La fin des trois Chine ?
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Les constantes respirations spatiales entre ouverture et fermeture dans l’histoire de la Chine se sont conjuguées à des ouvertures terrestres (les anciennes routes terrestres de la soie via l’Asie centrale, remises au goût du jour par les politiques nationales d’aménagement ces toutes dernières années et la création de lignes de transports d’échelle eurasiatique) et maritimes (sous les Song, puis lors de l’ouverture forcée du XIXe siècle, enfin avec les mutations post-maoïstes et l’intégration économique au système-monde).
Les réformes depuis la fin des années 1970 n’ont pas entraîné en cela une primauté du littoral dans l’espace chinois, elles l’ont confortée et aggravée. La globalisation, liée aux processus de maritimisation, de littoralisation et de métropolisation, a permis la concentration des lieux de l’intégration mondiale sur les côtes, initialement méridionales (Guangdong, Fujian). Une opposition s’est ainsi installée entre le littoral et l’arrière-pays continental, lui-même subdivisé par des niveaux différents de peuplement et de développement. Les autorités chinoises n’ont pas seulement pris acte de cette tendance dans les années 1980, elles ont volontairement privilégié l’essor des provinces et municipalités côtières dans un premier temps. Le VIIe plan quinquennal chinois (1986-1990) impose, le premier, une lecture tripartite du territoire national, entre littoral, intérieur et Ouest.
En France, cette lecture macroscopique des « trois Chine » connaît un grand succès, avec un manuel clé pour comprendre l’enseignement de la géographie de la Chine dans les années 1990, celui de Jean-Pierre Larivière et Pierre Sigwalt (1991), qui fait du littoral chinois un centre et de l’arrière-pays une périphérie. En termes de recherche, François Gipouloux développe, plusieurs années plus tard, la notion de « Méditerranée d’Asie orientale », fondée sur le temps long et les dynamiques économiques et urbaines. L’analyse va jusqu’à affirmer que Pékin, Shanghai ou Hong Kong sont plus liées à Séoul, Tokyo, Manille et Singapour qu’avec le reste du territoire chinois, et qu’une « frontière économique invisible » sépare le littoral chinois de son arrière-pays (Gipouloux, 1998).
Les données statistiques macroscopiques donnent raison à de telles lectures et indiquent une large part de vérité. L’agrégation de chiffres d’échelle provinciale nous permet en effet de distinguer nettement « trois Chine ». Pour ma part, je définis : le littoral par l’ensemble des provinces, municipalités de rang provincial et région autonome en situation littorale, auquel Pékin s’ajoute fonctionnellement ; l’Ouest par la réunion des provinces et régions autonomes où au moins 20 % de la population totale relève des nationalités minoritaires ; et la Chine intérieure, terres médianes par excellence, comme le territoire historique de peuplement han sans le littoral.
Le découpage du territoire chinois en littoral, intérieur et Ouest
Source : Thierry Sanjuan, 2015, Atlas de la Chine. Une puissance sous tension, Paris, Autrement, p. 50.
Réalisation cartographique : Madeleine Benoit-Guyod. © Editions Autrement.
En 2014, cette distinction régionale est toujours opératoire. Le littoral concentre, sur 14 % de la superficie du pays, 45 % de la population totale, une densité démographique plus de trois fois supérieure à la moyenne nationale, 58 % du produit intérieur brut (PIB) chinois, 82 % des investissements des entreprises étrangères et 84 % des exportations. En bref, les provinces et municipalités côtières représentent les 3/5e de la production chinoise et confisquent l’essentiel de l’ouverture.
Les disparités régionales chinoises en 2014
Source : Zhongguo tongji nianjian 2015 [Annuaire statistique de la Chine 2015], 2015, Pékin, Bureau des statistiques nationales, p. 38, 73, 374 et 383. |
En revanche, l’Ouest chinois réunit plus de la moitié du territoire chinois, avec 56 % de sa superficie - avec, il est vrai, les déserts du Nord et du Nord-Ouest et les hautes terres du plateau tibétain -, mais ne compte que 11 % de la population totale, 8 % du PIB, 2 % des investissements étrangers et 3 % des exportations, quand la Chine intérieure est dans une situation moyenne : 30 % du pays, 44 % de la population, 34 % du PIB, 16 % des investissements étrangers et 13 % des exportations.
Cependant, une telle lecture régionale a toujours été quelque peu artificielle. Elle laissait entendre l’unité du littoral, alors qu’il y a eu, depuis les années 1980, des ouvertures littorales : dans des régions différentes et éloignées, sur des modes divers de développement et suivant une chronologie variée. Certains espaces littoraux sont devenus pourvoyeurs de main-d’œuvre pour les lieux de l’intégration littorale, suscitant par là-même de forts contrastes au sein de ce qui ne peut certainement pas être vu comme une longue mégalopole.
Par ailleurs, des logiques transversales aux « trois Chine » ont toujours existé, avec notamment le bassin du Yangzi. Le gouvernement central a d’ailleurs inscrit en priorité ce dernier axe comme l’un des outils majeurs de sa politique d’aménagement du territoire afin de répondre au défi des disparités régionales et de recréer du lien territorial.
Les politiques d’aménagement du territoire depuis les années 1990
Source : Thierry Sanjuan, 2015, Atlas de la Chine. Une puissance sous tension, Paris, Autrement, p. 51.
Réalisation cartographique : Madeleine Benoit-Guyod. © Editions Autrement.
Depuis le début des années 1990, cinq politiques principales d’aménagement se sont succédé :
1. l’aménagement du bassin du Yangzi, avec des projets phares comme la construction du barrage des Trois Gorges (voté en 1992, mis en service en 2003, terminé en 2006) – et accompagné de la dérivation d’une partie des eaux du Yangzi vers le nord de la Chine à partir de 2002 –, puis la ligne à grande vitesse qui relie Shanghai, pivot central d’échelle nationale, à Chengdu, à la limite occidentale de la Chine des Han (ouverte en 2012) ;
2. la politique de développement de l’Ouest en 2000, qui entend désenclaver les périphéries occidentales du territoire national avec des infrastructures de transports (dont la ligne Pékin-Lhassa en 2006) et des avantages économiques offerts aux entreprises chinoises ou étrangères. Dans les faits, Xi’an et Chongqing sont les villes centrales de cette stratégie et soulignent sa vraie priorité : développer la Chine intérieure des Han. Chongqing se trouve dès lors à la croisée des deux axes majeurs de développement des années 1990 et 2000 ;
3. dans la deuxième moitié des années 2000, les lignes ferroviaires à grande vitesse ont été multipliées, d’orientations nord-sud et est-ouest : Pékin-Shanghai (en 2011, 5 heures de trajet) ; Pékin-Canton (en 2012, 8 heures, desservant des villes secondaires comme Shijiazhuang, Zhengzhou, Yueyang et Changsha), Lanzhou-Urumqi (en 2014, 12 heures), Canton vers Nanning ou Guiyang en 2014 - en vue d’un raccordement aux lignes irriguant la région du Grand Mékong au-delà des frontières de la République populaire ;
4. la création de vastes pôles urbains fondés sur des conurbations en 2009, avec la désignation de « dix grandes régions urbaines » : Pékin-Tianjin-le Hebei, le delta du Yangzi, le delta de la rivière des Perles, la péninsule du Shandong, le centre-sud du Liaoning, la plaine centrale, le cours moyen du Yangzi, la rive ouest du détroit de Taiwan, Chongqing-Chengdu, et la région de Xi’an ;
5. les nouvelles routes de la soie depuis 2013 : deux axes terrestres, dont celui qui relie Lianyungang à Xi’an, Urumqi, puis au Kazakhstan, la Russie, la Pologne, l’Allemagne, Rotterdam et Anvers, et celui qui doit gagner le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, l’Iran et la Turquie ; un axe maritime au départ de Shanghai et de la province du Fujian. La Chine, nouvelle puissance globale, aménage dorénavant son territoire à une autre échelle qu’elle-même.
Au total, ces politiques d’aménagement ont permis une modernisation de l’espace national, une meilleure desserte des provinces intérieures et une diffusion du développement depuis le littoral. Un léger rattrapage a ainsi eu lieu ces dix dernières années, qu’illustrent clairement les cartes des degrés de l’intégration des territoires à la mondialisation en 2005 et 2013.
Les degrés d’intégration des territoires chinois à la mondialisation en 2005 et en 2013
Les degrés d’intégration des territoires chinois à la mondialisation en 2005Source : Thierry Sanjuan, 2007, Atlas de la Chine. Les mutations accélérées, Paris, Autrement, p. 37. |
Les degrés d’intégration des territoires chinois à la mondialisation en 2013Source : Thierry Sanjuan, 2015, Atlas de la Chine. Une puissance sous tension, Paris, Autrement, p. 49. |
Réalisation cartographique : Madeleine Benoit-Guyod. © Editions Autrement.
Ces cartes combinent trois critères principaux au niveau provincial : la densité démographique, le PIB par habitant et le volume d’investissements étrangers par habitant. Les métropoles et les grandes villes, affectées de leur poids démographique, sont localisées. Enfin, les principaux flux d’exportations et d’investissements venus de l’étranger sont indiqués par des flèches. L'ensemble permet d’identifier les différents degrés d’intégration au système économique mondial de la Chine, les lieux de la mondialisation et leurs périphéries.
En 2005, le littoral chinois et le reste du territoire national s’opposent nettement. Cette configuration traduit la primauté donnée à l’ouverture aux routes maritimes internationales et donc aux régions côtières par les politiques chinoises. En leur sein, deux pôles émergent : Hong Kong et la province du Guangdong (avec en son centre le delta de la rivière des Perles) ; Shanghai, avec les provinces du Zhejiang et du Jiangsu. Les autres provinces littorales du Fujian, du Shandong et du Liaoning sont en voie d’intégration. Pékin, Tianjin et le Hebei restent relativement à l’écart. Par ailleurs, les Hubei et Hunan sont deux provinces intermédiaires, profitent de l’axe du Yangzi et nuancent déjà une lecture en « trois Chine ». Enfin, des provinces situées géographiquement au second rang, à l’arrière des entités littorales, comme le Henan, l’Anhui et le Jiangxi, sont curieusement plus enclavées que le Hunan et le Hubei, par manque d’infrastructures et de diffusion du développement. Xi’an et le Shaanxi, ainsi que Chongqing, sont pénalisés par leur éloignement à la côte.
En 2013, les disparités régionales ont été atténuées, grâce aux politiques d’aménagement du territoire, à la diffusion du développement depuis la côte (délocalisations, complémentarités économiques et hiérarchisation spatiale) et à l’émergence de logiques plus continentales de croissance. Le littoral reste un espace d’ouverture privilégié, avec une même hiérarchisation spatiale au profit de métropoles comme Hong Kong et Shanghai. Mais le développement a largement gagné les secteurs nord et centre du territoire chinois. Le Hubei et Chongqing sont en voie d’intégration au même degré que le Fujian ou le Shandong. Les provinces de second rang par rapport au littoral (Anhui, Jiangxi, Hunan) deviennent intermédiaires. Surtout, des pôles continentaux émergent, indépendamment de l’ouverture côtière, comme Xi’an et le Shaanxi, et dans une moindre mesure le Sichuan, le Ningxia et le Shanxi, quand le Heilongjiang recule, accusant des disparités grandissantes au sein du Nord-Est.
Les régions modèles de développement depuis la fin des années 1970 peuvent ainsi se décliner comme :
- Hong Kong et le delta de la rivière des Perles, dans la province du Guangdong, de 1978 au milieu des années 1990 ;
- Shanghai et son delta depuis 1990 (Nouvelle Zone de Pudong, aménagement polycentrique de la municipalité, villes nouvelles, intégration économique de Kunshan, Suzhou, Hangzhou, jusqu’à Nankin) ;
- Chongqing, la région en amont du barrage des Trois Gorges et la province du Sichuan dans les années 2000 ;
- Xi’an et le Shaanxi, avec le développement de la conurbation Xixian (Fayolle-Lussac, 2015) et celui de la route terrestre de la Soie, dans les années 2010.
Enfin, l’espace chinois, malgré son immensité, ne peut plus être pensé dans une simple lecture duale interne / externe. La globalisation de son économie - même si elle reste par son intensité en deçà de celles de l’Union européenne ou de l’Amérique du Nord -, la vigueur de ses mutations tant à l’intérieur des terres que sur le littoral, et les aménagements qui excèdent dorénavant ce seul pays-continent pour le raccrocher à l’Asie du Sud-Est et surtout l’Asie centrale, la Russie et l’Europe nous amènent à sans cesse combiner différentes échelles : locales - aux niveaux du village, du bourg, du district -, métropolitaines - les pouvoirs urbains que sont les métropoles littorales et les capitales provinciales -, régionales - comme le bassin du Yangzi -, nationale, eurasiatique et mondiale.
La puissance économique chinoise, sans compter son rayonnement politique, diplomatique et culturel, se projette sur l’ensemble des continents. La Chine trouve ses clients en Asie, ainsi qu’aux États-Unis et en Europe - avec lesquels elle enregistre un excédent commercial significatif -, mais aussi, de plus en plus, en Amérique latine et en Afrique. Toutefois, rappelons que l’ouverture continentale est, selon l’expression de Pierre Trolliet (1994 : 123), initialement « sino-chinoise » (Hong Kong et Macao, Taiwan, la diaspora chinoise d’Asie du Sud-Est), puis asiatique (le Japon, les « petits dragons », les « bébés tigres », le Vietnam), ensuite dirigée vers les pays du Nord et enfin les autres pays du monde. Les flux d’investissements chinois à l’étranger en 2013 reprennent cette hiérarchie, avec - il est vrai - une surreprésentation de Hong Kong, qui fait encore partiellement office de sas entre la République populaire et le monde extérieur, et une destination des fonds vers des paradis fiscaux (îles Caïman et Vierges notamment) permettant à nombre de firmes ou de dirigeants chinois d’y blanchir une partie de leurs fonds.
La place de la Chine dans les flux économiques mondiaux en 2013
Source : Thierry Sanjuan, 2015, Atlas de la Chine. Une puissance sous tension, Paris, Autrement, p. 81.
Réalisation cartographique : Madeleine Benoit-Guyod. © Editions Autrement.
Au total, les lectures régionales futures de la Chine, si elles ne peuvent plus se limiter à un morcellement descriptif en pavés régionaux, pourront encore moins se satisfaire du modèle hier en usage des « trois Chine ». Une nouvelle géographie du territoire chinois est à construire, intégrant les pôles de croissance aussi bien intérieurs que littoraux, les corridors de développement et les échelles du développement du local aux national et supranational, tous phénomènes qui accomplissent à l’évidence l’immensité fondatrice de l’espace chinois.
Pour compléter
Ressources bibliographiques
- Fayolle-Lussac, Bruno, 2015, « Le poids de la géographie historique dans l’évolution d’une ville en voie de métropolisation : Xi’an (Shaanxi), de 1949 à 2014 », dans Manuelle Franck et Thierry Sanjuan, dir., Territoires de l’urbain en Asie. Une nouvelle modernité ?, Paris, CNRS Éditions, p. 31-46.
- Gipouloux, François, 1998, « Intégration ou désintégration ? Les effets spatiaux de l’investissement direct étranger en Chine », Perspectives chinoises, n° 46, p. 6-14.
- Larivière, Jean-Pierre, et Pierre Sigwalt, 1991, La Chine, Paris, Masson, 316 p.
- Sanjuan, Thierry, 2007, Atlas de la Chine. Les mutations accélérées, Paris, Autrement, 80 p.
- Sanjuan, Thierry, 2007, « Approcher les dynamiques régionales en Chine », Paris, Hérodote, n° 125, p. 157-185.
- Sanjuan, Thierry, 2015, Atlas de la Chine. Une puissance sous tension, Paris, Autrement, 96 p.
- Trolliet, Pierre, 1994, La diaspora chinoise, Paris, PUF, 128 p.
Thierry SANJUAN,
Professeur de géographie, université Paris 1 Panthéon Sorbonne, UMR 8586 Prodig, Geochina
Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
avec l'aimable autorisation pour la reproduction des cartes des éditions Autrement,
pour Géoconfluences, le 14 février 2016
Pour citer cet article :
Thierry Sanjuan, « La fin des trois Chine ? », Géoconfluences, février 2016.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-chine/articles-scientifiques/la-fin-des-trois-chine