Vendre ou courir, il faut choisir : déguerpissements et réinstallations des commerçants de rue à Lomé
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Introduction : Lomé, une capitale apparemment « marginale » dans la mise en compétitivité des villes, mais où s’expriment des ambitions de mondialisation
S’ouvrant au sud sur le Golfe de Guinée et débordant à l’ouest sur la frontière Ghanéenne, Lomé est une des rares capitales transfrontalières au monde. Les échanges commerciaux ont profité très tôt de cette situation particulière (Spire, 2011) et ont fait de la capitale togolaise la « fille du commerce » en Afrique de l’Ouest (Marguerat, 1996).
Depuis l’accès du Togo à l’indépendance en 1960, la capitale togolaise reste le premier espace producteur de richesses pour le pays. De fait, elle abrite plus de 80 % des activités industrielles et commerciales du Togo, 50 % des médecins du pays y exercent, et 60% des salariés et des salaires distribués y sont concentrés (Nyassogbo, 2011). Avec une agglomération d’1,5 millions d’habitants pour un pays de 8 millions de personnes, la macrocéphalie permet à la capitale d’assumer de nouvelles ambitions dans un contexte de tournant néolibéral de son économie urbaine.
Lomé est pourtant très loin d’être la capitale la plus peuplée d’Afrique de l’ouest, et à l’échelle du Golfe de Guinée, elle fait même figure de ville moyenne derrière des agglomérations comme Accra (2,2 millions), Abidjan (4,8 millions) ou Lagos (13 millions d’habitants en 2016). [1]
A l’échelle mondiale, Lomé ne bénéficie pas d’une visibilité importante, et reste associée à l’image d’un pays faisant face a` de grands défis en matière de développement. En effet, le contexte de forte pauvreté´ ne peut être ignoré au Togo puisqu’en 2015 le pays restait le 10ème pays le plus pauvre au monde selon le classement Forbes des pays par PIB.
Accusé de déficit démocratique dans les années 1990, le Togo a énormément souffert d’une suspension de la coopération avec les institutions internationales. Ce n’est que depuis les années 2005, lorsque Faure Eyadema accède au pouvoir et succède à son père, que les bailleurs internationaux réinvestissent sur le sol togolais. En dix ans, le montant total des IDE faits au Togo a doublé, et représente en 2015 près de 25% du PIB togolais (voir figure 1 ci-dessous).
Figure 1 : L’évolution des flux d’IDE faits au Togo entre 2002 et 2012, en US$.
Source : CNUCED 2012, site de l’ambassade de France au Togo.
La provenance des flux financiers s’est également diversifiée grâce aux bailleurs chinois et indiens qui ont multiplié leurs investissements au Togo depuis 2005. Les financements asiatiques prennent en effet de plus en plus d’ampleur dans les projets conduits par l’Etat togolais, comme la rénovation du réseau routier conclue en partenariat avec la banque chinoise Exim, dans la logique des « faiseurs de villes africaines » (Bénazéraf 2016).
À Lomé, l’avancée de nouvelles infrastructures est donc de plus en plus visible depuis une dizaine d’années (Stade de Kégué en 2000, réouverture de l’hôtel Radisson Blue en 2016, nouvel aérogare en 2016). De nouvelles routes sont construites, les réseaux d’assainissement se multiplient, et les trottoirs et l’éclairage public progressent dans tous les quartiers de la ville.
Rénovation de la voirie à LoméRénovation de la voierie dans le quartier d'Agbalépédogan, au nord de Lomé. Cliché N. Gourland, mars 2016 |
Pour Lomé, l’objectif de ces investissements dans le bâti et les infrastructures est de valoriser un centre régional qui espère gagner en visibilité internationale. La néo-libéralisation fait du centre-ville une cible de l’action aménagiste et les transformations urbaines du centre entendent faire de la capitale une nouvelle « vitrine » mondialisée utile à tout le pays (Bénit-Gbaffou, Gervais-Lambony, 2003). Ces évolutions urbaines, qui tendent à donner une importance renouvelée au centre-ville, s’inscrivent à la suite des changements connus par d’autres métropoles africaines (Cape Town, Johannesburg) qui tentent également de s’affirmer comme métropoles globales et compétitives (Pieterse, 2008 ; Pieterse/Parnell, 2010).
Correspondre aux stéréotypes des capitales mondiales - belles, propres et sûres (Bénit, Gervais-Lambony 2003) - implique de gros efforts pour des villes comme Lomé qui sont confrontées à une gestion de la pauvreté et à un manque d’infrastructures. Les projets urbains et la néolibéralisation des politiques urbaines destinées à constituer des « espaces vitrines » (Bénit, Gervais-Lambony, 2003) s’accompagnent donc de pratiques d’éviction des populations et des activités en place. Parmi celles-ci, la relégation des commerçants de rue des quartiers à aménager est une des pratiques permettant de « nettoyer » la ville.
Si la place du commerce se fait tardivement en géographie, sa valeur comme indicateur de la structuration des villes est depuis les années 1980 de plus en plus soulignée par les géographes. Le commerce est apparu pour certains chercheurs en sciences sociales « comme un révélateur pertinent des mutations et des paradoxes qui affectent la dynamique des territoires » (Bondue, 2000).
En s’inscrivant dans des espaces devenus vitrines, les espaces commerciaux centraux, formels ou informels, évoluent. Les projets qui redessinent la morphologie urbaine influencent ainsi les pratiques des citadins et « l’habiter » des populations. Ils ont aussi des conséquences sociales qui sont d’autant plus notables dans des contextes de vulnérabilité et de pauvreté comme c’est le cas au Togo.
A priori perçu comme un pays en marge des grands mouvements financiers, culturels et technologiques de la mondialisation libérale actuelle, le Togo appréhende pourtant aujourd’hui des changements et des transformations qui repensent les différenciations spatiales liées à la mondialisation. En effet, des quartiers de Lomé qui semblaient jusque là délaissés par l’économie néolibérale deviennent la cible de projets urbains conduits par des bailleurs de fonds internationaux, tels que la Banque Mondiale.
Je montrerai ainsi que Lomé tente d’intégrer cette mise en compétitivité des villes ouest-africaines en m’appuyant sur un exemple de projet urbain financé par la Banque Mondiale, celui du Marché d’Agbalépédogan Ce projet urbain a entrainé de nombreux travaux dans le quartier et la construction d’un nouveau marché couvert qui a eu des conséquences sur l’organisation du commerce et du quartier auparavant en place.
Aussi, dans quelle mesure un projet de réaménagement de l’espace urbain témoigne-t-il des changements néo-libéraux en train de se faire à Lomé, et comment la mise en compétitivité des villes à l’échelle ouest africaine a-t-elle des effets sur les transformations urbaines de la capitale togolaise ?
Comment l’étude de ces pratiques de déguerpissement et de réinstallation des commerçants de rue témoigne-t-elle d’une standardisation de ces processus en matière de gouvernance urbaine ?
1. Un projet d’aménagement urbain qui témoigne de ces changements récents a Lomé : le marché couvert d’Agbalépedogan
Les capitales africaines sont marquées par une urbanisation extrêmement rapide, une « inflation urbaine » (Bairoch, 1988) qui mène à de grands défis en matière de planification urbaine. Lomé ne fait pas exception à la règle puisque la ville-centre a gagné 200 000 habitants entre 1990 et 2015. Les réaménagements de l’espace urbain actuel se font donc a posteriori d’un étalement urbain rapide (Nyassogbo, 1997) et s’accompagnent de pratiques de déguerpissement qui évincent les populations des secteurs a` aménager. Si on emploie ici le terme de « déguerpissement » et non pas celui « d’expropriation » c’est bien que l’expulsion vise des populations sans droits fonciers reconnus sur l’espace qu’ils occupent, comme les commerçants de rue.
Les déguerpissements étant une pratique répétée en Afrique de l’Ouest (Nguéma, 2014) et au Togo, le pays a été interpellé par les organisations internationales afin de mettre en place un Comite´ Interministériel d’Indemnisation (CII) destiné à financer la réinstallation des populations déguerpies sur certains projets. Ce comité a bien été créé en 2009, mais le recasement des commerçants de rue reste une chose rare au Togo. Réinstallées ou non, que deviennent ces populations post déguerpissement ? Spatialement, comment s’organise la reprise du commerce après la construction du marché ?
Ainsi, dans le quartier d’Agbalépédogan, quartier le plus au nord ouest de Lomé, la Banque Mondiale a financé depuis 2009 un programme d’urgence pour les infrastructures routières, sanitaires et électriques : le PURISE. Lancé au sein d’un quartier parmi les vulnérables de Lomé, ce projet d’urgence a malgré tout généré plusieurs déguerpissements. En effet, pour entamer les travaux, l’éviction des commerçants de rue semblait inévitable car ils avaient fait des vieilles routes leur espace de vente, et un « marché spontané » avait éclos sur la route 190 d’Agbalépédogan. En tant qu’institution internationale souhaitant promouvoir l’exemplarité et les pratiques de « bonne gouvernance », la Banque Mondiale a souhaité réinstaller tous les commerçants déguerpis par les travaux qu’elle finançait. Un nouveau marché couvert a donc été construit afin d’accueillir les commerçants évincés : le marché « La Paix » d’Agbalépédogan.
Une cinquantaine de commerçant(e)s déguerpi(e)s de la route réaménagée par le PURISE ont ainsi été recasé(e)s dans le marché « La Paix ». L’infrastructure dispose de 80 emplacements de vente ; une trentaine d’entre eux étant occupés par de nouveaux arrivants qui sont venus depuis l’ouverture du marché en 2014 augmenter l’offre commerciale du marché.
Un des enjeux de cet article sera donc de montrer que le déguerpissement peut être appréhendé comme un autre mode de production de la ville néolibérale. En se plaçant dans la temporalité du « post-déguerpissement » (Spire, Blot, 2014), du côté des lieux de réinstallation et du point de vue des commerçants, j’entends montrer comment un projet d’aménagement financé par des organismes internationaux (le marché d’Agbalépédogan) restructure la ville et les pratiques urbaines.
La construction du marché d’Agbalépédogan est donc révélatrice des enjeux de la mondialisation car elle n’allait pas de soit. Le marché est la conséquence des objectifs de « bonne gouvernance » promus par la Banque Mondiale, laquelle entend recaser les populations impactées par les projets qu’elle finance. Le projet d’aménagement initial ayant conduit au déguerpissement, la construction du marché a été un moyen d’acheter la « paix sociale » avec les habitants, mais aussi de promouvoir les standards de la Banque en matière de gouvernance urbaine.
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Figure 2 : Vue aérienne du quartier d’Agbalépédogan en 2016, après les travaux du programme PURISE et la construction du marché couvert « La Paix ».
Réalisation et clichés : N. Gourland, 2016
2. Du dehors au dedans, l’entrée dans une nouvelle infrastructure commerciale : privilège ou contrainte ?
Dans le marché couvertLe stand de VV, vendeuse de légumes réinstallée depuis 2014 dans le nouveau marché couvert d’Agbalépédogan. Cliché N. Gourland, mars 2016. |
Parmi les commerçants réinstallés post-déguerpissement, ce sont souvent les plus âgés qui perçoivent leur recasement comme une opportunité, un reclassement social voire même un privilège. La réinstallation des déguerpis étant rare au Togo, de nombreuses femmes se sont décrites comme « chanceuses » lors des entretiens, et il n’était pas rare de relever les expressions « ah ça c’est bon ! On est bien ici ». Avec cette nouvelle infrastructure couverte, les contraintes liées aux intempéries, à l’insécurité ou la fatigue du port quotidien des marchandises ont en effet fortement diminué pour les anciens commerçants de rue.
Mais en entraînant une succession de contraintes et de modes de contrôle social, spatial, fiscal et hygiénique, la réinstallation post-déguerpissement est aussi - et surtout - un nouveau mode de gouvernement du commerce de rue.
L’ancrage spatial et la sédentarisation permettent en effet aux autorités d’assurer le contrôle des ressources et des recettes. La taxation des commerçants était en effet bien plus compliquée - voire impossible - lorsqu’ils étaient disséminés dans la rue. Au sein du nouveau marché d’Agbalépédogan, des petits murets d’environ 50 cm de hauteur délimitent les emplacements, et créent des petites boutiques que chaque commerçant aménage. Contrairement à la rue, les espaces de vente sont donc alors fixés, et les emplacements sont initialement et officiellement attribués par tirage au sort. Pour pouvoir vendre, tous les commerçants doivent s’acquitter d’une taxe d’occupation journalière auprès d’un organisme municipal, l’EPAM (Établissement Public Autonome pour l'Exploitation des Marchés de Lomé).
Mais depuis que les commerçants ont rejoint le marché « la Paix » en 2014, la taxe journalière a été augmentée de 25 francs CFA par jour (moins de cinq centimes d’euros). En effet, les commerçants payaient déjà 50 francs CFA/jour à l’EPAM lorsqu’ils vendaient sur la route, comme dédommagement de leur occupation des trottoirs. Aujourd’hui, la taxe est passée à 75 francs par emplacement et par jour (onze centimes d’euros). Tous les recasés que j’ai pu interroger ont témoigné de cette augmentation, mais tous ne perçoivent pas négativement ce qui apparaît comme une conséquence directe de la formalisation de leur activité : « Moi ça ne me gène pas, quand tu travailles, tu dois les impôts c’est normal, et là on travaille ici, donc c’est normal », déclare exemple ZZ, revendeuse d’ignames dans le nouveau marché.
Avec la réinstallation, les commerçants sont passés du statut de « déguerpis » à celui de contribuables : en plus des taxes d’occupation de l’espace pour avoir le droit d’exercer, ils assument les coûts de fonctionnement quotidiens de leur espace de travail, notamment en assurant collectivement le salaire des deux gardiens surveillant les marchandises de nuit. De fait, certaines commerçantes expriment régulièrement la paisibilité acquise à la suite de leur réinstallation : « Je pourrai même dormir ici, je suis tranquille, je me sens en sécurité quoi » témoigne VV.
Si pour certains commerçants, le recasement est conçu comme une opportunité, il entraîne néanmoins une succession de contraintes qui inscrit les commerçants dans un nouvel espace de contrôle : contrôle social, spatial, fiscal et hygiénique. Ainsi, la réinstallation qui s’entend a priori comme un gain de liberté post-déguerpissement, s’avère être un outil de gouvernance – notamment fiscale – pour les acteurs de la municipalité.
Pour plusieurs femmes, cela ne paraît pas « juste », comme pour DD, 25 ans, qui pense que régler les taxes d’occupation devrait lui garantir une prise en charge des frais d’électricité :
« Ce n’est pas normal, ils disent nous aider, mais en fait c’est nous qui devons tout payer toutes seules, on paye déjà tous les jours, et on nous demande de mettre pour les ampoules qui sont grillées. La vice-présidente vient collecter l’argent mais on voit jamais les comptes ».
Cela témoigne de deux choses : d’une part que les impératifs du registre formel telles que la taxation ou la participation aux coûts de fonctionnement sont parfois difficilement acceptées par des commerçant(e)s ayant jusque là vendu sans ces contraintes. Il en résulte un sentiment d’injustice qui atteste d’un manque de visibilité de l’action de l’Etat ou de la municipalité pour ces populations.
D’autre part, cela montre que le marché couvert est bien un espace où se renouvellent les modes de gouvernances, grâce à un bureau de la présidente qui reste assez opaque quant à son fonctionnement et intimement lié à l’EPAM. De fait, une nouvelle hiérarchie émerge au sein du marché, les rapports de pouvoir se modifient et un cadre punitif a été mis en place via un règlement rédigé par l’EPAM. Si post-déguerpissement il y a bien eu réinstallation pour ces commerçants, on voit donc que le recasement n’apporte pas pour autant l’équité au sein du nouveau marché.
3. Attractivité et visibilité : la route comme principal espace commercial
Avec le programme PURISE, c’est tout le quartier d’Agbalépédogan qui a accru son attractivité grâce aux nouveaux aménagements. De nouveaux « maquis » (restaurant de rue) ont ouvert, le marché a lieu sept jours sur sept, et les problèmes d’eau courante et d’inondations ont été résolus par la rénovation du réseau d’assainissement, de voierie et la construction d’un bassin d’orage. La figure 4 illustre une portion de cette nouvelle voierie, en arrière-plan on peut lire un panneau affichant les horaires d’ouverture de l’eau potable.
Un programme d'aménagement du quartier d'AgbalépédoganOutre le marché couvert, d'autres aménagements bénéficient à la vie du quartier, ici d'assainissement et de voirie. Cliché N. Gourland, avril 2016. |
Cependant, le projet a aussi eu pour conséquence d’augmenter les prix du foncier dans le quartier, les loyers des boutiques s’élevaient auparavant à 6 000 francs CFA sur la route 190 AGP (9,50 €), contre des versements mensuels de 15 000 francs CFA aujourd’hui (22 € environ).
Le quartier ayant pris de la valeur, les rues ont aussi été réinvesties par de nouveaux commerçants qui se sont installés sur les nouveaux trottoirs, juste devant le marché couvert. La rue à Lomé est un espace circulatoire et commercial (Steck, 2003), les étals de fortune ou les stands improvisés sont nombreux, ostentatoires et conduisent même certains auteurs à qualifier « d’occupation sauvage » l’usage des trottoirs (Nyassogbo, 2011).
Commerce de rue à proximité du marché couvertDes vendeuses de fruits sur les nouveaux trottoirs de la rue 190 AGP. Cliché N. Gourland, avril 2016. |
Le marché institue ainsi une nouvelle frontière entre le dedans et le dehors, où la protection et la reconnaissance sont en jeu. En effet pour les commerçants du marché, travailler « couvert » recouvre une dimension matérielle, mais aussi une dimension symbolique puisqu’en étant « couverts » ils sont désormais reconnus comme des commerçants légaux, et donc protégés des déguerpissements qui se poursuivent sur la route.
Il s’agit néanmoins d’une frontière poreuse, car j’ai pu constater que plusieurs commerçants ayant un emplacement dans le marché utilisent ce dernier comme une stratégie de repli, et profitent ainsi de la visibilité de la route en dédoublant leurs points de vente. Cela montre que si le marché « couvert » offre une protection et un statut, c’est bien le travail « ouvert » qui permet à plusieurs commerçants de faire davantage de profits.
4. Réinstaller ou déguerpir : des moyens pour gouverner le commerce de rue
En occupant les trottoirs, les commerçants de rue agissent selon une logique de rentabilité et de visibilité qui ne peut être ignorée lorsque l’on étudie des logiques marchandes. Par ailleurs, tous ceux qui occupent les trottoirs de la rue 190 AGP payent à l’établissement gestion des marchés de Lomé (l’EPAM) un emplacement journalier, et s’acquittent comme les commerçants du marché couvert des 75 FCFA quotidiens par emplacement (onze centimes d’euro).
C’est alors là que réside la plus grande contradiction, car malgré leur régularisation auprès de l’EPAM, les agents de la commune de Lomé leur refusent la place, et viennent les déguerpir, leur reprochant l’occupation illégale de la voie publique. La scène donne lieu à une réorganisation spatiale de la rue puisque tous les commerçants se mettent à porter leurs affaires, et s’en vont en emportant un maximum de marchandises. En réalité, beaucoup se cachent dans une rue adjacente, ou dans une cour commune, y posent leurs affaires et reviennent soit plusieurs heures plus tard, soit le lendemain.
Ce jeu du chat et de la souris montre un bras de fer, ou un conflit d’acteurs, entre les commerçants et les pouvoirs publics, résumé dans l’expression « Awara ! » que crient certaines femmes : « ils arrivent » en éwé. Cette situation semble très injuste pour certains commerçants: « On fait quoi alors nous ? Et après ils nous chassent alors que l’EPAM vient prendre notre argent » s’exclame Ma. Dans leurs discours, ils ne semblent pas remettre en question leur occupation de la voie publique, mais plutôt le fait que la taxe ne les protège nullement. Un sentiment d'injustice est donc ressenti par certaines femmes déguerpies qui se pensent légitimes dans leur droit de commercer sur les trottoirs.
Figure 3 : À Agbalépédogan, les déguerpissements se poursuivent
De gauche à droite : |
De fait, les commerçants déguerpis effectuent un retour sur la route et reviennent rapidement sur les lieux. En demandant à une des revendeuses pourquoi elle était revenue malgré le risque d’être chassée, cette dernière répond simplement que: « la peur ne remplit pas le ventre ». Dans sa hâte de débarrasser ses affaires, elle a couru et elle est tombée, mais ce n’est pas pour autant qu’elle arrêtera de vendre sur la route : « à l’intérieur du marché (le marché couvert), il y a la mévente », confie-t-elle.
On comprend alors que rejoindre le registre formel du marché officiel sous-entend des contraintes fiscales, hygiéniques et spatiales que beaucoup de revendeuses ne sont pas prêtes à assumer, d’autant plus lorsque la route leur offre une meilleure rentabilité. Si les modalités légales de l’action des agents de la commune de Lomé restent opaques, on voit pourtant qu’ils agissent volontairement devant le nouveau marché « La Paix » pour inciter les commerçants à rejoindre le registre du commerce formel, déclaré et participant aux impôts de la ville. En visant les commerçants de rue, les pratiques de déguerpissement indiquent aux commerçants recasés qu’ils ont choisi la voie légale, la voie de la gouvernance urbaine qui tente de se faire reconnaître.
Conclusion
En étudiant la réinstallation et le déguerpissement des commerçants de rue à Lomé, nous avons pu voir que le réaménagement de l’espace urbain est une mise en ordre dont l’enjeu n’est pas que spatial, mais aussi politique. En effet, si les déguerpissements sont bien l’expression de rapports de pouvoir, les réinstallations post-déguerpissements s’illustrent aussi comme un moyen de gouverner les activités commerciales.
Après une période d’absence des investisseurs internationaux, un renouveau économique se fait actuellement au Togo, faisant de Lomé la cible de nombreux projets urbains. De fait, le projet de réinstallation des commerçants déguerpis dans le marché « La Paix » d’Agbalépédogan témoigne bien d’une internationalisation des pratiques de déguerpissements puisqu’il n’a été permis qu’avec le retour de bailleurs de fonds internationaux – ici la Banque Mondiale. Avec de tels projets, les acteurs internationaux encouragent la légitimation des politiques urbaines dans les capitales africaines, mais aussi la gestion et le suivi des populations déguerpies.
Malgré tout, « nettoyer » ou « mettre en ordre » la ville restent les objectifs de ces pratiques de déguerpissements/réinstallations qui participent à la mise en vitrine des villes afin de se rapprocher des standards mondialisés. De fait, le réaménagement de l’espace urbain n’est pas neutre mais crée – ou recrée – souvent des logiques de domination.
Ressources bibliographiques
- Bairoch, P., 1988, « Tendances et caractéristiques de l’urbanisation du Tiers Monde, d’avant-hier et après-demain, 1900-2025 », Tiers Monde, Volume 24, Numéro 94, pp. 325- 348.
- Bénazéraf, D. 2016, « Les Chinois en Afrique : les investissements dans le secteur de la construction », Géoconfluences, 2016, mis en ligne le 14 février 2016.
- Bénit, C., Gervais-Lambony, P., 2003, « La mondialisation comme instrument politique local dans les métropoles sud-africaines (Johannesburg et Ekhuruleni) : les "pauvres" face aux "vitrines" », Annales de Géographie, p. 628-645.
- Bondue, J.-P., 2000, « Le commerce dans la géographie humaine », Annales de Géographie, vol 109, n° 611, 2000, p. 94-102.
- Blot, J., Spire A. (coord.), 2013, « Les déplacements forcés dans les villes du Sud : les déguerpissements en question », Espace politique, n° 22. Mis en ligne le 17 mars 2014.
- Lefebvre, H., 1968, Espace et politique, le droit à la ville II, Editions Anthropos, 173 p.
- Marguerat, Y., 1996, « Lomé, fille du commerce » in : Lomé, un siècle d'images. Presses de l'Université du Bénin, 1996, 72 p.
- Nguema, R. M., 2014, « Politique de déguerpissement et processus de restructuration des territoires de Libreville [Gabon] », L'Espace Politique [En ligne], 2014, mis en ligne le 17 mars 2014.
- Nyassogbo, G. K., 2011, « Les activités informelles et l’occupation des espaces publics, les trottoirs de Lomé au Togo », Revue de Géographie Tropicale et d’Environnement, n°2, 2011, p. 22-33.
- Pieterse, E., Hyman, K., 2014, “Disjonctures between urban infrastructure, finance and affordability”, in Parnell, S. and Oldfield, S. (eds) The Routledge Handbook on Cities of the Global South. London: Routledge.
- Spire, A., 2011, L’étranger et la ville en Afrique de l’Ouest, Lomé au regard d’Accra, Paris, Karthala, 378 p. Thèse soutenue en 2009 sous la direction de Philippe Gervais Lambony, Université Paris 10 Nanterre.
- Spire A. (coord.), Bénit-Gbaffou C., Gervais-Lambony, P., Morange M., Steck J.-F., Vivet J., 2014, « Localisation forcée en ville : l’injustice spatiale et les politiques de déguerpissement en Afrique », in : Bénit-Gbaffou C., Gervais- Lambony P. La Justice spatiale et la ville, regards du Sud, Paris, Karthala, p 127 à 147.
- Steck, J.-F., 2006, « La rue africaine, territoire de l’informel ? », Flux 4/2006 (n° 66-67), 99 p. 73-86.
Natacha GOURLAND, élève de l'ENS de Lyon
Natacha Gourland a rédigé son mémoire de master 1 de géographie à l’ENS de Lyon sur les déguerpissements des commerçants de rue, sous la direction de Julie Le Gall et d’Amandine Spire. Grâce au programme de recherche DALVAA, elle a pu mener son terrain à Lomé, de février à avril 2016.
Mise en web : Jean-Benoît Bouron.
Pour citer cet article :
Natacha Gourland, « Vendre ou courir, il faut choisir : déguerpissements et réinstallations des commerçants de rue à Lomé », Géoconfluences, janvier 2017.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/afrique-dynamiques-regionales/corpus-documentaire/vendre-ou-courir-deguerpissements-lome