Le vin à table, une affaire de culture

Publié le 11/01/2007
Auteur(s) : Gilles Fumey - Université Paris 4 Sorbonne
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NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2007.

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Les géographes connaissent bien la vigne et la production du vin. Il a fallu attendre la nouvelle histoire avec Jean-Louis Flandrin [1] et l'intérêt de Jean-Robert Pitte [2] aux questions culturelles posées par l'alimentation pour ne pas voir l'alimentation comme une simple opération de survie physique mais bel et bien un corpus complexe d'actes éminemment "culturels". Ils montrent combien derrière le vin à table se lisent plus que des modes ou des manières banales, de véritables faits de culture qui, en retour, ont façonné des types de vins très marqués. Depuis trois millénaires, en fonction des techniques et des cultures matérielles, des conjonctures de la viticulture, des situations géographiques, les hommes réinventent constamment les manières de boire le vin. Nouveau dans de nombreux pays depuis un siècle, en progression aux États-Unis mais aussi en Chine et au Japon, le vin n'en finit pas de s'imposer comme l'une des boissons les plus recherchées par les hommes.

C'est en Europe, plus qu'en Méditerranée où son expansion a été contrariée par l'Islam, que le vin devient l'une des boissons prisées par les populations. Le symposion grec a donné des manières de pratiquer l'art de boire le vin lors des banquets sous le patronage de Dionysos qui descend alors de l'Olympe chez les hommes [3]. Le christianisme a, ensuite, contribué à ancrer la consommation du vin comme un signe de richesse car boire le vin en dehors du culte divin était une manière de s'adonner au plaisir avec autrement moins de retenue et… plus de passion. Le succès des vins de qualité dans les cercles restreints des petites cours de l'Empire, des vins prisés par les rois et les marchands comme le bourgogne ou le champagne ne s'explique pas autrement. Mais plus prosaïquement, boire des produits fermentés comme le vin – ou la bière – était souvent une nécessité pour échapper aux maladies transmises par l'eau dont on se doutait qu'elle n'était pas toujours sûre.

Les Noces de Cana, détails (1563)

Une œuvre de Paolo CALIARI, dit VÉRONÈSE (Vérone, 1528 - Venise, 1588), 1563 - © R.M.N.

Source : Musée du Louvre

 

Les Noces de Cana ornaient le réfectoire construit par Palladio pour les Bénédictins de l'île de San Giorgio Maggiore. L'épisode sacré est transposé, avec une liberté iconographique souveraine, dans le cadre fastueux d'une noce vénitienne.

À Cana, en Galilée, le Christ est invité à un repas de mariage au cours duquel il accomplit son premier miracle. À la fin du banquet, alors que le vin vient à manquer, il demande aux serviteurs de remplir d'eau les jarres de pierre puis de servir le maître de maison, qui constate que l'eau s'est changée en vin. Cet épisode, raconté par l'apôtre Jean, préfigure l'institution de l'Eucharistie. Les mariés sont assis au bout de la table laissant la place au centre à la figure du Christ. Ainsi, il est entouré par la Vierge, ses disciples, les clercs, les princes, des aristocrates vénitiens, des orientaux en turban, de nombreux serviteurs et le peuple. Certains sont vêtus de costumes traditionnels antiques, d'autres, en particulier les femmes, sont coiffés et parés somptueusement. Au milieu de la foule des cent trente convives, mêlant les personnages de la Bible à des figures contemporaines, Véronèse place plusieurs chiens, des oiseaux, une perruche et un chat s'ébattent.

Véronèse mêle le profane et le sacré pour planter le décor. Les symboles religieux annonçant la Passion du Christ côtoient une vaisselle d'argent et une orfèvrerie luxueuses du XVIe siècle. Le mobilier, le dressoir, les aiguières, les coupes et vases de cristal montrent toute la splendeur du festin.

Il en résulte aujourd'hui des manières de concevoir le vin dans la sphère des consommations tout à fait nouvelles. Ainsi, les vins du Nouveau monde qui échappent à la fois à l'image sacrée et à la recherche d'une sécurité sanitaire par les boissons fermentées ont-ils contribué à développer des pratiques changeantes : l'incongruité que représente, pour un latin, un "bar" à vins ne choque pas un Néo-Zélandais, un Étatsunien et un Britannique pour lesquels les boissons ont d'abord des vertus socialisantes et n'impliquent pas automatiquement un repas. Largement calée sur la consommation de bière en dehors des repas, cette nouvelle manière décomplexée d'entrer dans le monde du vin fait son succès en Asie de l'Est où jamais il n'avait suscité l'engouement dont il est l'objet aujourd'hui.

 

La géographie dans le verre ?

En Europe, où la "civilisation des mœurs" selon Norbert Elias [4] s'est en partie faite par la table, boire du vin était plus qu'une simple prise de boisson. Le passage de l'amphore, du tonneau convivial offrant l'abondance au bout du goulot à la "dive bouteille" a contribué à mieux individualiser les vins par l'origine. Les premières fiasques, mieux que les jarres ou les tonneaux, ont changé la mesure des prises de vin, les ont diversifiées, les ont personnalisées par la géographie. Le "style" d'un vin de la vallée du Rhin, d'un tokaj de Hongrie, d'un marsala de Sicile ou d'un jerez d'Andalousie, certes issus de la pourriture noble (botrytis) ou mutés, ont plu aux consommateurs de desserts par leur évocation de la géographie. Et ils se distinguaient bien des vins acides ou lourds, "herbacés ou renardés" appréciés surtout des consommateurs peu exigeants. Ces vins géographiques ont enrichi les tables européennes de ces marques d'exception qu'ont exploité avec un talent exceptionnel de nombreuses maisons de négoce dont peu sont parvenues à atteindre la qualité des négociants de la Champagne. R. Dion [5] a explicité le lien entre la qualité d'un vin et la géographie, non pas physique, mais économique et politique, voire culturelle.

À côté d'une civilisation des vins qui brillent de mille feux dans les verreries du Grand Siècle, puis de l'Europe bourgeoise du XIXe siècle en parfait mimétisme avec la France, l'Italie, l'Espagne et quelques vignobles de prestige ici ou là (Hongrie, Portugal, etc.), se développent des consommations de masse entretenues par des productions de masse. F. Auriac [6] a démonté le système languedocien qui a conduit une région entière à une crise endémique dont elle n'est toujours pas sortie. La production s'est focalisée sur le cépage qui s'avérait pour une région qui n'avait pas de tradition de qualité, Roussillon excepté, le meilleur dénominateur commun. Ce modèle alimente un marché important de consommateurs peu exigeants et peu sensibles – souvent pour de bonnes raisons – à la variabilité de la qualité. C'est l'époque où l'Italie inonde l'Europe de ses vins sans grâce, dans des bouteilles de raphia, c'est l'époque où l'Espagne et l'Algérie offrent des volumes – trop importants – pour les classes ouvrières toujours plus nombreuses des lendemains de la Seconde guerre mondiale. Ces vins a-géographiques ont fait le bonheur des investisseurs dans le Nouveau monde [7], expression couvrant dans un premier temps la Californie, puis le Chili pour l'Amérique, l'Afrique du Sud et l'Australie-Nouvelle Zélande. Certes, des vins d'exception ont émergé de certains "terroirs" comme le célèbre Opus one, œuvre de Rothschild et Mondavi, mais ce sont des exceptions qui confirment la règle.

Dans la sphère des vins de qualité, J.-R. Pitte a théorisé pour le grand public cet écart en assemblant dans une même réflexion deux régions, deux vins, deux styles qui ont donné parmi les meilleurs vins du monde, Bordelais et Bourgogne [8]. Ce travail a été bien plus qu'un exercice de style. Il montre combien les vins expriment, plus que de la géographie sur la table, des cultures toutes entières. Aristocratique et bourgeoise à Bordeaux, la culture viticole en Bourgogne a élaboré des vins dans une société plutôt paysanne, de petites structures d'exploitation familiales, très personnalisées, donnant des vins d'exception traduisant l'expression d'un terroir. Dans le Sud-Ouest, le vin exprime une société de classes, le goût doit beaucoup à l'Angleterre autrefois et aux as de l'œnologie et du marketing aujourd'hui. En Bourgogne, le vin à table exprime le génie du producteur, comme Aubert de Villaine sait le faire sur la Romanée-Conti [9]. Le buveur est plus éclectique comme affectionnent de l'être les populations de l'Europe du Nord, dont certaines, en Belgique, dans les Flandres, ont appartenu à la sphère lotharingienne et bourguignonne. On peut à l'infini se prêter à ce jeu des connivences culturelles entre un produit et la société qui le consomme.

 

La cérémonie du vin

Mais la consommation de vins est d'abord un acte assez complexe qui est de recevoir un produit issu d'un conditionnement fortement culturalisé.  J.-R. Pitte [10] a montré comment la forme de la bouteille exprime le passage d'une consommation courante, nomade – avec les bouteilles clissées [11] –  à une consommation à table, avec les bouteilles à verre épais. La régionalisation des formes est liée au faible usage de l'étiquette qui, de fait, donne à la forme de la bouteille la fonction d'un message sur la provenance. Sur la table, les bouteilles ont souvent été maniées, dans les milieux riches, par des serviteurs qui ne commentaient pas la qualité du vin. Au restaurant, à partir du XIXe siècle, il en est resté la fonction du sommelier qui manie l'alliance avec les plats pour les palais les plus raffinés.

Le vocabulaire un peu technique – et imagé à la fois – des œnologues passe lentement dans la sphère des consommateurs, ce qui accentue le goût pour les stages de formation, les clubs de dégustation et autres universités du vin, le tourisme œno-gastronomique. Boire du vin est déjà un art ; parvenir à partager ses sensations est un acte de culture. Ces pratiques sont liées à la manière dont le vin est perçu et présent dans les pays consommateurs. Aujourd'hui, la consommation de vin est très inégale dans le monde [12]et la Chine est encore dans une phase de découverte du vin qui risque de durer quelques décennies. En revanche, les Étatsuniens consomment de plus en plus de vin comme un produit de découverte. Le discours est élaboré, pour l'instant, par des critiques dont Alan Parker est le parangon. Le discours sur la dégustation proprement dit est assez nouveau dans les cercles qui ne sont pas ceux du vin. La formation des consommateurs au fur et à mesure que s'élève le niveau de vie, la possibilité de choisir soi-même ses vins, donne à celui qui les offre l'occasion d'exprimer devant les convives toutes les qualités qu'il attend ou qu'il perçoit du vin.

Productions et consommations de vin dans le monde : 1995 et 2004

Graphique réalisé par Hervé Parmentier

Les habitudes de consommation changent : en Europe, les Britanniques diversifient leurs consommations, largement tournées vers le modèle bordelais et portugais. Les Européens du Nord boivent de plus en plus de vins au fur et à mesure que la Méditerranée devient le principal lieu de vacances et de tourisme, phénomène qui s'accentuera avec le vieillissement de la population et les migrations saisonnières. Dans ces pays du sud, le vin est en concurrence forte et nouvelle avec la bière dont les conditionnements et l'image marketing sont proches des comportements alimentaires individualisés. En France, boire du vin à table est moins fréquent alors que sa qualité a progressé. Au Japon, le vin est l'objet de consommations en petits cercles éclairés par la curiosité et le goût exprimé par de plus en plus de femmes. C'est par elles que les vins de qualité colonisent le Japon actuellement.

Des modes de consommation diversifiés

À Barcelone

Clichés : Raphaël Schirmer

Bars à vin à Nantes

Le vin et la cuisine

Peu visible est la place du vin dans la cuisine. C'est elle pourtant qui exprime le mieux ce qu'est une boisson de "civilisation". Le cas de l'Alsace est éclairant : cette région produit et boit autant la bière que le vin. Et plutôt dans des systèmes de qualité. L'Alsace est également pluriconfessionnelle et on ne peut pas rattacher telle consommation à telle religion qui voudrait que la bière soit protestante et le vin catholique. L'Alsace est pluriculturelle et l'on peut souligner le rôle important des Allemands après 1871 : de la bière et des grandes brasseries de style munichois apparurent dans une région où ceux qui voulaient lutter contre l'envahisseur préféraient les winstub, petits débits domestiques de boisson de village qui furent, à leur manière, des "lieux de résistance". La frontière pourrait être située entre les restaurants, gastronomiques ou non, et les brasseries dont les établissements d'origine comportaient un lieu où l'on buvait la bière brassée dans les cuves d'à-côté. Les winstub, qui étaient à l'origine une pièce à vivre où l'on recevait ses amis pour boire du vin, sont devenus des restaurants à part entière servant indistinctement de la bière ou du vin.

La vraie limite est l'usage du vin comme ingrédient culinaire, dans une préparation comme la choucroute. Selon qu'elle est cuite au vin ou à la bière, elle a une appartenance bien délimitée géographiquement. Les gens du Nord de la France l'aiment à la bière, les gens du Sud au vin blanc. La même partition existe pour les plats de poulet à la bière ou au vin : aucun restaurant en Bourgogne ne sert de la volaille à la bière. Dans les dernières décennies, les consommations de vin ont paru se standardiser avec les cépages. Mais l'inventivité des hommes n'est jamais prise au dépourvu : ainsi, les cuisiniers travaillent de merveilleux confits de vin, agrémentés de plantes aromatiques, destinés initialement aux grandes tables, mais qui migrent progessivement vers des consommations plus populaires, renouvelant ainsi les manières de pratiquer le vin à table.

Le vin à table est donc bien plus qu'une boisson de plaisir. Les hommes politiques ont porté des toasts à la santé de leurs électeurs lors de banquets républicains. Ces pratiques existent encore largement en Géorgie où le tamada (chef de table choisi par les convives ou par le maître de maison) est un personnage central dans la sociabilité d'un repas, portant des toasts à tous les invités qui doivent répondre à ces paroles souvent agréables et roboratives. Les nouvelles classes urbaines anglo-saxonnes, décomplexées par rapport au vin et qui veulent vite dépasser leur initiation au vin par les cépages, sont actuellement les meilleurs ambassadeurs du vin. Les femmes sont de plus en plus nombreuses à découvrir le vin auquel la diététique américaine prête de nombreuses vertus. Alors que le champagne s'est imposé, avec talent et imagination, comme le vin de la fête dans le monde entier, la planète des vins vit actuellement un profond renouvellement de sa géographie, bousculant certaines régions d'Europe qui s'étaient assoupies sur leur réussite. C'est le prix à payer de la puissance des marchés anglo-saxons, sensibles aux arguments de vente des cépages. Est-ce une mode, comme d'aucuns le pensent ? Pour notre part, nous le voyons plutôt comme un investissement à long terme. Dans les sphères étrangères à la culture viti-vinicole, comme l'Asie de l'Est et ses gros bataillons de population, l'accès au monde du vin, devenu attractif, pourrait se faire par la voie des cépages. Mais la sophistication de l'alimentation dans le monde, forme de résistance à des plats standardisés perçus comme des menaces, sera accompagnée par le vin : il y aura toujours des Babette [Karen Blixen, 13], qui voudront nous servir plus que du vin, "du Clos Vougeot 1846".

 

Notes

[1] J.-L. Flandrin et M. Montanari, Histoire de l'alimentation, Fayard, 1996

[2] J.-R. Pitte, Bordeaux-Bourgogne, Fayard, 2005. Géographie culturelle, Fayard, 2006, notamment dans ce volume, "Le vin, objet géographique majeur".

[3] Id, pp. 671-675.

[4] Norbert Elias - La Civilisation des mœurs - 1939, trad. fr. 1973 - rééd. Calmann-Lévy, 1991 - rééd. Pocket 2003

[5] R. Dion, Histoire de la vigne et du vin en France, des origines au 19e siècle, Flammarion - 1977

[6] F. Auriac, Système économique et espace. Un exemple en Languedoc, thèse d'État - 1979

[7] Voir le compte-rendu sur le n° 231-232, vol. 58 des Cahiers d'Outre-mer, juillet-octobre 2005 : "Vignobles de l'hémisphère Sud" par Michel Réjalot (www.msha.cervin.fr). Les points de vue de R. Schirmer et J.-C. Hinnenwickel y sont exposés.

[8] Conférence dégustation au Festival international de Saint-Dié, le 2 octobre 2004 : "Bordeaux / Bourgognes, je t'aime, moi non plus" : www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=393

[9] Le domaine d'Aubert de Villaine : www.de-villaine.com   et une conférence :http://bourgogne.75cl.com/aubert_de_villaine_-_conference_sur_la_romanee_conti.htm

[10] J.-R. Pitte, "Origine et géographie des formes de bouteille de vin en France" dans Géographie culturelle, (op. cit.), pp. 902-919.

[11] La bouteille en verre peut comporter une doublure extérieure en bois, textile, cuir ou vannerie pour la protéger des chocs.

[12] Voir la carte p. 61 de l'Atlas mondial des cuisines et gastronomies, Autrement - 2004, rééd. 2006

[13] Karen Blixen, Le dîner de Babette, Gallimard - 1961

 

Gilles Fumey, université Paris IV Sorbonne,

pour Géoconfluences le 11 janvier 2007

 

Mise à jour :   11-01-2007

 

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Pour citer cet article :  

Gilles Fumey, « Le vin à table, une affaire de culture », Géoconfluences, janvier 2007.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/typespace/vin/VinScient3.htm