équipements de la gestion des déchets. En proie à une reconversion industrielle difficile et occupé par les plus grandes villas (bidonvilles) de la ville-centre de Buenos Aires, le sud a successivement accueilli la décharge du Barrio de Las Ranas au XIXe siècle, puis les premiers murs d'une usine d'incinération (3)pratique interdite à partir de la dictature militaire en 1976 et jusqu'à aujourd'hui, et enfin les stations de transfert de Flores et de Nueva Pompeya. Ce centre de gravité établit au sud tient essentiellement à l'absence de terrains utilisables au nord de la ville mais aussi à la réaction de rejet (NIMBY : not in my backyard) que provoque la décision d'implanter un établissement chargé d'un symbolisme aussi négatif dans un quartier résidentiel.

La dérangeante interception cartonera

La majorité des cartoneros continue à collecter en solitaire ou en famille. Les tentatives d'organisation territoriale menées par le gouvernement ont échoué et, avec le retour de la croissance économique à partir de 2003 la solidarité ponctuelle des habitants s'estompe. L'arrivée quotidienne de camions emplis d'hommes et de carrioles dans les rues du centre-ville (microcentro) inquiète ; le passage d'une charrette à cheval chargée d'adolescents en quête de poubelles prolifiques rappelle désagréablement que la fraction la plus pauvre de la population ne s'est toujours pas remise de la crise qui a frappé le pays de 1998 à 2003 ; les commerçants protestent devant les amoncellements d'ordures qui marquent le campement éphémère et régulier de familles se livrant à la sélection.

La territorialisation de "l'ordre" et du "désordre" deviennent les maîtres mots utilisés par le gouvernement urbain de Mauricio Macri élu en 2007. Les cartoneros n'ont plus droit de cité dans les espaces publics et les moyens adoptés pour limiter leur activité oscillent entre contention et dissuasion.

L'entreprise CLIBA dispose dans les rues  du centre-ville des conteneurs destinés à recevoir les déchets non utilisés des poubelles inspectées par les cartoneros. La Direction générale pour les politiques du recyclage urbain (DGPRU) a créé un programme de réinsertion des cartoneros dans d'autres secteurs d'activités, notamment celui du bâtiment, en pleine expansion, pour décharger les rues portègnes d'individus perçus comme des éléments perturbateurs potentiels. Le contrôle des circuits de collecte sélective informelle dans la ville devient en effet stratégique lorsque les conteneurs de déchets recyclables se transforment en réceptacle des matériaux collectés à la fois par les cartoneros et les entreprises de ramassage. La Direction de l'hygiène urbaine étudie actuellement un nouveau modèle de couvercle de conteneur : verrouillé et percé de petites ouvertures laissant passer une bouteille ou un journal, il serait destiné à limiter le mélange des déchets mais aussi à éviter que les cartoneros puissent se servir dans les conteneurs destinés aux centres verts. L'idée d'une ville "pour ceux qui la méritent" mise en œuvre par le régime de facto consistait aussi à en exclure les plus marginaux. À ce facteur, s'ajoutait l'industrialisation de la collecte des déchets fondée sur une rémunération pondérale, octroyée à quelques entreprises prestataires de services proche de la junte au pouvoir. Cette mesure ne pouvant être prise une nouvelle fois sans déclencher de sévères comparaisons avec le régime sanglant, on assiste donc à un conflit larvé pour la maîtrise du déchet.

Cartonero sur l'Avenida de Julio

Cliché : M.-N. Carré, mars 2008

Les cartoneros arpentent les rues du centre économique, financier et touristique de la capitale fédérale ( microcentro) avec leurs lourds chargements

Faire trier les déchets : la sélection dans la ville à l'épreuve de ses habitants

Le tri à la source pratiqué par le producteur-trieur représente le gage de la réussite d'une gestion intégrée des déchets. À Buenos Aires, cette réussite devient immédiatement un enjeu politique pour le gouvernement : la quantité et la qualité des déchets recyclables arrivant au centre vert sont publiées dans la presse par l'intermédiaire d'articles sur les coopératives qui les conditionnent. Les deux types d'acteurs identifiés, les entreprises de collecte et les coopératives de récupérateurs urbains, mènent des campagnes d'information à la population selon des modalités et des échelles spatio-temporelles différentes, à l'effet inégal sur la qualité et sur la quantité des déchets recyclables.

Le constat d'un approvisionnement différencié

La diffusion sociale d'une conscience populaire du tri prend, sans exception, plusieurs années. En France, l'idée est lancée en 1975, renforcée en 1990 et, en 2008, le tri à la source rentre encore difficilement dans les pratiques. À Buenos Aires, la formation de la population interroge la nature de l'information fournie et l'adéquation du mobilier urbain pour en favoriser la pratique.

La politique d'information sur le tri à la source se déroule au cas par cas, dans les zones conteneurisées ou auprès de chaque producteur extraordinaire. Il n'existe pas de campagne d'information publique à l'échelle de la ville à part quelques spots publicitaires dans le métro et à la télévision ou ces panneaux, rares et sibyllins, disposés près d'un passage à niveau peu fréquenté ou sous le pont obscur d'une autoroute. La raison invoquée par les membres de la municipalité est l'absence de diffusion généralisée des conteneurs dans toute la ville. Les campagnes d'information, à charge des entreprises de collecte, se déroulent donc dans les écoles et à domicile, à l'aide d'une documentation détaillée.

Les défaillances d'un service urbain industrialisé

La diffusion sociale d'une conscience populaire du tri prend, sans exception, plusieurs années. En France, l'idée est lancée en 1975, renforcée en 1990 et, en 2008, le tri à la source rentre encore difficilement dans les pratiques. À Buenos Aires, la formation de la population interroge la nature de l'information fournie et l'adéquation du mobilier urbain pour en favoriser la pratique.

La politique d'information sur le tri à la source se déroule au cas par cas, dans les zones conteneurisées ou auprès de chaque producteur extraordinaire. Il n'existe pas de campagne d'information publique à l'échelle de la ville à part quelques spots publicitaires dans le métro et à la télévision ou ces panneaux, rares et sibyllins, disposés près d'un passage à niveau peu fréquenté ou sous le pont obscur d'une autoroute. La raison invoquée par les membres de la municipalité est l'absence de diffusion généralisée des conteneurs dans toute la ville. Les campagnes d'information, à charge des entreprises de collecte, se déroulent donc dans les écoles et à domicile, à l'aide d'une documentation détaillée.

L'information du public

Une campagne d'information publique elliptique

Le programme indique que Buenos Aires recycle, ce qui n'est pas le cas (voir chapitre 1). Le tri à la source (Separemos para reciclar) n'est mentionné qu'en tout petit en haut.

(Cliché : M.-N. Carré, avril 2008)

Un prospectus d'informations techniques et pratiques sur le tri sélectif à domicile (verso du document officiel)

Les services de communication et de relations publiques des entreprises de collecte des déchets se sont concertés pour élaborer et  distribuer ce document avec l'aval du gouvernement urbain au porte-à-porte dans les zones qu'elles équipent en conteneurs. Le programme Buenos Aires Recicla  mené par le gouvernement de la Ville de Buenos Aires sème la confusion entre le recyclage, non pris en charge par la Ville, et le tri à la source. L'identification des matériaux à déposer dans les différents conteneurs est assez sommaire sur le dessin ; la majorité des précisions est donnée par écrit. Source : DGPRU [12]

Le contrôle du tri à la source des producteurs exceptionnels relève de la Direction d'hygiène urbaine. Il est très controversé dans la mesure où l'application d'amendes à des acteurs économiques importants de la CABA consiste aussi à en payer le "coût politique". Des bilans paraissent périodiquement dans la presse mais le constat des entreprises de collecte reste le même : à peine un tiers des producteurs extraordinaires pratique le tri à la source et le quartier de Puerto Madero, le plus "moderne", ne fait pas exception. Par ailleurs, la corruption qui impliquerait le gouvernement et les entreprises de ramassage de déchets semble freiner considérablement la généralisation du tri.

Dans les faits, seuls 30% des producteurs individuels de déchets utilisent correctement les deux conteneurs (DGPRU, entretien du 27 mars 2008). Les enquêtes des entreprises de collecte et du gouvernement auprès de la population montrent que la propreté des espaces publics est améliorée mais que la séparation des déchets représente encore un objectif difficile. D'autre part, si l'extension de ce type de conteneurs ne pose pas de problème dans les zones de faible densité, il fait l'objet d'une révision pour les zones centrales. Sur le modèle de Barcelone, il s'agirait de disposer des conteneurs de 3 000 litres dans les rues ou de fournir individuellement un conteneur plus petit. Si les ONGs comme GreenPeace font pression en dénonçant l'inefficacité des campagnes d'information, on peut tout de même mentionner que les problèmes d'ajustement de matériel et de signalétique sont assez courants  au cours de chaque expérience d'implantation du tri à la source (Barbier Rémi, Larédo Philippe, 1997). En juin 2008, l'équipe gouvernementalede Mauricio Macri, au vu de l'échec de l'opération menée par les entreprises de ramassage de déchets sous contrat avec la ville, décidait d'arrêter l'équipement de la ville en conteneurs pour la collecte sélective. De fait, les membres du gouvernement souhaiteraient réorganiser et prendre en charge cette réforme du système de collecte (Clarín, 30 juin 2008).

Le réseau artisanal, ou la collecte et l'information sur mesure

Les coopératives de récupérateurs urbains proposent le modèle d'une expérience participative locale réussie. Leurs campagnes d'information sur le tri à la source reposent sur un enjeu économique : plus les habitants participent, plus la quantité de déchets recyclables collectés est importante et plus les revenus de la coopérative augmentent. Il s'agit de créer et de maintenir un réseau suffisamment dense pour que la coopérative fonctionne. L'argument utilisé est celui de la responsabilité environnementale. Les campagnes d'information sont organisées directement par les coopératives, aidées de quelques ONGs comme AVINA ou GreenPeace.

Les récupérateurs urbains qui réceptionnent les déchets auprès des participants volontaires du quartier consolident la sensibilisation et la mobilisation en inspectant les matériaux remis à chacun de leur passage. Les habitants de Palermo parlent à loisir de leurs "cartoneros VIP", les récupérateurs urbains de la coopérative El Ceibo, dont ils estiment que le service de collecte au porte-à-porte est très efficace. Avec un brin de provocation, on pourrait se demander si ce ne sont pas plutôt les habitants de Palermo qui disposent d'un service de collecte sélective de très grande qualité plutôt que les récupérateurs qui disposent de conditions de travail idéales. Personnalisé et organisé à l'échelle du quartier, le service est pourtant perçu de manière ambiguë. Les habitants qui participent le font majoritairement pour contribuer au développement socio-économique de la coopérative (36%), et ensuite parce qu'ils se sentent responsables de leurs déchets (16%) (Harris, Victoria, 2007). Outre l'action de solidarité dont font preuve ces habitants, ils n'en disposent pas moins d'un nouveau service. Il s'agit de l'argument utilisé par les coopératives pour négocier leur entrée dans les prochains contrats de gestion des déchets (2009) et pour bénéficier d'un forfait de rémunération du service fourni.

Les réseaux coopératifs de collecte sélective construits à l'échelle du quartier témoignent par leur réussite de leur intégration territoriale locale. Les conditions de leur extension et de leur maintien dans la ville sont encore incertaines. Les négociations menées par les coopératives de récupérateurs urbains font état de leur capacité à gérer le devenir de leurs territoires d'activité et à se poser en nouveaux acteurs de la gouvernance urbaine (Prévôt-Schapira M.-F., 2005).

Les acteurs de la gestion des déchets urbains, entre sensibilisation et solidarités


Cliché : M.-N. Carré, mars 2008 

Une récupératrice urbaine de la coopérative El Ceibo discute avec le concierge d'un immeuble du quartier de Palermo.

Le modèle de fonctionnement proposé s'inscrit dans la dynamique de durabilité revendiquée par la ville mais sa souplesse et son efficacité n'existent que parce que la collecte sélective est informelle, repose sur le volontariat des producteurs-trieurs et n'est que très localisée. D'autre part, l'extension d'un tel modèle dans toute la ville est remis en cause, ne serait-ce que par la très faible proportion de récupérateurs urbains coopérés.

 

Conclusion

Les territoires de la gestion des déchets semblent bien avoir été l'objet d'une profonde modification dans la ville de Buenos Aires depuis la crise de 2001. Les coopératives de récupérateurs urbains sont devenues des acteurs à part entière du système de gestion, bien que leur participation à la gouvernance urbaine soit encore limitée à cause de leur faible poids économique. La séparation des déchets s'inscrit dans une perspective de développement durable, utilisée comme image de marque par le gouvernement de la ville, malgré les difficultés rencontrées pour mobiliser les particuliers et les bâtiments publics au tri sélectif.

Les rivalités territoriales entre la Ville autonome et la Province de Buenos Aires jettent une ombre sur ce tableau dans la mesure où l'harmonisation législative avec les entreprises de recyclage situées dans le conurbano n'est pas assurée et alors que le commerce des déchets reste encore informel. La question de l'échelle d'application du développement durable urbain, tiraillé entre le local et le national est une nouvelle fois soulevée (Torres Emmanuel, in Mathieu Nicole, Guermond Yves, 2005).

 

Notes

[1] Marie-Noëlle Carré, agrégée de géographie, élève de l'Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines. Cet article repose sur un Master 2 (Université de Lyon, UMR / CNRS 5600 Environnement Ville et Société, ENS de Lyon et Centre de Recherches et d'Analyse en Géopolitique /Paris VIII) sous la direction Marie-France Prévôt-Schapira et de Paul Arnould et , soutenu le 19 juin 2008 : "Trier et récupérer à Buenos Aires. Des cartoneros aux conteneurs – les transformations territoriales du service de gestion des ordures ménagères à l'épreuve de la sélection des déchets recyclables dans la Ville autonome de Buenos Aires (Argentine)"

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[2] La rudologie (de rudus, décombres) est la méthode élaborée par Jean Gouhier en 1972 à l'université du Mans pour interpréter les données économiques et sociales provenant de l'analyse des ordures ménagères. Elle désigne la gestion des déchets de tout état (solide, liquide ou gazeux) à travers ses différents processus et ses différentes filières : collecte, transport, traitement de rebut et effluents, réutilisation (recyclage) ou élimination des déchets.

[3] Gouhier Jean in Bertrand Jean-René, 2003

[4] Les portègnes (littéralement porteño, les habitants du port) sont les habitants de Buenos Aires.

[5] Coordinación Ecológica del Area Metropolitano Sociedad del Estado (CEAMSE), Residuos sólidos urbanos en la región metropolitana de Buenos Aires, 78 p., p.11, 2005
Facultad de Ingeniería de la Universidad de Buenos Aires/CEAMSE, Estudio de calidad de residuos sólidos urbanos – informe invierno 2006, 2007, 88 p.

[6] L'ensemble des analyse quantitatives proposées s'appuie sur les chiffres produits dans les rapports suivants : Facultad de Ingenieria de la Universidad de Buenos Aires (FIUBA) / Coordinación Ecológica Area Metropolitano, Sociedad de Estado (CEAMSE), Estudio de calidad de residuos sólidos ubanos – informe invierno 2006, 88p., 2006
CEAMSE, Residuos Sólidos en la Región Metropolitana de Buenos Aires, 78 p., 2005

[7] Les statistiques sur les récupérateurs urbains doivent être considérées avec beaucoup de prudence dans la mesure où l'informalité de l'activité rend difficile la quantification du nombre d'individus qui la  pratiquent et aussi parce que le sujet est une source de fortes tensions politiques. Le premier chiffre donné par l'anthropologue Francisco Suárez au plus fort de la crise, en 2002, correspond à celui de 30 000 individus. Contesté par le gouvernement, celui-ci annonce en 2008 la présence quotidienne de 5 000 récupérateurs urbains (Entretien Dirección General del Programa de Reciclado Urbano (DGPRU), 17 mars 2008).

[8] La cuadra est l'unité de mesure des distances urbaines employée dans le vocabulaire courant. Il s'agit d'un pâté de maisons.

[9] Atlas Ambiental de Buenos Aires, www.buenosaires.aaba.gov.ar , consultation novembre 2007

[10] Instituto Nacional de Estadísticas y Censos de la República (www.indec.mecon.ar)
"
De 1994 à 2001 (…), le taux de chômage s'établit à 14% sans jamais descendre en dessous de 12%.(…) L'ampleur du chômage est renforcée par l'étirement du temps passé à la recherche d'un emploi et marque une nouvelle étape dans l'histoire du pays." (Schvarzer Jorge in Prévôt-Schapira Marie-France, 2004)

[11] Torres E., 2005, "La ville durable : quelques enjeux théoriques et pratiques", in Mathieu N., Guermond Y. (éd.), 2005.

[12] Dirección General del Programa de Reciclado Urbano

Indications bibliographiques

  • Barbier R., Larédo P. - L'internalisation des déchets. Le modèle de la Communauté Urbaine de Lille, Paris, Economica, 103 p., 1997
  • Bertrand J.-R. (dir.) - De la décharge à la déchetterie, question de géographie des déchets, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 170 p., 2003
  • CEAMSE - Residuos sólidos urbanos en la región metropolitana de Buenos Aires, 78p., 2005
  • CEAMSE - "Una prueba piloto reciclaje", Noticias CEAMSE, 2 p., 1992-1993
  • De Gouvello B., - "La réorganisation des services d'eau et d'assainissement en Argentine à l'heure néolibérale", "Dérégulation, état des lieux", Flux, n°44/45, 36-45, 2001
  • DGPRU - Primer Congreso y Foro Internacional de Políticas del reciclado, Buenos Aires, 27-29 septembre 2007
  • Dorier-Apprill E. (dir.) - Ville et environnement, Paris, SEDES, 511 p., 2006
  • Felisetti R. - Planta Bajo Flores, épreuve, 78 p., 2007
  • FIUBA/CEAMSE - Estudio de calidad de residuos sólidos urbanos – informe invierno, 2006
  • Fundación Metropolitana - "El ciclo de los residuos urbanos", La Gran Ciudad, 81 p., 2004
  • Gouhier J. - La poubelle, miroir social : un regard nouveau sur les modes de vie, GEDEG, Université du Maine, 1987
  • Harris V. - document de travail sur l'éducation environnementale, l'exemple de la coopérative El Ceibo (quartier de Palermo), 2007
  • Lestrange Ivonne - "Cartoneros en Buenos Aires", Clarín, 30 avril 2006
  • Maccaglia F. - "Campanie, plaque tournante du trafic de déchets", in Construire les territoires, Historiens & Géographes, n°403, juillet-août 2008
  • Mathieu N., Guermond Y. (éd.) - La ville durable, du politique au scientifique, Paris, CEMAGREF, CIRAD, IFREMER, Indisciplines, 2005, 285 p.
  • Medina M. - Scavengers cooperatives in Asia and America Latina, Colegio de México, 2002, 42 p.
  • Prévôt-Schapira M.-F. - "Buenos Aires, métropolisation et nouvel ordre politique", Hérodote, 122-152, 2005a
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  • Prévôt-Schapira M.-F., Sigal S., Schvarzer J., Armory V., Kessler G. - "Argentine, après la tourmente", Problèmes d'Amérique Latine, 51, 2004
  • Prignano A. - Crónica de la basura porteña: del fogón indígeno al cinturón ecológico, Buenos Aires, Junta de Estudios Historicos de San José de Flores, 1998
  • Schamber P.J., Suárez F. M. (comp.) - Recicloscopio: Miradas sobre recuperadores urbanos de residuos de America Latina, Buenos Aires, Universidad Nacional de General Sarmiento, Universidad Nacional de Lanús/Prometeo Libros, 2007, 324 p.
Autres ouvrages de référence
  • Jaglin S. - Services d'eau en Afrique Subsaharienne – la fragmentation urbaine en question, Paris, CNRS Editions, Collection Espaces et Milieux, 244 p., 2005
  • Lévy J., Lussault M. (dir.) - Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés, Paris, Belin, 1033 p., 2003
  • Melosi M. - The sanitary city: urban infrastructure in America from colonial times to the present, Baltimore, The John Hopkins University Press, 2000, 578 p.
  • Solanas F. - Memoria del saqueo, Argentine le hold-up du siècle, Blaq out, 2h10min, 2005
  • Velut S. - L'Argentine, des provinces à la nation, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, 296 p.
Pour aller plus loin
  • Navez-Bouchanine F. (dir.) - La fragmentation en question : des villes entre fragmentation spatiale et fragmentation sociale ?, Paris, L'Harmattan, coll. Villes et Entreprises, 411 p., 2003
  • Graham S., Marvin S. - Splintering Urbanism: networked infrastructures, technological mobilities and the urban condition, London, Routledge, 479 p., 2001
  • Harpet C. - Du déchet, Philosophie des immondices, Paris, L'Harmattan, 603 p., 2003
  • Jouve B. - "L'empowerment entre mythes et réalités, entre espoir et désenchantement", Géographie, économie, société, 8, 1, 5-15, 2006

Des ressources en ligne

Pour des comparaisons internationales, quelques ressources pour explorer la situation en France ou ailleurs

La gestion des déchets en milieu urbain est une des thématiques privilégiée dans l'étude des politiques urbaines. Ces pratiques sont propices à des études comparées. On pourra ainsi examiner en parallèle des situations françaises, italiennes, etc.

  • Conseil économique et social (CES) - Les enjeux de la gestion des déchets ménagers et assimilés en France en 2008, avis présenté par présenté par Mme Michèle Attar (140 p.) = www.conseil-economique-et-social.fr/rapport/doclon/08043013.pdf
  • Agence pour le développement et la maîtrise de l'énergie (ADEME) = www.ademe.fr
  • Ministère de l'environnement et de l'écologie = www.ecologie.gouv.fr
  • "Science & Décision" (unité de service de l'université d'Evry Val d'Essonne et du CNRS) : Gestion des déchets organiques et des boues (principalement centré sur la situation française, mise à jour du dossier fevrier 2003, consultation novembre 2008) = www.science-decision.fr/cgi-bin/topic.php?topic=BUR
  • À travers les bulletins de veille des Ambassades de France à l'étranger (faire une recherche par mots clés : déchet, recyclage, résidu, etc...) = www.bulletins-electroniques.com
  • Cafés géographiques > Pour une géographie des déchets = www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=65
  • Eco-Emballages = www.ecoemballages.fr
  • Adelphe, société agréée par les pouvoirs publics pour la valorisation des déchets d'emballage ménagers  = www.adelphe-recyclage.com
  • Incineration.org du SVDU (Syndicat national du traitement et de la valorisation des déchets urbains et assimilés) est un syndicat professionnel rassemblant les principaux opérateurs de l'incinération des déchets ménagers en France (87% de la capacité d'incinération du parc français). On y trouvera une carte des usines d'incinération en France = www.incineration.org/accueil.cfm
  • Fédération des entreprises du recyclage (Federec), regroupement de différentes Chambres syndicales de la profession = www.federec.org/index.html

 

Marie-Noëlle Carré, université de Lyon, UMR/CNRS 5600 Environnement Ville et Société/ENS de Lyon

et Centre de Recherches et d'Analyse en Géopolitique /Paris VIII,

pour Géoconfluences le 18 novembre 2008,

mise en page web : S. Tabarly

 


 

Mise à jour :   19-11-2008

 

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Pour citer cet article :  

Marie-Noëlle Carré, « Buenos Aires, ou les territoires de la récupér-action », Géoconfluences, novembre 2008.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/transv/DevDur/DevdurScient8.htm