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Le fort Príncipe da Beira et la construction du territoire brésilien

Publié le 02/06/2025
Auteur(s) : Hervé Théry, directeur de recherche émérite au CNRS-Creda - professeur à l'Université de São Paulo (PPGH-USP)

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Face à la Bolivie, sur la rive brésilienne du rio Guaporé, à 3 000 km à l’intérieur des terres, un fort s’élève depuis le XVIIIe siècle. Son histoire, son site et sa situation, permettent de retracer la construction de l’État brésilien, dont l’enveloppe frontalière a été fixée sur les cartes avant d’être réellement contrôlée par l’État portugais puis brésilien. Le fort défend une frontière jamais attaquée, mais aujourd’hui rattrapée par l’avancée du front pionnier agricole.
Sommaire
  1. 1. Construire un fort sur le bord de la carte
  2. 2. Un fort dont l’histoire retrace la construction de l’espace brésilien
  3. Conclusion

Bibliographie | mots-clésciter cet article

Le fort Príncipe da Beira, construit en 1775, est considéré comme le plus grand bâtiment militaire portugais construit hors d'Europe. Il est situé en Amazonie, dans la commune de Costa Marques (État de Rondônia), à près de 2 500 km de Brasília et plus de 3 000 km de Rio de Janeiro. Y accéder depuis le reste du pays a longtemps été très difficile, cela prenait des mois jusqu’au XIXe siècle, des semaines au début du XXe siècle et encore des jours après la construction des routes transamazoniennes.

Pourquoi avoir construit ce fort dans un endroit aussi lointain et si peu accessible ? Sa construction est liée à la politique portugaise d’expansion de ses possessions en Amérique du Sud et de délimitation avec celles de la couronne espagnole. Écrire son histoire permet de retracer sa genèse et sa construction, puis de suivre son progressif abandon au XIXe siècle, et le regain d’intérêt qu’il a connu au siècle suivant.

Il a en tout cas bien contribué à fixer la frontière occidentale du Brésil, même quand elle englobait des régions à très basses densités démographiques, celles-là même où progresse aujourd’hui un front pionnier de grande ampleur (voir cet article).

 

1. Construire un fort sur le bord de la carte

Le fort Príncipe da Beira est construit sur une bordure frontalière de l’espace brésilien, dans un territoire qui a été conquis grâce aux subtilités de la diplomatie, voire de la cartographie, plutôt que par les armes.

1.1. Un fort aux limites de l’espace brésilien

Le fort est situé en pleine Amazonie, au bord du Guaporé, sous-sous-affluent de l’Amazone (il se jette dans le Mamoré, qui se jette dans le Madeira, qui se jette dans l’Amazone), à l’extrême ouest du Brésil, à la frontière de la Bolivie.

Document 1. Le fort Príncipe da Beira

fort principe da beira

Cliché d’Israelvalejr, CC BY-SA 4.0, 9 Décembre 2021, 12° 25′ 38.73″ S, 64° 25′ 29.42″ W, Source : Wikimédia.  

Le document 2 donne une idée de sa raison d’être et de sa fonction de défense frontalière, mais aussi de son isolement : au moment de sa construction et tout au long des deux siècles qui l’ont suivie il n’avait devant lui, du côté bolivien du Guaporé, mais aussi derrière lui, du côté brésilien, que des centaines de kilomètres de forêt dense habitée seulement de petits groupes d’autochtones amérindiens.

Document 2. Localisation et environnement immédiat du fort Príncipe da Beira

image satellite localisation principe da beira

Source : Google Earth, 2024.

Dire qu’il était – et est encore – peu accessible est un euphémisme : avant la construction des routes transamazoniennes, dans les années 1970, le voyage entre le fort et Rio de Janeiro – la capitale jusqu’en 1960 – était extrêmement long : cela prenait près de trois mois (85 jours en moyenne) au XVIIIe siècle, et encore plus de trois semaines (24 jours) au début du siècle dernier. Le trajet se faisait principalement par bateau, mais dans des conditions différentes avant et après la mise en service des bateaux à vapeur sur l’Amazone et ses principaux affluents, puis la construction du chemin de fer Madeira-Mamoré, inauguré en 1912 [1].

Jusque-là il fallait aller d’abord jusqu’à São Paulo, descendre le Tietê jusqu’au Paraná, passer (à pied ou à cheval) vers les affluents du rio Paraguay, puis à celui du Guaporé, affluent de l’Amazone, un peu moins de 3 000 kilomètres au total. Ces voyages duraient en moyenne près de trois mois, mais souvent plus en fonction des conditions climatiques, de l'état des rivières et des embarcations utilisées.

Document 3. Accès au fort depuis Rio de Janeiro routes acces au fort da beira rio de janeiro

Après 1912, il fallait d’abord longer toute la côte de Rio de Janeiro à Belém, remonter l’Amazone jusqu’à Manaus, puis le Rio Madeira jusqu’à l'actuelle ville Porto Velho, y prendre le train Madeira-Mamoré et enfin remonter le Guaporé, au total plus de 4 700 kilomètres.

Document 4. Longueur et durée des trajets au XVIIIe et au début du XXe siècle
  Kilomètres Jours Moyenne
Au XVIIIe siècle      
Rio de Janeiro — São Paulo 450 5 à 10 8
São Paulo — Cuiabá 1 800 30 à 75 53
Cuiabá — Fort Príncipe da Beira 650 14 à 35 25
Total 2 900 50 à 120 85
Au début du XXe siècle      
Rio de Janeiro — Belém 2 100 7 à 10 9
Belém — Porto Velho 2 200 10 à 15 13
Porto Velho — Guajará — Mirim 330 2 à 3 2
Guajará — Mirim — Fort Príncipe da Beira 100 1 1
Total 4 730 20 à 28 24

Aujourd’hui, grâce aux routes transamazoniennes, les trajets se comptent en heures ou en jours, et non plus en semaines ou en mois. La piste d’atterrissage, bien visible sur le document 2, ne sert qu’aux vols militaires. Les kilométrages à parcourir restent encore très impressionnants (document 5) : 367 km pour rejoindre la route BR364, qui permet d’aller soit vers Manaus (quand la BR319 n’a pas été emportée par les pluies, comme cela a été plusieurs fois le cas), soit le sud du pays : au total près de 740 km pour aller à Porto Velho, la capitale de l’État, plus de 1 600 pour Manaus, la capitale régionale, et respectivement autour de 2 500, 3 000 et 3 500 km pour Brasília, São Paulo et Rio de Janeiro, les capitales politique, économique et historique du pays.

Document 5. Distances routières depuis le fort Príncipe da Beira
Jusqu'à À vol d'oiseau (km) Par la route (km) Durée (heures) Observation
Presidente Medici 309 367 5 Sur la route BR314
Porto Velho 404 739 10 Capitale du Rondônia
Manaus 1 129 1 628 25 Capitale de l'Amazonas
Brasilia 1 838 2 440 32 Capitale politique
São Paulo 2 249 2 929 38 Capitale économique
Rio de Janeiro 2 540 3 333 44 Capitale historique

Source : Google Earth et Google Maps. Réalisation H. Théry, 2025.

L’explication de la localisation très excentrée de ce fort est à chercher dans la géopolitique continentale, en remontant au XVIIIe siècle, une genèse où la maîtrise des cartes par les Portugais – et de leur usage diplomatique, parfois légèrement tendancieux – a joué un rôle déterminant.

Pour aller plus loin, lire : « Évolution des transports en Amazonie, le cas de l’accès au Forte Príncipe da Beira », Braises, 17 janvier 2025.

1.2. Le rôle performatif des cartes

La Géographie universelle de Conrad Malte Brun, publiée entre 1810 et 1829, indiquait déjà que les Portugais doivent leur possession du futur Brésil à des « erreurs » de cartographie : « L’Empire portugais en Amérique doit […] son existence à une erreur de géographie », celle du cosmographe don Pedro Nuñez et de l’hydrographe Texeira qui « portèrent, dans leurs cartes le Brésil trop à l’est, l’un de 22 degrés, l’autre de 12 à 13. Moyennant cette erreur énorme, et peut-être un peu volontaire, les Portugais faisaient entrer dans leur hémisphère une partie du Brésil ».

Cette mention de « leur hémisphère » se réfère au Traité de Tordesillas [2] de 1494, quand les Portugais « mécontents de la décision pontificale » rendue dans la bulle Inter Cætera de 1493 « profitèrent d’un moment favorable pour arracher à l’Espagne des concessions plus étendues », le report de la ligne de démarcation à 370 lieues à l’ouest de l’île la plus occidentale du Cap Vert, « mais […] sans fixer la valeur de la lieue ».

Cette dernière mention a son importance : pour prendre possession du Brésil, les Portugais ont tiré le plus possible profit du flou des unités de mesures utilisées, et la conclusion de ce développement est légèrement ironique : « Les diplomates ont été de tout temps fort habiles à tout embrouiller en géographie ». Bon début, donc, qui augurait bien de la suite. Et, de fait, les diplomates portugais (puis après 1822, ceux du Brésil indépendant) ont su utiliser les cartes pour « pousser » leurs frontières au-delà – et parfois bien au-delà – de la ligne définie à Tordesillas, jusqu’à donner au pays son étendue actuelle.

Document 6. La Carte des confins

mapas da beira dos confins do brasil carte des confins

La Mapa dos Confins do Brasil, dite « carte des Cortes », représentant les territoires de la Couronne d’Espagne en Amérique du Sud. Domaine public, copie de 1893 d’une carte de 1749. Cette carte a été présentée et analysée à deux occasions dans la revue homonyme : « Mapa de confins / Carte des confins », Confins 1 | 2007, et « Mapas dos Confins, mapa das Cortes », Confins 39 | 2019.

Ce fut de nouveau le cas lors de la négociation du traité de Madrid, en 1750. La carte utilisée pour sa préparation, dite « Carte des confins » (document 6), présente manifestement une forte déformation en longitude, provoquée en partie par les insuffisances techniques de la cartographie de l’époque (qui n’ont été résolues que par la mise au point de chronomètres fiables au XVIIIe siècle). Mais les Portugais voulaient surtout montrer que les terres qu’ils avaient occupées ne dépassaient guère le méridien de Tordesillas, difficile à définir sur le terrain, et que l’on pouvait donc adopter plutôt les cours du Paraná et du Guaporé, censés diverger d’un (mythique) lac central.

C’est sur cette base que, le 13 janvier 1750, le traité de Madrid fut signé par les rois du Portugal et d'Espagne, pour définir les frontières de leurs colonies sud-américaines. En réalité, reporter la frontière sur la ligne Paraná-Guaporé a fait gagner au Portugal des centaines de kilomètres : 1 750 km au droit du fort et 2 750 km par rapport au point le plus à l’ouest du Brésil, les sources du Rio Moa (document 6). Autre usage créatif des « erreurs » cartographiques…

 

2. Un fort dont l’histoire retrace la construction de l’espace brésilien

Faire l’histoire du fort permet de faire une géohistoire de l’espace brésilien : le fort est d’abord un marqueur de stabilisation des contours : en termes cartographiques, c’est un point sur une ligne. L’amélioration de son accessibilité témoigne de la maîtrise croissante des axes de circulation : c’est la terminaison d’un réseau. L’arrivée du front pionnier témoigne du changement d’usage des sols, donc de la dimension surfacique de l’appropriation de l’espace depuis les centres politiques et économiques du pays.

2.1. Genèse et construction du fort

Pour concrétiser la décision prise à Madrid, sous le règne de Joseph Ier (1750-1777), le Premier Ministre portugais Sebastião José de Carvalho e Melo, marquis de Pombal, ordonna la construction de forts au long de la nouvelle ligne de référence. La construction du fort Príncipe da Beira est représentative d’une époque et elle coïncide avec celle d’autres forteresses (document 7), dont la plupart jalonnent toujours la frontière actuelle. Elles ont partout joué le rôle d’efficaces verrous, les seuls changements qu’ait connus la frontière ayant été des conquêtes qui dessinent entre ces forts des saillants marqués.

Document 7. Les forts dans la conquête du territoireles forts da beira bresl conquete

Certains de ces forts ont disparu, emportés par des crues ou abandonnés à la forêt, mais d’autres ont survécu et ont parfois été restaurés. Le plus accessible de ces forts est la forteresse de São José, à Macapá (Amapá). Construite entre 1764 et 1782, elle avait pour mission de protéger l'estuaire de l'Amazone contre les invasions étrangères, notamment françaises, la Guyane française se situant un peu plus au nord. Très semblable au Forte Princípe da Beira, elle s’en distingue en ce qu’elle est incluse dans la ville de Macapá. Classée aujourd’hui patrimoine historique, bien restaurée et entretenue, la forteresse est un symbole de l'histoire locale et un lieu touristique de portée régionale : elle a accueilli environ 56 000 visiteurs en 2022.

Pour le fort Príncipe da Beira, plus excentré, la construction fut laborieuse. Luís de Albuquerque de Melo Pereira e Cáceres, quatrième gouverneur et capitaine général de la capitainerie du Mato Grosso, avait pris ses fonctions en 1772. Selon les plans de la Couronne, il devait dominer les deux rives du Guaporé, chasser les Espagnols et garantir une route sûre vers le bassin amazonien, via le Guaporé, le Mamoré et le Madeira.

Encadré 1. Pourquoi ce nom ?

Le nom du fort signifie « prince de Beira ». « Beira » était une province historique du Portugal, dont la capitale était Coimbra. En 1936 elle a été scindée en trois provinces, Beira Alta, Beira Baixa et Beira Litoral (haute, basse et littorale). Sans doute parce qu'elle était la plus grande province du Portugal, elle a donné son nom à une principauté honorifique ; le titre de « Princesa da Beira » avait été créé en 1645 par Jean IV du Portugal pour désigner la fille aînée du monarque. En 1734, Jean V a réorganisé le système des titres de la famille royale, l’héritier présomptif du trône devenait « prince du Brésil » (titre honorifique, comme celui de prince de Galles au Royaume-Uni), le titre de « Prince de Beira » revenant à son fils. Il est actuellement porté par Afonso de Santa Maria de Bragança, né en 1996, fils aîné du prétendant Duarte Pio.

Il est amusant de remarquer que ce nom est d’autant plus opportun pour un fort frontalier, que le mot « beira », quand il n’est pas le nom propre de cette province, signifie « bord » ou « bordure ». Si bien que l’on pourrait traduire son nom par « Prince de la bordure », ce qu’il est en effet.

À cette fin, lors d'un voyage sur le Guaporé à la fin de l'année 1773, il approuva la construction d’un fort « en pierre et en chaux ». Il était accompagné par l'ingénieur Domingos Sambucetti, Génois au service du Portugal, et la construction du fort, dirigée par ce dernier, a commencé le 19 avril 1775. Le nouveau fort fut nommé en hommage à Dom José de Bragança, qui à l'époque portait le titre de prince de Beira (voir encadré 1). À cette occasion le gouverneur avait rappelé la raison pour laquelle on construisait un fort dans un endroit aussi isolé :

La souveraineté et le respect du Portugal exigent qu'un fort soit construit à cet endroit, c'est le travail ordonné aux hommes d'El-Rei notre maître et, en tant que tel, aussi dur, aussi difficile et aussi laborieux que cela puisse être, [...] c'est le service du Portugal. Et il doit être accompli.

Le fort fut inauguré le 20 août 1783, ses murs de pierre avaient une hauteur de 10 mètres, un périmètre de 970 mètres et quatre bastions armés chacun de 14 canons, pouvant prendre les assaillants sous leurs feux croisés. Selon Antônio Leôncio Pereira Ferraz :

La pierre utilisée dans la construction avait été envoyée de Corumbá, Albuquerque et Belém do Pará par voie fluviale via les rios Madeira et Mamoré […] jusqu'au Guaporé. [Il] est bastionné, [selon] le système Vauban, et construit sur un carré dont chaque côté mesure 118 mètres et 50 centimètres et dont le bastion à chaque angle mesure 59 mètres sur 48 à sa hauteur maximale.

Source : Antônio Leôncio Pereira Ferraz, Memória sobre as fortificações em Mato Grosso, (apud Garrido, 1940).

Document 8. Le Fort Príncipe da Beira en 1789

1789 fort principe beira travaux inacheves bresil

Plan du fort Príncipe da Beira montrant les travaux achevés et inachevés : par convention militaire, ce qui est en rouge est achevé et ce qui reste à faire est en jaune. Source : Barcelos, 2018, figura 23.

2.2. Progressif abandon et regain d’intérêt pour le Fort

À partir de la fin du XVIIIe siècle, une fois la présence portugaise dans la région bien consolidée, la forteresse a perdu son importance stratégique. La mise en service du fort a en effet coïncidé avec une diminution des tensions entre le Portugal et l'Espagne, à la suite du traité de Santo Ildefonso de 1777 puis, après l'indépendance des États sud-américains, entre le Brésil et ses voisins. Au début du XIXe siècle, maintenir une garnison permanente à la frontière – lointaine et incontestée – avec la Bolivie est devenu trop coûteux pour l’Armée brésilienne, occupée à contenir les soulèvements régionaux et à protéger la frontière du Río de la Plata.

La garnison du fort a donc progressivement diminué et son armement n’a jamais été complété. Alors que, selon Ferraz, « Le fort était destiné à recevoir 56 canons, comme le montre son plan », ce n’est qu’en 1830, près de cinquante ans après son inauguration, qu’il reçut ses premières pièces d’artillerie, quatre canons de calibres 24. Ferraz indique également qu’en 1831, en raison de l'abandon dans lequel elle se trouvait et du relâchement de la discipline, il y eut un soulèvement de la garnison et qu’en 1864 il n’y avait plus qu’une garnison de 10 soldats, dont trois seulement réellement présents au fort.

Document 9. Le Forte Príncipe da Beira en 1869 forte principe da beira 1869 bresil fort

Source : Barcelos, 2018, figura 25, apud Moutinho (1869 p. 162).

Après la proclamation de la République, en 1889, le fort fut abandonné et pillé, et selon Sílvio do Nascimento (2013, p. 113–124) il a été abandonné en 1895. En 1906, le colonel Serzedelo Correia mentionnait l'abandon du fort en termes on ne peut plus clairs : « Bataillons désorganisés, ruine complète, artillerie inutilisable, baraques immondes, logements indécents ».

La seule tension sérieuse entre le Brésil et la Bolivie ne s'est pas produite aux alentours du fort, mais à plus de 500 km au nord-ouest, quand des Brésiliens pénétrèrent en territoire bolivien lors du boom du caoutchouc. Ils proclamèrent d'abord l'indépendance de l’Acre et demandèrent ensuite son intégration au Brésil, ce qui fut fait par le traité de Petrópolis en 1903. Malgré tout, il est probable que cet épisode et l’intérêt pour le caoutchouc, dont l’Amazonie avait alors le monopole, contribuèrent à inciter les autorités brésiliennes à envoyer au fort une mission d’inspection, menée par le contre-amiral honoraire José Carlos de Carvalho.

On était alors l’année suivant l'inauguration du chemin de fer de contournement des rapides du Madeira, et le groupe incluait notamment (outre un représentant de l'État du Mato Grosso) un ingénieur allemand représentant la Madeira-Mamoré Railway, le directeur de la nouvelle société Guaporé Rubber, une entreprise américaine qui exploitait les plantations de caoutchouc et la navigation sur le Guaporé. Le triste état du fort à ce moment nous est connu par les images d’Alfredo Clímaco de Carvalho, le photographe qui accompagnait l'expédition (document 10).

Document 10 : L'amiral José Carlos de Carvalho et son groupe visitant le fort le 6 juillet 1913L'amiral José Carlos de Carvalho et son groupe visitant le fort principe da beira le 6 juillet 1913

Ruines du fort et transport d'un canon du fort de destiné au Musée national de Rio de Janeiro, Source : Photos d’Alfredo Clímaco de Carvalho, Acervo Diretoria do Patrimônio Histórico e Documentação da Marinha, https://brasilianafotografica.bn.gov.br/?p=16160

L’année suivante, en 1914, le colonel Cândido Mariano da Silva Rondon [3] a visité les ruines et les a de nouveau fait débroussailler. De retour au fort en 1930, il constata qu’il était tout aussi abandonné que Carvalho l'avait trouvé. Devenu général de division la même année, c’est en grande partie à son initiative que le site du fort a été réoccupé par l'Armée quelques années plus tard.

En 1932, un détachement composé d'un sergent-chef, de deux caporaux et de 15 soldats a donc été envoyé au fort et en 1934 a commencé la construction de nouvelles installations. C’est là qu’est basé le 1er Peloton Spécial de Frontière, subordonné au Commandement de Frontière Rondônia/6e bataillon d'Infanterie de jungle. Il est actuellement composé d'officiers, de sergents, de caporaux et de soldats, avec un effectif total de 65 militaires.

Document 11. Le fort réinvesti par l’armée fort da beira armée reinvestit bresil

Source : Histórico do Forte Príncipe da Beira. Demande de reproduction déposée auprès du service de communication de l’unité.

Cette présence militaire a été maintenue et renforcée sous la dictature militaire que le pays a connue de 1964 à 1985. C'est alors qu'a été lancée la construction des routes pour l'intégrer davantage au reste du pays : comme l'indiquait un des slogans du régime, il fallait « integrar para não entregar », « intégrer pour ne pas brader ». La route a ensuite été suivie par l’avancée d'un front pionnier de grande ampleur, notamment dans l'état du Rondônia, où se situe le fort.

2.3. Le fort et le front pionnier

Le document 12 montre l’avancée du front pionnier dans sa direction, au long de la route BR429, qui relie la vallée du Guaporé à la BR364, axe principal de la poussée pionnière. Sur cette séquence d’images (où il est localisé, en bas et à gauche, par son nom et un point rouge), alors que le tracé de la route est à peine visible 1984, on voit déjà sur celle de 1994 les « arêtes de poisson » dessinées par les perpendiculaires qui en partent. À partir de ces dernières, le défrichement avance progressivement, en 2004 ses traits clairs se détachent de plus en plus nettement des zones encore en forêt (en vert sombre), un processus qui a été observé dans tout l’État de Rondônia (Théry, 2022) et en 2020 ils les ont presque fait disparaître.

Document 12. L’avancée du front pionnier vers le fort Príncipe da Beira

L’avancée du front pionnier vers le fort Príncipe da Beira

Source : Google Earth. 1984 : le front pionnier apparaît au nord-est, à 200 km du fort. On devine à peine la route. 1994 : les premières routes transversales (« arêtes de poisson ») apparaissent tout le long de la route. 2004 : les défrichements ont commencé en partant de chaque arête. 2020 : le front pionnier a atteint le fort et la forêt ne subsiste, hors des aires protégées, que sous forme relictuelle.

Avec cette avancée du front pionnier, une partie des terres (presque) désertes que le fort avait contribué à maintenir sous la souveraineté brésilienne ont donc été occupées, plus de deux siècles après sa construction. Le fort Príncipe da Beira a donc contribué à assurer au Brésil le contrôle de cette bordure occidentale de son Amazonie. Reste à voir si l’usage qui est fait aujourd’hui des forêts qui l’entouraient depuis sa construction est le meilleur possible : on s’en tiendra ici à en constater, l’« anthropisation », leur transformation par l’action humaine, sans parler ni de « mise en valeur » ni de « dévastation » (Théry, 2022).

 

Conclusion

Le fort inutile faisant face à une frontière jamais menacée, et les militaires qui s’y ennuient, sont un sujet d’inspiration. Dans Le Désert des Tartares de Dino Buzzati (1940), un jeune officier est affecté dans une forteresse d’une région reculée « sur la frontière du Nord ». Il y attend les « Tartares », un ennemi mythique qui n’arrive jamais, ou en tout cas trop tard pour assurer la gloire au protagoniste qui l’aura attendu toute sa vie. Valerio Zurlini en a réalisé, en 1976, une adaptation cinématographique, tournée en grande partie dans la forteresse de Bam, au sud de l'Iran. Le thème est repris en 1951 dans Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, sans qu’on sache s’il a lu Buzzati, livre qu’Yves Lacoste qualifie de « roman géopolitique » (1987) (Hérodote, n° 44, 1er trim. 1987). L’action se situe dans une seigneurie d’Orsenna faisant face à un ailleurs appelé Farghestan.

Citons enfin Jacques Brel, dans sa chanson Zangra, dont les paroles sont directement inspirées du roman de Dino Buzzati :

Je m'appelle Zangra et je suis lieutenant

Au fort de Belonzio qui domine la plaine

D'où l'ennemi viendra, qui me fera héros

Je m'appelle Zangra et déjà capitaine […]

Je m'appelle Zangra maintenant commandant […]

Je m'appelle Zangra, je suis vieux colonel […]

Je m'appelle Zangra hier trop vieux général

J'ai quitté Belonzio qui domine la plaine

Et l'ennemi est là, je ne serai pas héros.

Jacques Brel, Zangra, Chantée pour la première fois à l'Olympia en 1961, et enregistrée en studio en 1962

Combien de jeunes officiers brésiliens auront connu une attente semblable à celle du Zangra de Brel ou du Drogo de Buzzati, au cours des 240 années écoulées depuis la construction du fort Príncipe da Beira ? Monter la garde dans ce fort du « Prince de la Bordure », entouré de tous côtés par des centaines de kilomètres de forêts, a certes été une sinécure sans danger. Mais beaucoup d’entre eux ont dû bien souffrir de la saudade, ce sentiment si portugais et brésilien de douce nostalgie de jours et de lieux plus heureux.


Bibliographie

Livres et articles
Sites

[1] Sur le détail de ces trajets, avant et après 1912, lire, du même auteur, le billet « Évolution des transports en Amazonie, le cas de l’accès au Forte Príncipe da Beira » du carnet de recherche Braises.
[2] Sur ce traité, lire, du même auteur : « Tordesillas, la bourgade où Castillans et Portugais se sont partagé l’Amérique », Mappemonde [En ligne], 126 | 2019.
[3] Cândido Mariano da Silva Rondon (1865-1958) était un ingénieur, militaire et explorateur brésilien. Il a dirigé plusieurs expéditions dans des régions reculées du Brésil, notamment pour la construction de lignes télégraphiques. Il a été un défenseur des droits des populations indigènes, cherchant à les protéger contre les abus et à promouvoir le respect de leur culture.

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : accessibilité | discontinuités | enclavement | frontière | front pionnier | géohistoire

 

Hervé THÉRY

Directeur de recherche émérite au CNRS-Creda, professeur à l’Universidade de São Paulo (USP-PPGH)

 

Édition et mise en web : Lucie Kouadria

Pour citer cet article :  

Hervé Théry, « Le fort Príncipe da Beira et la construction du territoire brésilien », Géoconfluences, juin 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/la-frontiere-discontinuites-et-dynamiques/articles-scientifiques/fort-principe-da-beira-construction-territoire-bresil

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