Franchir les frontières : mise en récits et en images. L'exemple des frontières Russie - Union européenne
NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2009.
>>> Pour des informations à jour, lire, du même auteur : Pascal Orcier, « Frontières et territoires frontaliers en Europe : une visite guidée », Géoconfluences, juin 2019.
Pascal Orcier, agrégé de géographie, doctorant à l'ENS de Lyon (UMR 5600, EVS) a séjourné à plusieurs reprises dans la région comprise entre Russie et mer Baltique dans le cadre de ses recherches doctorales ("Les recompositions territoriales dans la région de la Baltique orientale. Finlande, Estonie, Lettonie et Lituanie", sous la direction de V. Rey, ENS-LSH). Ayant été amené à franchir à plusieurs endroits ce qui est devenu la frontière entre l'Union européenne et la Russie, il livre quelques témoignages de ses expériences du passage des frontières dans la région. Des enseignants peuvent s'inspirer de ces mises en image et en récit pour proposer à leurs élèves de réaliser des "carnets de voyage" à l'occasion de déplacements transfrontaliers (contextes scolaires ou autres) dont les ambiances sont le reflet d'organisations sociales, de situations géopolitiques, réglementaires, de possibilités économiques et techniques, de données naturelles. Ces récits peuvent mêler description sensible (impressions paysagères, ambiances sonores, olfactives, etc.), anecdotes significatives, détails descriptifs porteurs de sens, interprétations. Parallèlement, consulter, dans le dossier "La Russie, des territoires en recomposition", un article de David Teurtrie (nouvelle fenêtre) : Les frontières russes entre effets d'héritages et nouvelles polarités |
Les frontières Russie - Union européenne (États baltes et Finlande)Réalisation : Pascal Orcier, 2009 |
Svetogorsk-Imatra
Svetogorsk est le terminus des trains en provenance de Vyborg. Quand elle faisait partie de la Finlande, Svetogorsk s'appelait Enso. Je suis accueilli par les immenses volutes que crache une usine de pâte à papier. Pas de consigne, mais deux employés qui jouent aux cartes dans un bureau, me font signe de laisser ma valise dans un coin.
Les abords de la gare sont encombrés d'immenses tas de troncs d'arbres que la Russie exporte pour alimenter l'industrie papetière finlandaise. La frontière est toute proche et, sur le bord de la route, des panneaux indiquent les zones de douanes pour les véhicules qui viennent d'entrer en Russie (photographie ci-dessous). La rue principale de Svetogorsk est parcourue à intervalles réguliers par des camions, tous russes. Ses bas côtés sont affaissés à cause de ces passages répétés.
Svetogorsk est une ville soviétique typique, avec ses barres d'immeubles décrépits, en béton, ses grandes places vides et ses petits magasins miteux dont les enseignes néon n'ont pas été changées depuis longtemps. Il faut marcher un peu pour trouver un hôpital et des maisons individuelles, dans la rue Prigranitsa à proximité de la frontière. Je n'y suis pas allé par hasard, je voulais voir à quoi ressemblait cette frontière russo - finlandaise. Au bout de la rue, un vague chemin de terre qui monte. D'en haut, une vue sur la ville, ses immeubles et son usine fumante. À dix mètres, derrière les arbustes, un grillage. C'est là. Le temps d'une photo (ci-dessus) et demi-tour. Mieux vaut ne pas s'attarder, on ne sait jamais…
Arrêt dans un petit supermarché puis dans un restaurant au bord de la route. Mieux vaut profiter une dernière fois des prix russes, avant le "choc" de la Finlande.
Ma valise récupérée à la gare, je m'avance vers le poste de contrôle. J'avise une femme policier et lui tend mon passeport. Elle me parle en russe en s'agitant. Je ne comprends pas.
-English ? – Niet !
Elle cherche quelqu'un. Un de ses collègues arrive à la rescousse. Il ne parle pas anglais non plus mais je comprends que je ne peux pas traverser la frontière à pied.
–What can I do ?
Une voiture aux plaques finlandaises arrive à ce moment-là devant la barrière. Après quelques mots échangés avec les passagères, je suis invité à monter à l'arrière et à mettre ma valise dans le coffre. Elles vont à Imatra, comme moi. C'est la première ville finlandaise, 10 km après la frontière.
Le premier contrôle passé, nous arrivons au poste principal. La conductrice descend pour présenter les papiers du véhicule. L'autre passagère et moi présentons nos passeports à un autre guichet. Le mien suscite davantage d'attention. Pas banal sans doute, un passeport français par ici… Coup de tampon à côté du visa, et la barrière se lève. Trente mètres plus loin, nouvelle barrière. C'est toujours la Russie. Il faut juste montrer que notre passeport a bien été tamponné.
Voici la Finlande. Entrée dans l'Union européenne et dans l'espace Schengen. Nouveau contrôle. Rapide pour les Finlandaises. Plus long et méticuleux pour moi. Chaque page du passeport est examinée. Avec un appareil spécial, sorte de monocle, ma photo et les éléments sécurisés de mon passeport sont méticuleusement observés. Je suis un peu gêné de faire attendre les autres… Finalement, le douanier me tend mon passeport après m'avoir demandé où j'allais, puis me laisse partir. Ma valise, dans le coffre, n'aura finalement pas été contrôlée.
Pascal Orcier, mai 2008
Narva-Ivangorod
C'est sans doute le passage frontalier le plus connu et le plus emblématique de la frontière UE - Russie. De part et d'autre de la rivière Narva deux forteresses se font face (photographies 1 et 2 ci-dessous), l'une en Estonie, l'autre en Russie. Ce point de la frontière entre les deux pays est ma carte postale de la ville de Narva, la troisième d'Estonie par sa population. Pourtant, la population est majoritairement russophone, héritage de la période soviétique.
Quelques touristes viennent visiter cette curiosité géographique à l'extrémité orientale du territoire estonien. À cet endroit, la vallée se resserre. Une centrale a été construite quelques centaines de mètres en amont de l'unique pont qui permet le franchissement de la rivière. Un pont qui pose problème d'ailleurs, car vétuste et constamment engorgé par toutes sortes de véhicules.
Un point de passage a été aménagé pour les piétons. Et ils sont nombreux à faire la queue pour aller faire des emplettes à Ivangorod, de l'autre côté du pont (photo 3). En effet, le chômage sévit à Narva et les gens sont pauvres or, de l'autre côté, les produits coûtent moins cher. Pour ceux qui disposent d'un passeport russe, c'est une simple formalité. Pour les autres, il faut un visa pour entrer en Russie. Dans la queue, des babouchkas, femmes âgées enveloppées dans leur foulard, tiennent à la main des sacs vides, des cabas, ou un petit charriot. D'autres ont un vélo.
Narva, file de piétons en attente devant le poste de contrôle frontalier |
Passé le contrôle estonien, descente vers le pont sur la Narva entouré de grillages et de caméras de surveillance |
Clichés : P. Orcier, mai 2008
En sens inverse, un douanier vérifie que chaque personne ne dépasse pas la quantité de marchandises autorisée. C'est souvent la même chose : une cartouche de cigarettes, une bouteille d'alcool. Vendue moins de 10 euros en Russie, la cartouche en vaut 30 en Estonie où les taxes sont plus élevées. Ces produits importés "artisanalement" assurent un complément de revenus aux populations riveraines pour qui l'attente importe peu. Contrôle estonien. Rien de particulier.
On descend ensuite dans la vallée, sur le côté gauche de la route. À droite se dresse la forteresse de Narva, à gauche, les murs des bastions édifiés au XVe siècle pour défendre la région d'une attaque russe. Ils sont aujourd'hui la promenade favorite des habitants de Narva. De grands grillages ont été installés des deux côtés, conformément aux règles en vigueur à la frontière externe de l'UE. L'Estonie tenait à remplir toutes les conditions d'entrée dans l'espace Schengen (en décembre 2007).
Voici l'entrée du pont. Des barbelés en contrebas pour dissuader toute intrusion. Au milieu du pont, on est entre deux mondes. Nouvelle attente au poste russe. Formulaire, visa… on ne prend pas la peine de passer ma valise aux rayons X. Il faut ensuite contourner la grande zone de douane où stationnent de nombreux camions. C'est là que les difficultés commencent pour les piétons âgés. La distance, et la pente à remonter. Une pause. Ça repart. On comprend l'utilité du vélo. Des taxis offrent leur service pour la remontée. Une personne a fait un malaise à mi-pente. Une ambulance vient la chercher.
En haut commence la petite ville d'Ivangorod (Jaanilinn en estonien), avec son marché, ses pharmacies visiblement très recherchées, sa gare routière poussiéreuse. Pour visiter la forteresse, il faut s'adresser au policier de garde à l'entrée de la zone de contrôle car aucune indication n'est visible. Puis avoir le cœur bien accroché en longeant l'arrière de la zone de douane, pour arriver à des marches dégradées qui mènent à la forteresse. À l'intérieur, juste un vieux gardien. Tout est à l'abandon. Un simple débroussaillage en guise d'entretien, tandis que l'accès aux remparts et aux tours est laissé libre, quitte à se cogner la tête contre une pierre dans un escalier en colimaçon non éclairé. De l'autre côté du fleuve, l'Europe et des touristes sur l'esplanade.
Pascal Orcier, mai 2008
Kybartai
Je suis arrivé par le train de Kaunas. La petite gare de Kybartai a été fraichement repeinte à l'aide de crédits européens. Pas de consigne.
Kybartai est une petite ville de Lituanie coincée contre la frontière avec l'enclave russe de Kaliningrad. Tout le transit ferroviaire de l'enclave vers le reste de la Russie et la Biélorussie la traverse. Certains quartiers se trouvent de l'autre côté de la voie ferrée (plan ci-dessous à droite) qu'il faut traverser par un passage à niveau. Les trains de marchandises se succèdent. Comme ils roulent lentement, le passage à niveau reste baissé longtemps avant et après le passage du train, obligeant les véhicules en attente à couper le contact. Les piétons, eux, n'en ont cure et franchissent les voies sous le regard indifférent du garde barrière. Un train de voitures neuves arrive de Kaliningrad (photo ci-dessous à gauche).
Retour à la gare pour prendre le train qui arrive de Moscou. Les policiers lituaniens sur le quai demandent à voir mon passeport. Ils m'annoncent en anglais que le train sera contrôlé pendant trente minutes. La salle d'attente est toujours déserte.
À bord du train je suis accueilli par la responsable du wagon dans son uniforme de la compagnie ferroviaire russe. – "Dokument !". Voyant mon passeport français, elle a un cri de surprise. "La France ! Paris ! L'élégance ! Le charme !..." avant de me conduire à ma place en annonçant fièrement aux autres passagers, tous russes, la présence exceptionnelle d'un Français. Je fais la connaissance de mes voisins de compartiment, en provenance de Kazan et qui vont en vacances au bord de la mer près de Kaliningrad. Ils ont passé deux nuits dans le train. Ils disposent d'un document de transit, nécessaire pour pouvoir traverser la Lituanie en vertu des dispositions en vigueur, qu'ils présentent au contrôle de police russe.
Mon cas est plus inhabituel pour ces agents. La responsable du wagon me remet un formulaire d'immigration, tandis que les policiers emportent mon passeport pour vérifier la validité du visa. Ils m'emmènent dans le compartiment de la chef de wagon pour effectuer devant moi son examen scrupuleux. Chaque page, chaque tampon est examiné avant qu'ils n'y apposent le leur. Bienvenue à Kaliningrad !
Pascal Orcier, août 2008
Pascal Orcier, agrégé de géographie, doctorant à l'ENS de Lyon (UMR 5600, EVS),
pour Géoconfluences le 15 septembre 2009
Pour citer cet article :
Pascal Orcier, « Franchir les frontières : mise en récits et en images. L'exemple des frontières Russie - Union européenne », Géoconfluences, septembre 2009.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/typespace/frontier/FrontViv2.htm