Les autorités publiques et la modernisation agro-industrielle : l'exemple du groupe alimentaire Guangming
Les métropoles chinoises occupent aujourd’hui le cœur du système alimentaire national [1]. Pôles de consommation majeurs, elles sont le foyer des mutations des pratiques commerciales, des comportements et des modes alimentaires. Centres de marché, elles structurent la collecte et la redistribution régionale des productions agricoles et polarisent pour leur approvisionnement la circulation des produits à l’intérieur du pays, et de plus en plus, avec l'extérieur. Ces transformations s’inscrivent dans la transition alimentaire, portée par la croissance des revenus et l’urbanisation de la société chinoise, en même temps que dans la libéralisation économique qui a accompagné l’essor des échanges de marché et la massification des productions, depuis son initiation dans les années 1980 jusqu’à l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 2001.
La métropolisation du système alimentaire chinois désigne aussi les processus d'industrialisation et de tertiarisation du secteur agroalimentaire. Les schémas économiques ont été bouleversés par l’arrivée des firmes multinationales à partir des années 1990. Grande distribution, restauration hors foyer, commerce en ligne offrent de nouveaux circuits marchands, entraînant à leur suite l’économie de la transformation agroalimentaire. Les groupes industriels à l’aval du complexe agroalimentaire [2] se développent aujourd’hui dans l’univers promotionnel des marques commerciales et de la publicité, dans un contexte de concurrence exacerbée. Les innovations de toutes sortes apparaissent et se diffusent auprès des consommateurs métropolitains.
Cette modernisation alimentaire contraste fortement avec les systèmes productifs à l’amont du complexe agroalimentaire. Le bond spectaculaire dans la circulation des denrées agricoles est intervenu seulement dans la décennie écoulée, grâce à l’amélioration des conditions de transport dans tout le pays (Jia et al., 2012). Le marché national demeure encore largement fragmenté, la production paysanne est éclatée et les filières sont peu concentrées. Le productivisme agricole associé à la massification et à l’allongement des circuits marchands a été le théâtre de déséquilibres en cascade, à l’origine de l’instabilité du marché et de l’inflation des prix, et d’une crise sanitaire à rebondissements. Les accidents sanitaires accumulés en quelques années à tous les maillons de la chaîne d’approvisionnement provoquent l’inquiétude des consommateurs. La modernisation du système productif agroalimentaire est dès lors un défi de taille pour les opérateurs de marché métropolitains et les régulateurs. Le gouvernement chinois a réorganisé son administration sanitaire et promulgué un ensemble de cadres réglementaires de normalisation et de contrôle en phase avec les standards internationaux. La maîtrise de la qualité devient une dimension majeure des stratégies industrielles et commerciales des entreprises.
Le groupe alimentaire Guangming [3] est l’une de ces grandes entreprises agroalimentaires conquérantes en prise directe avec le marché de consommation métropolitain. Le groupe pointe, en terme de capital social, à la deuxième place du secteur national, derrière le conglomérat étatique Cofco. La société Guangming est une entreprise d’État, dont les actifs appartiennent au gouvernement de Shanghai. Sa renommée se fonde sur les produits laitiers, à l’instar d’autres poids lourds comme Mengniu et Yili. Mais alors que ceux-ci ont pour bastion des régions de grande production agricole, le groupe Guangming est basé à Shanghai, capitale économique et ville la plus peuplée de Chine. Le territoire de la municipalité est relativement exigu et les espaces agricoles de la périphérie (2 000 km²) ont été réduits de moitié depuis les années 1980 [4]. La croissance économique du groupe est l’expression de l’entrée en maturité d’une industrie agroalimentaire chinoise, gagnée par une concentration sectorielle croissante sous l’effet des logiques de sélection technologique et d’accumulation capitaliste. |
Le logo du groupe alimentaire Guangming (« lumineux »)
Source : site brightfood.com La compagnie est couramment désignée en anglais sous le nom de Brightfood. |
Guangming occupe fonctionnellement le cœur du système alimentaire métropolitain de Shanghai. Il réunit en conglomérat un ensemble d’activités transversales à tout le complexe agroalimentaire municipal : production d’équipements, exploitations agricoles, usines de transformation, grande distribution. Il apparaît au centre de la métropolisation agroalimentaire à Shanghai. Comment ce rôle s’affirme-t-il à Shanghai ? Quel lien établit-on entre l’organisation actuelle du groupe et la métropolisation agroalimentaire ? Que nous disent les métamorphoses de Guangming des transformations de l’agriculture chinoise, du développement de ses forces productives et de ses tensions, dans leur articulation aux croissances industrielles métropolitaines ?
L’article présente d'abord l'organisation du groupe alimentaire Guangming, dans ses activités et dans ses branches. Il met en perspective l’évolution industrielle du groupe à compter des années 2000, sous le jour de son intégration industrielle et de sa stratégie d’expansion économique. Il expose ensuite le lien entre cette structuration et l’approvisionnement alimentaire de Shanghai, autour de l’enjeu renouvelé des ressources agricoles municipales.
1. Le groupe alimentaire Guangming : un conglomérat public au cœur du complexe agroalimentaire shanghaien
Complément 1 : La formation du conglomérat et sa gouvernance
Le groupe Guangming [Guangming shipin (jituan) youxian gongsi, ou Société corporative alimentaire Guangming, Brightfood dans sa traduction anglaise] a été fondé en 2006, par la refonte de la Compagnie générale agro-industrialo-commerciale de Shanghai [Shanghai shi nonggongshang (jituan) zong gongsi], dépositaire des actifs agroalimentaires du gouvernement municipal, elle-même créée en 1995. Ce conglomérat n’est devenu une société par actions qu’en 2004 et les 35 filiales (zigongsi) du conglomérat (jituan) ont été réunies en 17 nouvelles sociétés, organisées sectoriellement [a]. Les évolutions intervenues depuis lors dans le capital du groupe poursuivent le dessein de restructuration des actifs municipaux et de nouveaux axes de croissance. Le revenu d’exploitation du groupe Guangming a dépassé 120 milliards de yuans (environ 15 milliards d’euros) en 2014 [b].
Les actifs Guangming sont sous le contrôle d’un triumvirat d’actionnaires (gudong) : la Commission municipale de supervision et de gestion du capital d’État (Shanghai shi guoyou zichan jiancha guanli weiyuanhui), la Société des actifs urbains de Shanghai (Shanghai chenggu (jituan) youxian gongsi) et la Société Guocheng de Shanghai (Shanghai guocheng (jituan) youxian gongsi) [c]. Cette gouvernance associe par conséquent une commission, organe politico-administratif du gouvernement municipal, à des sociétés qui gèrent les intérêts économiques et financiers publics.
[a] Source : Brightfood.com (en chinois), consulté le 10 mai 2015. Nous prenons ici en référence les informations fournies par la page Internet du groupe, dont certaines n’ont pas été actualisées récemment.
[b] Source : Brightfood.com (en chinois), consulté le 10 mai 2015.
[c] Source : Brightfood.com (en chinois), consulté le 10 mai 2015.
1.1. Les ancrages sectoriels du groupe Guangming
Le groupe Guangming se reconnaît à Shanghai sous ses nombreuses marques alimentaires, que l’on retrouve dans les rayons des magasins et sur les affiches publicitaires. Elles recouvrent une constellation de produits : les alcools He et Shikumen, les pâtés Maling (meilin), les confiseries Guanshengyuan. Les plus anciennes témoignent des premiers temps du complexe agro-alimentaire shanghaien, antérieurs aux années 2000. La marque Guangming est associée aux produits laitiers et aux céréales. Elle est de plus en plus promue auprès des consommateurs. Guangming contrôle l'ensemble de la filière de la production jusqu’à la distribution en passant par la transformation. Les supermarchés du groupe représentent l'un des premiers réseaux de vente de la ville. La logistique et le transport constituent avec la société Haibo un troisième secteur d’activité, incluant l’une des flottes de taxi de Shanghai. Dans la gestion immobilière, le groupe NF se classe parmi les cinquante plus grandes sociétés chinoises [5]. L’absorption par Guangming de deux sociétés publiques, la Compagnie semencière en 2011, et la Compagnie des légumes en 2013, a contribué à la concentration des actifs municipaux du secteur. La première est leader en production horticole et agrofournitures [6]. La seconde est l’opérateur public historique des principaux marchés de gros shanghaiens, par lesquels transite plus de la moitié de l’approvisionnement en frais de la ville [7]. |
Les nombreuses marques commerciales du groupe Guangming illustrent sa polyvalence économique
Les « aliments – Guangming » (Guangming shipin) recouvrent des spécialités variées : céréales, produits laitiers, viandes, aliments transformés, alcools. Parmi les marques présentées figurent aussi les sociétés des autres secteurs majeurs du groupe : la grande distribution, l’immobilier, le transport logistique. |
L’organisation sectorielle du groupe alimentaire Guangming en 2015
Source : site brightfood.com
Cette organisation sectorielle repose sur des infrastructures importantes. Les sociétés du groupe rassemblent à Shanghai de grandes exploitations agricoles et des fermes d’élevage, des usines et des sites de production alimentaires. Un nouveau marché central, le centre de commerce alimentaire international de la périphérie ouest de Shanghai (Shanghai xijiao guoji nongchanpin jiaoyi zhongxin), a été ouvert en 2013. Les parcs agricoles modernes développent des activités spécialisées. Les revenus commerciaux par branche dépassent le milliard d’euros. Les filières productives entraînent des milliers d’unités d’exploitation dans les périphéries agricoles de la municipalité.
L’importance économique et industrielle de quelques entités du groupe Guangming en 2009
* La conversion en euros prend pour taux 10 yuans pour un euro. Les filières productives entraînent des milliers d’unités d’exploitation dans les périphéries agricoles de la municipalité. Les parcs agricoles modernes développent des activités spécialisées. Les revenus commerciaux par branche dépassent le milliard d’euros. |
1.2. Du monopole d’État au marché : des ressources productives au service de l’approvisionnement urbain
Les fermes de polder occupant les marges littorales et insulaires du territoire shanghaien, au pourtour de la baie de Hangzhou, de l’estuaire du Yangzi et sur une partie de l’île de Chongming, sont les principales bases productives du groupe dans la municipalité. Elles ont été établies par la poldérisation agraire des estrans littoraux dans un processus continu commencé au milieu des années 1950 et intensifié à partir du Grand Bond en avant (1958-1961), afin d’accroître l’approvisionnement en grains de Shanghai. Elles couvrent un total de 15 000 ha, auxquels s’ajoutent d’autres fermes extérieures à la municipalité, en particulier la ferme de Shanghai à Haifeng (350 km au nord, dans la province du Jiangsu), qui en rassemble près du double. Ces fermes fournissent une quantité importante de produits, dans une large gamme : céréales, légumes, productions animales, produits aquatiques. Les 15 fermes d’État (guoying nongchang), sous la direction administrative du Bureau de l’agriculture, étaient organisées comme des colonies de peuplement, dotées d’une activité industrielle et d’infrastructures collectives. Elles sont passées avec la libéralisation économique sous contrôle de la compagnie Nonggongshang puis du groupe Guangming, et sont regroupées dans trois sociétés d‘exploitation, les sociétés Haidong, Wusi et Changjiang. |
Les implantations du groupe Guangming dans la municipalité, entre bases productives et marchés de gros
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L’évolution des filières productives au sein de Guangming suit les mutations structurelles de l’approvisionnement métropolitain. Celui-ci s’organise jusqu’aux années 1980 depuis les périphéries rurales de la municipalité. Dans l’économie collectiviste, les autorités planifient l’exploitation des ressources locales, comme au travers des fermes de polder, et centralisent la destination des productions. La filière agroalimentaire répond dans la décennie suivante à la massification et à la diversification de la demande urbaine par une intensification productive qui conserve un caractère local. À partir des années 2000, la circulation des produits agricoles crée un marché de plus en plus ouvert, les logiques industrielles favorisent les filières longues. L’intégration du système commercial devient déterminante pour répondre à la consommation métropolitaine.
1.3. Guangming au plus près du marché de consommation métropolitain : la force de frappe de la grande distribution
La création des supermarchés Nonggongshang coïncide en 1994-1995 avec l’établissement du conglomérat municipal du même nom. Les activités des fermes et les industries sortent du giron administratif et acquièrent leur statut commercial [8]. La distribution alimentaire urbaine est sous le coup de la libéralisation et de la privatisation du commerce qui succède au régime planifié des magasins d’État (Skinner, 1978). Les supermarchés Nonggongshang se développent à Shanghai en même temps que s’installent les entreprises étrangères comme Carrefour et Walmart (Hu et al., 2004 ; Zhang et Pan, 2013).
La société Nonggongshang possède le réseau de supermarchés le plus important de Shanghai. Plusieurs enseignes cohabitent et se partagent les divers modèles commerciaux de la grande distribution, des supérettes aux supermarchés. Les supermarchés Nonggongshang en ont été les pionniers, sans rivaliser avec les enseignes d’hypermarché étrangères, porteuses de modèles de consommation plus élaborés et élitistes. Les supermarchés desservent les quartiers populaires péricentraux comme les bourgs des périphéries. Leur déploiement géographique dans le reste de la Chine est encore peu marqué. Le cas des supérettes Kedi et Haode est différent. Basées sur des modèles commerciaux plus récents, elles prennent place sur les grandes avenues marchandes et aux carrefours des quartiers modernisés.
Tableau 2. Les enseignes de grande distribution de la société Nonggongshang à Shanghai en 2009
Source : site NGS1685.com |
Figure 3. L’entrée d’un supermarché Nongongshang du groupe Guangming dans le bourg de Wusi
Le bourg de Wusi, dans l’arrondissement de Fengxian, est le siège historique du groupe Guangming sur le site de la ferme municipale du même nom. |
Une évolution récente de la distribution alimentaire concerne le commerce en ligne [9]. La vente en ligne familiarise les consommateurs avec « l’habitus » des marques, le rôle croissant des normes de qualité et des facteurs technologiques dans les choix de consommation et la stratification des produits par la qualité. Les plateformes de vente en ligne Caiguanjia (« intendant des légumes »), Dushi caiyuan (« potager métropolitain) ou Bianli Tongwang (« réseau facile ») de Guangming, Shanghai wang (« légumes en ligne ») pour la Compagnie des légumes [10], ont une offre généraliste ou spécialisée dans l’alimentation et le frais. Le consommateur passe commande à partir d’un catalogue très fourni. Le marché de consommation métropolitain suscite des profits très importants. Il pousse à l’innovation dans les systèmes commerciaux et logistiques. Il donne lieu à l’échelle du groupe à une nouvelle stratégie d’expansion économique. |
Le portail de commerce alimentaire en ligne Guangming caiguanjia propose des promotionsSource : site 962360.com |
2. La stratégie économique du groupe Guangming : la métropole en tremplin
La municipalité shanghaienne poursuit au travers du groupe Guangming la restructuration du système alimentaire de la métropole. Le nouveau centre de commerce international des périphéries ouest de Shanghai, construit dans l’arrondissement de Qingpu, en est un exemple. La concentration des actifs de Guangming à Shanghai est l’expression d’un capitalisme d’État. Les autorités municipales soutiennent l’essor du groupe et son rayonnement économique.
Deux plans de développement triennaux se sont succédé depuis 2006. Le premier plan triennal (2007-2009) ambitionne de former une « chaîne industrielle complète » (quan chanye lian), porteuse de synergies. Les restructurations internes ont eu un volet financier et technologique important [11]. 460 millions d’euros ont été investis en équipements industriels [12]. Le deuxième plan triennal (2010-2012) a suivi une stratégie d’internationalisation reposant sur des opérations de fusion-acquisition (binggou) d’entreprises étrangères et des alliances économiques hors de Chine. Le groupe a acquis plusieurs firmes étrangères entre 2010 et 2013 [13]. Les dirigeants ambitionnent de bâtir une multinationale (kuaguo gongsi) de l’agroalimentaire comptant parmi les 500 plus grandes capitalisations boursières de la planète. Le groupe renforce ainsi son portefeuille de marques et sa présence par des produits d’importation. La prise de contrôle de chaînes d’approvisionnement extérieures n’a pas tant pour but de s’implanter sur des marchés alimentaires étrangers que de répondre aux demandes des consommateurs urbains chinois et d'accroître sa maîtrise technologique.
Le financement de ces opérations passe par la capitalisation boursière. Les « 20 recommandations » (ershi jianyi) formulées par la Commission municipale des actifs de l’État à l’occasion de l’absorption de la Compagnie des légumes concerne ainsi l’entrée en bourse des sociétés filiales [14]. En 2014, seules quatre d’entre elles étaient cotées en bourse, dont les transports Haibo et le lait Guangming. La poursuite de l’intégration industrielle et la construction d’un ensemble de marques doivent profiter à la valorisation boursière des sociétés non encore cotées, comme les sociétés d’exploitation des riz Guangming.
Du conglomérat agro-industrialo-commercial à la société par actions, les actifs d’État ont conservé une position centrale dans le système de marché en construction à Shanghai. À l’effort d’insertion marchande fait désormais place une logique financiarisée. Elle se décrit, selon les mots du dernier plan triennal, comme un « cercle vertueux des ressources, des actifs, du capital et des fonds » (ziyuan, zichan, ziben, zijin de liangxing xunhuan). La métropole shanghaienne sert de tremplin aux ambitions du groupe dans le système alimentaire chinois.
3. Le groupe Guangming en promoteur de la modernisation agricole métropolitaine
La modernisation technologique est l’un des éléments clefs de l’intégration du groupe Guangming. Dans ce schéma, les périphéries agricoles acquièrent une position stratégique, entre marché métropolitain et territoire de firme.
3.1. La modernisation productive de Guangming, clef de voûte de la stratégie alimentaire municipale
La diversification industrielle et le commandement d’activités clefs du système alimentaire shanghaien par le groupe Guangming ont eu pour noyau central la production agricole. Les objectifs du groupe sont coordonnés avec la politique agricole municipale. À l’origine, le contrôle de larges portions de l’espace agraire municipal aménagées par les fermes d’État a permis d’accroître l’autosuffisance en grains de la municipalité. Dans les années 1980 et 1990, les fermes ont répondu à la demande diversifiée par l’intensification et l’industrialisation productive. Le gouvernement a décidé depuis les années 2000 d’une orientation agricole « métropolitaine » (dushixing nongye) axée sur la qualité des produits et la multifonctionnalité des espaces.
Le Plan de développement « 5, 3 » (« wusan » fazhan jihua) de l’agriculture du groupe, qui s’est achevé en 2014, a défini le but des fermes : « approvisionner les commerces en produits alimentaires standards sûrs, de qualité supérieure, et sains ; être un contributeur essentiel de l’offre alimentaire à Shanghai ; [faire de] sa marque un leader de l’industrie alimentaire nationale, reconnu internationalement » (anquan, youzhi, jiankang shipin de mofan gongying shang ; Shanghai shi zhufu shipin de zhuyao chengdanzhe ; quanqiu buju, kuaguo jingying de zhongguo shipin lingjun pinpai) [15].
Les investissements se sont cumulés au cours des années 2000. Les industries du groupe mettent en place les normes ISO de gestion de la qualité et de la sûreté sanitaire. Les fermes obtiennent la certification de leur production : label « aliment vert » (lüse shipin), décerné par le ministère de l’Agriculture, ou aliment biologique (youji shipin) que supervise le ministère de l’Environnement. Elles prennent part au programme de recherche et développement agronomique municipal, « l’agriculture stimulée par la technologie » (keji xingnong) : amélioration variétale, mécanisation, informatisation. Le groupe a établi des centres de recherche internes, en partenariat principalement avec l’Académie des sciences agricoles de Shanghai ou l’Institut de biologie de l’université Jiaotong. Le laboratoire de la société laitière Guangming a acquis le rang de centre de recherche national. La réorganisation des ressources internes met l’accent sur la conversion technologique et l’innovation.
3.2. La modernisation productive dans le cas de la ferme Yuejin
Complément 2 : la création des fermes municipales à Shanghai et l'iconographie de la période collectiviste
Les fermes municipales de polder ont été établies comme des colonies de peuplement agraire à partir de la fin des années 1950. La terraformation a commencé par l’endiguement des estrans, puis leur assèchement, selon des techniques hydrauliques utilisées dans le delta du Yangzi depuis plusieurs siècles. Elle a reposé sur la mobilisation de masse, avec des moyens mécaniques encore très limités. Les fermes étaient administrées comme des unités de travail (danwei) et formaient des territoires à part entière, différents des bourgs et des cantons environnants.
L’iconographie de la période collectiviste (1958-1978)
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Sources : Musée Guangming, bourg de Wusi (Fengxian), 2013 ; "Shanghai nongken zhi" bianzuan weiyuanhui [Comité d’édition de la « Monographie des terres défrichées de Shanghai »], 2004, Shanghai nongken zhi [Monographie des terres défrichées de Shanghai], Shanghai, Shanghai shehui kexueyuan chubanshe, p. 33. La terraformation littorale fait l’objet d’une mobilisation de masse entre les années 1950 et 1980.1. Un « bataillon » de jeunes travailleurs se rend à l’appel des grands travaux de terraformation ; 2. Les tracteurs de technologie soviétique, utilisés pour l’aplanissement des terres nouvellement endiguées ; 3. Une partie décisive de la terraformation est l’élévation des digues, réalisée manuellement ; 4. La céréaliculture d’openfield est elle aussi manuelle, avant l’introduction de moyens mécanisés à compter des années 1980 ; 5. La fresque représentant les travaux d’endiguement s’inspire de l’iconographie populaire traditionnelle. |
Les fermes municipales occupent à Shanghai des sites privilégiés. Elles contrôlent de larges étendues et disposent de la proximité de la métropole et de ses infrastructures. À l’origine, elles ont été un instrument politique de l’approvisionnement alimentaire de Shanghai. Avec la diversification industrielle du groupe, leur importance économique a reculé. L’enjeu de modernisation technologique est l’un des facteurs clefs de leur intégration [16]. Il fait écho dans les années 2000 à la politique agricole du gouvernement shanghaien, qui planifie une agriculture « métropolitaine ». Dans cette stratégie, les fermes s’apparentent à un « super porte-avion » (chaoji hangmu) et Guangming est érigé en « timonier » (duoshou) du secteur agroalimentaire municipal [17].
La réorganisation en sociétés des fermes a signifié la normalisation de leur gestion territoriale dans les années 2000. Elles ont été rattachées à des bourgs existants ou en ont formé de nouveaux, comme le bourg de Xinhai qui englobe les fermes Yuejin et Xinhai. La ferme Yuejin (Yuejin nongchang, litt. « bond en avant »), établie en 1960, et la ferme voisine Xinhai ont été regroupées au sein de la Société agricole moderne Yuejin en 2010. Située sur la bordure ouest de l’île Chongming, à l’extrémité du chapelet de fermes qui la couvrent sur sa partie nord [18], elle couvre 100 km². 500 employés s'occupent des 4 300 ha de terres cultivées. La production annuelle de céréales (riz et blé) atteint 65 000 t et le chiffre d’affaires 20 millions d'euros en 2010 [19].
La situation des fermes Yuejin et Xinhai, dans la partie orientale de l’île de Chongming
Les fermes Yuejin et Xinhai forment le territoire du bourg de Xinhai. L’occupation du sol s’y distingue de celle des peuplements villageois. Sur le territoire des fermes, les parcelles sont étendues, conçues pour une agriculture mécanisée. Le bâti résidentiel, les bâtiments techniques de la ferme et les autres équipements sont regroupés en noyau au centre du territoire. Le peuplement villageois montre a contrario une dispersion linéaire de l'habitat, aligné sur les canaux, et un espace agricole intercalaire étroit et divisé en petites parcelles. |
Exemples de la modernisation productive à la ferme Yuejin en 2010
Le repiquage du riz est mécanisé, tout comme la préparation du sol (labour, nivellement) et la moisson.
Un panneau annonce une parcelle rizicole conduite en mode biologique. « La parcelle de production biologique a été conçue de façon innovante en 2001. Elle a été désignée “base biologique de rang national” par le ministère de la Protection environnementale et a reçu la certification biologique du centre OFDC (Centre de certification du ministère basé à Nankin) ». Le riz commercialisé sous la marque « Fils de la nature » (ziran zhi zi) forme une gamme distinguant le label de certification (biologique, « vert ») ou la variété (comme yinxiang 18, « parfum d’argent n° 18 »). Ces riz sont vendus en sacs de quelques kilos ou en boîtes-cadeau contenant des échantillons en sachet. Source : Société agricole moderne Yuejin, 2011, "Yuejin youji shuidao jidi jianshe qingkuang jieshao" (Situation de l’édification de la base de riz biologique Yuejin), Shanghai, présentation lors du voyage d’étude du Cetab+ sur l’agriculture biologique chinoise, 27 avril 2012. |
3.3. L'industrialisation agricole à Shanghai : vers une « agriculture de quartier général » (zongbu nongye)
Depuis les années 2000, la modernisation productive ne concerne pas seulement l'exploitation des ressources agroécologiques. En effet, les filières technologiques amont de l’agrofourniture et les marchés horticoles à haute valeur ajoutée se sont développés par l’entremise des parcs agricoles modernes (xiandai nongye yuanqu). Le parc de Sunqiao fondé en 1994 par la Compagnie semencière municipale a été pionnier dans ce domaine [20]. Guangming possède deux de ces parcs.
Les parcs agricoles modernes offrent des conditions privilégiées à l’implantation d’entreprises dotées de fortes capacités technologiques. Le port floral de Shanghai est un vaste complexe floricole, créé en partenariat avec des sociétés horticoles hollandaises, belges, désireuses de s’implanter en Chine, et bénéficiant du soutien du gouvernement hollandais. Un parc touristique met en scène les tulipes et la Hollande. Les activités des parcs sont le moteur d’une nouvelle économie agroindustrielle, hors-sol et biotechnologique. La portée de leur commerce est nationale et internationale. Ce type de réalisation et les stratégies d’implantation dont il est porteur de la part des acteurs économiques sectoriellement dominants conduisent à concentrer à Shanghai des activités de commandement dans le secteur agroalimentaire [21]. Les interactions créées renforcent la position centrale du groupe Guangming dont les périphéries agricoles shanghaiennes sont le « quartier général ».
Conclusion : métropolisation du système alimentaire et modernisation agricole en Chine
Le conglomérat industriel Guangming occupe le cœur du système alimentaire de la plus grande ville de Chine, approvisionnant au quotidien 23 millions de citadins. Son développement a tenu à la volonté politique comme à la configuration de monopole de l’économie dirigée. Aujourd’hui, le groupe asseoit sa stratégie d’expansion capitaliste sur son accès privilégié au marché métropolitain. Ses infrastructures municipales sont le théâtre de la modernisation technologique et de l’industrialisation agricole.
La globalisation place la problématique de la modernisation agricole sous la question de l’industrialisation des systèmes productifs et de leur intégration marchande par la logique de développement capitaliste. L’exemple du groupe Guangming étudié à Shanghai illustre deux caractéristiques de la modernisation agricole en cours dans la Chine contemporaine. Il souligne le rôle du processus de métropolisation dans la structuration des dynamiques industrielles. Il montre que, dans un système alimentaire mondial dominé par les grandes firmes multinationales privées, la transition de marché a donné en Chine la primauté à un groupe public, expression d’un capitalisme d’État métropolitain.
Notes
[5] Voir le site du groupe NF (en chinois), consulté le 10 mai 2015.[6] Voir le site de la Compagnie des légumes (en chinois)
[7] Voir le site de Shanghai Seed Industry Group (en chinois)
[8] Source : Commission agricole municipale de Shanghai.
[10] Voir les sites de Caiguanjia, Dushi caiyuan, Bianli Tongwang , Shanghai wang (en chinois), consultés le 10 novembre 2015.
[13] Voir Brightfood, et "China’s Bright Food Plans Weetabix Food IPO", Wall Street Journal, 6 novembre 2014, et "Vin : un grand négociant du Bordelais sous contrôle chinois", Les Echos, 25 juin 2012.
[17] Shanghai shi nongye weiyuanhui (Commission agricole municipale de Shanghai), 2014, « Guangming fazhan zhanlüe dingwei de xin tisheng » (Nouvelle amélioration dans la position stratégique du développement de Guangming), 2014. Source : Brightfood.
[18] Voir le site de Shanghai Yuejin Food (en chinois)
[21] Conformément au modèle de la métropolisation proposée par Pierre Veltz (2000).
Pour compléter :
Ressources bibliographiques
- Hu, D., et al., 2004, « The Emergence of Supermarkets with Chinese Characteristics: Challenges and Opportunities for China’s Agricultural Development », Development Policy Review, vol. 22, n° 5, p. 557-586.
- Jia, J. D., et al., dir.), 2012, Zhongguo nongchanpin liutong chanye fazhan baogao (2012) [Rapport sur le développement de la circulation des produits agricoles en Chine, 2012], Nongchanpin liutong lanpinshu [Livre bleu de la circulation des produits agricoles], Pékin, Zhongguo shehui kexueyuan chubanshe, 519 pages.
- Monin, É., 2015, « Formation agraire, nouveaux modèles agricoles et encadrements métropolitains à Shanghai », thèse de doctorat en géographie, sous la direction de Thierry Sanjuan, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 760 pages.
- Sanjuan, T., 2009, Atlas de Shanghai, Paris, Autrement, 88 pages.
- Skinner, W., 1978, « Vegetable Supply and Marketing in Chinese Cities », The China Quarterly, n° 76, p. 733-793.
- Veltz, P., 2000, Mondialisation, villes et territoires : l’économie d’archipel, Paris, Puf, 264 pages.
-
Zhang, Q., et Pan, Z., 2013, « The Transformation of Urban Vegetable Retail in China: Wet Markets, Supermarkets, and Informal Markets in Shanghai », Journal of Contemporary Asia, vol. 43, n° 3, p. 497-518.
- Shanghai jiaoqu tongji nianjian 2010 (Annuaire statistique des périphéries de Shanghai 2010), 2010, Shanghai, Guojia tongji ju Shanghai diaocha zongdui (Équipe centrale d’enquête de Shanghai du bureau national des Statistiques), Shanghai shi tongji ju (Bureau des Statistiques de la municipalité de Shanghai), Shanghai shi nongye weiyuanhui (Commission agricole municipale de Shanghai).
Ressources webographiques
Analyses institutionnelles, données économiques globales
-
Organisation mondiale de l’agriculture et de l’alimentation (FAO)
- données statistiques
- page de la Chine - Organisation de la coopération et du développement économique (OCDE) : page de la Chine
- États-Unis, Département de l’Agriculture, Service de recherche économique
- France Culture, Les enjeux internationaux, "Chine. Les priorités de l’industrie agro-alimentaire", 2 mars 2015, 40 '. Avec Jean-François Dufour.
Sites Internet en lien avec le groupe Guangming (en chinois, parfois version anglaise)
- Commission agricole municipale de Shanghai (version anglaise)
- Groupe alimentaire Guangming (version anglaise)
- Compagnie semencière de Shanghai
- Compagnie des légumes de Shanghai
- Société d’exploitation (de la ferme) Yuejin
Étienne MONIN,
docteur en géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
associé à l’UMR 8586 Prodig
conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
pour Géoconfluences, le 10 février 2016
Pour citer cet article :Étienne Monin, « Les autorités publiques et la modernisation agro-industrielle : l'exemple du groupe alimentaire Guangming », Géoconfluences, 2016, mis en ligne le 14 février 2016URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-chine/corpus-documentaire/groupe-alimentaire-guangming |
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Pour citer cet article :
Étienne Monin, « Les autorités publiques et la modernisation agro-industrielle : l'exemple du groupe alimentaire Guangming », Géoconfluences, février 2016.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-chine/corpus-documentaire/groupe-alimentaire-guangming