La démocratie indienne est-elle représentative ?

Publié le 24/03/2015
Auteur(s) : Ingrid Therwath, docteure en sciences politiques, journaliste, responsable des pages Asie du Sud - Courrier International

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Parler de l’Inde comme de la « plus grande démocratie du monde » relève désormais du lieu commun, ce dont s'enorgueillissent les Indiens non sans provoquer parfois des réactions dubitatives à l'étranger.
L’Inde est une fédération, l’Union indienne, composée de 29 États (depuis mai 2014), auxquels viennent s’ajouter 7 territoires administrés directement par New Delhi. Elle comptait 814 millions d'électeurs lors du dernier scrutin national de 2014 dont 551 se sont déplacés pour voter aux dernières élections législatives d'avril 2014. Ces électeurs élisent leurs représentants à l'échelon fédéral et à celui des États, lors de scrutins au suffrage universel. Les 1687 partis politiques indiens, nationaux comme régionaux, offrent un éventail de choix plus large que dans n'importe quelle démocratie occidentale. La presse qui bénéficie de la liberté d'expression compte plus de 82 000 journaux, lus par 130  millions de lecteurs.

À l'extérieur de l'Union indienne, le questionnement porte sur les explications de l'« exception » d'une démocratie durable dans un pays aussi grand et peuplé, ayant vécu la décolonisation, et au niveau de développement socio-économique relativement faible. À l'intérieur, la certitude de vivre en démocratie se double de nombreuses interrogations sur la représentativité de ce régime, quand le pays connaît un tel niveau d'analphabétisme, de corruption et d’inégalités en tout genre, et sur son efficacité dans la mise en oeuvre du processus de développement.
Pour répondre à ces questions, nous aurons recours à une approche historique et politique. La construction de la démocratie indienne s'est faite progressivement, par étapes. Sa consolidation est liée à son élargissement. Mais les menaces internes qui pèsent sur son fonctionnement ne reculent pas, bien au contraire.


1. Un long apprentissage colonial

   

La démocratie indienne n'est pas née en 1947 quand le pays accède à l'Indépendance. Elle n'est pas le fruit de la seule lutte indigène contre un système colonial implacable. Elle est, bien plutôt, le résultat d'un apprentissage effectué sur près de six décennies, qui débuta en plein âge d'or de l'Inde britannique, sur l'initiative de Londres. Le gouvernement central a en effet choisi d'administrer sa colonie indienne, qui n'était pas une colonie de peuplement, en s'appuyant pour partie sur une élite locale, compétente et formée. C’était déjà le but des réformes éducatives de 1835 qui avaient introduit l’enseignement en anglais pour les élèves de plus d’une dizaine d’années, permettant ainsi l’éclosion d’une bourgeoisie indienne anglicisée. Cette nouvelle élite, incarnée par la figure du « bhadralok », le bourgeois bengali, anglophone et de haute caste, fut employée dans le puissant Indian Civil Service qui administrait l’Inde, même si ce n’était pas aux échelons supérieurs, réservés aux Britanniques. Bankim Chandra Chatterjee, intellectuel phare de la renaissance bengalie et auteur de l’hymne patriotique « Vande Mataram », éduqué dans les nouveaux établissements indiens supérieurs, enseignant en anglais et magistrat de carrière, est sans doute l'un des « bhadralok » les plus connus. Cette élite présida, en 1885, à la création du Parti du Congrès, un parti de réformateurs, influencés par les grands textes politiques européens des XVIIIe et XIXe siècles, et dont l’objectif initial n’était pas tant l’indépendance de l’Inde que le traitement équitable des Indiens à l’égal des autres sujets de l’Empire.

En 1877, soixante ans avant le départ des Britanniques et la Partition du sous-continent indien, la reine Victoria devint Impératrice des Indes, pays déjà sous tutelle directe de la Couronne depuis 1858. La décennie suivante fut marquée par une volonté réformatrice. L’impératif de délégation d’une partie de l’administration aux Indiens, en plus de la vision rédemptrice que certains dirigeants britanniques avaient de leur mission colonisatrice, les poussèrent à promulguer, à partir des années 1880, une série de textes législatifs qui contribuèrent grandement à façonner l'Inde contemporaine et marquèrent le début de l’apprentissage démocratique pour la nouvelle bourgeoisie indienne. Certains Indiens avaient déjà été nommés, depuis 1861, par le Vice-Roi, au conseil législatif, plus haut organe de gouvernement en Inde, ainsi qu’aux conseils provinciaux qui venaient d’être créés, mais aucun n’avait pu se confronter à l’élection. En 1882, le Local Self Government Act (Loi sur l’autonomie locale) sonna le début d’une série de réformes visant à transmettre une partie des prérogatives gouvernementales aux Indiens à l'échelon local. Dans les deux années suivantes, en 1883-1884, le principe électoral fut introduit dans les municipalités. Pour la première fois, des Indiens pouvaient s’initier à une forme de démocratie locale, apprendre les rouages du scrutin, de la formation de groupes représentatifs, de la campagne électorale. En 1909, une nouvelle réforme modifia la composition du Conseil législatif, véritable gouvernement de l’Inde. Parmi ses 67 membres, 27 furent désormais élus au suffrage censitaire indirect, et une partie des assemblées provinciales élue au suffrage censitaire. Les Indiens purent alors commencer à participer aux affaires de leur pays en fonction de leur niveau de revenus et de leur appartenance à ce que les Britanniques concevaient, grâce notamment aux recensements depuis 1891, comme des « unités naturelles » de la société indienne. Les grandes communautés religieuses, les hindous, les musulmans puis les sikhs, étaient considérées comme des corps électoraux séparés. En 1919, le Government of India Act transféra une partie des compétences du Conseil législatif aux assemblées provinciales, désormais élues à 70 % au suffrage censitaire et avec un système de sièges réservés. Il s’agissait d’une réponse aux demandes de plus en plus pressantes du Parti du Congrès qui réclamait plus de pouvoir, en mettant en avant la participation indienne à la Première guerre mondiale. On lit dans cette organisation les bases du système fédéral de l’Inde contemporaine et les prémices de la pratique des « banques de voix » [1]. Par ailleurs, les femmes, qui remplissaient les critères financiers établis par le mode de scrutin censitaire, purent voter dès 1919. Seule une fraction des Indiens bénéficiait du droit de vote, mais les bases de la démocratie actuelle étaient posées.

Motilal Nehru (1861-1931), co-fondateur du Parti du Congrès, fit, comme son fils le futur Premier ministre Jawaharlal Nehru, l’expérience de l’élection et de la campagne dans ce cadre, en occupant un siège à l’Assemblée des Provinces Unies (l’actuel Uttar Pradesh, au nord du pays). Ces hommes, dont l’histoire familiale est si intimement liée à celle de la démocratie indienne, ont donc fait leurs armes à l’époque coloniale. Malgré les concessions octroyées par la loi de 1919, le Parti du Congrès ne renonça pas à réclamer des pouvoirs étendus pour les Indiens. En 1935, pour répondre à ces attentes, le Governement of India Act fut proposé par Londres, même si le Parti du Congrès avait refusé de participer à son élaboration en signe de protestation contre le système colonial. Cette loi jeta les bases de la démocratie indienne actuelle en transférant la majorité des décisions politiques à des ministres indiens, hormis dans les champs de la défense et de la stratégie économique, proposant un système quasi-fédéral.

A la veille de l'Indépendance, le pays pouvait donc compter sur un système « proto-démocratique » et sur une classe d'hommes politiques s'appuyant sur plusieurs partis : le Congrès bien sûr, mais aussi le Parti communiste créé en 1920, le Parti socialiste en 1934, l'Independant Labour Party, premier parti des intouchables fondé par B. R. Ambedkar en 1935, et le Hindu Mahasabha, parti nationaliste hindou, né en 1937.

 

2. Une démocratie conservatrice…

En 1946, alors que l’indépendance de l’Inde se préparait, l’Assemblée constituante de la future Inde indépendante se réunit. Elle élabora la Constitution, promulguée le 26 janvier 1950, près de deux ans et demi après l’indépendance. Durant ses débats, par ailleurs souvent très vifs, aucun député ne remit jamais en cause le principe démocratique. L’idée que l’Inde fût une démocratie représentative apparaissait comme une évidence. Même si les nationalistes hindous voulurent faire remonter, pour des raisons politiques plus que sur de solides bases historiques , l'histoire de la démocratie indienne à des pratiques ancestrales dans des républiques de villages, personne ne mit en doute l'importance de l'héritage colonial. D'ailleurs, la Constitution reprend deux tiers des articles du Government of India Act de 1935 et stipule que l’Inde est une « république démocratique, souveraine et laïque » (Indira Gandhi fera ajouter socialiste en 1976). Signe de l'influence de la loi de 1935, l'Inde adopta le système bi-camériste de Westminster avec une chambre haute, la Rajya Sabha, en plus de la chambre basse, la Lok Sabha. Cette dernière, qui constitue donc l’Assemblée législative nationale, est élue au suffrage universel par tous les citoyens majeurs de plus de 21 ans (âge abaissé à 18 ans en 1989) résidant en Inde. Ce mode de scrutin élargit considérablement la représentativité de la démocratie indienne et le nombre d'électeurs passa de 41 millions en 1935 à 171 millions en 1951. L’usage veut que le Président du pays, dont le rôle est avant tout formel et qui est élu au suffrage indirect, nomme comme Premier ministre un membre du parti le plus représenté à la Lok Sabha. Chacun des États de l’Union indienne possède une Vidhan Sabha, assemblée législative provinciale, également élue au suffrage universel. La Constitution garantit des Droits fondamentaux, à savoir une liste de Droits de l'homme. Le pays se dote également d'une justice indépendante et, sur le modèle américain, d'une Cour suprême, ainsi que d'une Commission électorale, reconnue pour son sérieux. Cette dernière, dès qu’elle constate des bourrages d'urnes ou l'incitation à des sentiments anti-communautaires, peut faire revoter. Quant aux médias, véritable quatrième pouvoir, ils sont nombreux, plaçant l'Inde au premier rang mondial en nombre d'exemplaires de journaux vendus chaque jour, au prix moyen de 3 roupies, soit 5 centimes d'euro.

Les 10 premiers journaux en Inde en 2014
 
Publication Langue Périodicité Lectorat
Dainik Jagran Hindi Quotidien 16 631 000
Hindustan Hindi Quotidien 14 746 000
Dainik Bhaskar Hindi Quotidien 13 83 000
Malayala Manorama Malayalam Quotidien 8 803 000
Daily Thanthi Tamil Quotidien 8 283 000
Rajasthan Patrika Hindi Quotidien 7 905 000
Amar Ujala Hindi Quotidien 7 808 000
The Times of India Anglais Quotidien 7 590 000
Mathrubhumi Malayalam Quotidien 6 020 000
Lokmat Marathi Quotidien 5 887 000

Source : MRUC (Media Research Users Council), 2015

 

Mais l'extension de l'électorat et la consolidation de la démocratie parlementaire héritée des Britanniques a donné naissance à une démocratie avant tout conservatrice et bourgeoise, animée par le Parti du Congrès, qui rassemblait des membres de l'intelligentsia, des professions libérales, des commerçants et hommes d'affaires ainsi que des propriétaires terriens et des princes. Ces derniers apportaient avec eux des « banques de voix », réservoirs de voix dans leurs fiefs ou leurs communautés respectives. La démocratie est alors à la fois formellement complète tout en demeurant élitiste et clientéliste. Dans les années 1960, l'émergence de partis de basses castes dans le sud de l'Inde et l'arrivée d'une nouvelle classe moyenne en politique commença à mettre à mal le système congressiste, qui perdura pourtant jusque sous le règne d'Indira Gandhi, la fille de Nehru dont les mandats en tant que Premier ministre furent marqués par la personnification du pouvoir autour de la figure de "Madam" et par des dérives populistes et autoritaires. En 1975, afin de se prémunir contre des mouvements contestant son pouvoir et contre le risque d’un camouflet électoral, elle déclara l'État d'urgence, suspendant ainsi et pendant deux ans, la démocratie. Les élections n'eurent pas lieu, les Droits fondamentaux furent suspendus, la presse censurée et les chefs de l'opposition placés pour un bon nombre sous les verrous. Finalement, en janvier 1977, Indira Gandhi annonça la tenue d'élections législatives et finit par suspendre l'État d'urgence en mars 1977. Le Janata Party, coalition hétéroclite d'opposants au Congrès, les remporta. Pour la première fois, la démocratie indienne fit l'expérience de l'alternance et de l'arrivée au pouvoir d'une plus grande diversité de citoyens.
 

3. … devenue plébéienne

La démocratie indienne tente de concilier une visée unificatrice et égalitaire et une mission sociale. Ainsi les électorats séparés pour les hindous, les sikhs et les musulmans, mis en place à l'époque coloniale, sont abandonnés dans un souci de réaffirmation de l'unité de l'Inde et de l'égalité des Indiens devant le suffrage. Dans le même temps, trois nouvelles catégories sociales sont créées : les Scheduled Castes et Scheduled Tribes, les castes et les tribus répertoriées par l'État, c'est-à-dire les intouchables et les aborigènes, ainsi que les Other Backward Classes, les basses castes. Il s'agit de listes de communautés particulièrement défavorisées en raison de leur position en bas de l'échelle sociale. Certaines circonscriptions leur sont réservées, proportionnellement à leur poids démographique, et un système de quotas ("reservations") leur garantit des emplois de fonctionnaires et des places dans les établissements publics d'enseignement supérieur depuis 1982. Ces mesures visaient à pallier leur manque de représentation et plus généralement à contrer les discriminations dont ils faisaient l'objet et qui ne devaient pas s'inscrire dans la durée. Elles sont pourtant devenues des socles de la démocratie indienne, où l'appartenance de caste s'est politisée et où les intouchables notamment ont formé des partis et dirigé des États de l'Union en mettant en avant leur « intouchabilité ». Christophe Jaffrelot a ainsi pu évoquer le paradoxe apparent de cette « démocratie par la caste » (Jaffrelot, 2005).

Les quotas, qui ont été étendus tant dans la proportion de sièges réservés que dans l'effectif de populations visées, font pourtant toujours débat car certains y voient le signe d’un interventionnisme étatique contraire à la méritocratie et à l'égalité entre les citoyens. En 2010, la chambre haute, la Rajya Sabha, a promulgué un texte visant à réserver un tiers des circonscriptions à des femmes de façon tournante à chaque élection législative. La Lok Sabha, chambre basse, n'a toujours pas ratifié ce texte polémique. Le politologue Sunil Khilnani  note à propos de ce projet de loi que « la grande question est de savoir où s'arrêtent ces extensions de droits. Si l'on pousse cette logique jusqu'au bout, on arrive à une situation reductio ad absurdum où virtuellement tous les citoyens peuvent – sous prétexte de se sentir défavorisés, réclamer un quota pour eux » (Khilnani, 2010). Ses réserves ne sont en aucun cas liées à une réticence envers la féminisation ou même la démocratisation du régime politique indien, mais à des réserves « plus philosophiques que politiques ». Il souligne en effet que la représentation politique ne doit pas signifier que les différentes communautés ne peuvent être représentées que par leurs membres. C'est précisément pour se défaire de cette vision et pour renforcer l'unité et l'identité nationale que les électorats séparés avaient été supprimés. « Nous remplaçons, souligne Sunil Khilnani, l'idée de représentation politique par celle de reflet social (…). Il y a là une ironie troublante. La plus grande réalisation de 60 ans de démocratie en Inde a été de politiser l'ordre social. Les appartenances sociales apparemment immémoriales comme la caste, la religion et la culture sont devenues des appartenances politiques. » La démocratie indienne, en voulant être la plus inclusive possible, a ainsi largement contribué à la construction, la fixation et à l'émergence de nouvelles identités communautaires fondées sur les principes même qu'elle voulait combattre. Ainsi en devenant plébéienne, la démocratie a-t-elle peut-être aussi favorisé le sentiment d'appartenance à des sous-groupes au détriment d'une identité nationale plus large et plus abstraite.
En question sur la question de la représentation, la démocratie indienne a l'avantage de reposer sur une société civile très dynamique et un tissu associatif très dense.

 

4. Une société civile très active

Si l'activisme est une pratique ancienne et qui puise souvent dans le registre gandhien de l'action politique (sit-in et grève de la faim), il prend depuis les années 2000 de nouvelles formes. Face aux scandales de corruption qui éclaboussent le monde politique, les Indiens réclament de plus en plus de transparence. En effet, la démocratie indienne ne se situe pas bien dans les classements de Transparency International : 85ème sur 175 pays.

La perception de la corruption dans le monde en 2014

Cliquez sur le lien pour consulter la carte sur le site de Transparency International (nouvel onglet). Zoomez, déplacez-vous dans la carte et survolez chaque pays pour obtenir l'index de perception de la corruption en 2014 et le rang sur 175.

Le guide de la loi Lokpal

Source : site d'information I am in dna of India

Visuel d'explication de la loi anti-corruption

Depuis 2005, le Right to Information Act (RTI), loi sur le droit à l'information, permet à n'importe quel citoyen de demander à l'administration de lui communiquer des informations sous 30 jours. Cette loi ne s'applique ni au Jammu-et-Cachemire, révélant le traitement spécial dont fait l'objet cet État en terme de droits de l'homme et de surveillance, ni à certains États du nord-est du pays. On peut d'ailleurs dire que la démocratie indienne ne sera tout à fait achevée que lorsque les citoyens indiens résidant dans ces États jouiront des mêmes droits que le reste de leurs concitoyens.
Plusieurs militants anti-corruption ainsi que de nombreux particuliers anonymes se sont emparés de ce nouveau droit pour faire de « l’activisme RTI ». L’un des plus connus est Arvind Kejriwal, un ancien ingénieur devenu fonctionnaire au Trésor public avant de démissionner pour se consacrer à plein temps au RTI. À l’issue d’un mouvement populaire (et populiste) mené par Anna Hazare, reprenant à son compte l’imagerie gandhienne tout en prônant l’autoritarisme et la personnalisation du pouvoir, Kejriwal a fondé en 2012 une nouvelle formation politique, qui est venue s’ajouter à la multitude de partis que compte déjà le pays. Cet Aam Aadmi Party (AAP), littéralement « Parti de l’homme ordinaire » a réussi à enthousiasmer la classe moyenne urbaine et a obtenu de très bons scores aux élections locales de Delhi fin 2013. Kejriwal a occupé le poste de Ministre en chef de Delhi en 2013 et à nouveau depuis le 7 février 2015, après avoir entre temps démissionné le 14 février 2014, faute d'avoir réussi à imposer un débat sur la loi anti-corruption à l’assemblée locale. La loi Lokpal, c'est-à-dire la loi anti-corruption, avait été votée en 2013 au niveau fédéral. Cette loi, dont une première version avait été adoptée par la chambre basse en 1969 mais pas ratifiée par la chambre haute, prévoit la mise en place d'une agence anti-corruption dont pourront se saisir les citoyens ordinaires. Il s'agit pour le gouvernement indien de répondre à la colère populaire suite à d'immenses scandales en 2010 et de contribuer à la transparence de l’administration. Cette loi est une victoire de la société civile.

Pour autant, la démocratie indienne telle qu'elle a été organisée par la Constitution ne ressemble guère à la vision de Gandhi, qui souhaitait au contraire l'avènement d'une démocratie de village, proche du peuple. Pour lui, « la vraie démocratie ne peut pas être réalisée par vingt hommes au niveau fédéral, elle doit être réalisée par le bas, par le peuple dans chaque village ». En guise de concession aux idéaux gandhiens, la Constitution avait introduit le concept ancien de Panchayati Raj, gouvernement de village, mais avec peu d’effets sur le terrain. Après avoir largement perdu de leurs prérogatives après l'indépendance, les Gram Panchayat, conseils de village, ont été réintroduits en 1992, et comptent, depuis une loi de 2002, 50 % de femmes élues au suffrage universel. Ils sont responsables de l'entretien des espaces communs, des toilettes publiques, de l'eau potable et de l'éducation dans les villages. Cette mesure a largement contribué à la féminisation de la politique locale et à la prise en compte de questions jusqu'alors souvent négligées au niveau local comme l'accès des filles à l'école ou la construction de latrines pour les femmes.
 

Conclusion : les défis actuels de la démocratie indienne

La consolidation de la démocratie indienne passe aujourd'hui par la préservation et le renforcement de l’unité indienne et du sentiment d’appartenance nationale que la Constitution et les premiers dirigeants du pays avaient cherché à construire. Pour y parvenir, elle se heurte aux inégalités territoriales,  aux sécessionnismes et au majoritarisme.

Plusieurs États fonctionnent en effet sous des régimes spéciaux qui octroient à l’armée des pouvoirs accrus et soumettent les citoyens locaux à des mesures sécuritaires qui les privent des droits dont bénéficient leurs concitoyens dans le reste de l'Union indienne. Il s’agit du Jammu-et-Cachemire, et d'une grande partie des États du Nord-Est dont le Manipur, récemment dans l’actualité à cause du combat qu’y mène la défenseuse des droits de l’homme, Irom Sharmila. Dans chacun de ces États, des voix s’élèvent pour réclamer l’égalité avec le reste du territoire et l’application de la Constitution, des droits qu’elle garantit et de la démocratie. Alors seulement, l’Inde pourra se prévaloir d’être une république démocratique résolument représentative.

Complément : Irom Sharmila, icône des droits de l'homme en grève de la faim depuis 14 ans.
Par ailleurs, peu avant les élections législatives du printemps 2014, le gouvernement précédent mené par Manmohan Singh a créé un nouvel État au sein de la fédération indienne : le Telangana. Il s’agit d’une scission d’avec l’État méridional d’Andhra Pradesh, réclamée par de nombreux activistes locaux depuis les années 1940. L’un de leurs arguments est le suivant : plus le niveau de gouvernance est proche des administrés, plus il est juste, représentatif et efficace. Si l’argument, qui va dans le sens d’une décentralisation et d’un morcellement accru peut séduire, il ouvre néanmoins la porte à de nombreuses velléités régionalistes qui modifieraient le visage de l’Inde. Toutefois, l’Inde a toujours su redessiner sa carte administrative sans heurts majeurs, et le spectre de la balkanisation du pays reste une menace souvent agitée mais encore lointaine.
Les 29 États fédérés de l'Union indienne

Enfin, d’avril à mai 2014, l’Inde a organisé le plus grand exercice électoral du monde en terme de nombre d’électeurs. Sur les 814 millions d’Indiens, soit 100 millions de plus qu'en 2009, appelés à se rendre aux urnes pour élire les députés à l'Assemblée du peuple, la Lok Sabha, 551 millions ont exprimé leur voix. Il s’agit de la plus forte participation depuis les élections qui ont suivi l’assassinat d’Indira Gandhi en 1984. Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les plus riches et les plus éduqués qui votent le plus et l’Inde se caractérise par des très forts taux de participation auprès des populations rurales et défavorisées (voire analphabètes). La persistance de ce trait lors du scrutin de 2014 montre la foi que les Indiens placent dans leur démocratie représentative, malgré ses failles.

 
Résultats des élections législatives d'avril 2014

La carte électorale montre les bastions du BJP dans la partie nord et ouest de l'Inde : le parti a remporté 190 des 225 sièges de l'Hindi Belt ; il est aussi très représenté dans les zones urbaines grâce au vote des classes moyennes. Le Parti du Congrès résiste dans les États peu peuplés du Nord-Est et dans les zones rurales du Centre-Sud de l'Inde.  Les partis les plus à gauche ont des élus dans l'Odisha, dans le Tripura, le Kérala et quelques districts de la plaine du Gange. Les partis régionaux ont bien résisté dans l'Est et le Sud du pays.

 

Pourtant de nombreuses voix se sont élevées pour souligner qu’elles ne se sentaient pas représentées par le nouveau Premier ministre, Narendra Modi, très charismatique extrémiste hindou aux tendances autocratiques, tout en reconnaissant la validité de son élection. Il fallait 272 sièges aux nationalistes hindous du BJP (Bharatiya Janata Party) pour avoir la majorité absolue et ne pas avoir à gouverner avec une coalition gouvernementale. Le 16 mai 2014, ils ont obtenu 282 sièges, tandis que le Congrès, au pouvoir depuis 2004 et très décrié pour sa corruption et la mainmise dynastique de la famille Gandhi sur le parti, n'en a obtenu que 44. La nouvelle Lok Sabha ne compte que 22 députés musulmans alors que 177 millions de musulmans vivent en Inde (14 % de la population totale), ce qui en fait le deuxième pays musulman du monde, et le plus grand parti intouchable n’a obtenu aucun siège. Narendra Modi tire bien sûr une grande légitimité de sa confortable majorité absolue, mais de nombreux critiques ont tenu à modérer la représentativité, pour tous les Indiens, de cette personnalité clivante. Si le résultat du scrutin est démocratique et le nouveau gouvernement légitimé par les urnes, rappelons que le scrutin uninominal majoritaire à un tour [2] permet au BJP de détenir 52 % des sièges quand il n'a en fait été élu que par 31 % des votants, ce qui, ramené à l'ensemble de la population, représente 14,5 % des Indiens. Un des plus grands défis de Narendra Modi sera donc de rassembler les Indiens au-delà des particularismes religieux, de castes, régionaux ou linguistiques. Mais on peut craindre qu’il ne cède au contraire aux sirènes du majoritarisme, véritable dévoiement de la démocratie, et n’impose aux diverses minorités la loi du plus fort, comme il l’a fait au Gujarat, État qu’il a dirigé de 2001 à 2014. « La victoire du BJP est susceptible de faire entrer l’Inde dans le club des démocraties ethniques et autoritaires », écrivent Christophe Jaffrelot et Gilles Verniers (Jaffrelot & Verniers, 2014). La démocratie ethnique est un régime où l'État de droit est préservé mais où les minorités sont traitées en citoyens de seconde zone. La représentativité de la démocratie indienne est en jeu si la laïcité ("securalism") indienne respectueuse de toutes les confessions cède la place à une politique moins inclusive.

 

Notes

[1] On parle fréquemment en Inde de « banque de voix » ou de « réservoirs de voix » pour évoquer le vote communautaire ou régional, souvent dicté par des personnalités locales fortes (religieux, seigneurs féodaux, etc).

[2] Avec un scrutin uninominal majoritaire à un tour, il suffit qu'un candidat obtienne une seule voix de plus que ses concurrents pour être élu dans sa circonscription (majorité relative). Ce système électoral a l'avantage d'être simple et économique mais il présente l'inconvénient de permettre l'élection de représentants avec un pourcentage faible de voix, et cela d'autant plus que les candidats sont nombreux.
 

Pour compléter

Ressources bibliographiques
Ressources webographiques
 

Ingrid THERWATH,
Docteure en sciences politiques,
journaliste, responsable des pages Asie du Sud à Courrier international,

 

Compléments, conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
Réalisation cartographique : Hervé Parmentier,
pour Géoconfluences, le 24 février 2015

Pour citer cet article :  

Ingrid Therwath, « La démocratie indienne est-elle représentative ? », Géoconfluences, mars 2015.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/le-monde-indien-populations-et-espaces/articles-scientifiques/la-democratie-indienne-est-elle-representative